Billets qui ont 'marxisme' comme mot-clé.

Marx et Flaubert : Nabokov définit le bourgeois

La bourgeoisie, pour Flaubert, c'est un état d'esprit, pas un état de finances. Dans une célèbre scène de notre livre, où l'on voit une vieille femme, qui a travaillé dur toute sa vie, recevoir une médaille, pour avoir trimé comme une esclave pour son fermier-patron, sous le regard béat d'un aréopage de bourgeois épanouis, faites-y bien attention, il y a philistinisme des deux côtés, politiciens épanouis et vieille paysanne superstitieuse sont également bourgeois au sens flaubertien de terme. Et je dégagerai tout à fait clairement le sens du terme en disant qu'aujourd'hui, en Russie communiste, par exemple, la littérature soviétique, l'art soviétique, la musique soviétique, les aspirations soviétiques sont fondamentalement et béatement bourgeois. C'est le rideau de dentelles derrière le rideau de fer. Un fonctionnaire soviétique, petit ou grand, présente le type parfait de l'esprit bourgeois, du philistin. La clef du terme tel que l'entend Flaubert est le philistinisme de M. Homais. Permettez-moi d'ajouter, pour être doublement clair, que Marx aurait vu en Flaubert un bourgeois au sens politico-économique du terme, et que Flaubert aurait vu en Marx un bourgeois au sens spirituel du terme; et tous les deux auraient eu raison, car Flaubert était un monsieur aisé dans son existence physique, et Marx était un philistin dans son attitude à l'égard des arts.

Vladimir Nabokov, Littératures , "Madame Bovary", Fayard, p.206

L'idéologie

La notion d'idéologie a une double signification: tantôt, conformément à la tradition marxiste qui la définit comme la «fausse conscience», on entend par idéologie «tout système d'idées produit comme effet d'une situation initialement condamnée à méconnaître son rapport réel au réel»1; tantôt on nomme idéologies, comme l'écrit Hannah Arendt, «ces systèmes d'explication de la vie et du monde qui se flattent d'être en mesure d'expliquer tout événement, passé ou futur, sans faire autrement référence à l'expérience réelle»2. Quoique ces deux définitions ne soient pas congruentes, elles s'accordent sur un point: la pensée idéologique n'est pas simplement une pensée que les faits réfutent (comme peut l'être une théorie scientifique à l'épreuve de l'expérimentation); elle est une pensée imperméable aux faits. Comprise  comme illusion ou méconnaissance causée par une situation, l'idéologie bénéficie d'une évidence spontanée contre laquelle aucune argumentation ne peut rien; comprise comme interprétation totale du monde, elle se présente comme une pensée que tous les faits confirment. Dans les deux cas, l'idéologie est une pensée «irréfutable» — en ce sens qu'elle se croit confirmée y compris par les fait qui la réfutent. Mais cette «irréfutabilité» est paradoxale: elle signifie aussi bien que l'idéologie est réfutée par les faits mêmes qu'elle invoque. L'idéologie est à la pensée qui travestit ses propres données d'expérience, la pensée aveugle aux faits qui lui sont pourtant présents.

Jean-Yves pranchère, L'Autorité contre les Lumières, p.15



Notes
1 : G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1981, p.36
2 : H. Arendt, La nature du totalitarisme, tr. M.-I. B. de Launay, Payot, Paris, 1990, p.118.
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.