Billets qui ont 'nom' comme mot-clé (RC), mot-clé ou genre.

Achille parmi les sirènes

Here he ponders things that were not: what Caesar would have live to do he believed the soothsayer: possibilities of the possible as possible: things not known: what name Achilles bore when he lived among women.

James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

W. H.

Or Hughie Wills. Mr William Himself. W. H.: who am I ?

James Joyce, Ulysses, chap.9

Fatum et téléologie - bibliographie

Je n'aurais jamais dû laisser s'écouler un temps si long sans écrire, il y a toujours un moment, après un long silence, où l'à-quoi-bon est bien près de prendre le dessus. Après tout...

Mon silence reflète aussi mon embarras. Je souhaite écrire quelques lignes à propos d'un colloque auquel j'ai participé, Fatum et téléologie dans le tissage des récits de soi, et je sais déjà que je vais être partielle, partiale et injuste: d'abord pour les interventions en italien, desquelles je ne peux rien dire puisque je ne comprends pas l'italien; ensuite pour les interventions de l'après-midi, ou plutôt celles ayant eu lieu dans la salle de cinéma de Bovino, peu pratique pour prendre des notes; enfin de façon générale, ayant désormais une sorte de paresse à prendre des notes, comme si mes années de notes sur Proust et mon actuel retard concernant Joyce me rendait inapte à noter davantage.

Voici donc des notes sur quelques interventions en français qui sont plutôt une bibliographie et une invitation à la lecture. C'est fragmentaire et incomplet, sans aucune liaison logique, je n'ai jeté souvent que quelques mots sur ma feuille n'y tenant plus, au moment où je me disais que j'allais regretter d'avoir laissé filer tout cela innoté, mais il était déjà trop tard.
J'espère qu'aucun intervenant qui lira ces pages ne m'en voudra, je ferai part de la publication des actes du colloque quand j'en aurai connaissance.

  • May Chehab : Marguerite Yourcenar

Depuis Homère on représente la généalogie par des arbres. Métaphore de l'arborescence.
May Chehab a tenté de dresser une généalogie de la généalogie (une généalogie des représentations littéraires des généalogies, supposé-je en reprenant ces notes).

L'hérédité, la fatalité: biologie, sociologie, don du ciel => que ce soit social ou biologique, rattache l'individu mortel à son passé.

L'hérédité selon Zola est aussi inévitable que les lois de la pesanteur (préface aux Rougon-Macquart? à vérifier).
Au XXe siècle l'hérédité est devenue la nouvelle Parque: on ne peut y échapper.

Yourcenar (dans Labyrinthe du monde, trilogie) va tenter de remonter le plus loin dans ses ancêtres, puis de faire le chemin inverse, de partir du plus général pour revenir à elle-même.
Il faut boucher les trous de la tapisserie, ce qui implique ou signifie
- un devoir de mémoire;
- un certain régime de vérité historique;
- la métaphore du tissage (et non plus de l'arbre).

Tissage = réseau. May Chehab nous projette cette représentation de Mille plateaux de Deleuze et Guattari par Marc Ngui. Il s'agit d'un rhizome sans centre qui met en question la structure causale et hiérarchique de l'art.

May Chehab termine en parlant des blogs et de Facebook, avec cette conclusion qui m'a fait sourire: et si notre prochaine évolution serait de ressembler à notre avatar?

Je remercie May qui par cette première intervention m'a incitée à me pencher sur le lien généalogie/destin et (re)découvrir la généalogie rêvée de Camus (je la connaissais mais n'avais pas fait le lien avec le nom) et me souvenir de cette phrase de L'élégie de Chamalière: «Mais à quoi servirait la littérature, is what we want to know, si ce n'est à corriger les généalogies déplaisantes?»



  • Nicolas Denavarre : Paul Léautaud

Rémy de Gourmont à Paul Léautaud: «Vous serez fonctionnaire, c'est écrit dans votre destinée.»
En fait, cette prédiction ne se réalisera pas. Il deviendra chroniqueur dramatique, d'abord au Mercure de France, puis à la NRF.

Léautaud avait alors écrit trois textes autobiographiques et n'avait plus rien à écrire. Qu'écrire? Le 23 janvier 1907 il rencontre Berta Staub. Il venait chercher des souvenirs d'enfance, il trouve sa vieillesse. Le destin de Léautaud, c'est être vieux. C'est l'anti-Rimbaud.

Léautaud va écrire sous le nom de Boissard, qui va se révéler bien plus qu'un pseudonyme: un super-Moi qui tranche.
Faute de faire des livres, il fait des mots, puis avec les mots, il fait des livres.

Je n'ai rien noté de plus. Nicolas Denavarre nous a décrit le style et le fonctionnement de ces chroniques et nous a dressé un portrait saisissant de Léautaud.



  • Emmanuel Mattiato : Irène Némirovsky (David Golder) et Paul Morand (L'homme pressé)

salle de cinéma: je n'ai rien noté et je suis maintenant bien ennuyée. De mémoire:

Présentation d'Irène Némirovsky. Bien sûr j'en avais entendu parlé mais je n'avais pas compris qu'elle était morte en déportation et que sa fille avait publié en fait un roman posthume. Elle était très connue dans l'entre-deux guerres. Présentation très intéressante, décrivant finalement l'émigration russe comme une sorte de pendant oriental de la "génération perdue" d'Hemingway.

Irène Némirovsky et Paul Morand se connaissaient, on peut imaginer que Paul Morand aurait pu sauver son amie (ou l'a pu et en aurait été empêcher par sa femme? Toutes les suppositions sont possibles et invérifiables).

Je me souviens de la présentation de L'homme pressé, l'impression angoissante d'un homme qui remonte le temps vers sa mort, via la naissance de son futur bébé.



  • Valérie Scigala : Renaud Camus

Comment être heureux en amour, avoir du succès en littérature, pour faire mentir le nom et la mère? Peut-on réellement tromper l'origine?
De la prédiction «Vous finirez sous les ponts» à la promesse indirecte trouvée dans Etc. (p.108) «Sa famille [de Jean Puyaubert] avait reconnu, plus tard, que tous les artistes – amis, relation, ou simplement objets d'admiration de sa part – dont jeune homme il lui avait parlé étaient devenus célèbres: Masson, Breton, Vitrac, Artaud, Crevel, Lecomte, etc».

À la sortie j'échange quelques mots avec un intervenant qui a lu quelques journaux camusiens. «Oh moi, je lis plutôt les Eglogues. — Les Eglogues? Mais quel intérêt? C'est illisible! Pourquoi lisez-vous les Eglogues?» Je suis prise de court, j'essaie de condenser en quelques mots ce que je ressens: «Parce que ça me fait rêver.» Ce qu'il aurait fallu expliquer, c'est l'impression de rapidité spatiale et temporelle, l'impression de multi-dimensions comme dans une ville dont on parcourrait les rues en sachant à la fois ce qu'il y a derrière les murs et le passé de chaque demeure, de chaque boutique.



  • Yves Ouallet : Michel Leiris et La règle du Jeu

Ici la perspective s'inverse: tandis que la plupart d'entre nous ont profité du sujet pour présenter leur auteur favori ou l'objet actuel de leur étude, Yves Ouallet utilise Michel Leiris pour illustrer ses hypothèses sur le destin, l'oubli, l'écriture, le temps, avec une problématisation du sujet (que je n'ai pas notée).

L'écriture du soi : on pense s'être débarrassé du destin.

Michel Leiris : écriture de soi et journal; un ethnographe; un poète.
Toute ligne qu'une plume a tracé doit être une chiromancie.
L'écriture de soi: une tentative de se débarrasser du destin => le risque est de se débarrasser de soi-même.
S'écrire c'est poser le problème de son identité; de ses identités.

Le destin, c'est ce qui a été écrit avant nous, sans nous (le fatum, c'est ce qui a été dit).

La règle du jeu: quatre tomes d'autobiographie, Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit.
BIFUR = panneau indiquant la bifurcation de la voie ferrée . On pense à la fourche, à Œdipe Roi''. Question: entre liberté et destin, qui suis-je? C'est une vieille question.
Ecrire pour se changer soi-même (une vieille idée: Marc Aurèle, etc.)
Au milieu du quatrième tome, constat d'échec => suicide. échec de la littérature. Et pourtant écriture du quatrième tome = littérature. Ça continue malgré tout.

Finalement écriture de trois soi, de trois types d'identité:
1/ identité descriptive. identité destin. identité idem
2/ on s'en débarrasse. identité nattative. J'écris ma vie (Ricœur). identité ipse. écriture de soi moderne.
3/ identité poétique, créée.



  • Maja Saraczynska : le théâtre du XXe siècle

salle de cinéma de nouveau. J'ai noté quelques mots avant d'abandonner. Tous les grands noms du théâtre du XXe siècle ont été convoqués.

Paul Valéry: la vérité est impossible en littérature; l'écriture de soi (ou le journal? c'est plus vraisemblable) est une prostitution d'un point de vue communication.

autofiction: concept inventé par Serge Doubrovsky.

La question de la mort : inséparable de l'auto-fiction (j'ai découvert l'existence de Sarah Kane, dont le travail m'a rappelé Suicide de Levé)



  • Claire Leforestier : B. Traven et Le Vaisseaux des morts.

On ne sait pas qui se cache derrière ce pseudonyme.
La présentation que nous fait Claire Leforestier est envoûtante. Mais tous les récits de mer m'envoûtent.

Le Vaisseau des morts. Seuls renseignements sur le narrateur: sa nationalité et son métier.
Identité: le narrateur change plusieurs fois de noms. Il donne celui de Pip (Pippin) qui renvoie à Melville. (Nature heureuse, ce qui le rend d'autant plus sensible au coup du sort).
Nom du bâteau: La Yorick. Omniprésence de la mort, tentation de la mort.

Embarquer sur un bateau fragile pour échapper à une superstition, c'est choisir un danger patent contre un danger latent. Être sûr plutôt que douter.

destin: lien avec la généalogie, l'hérédité.
destin: lien avec l'identité.



  • Noémie Suisse : André Breton et Najda

Très intéressant dans cette présentation: l'analyse des photos, du sens des photos et la façon dont elles sont utilisées dans des buts précis.

Projet de Breton: "laisser surnager ce qui surnage". Mais en fait il y a bien une structure. récit déchronologisé mais logicisé, disait Roland Barthes.

«Tu écriras un roman sur moi» ou peut-être Tu écriras un roman surmoi.
irruption de la merveille qui était la maîtresse d'Emmanuel Berl, futur éditeur de Najda.

Le Plan, le Point et la Ligne: analyse topographique. cf. Le surréalisme et la peinture, d'André Breton.
On trouve la notion de "point de fuite dans l'avant-dire de Najda. métaphore du chemin, même si ce qui est avoué est l'errance.

Deleuze: lisible=ligne. œuvre striée. ligne qui relie des points.

Gracq: André Breton, quelques aspects de l'écrivain (1948) : «une grille qui permette de lire le sens de la vie» (p.109)

point de fuite: point du jour, point de convergence, point d'intersection.

Najda: le début du mot espérance en russe.
"La poésie tient du prodige non seulement en ce qu'elle transfigure le passé mais surtout en ce qu'elle préfigure l'à venir". Casarian (citation de mémoire, à vérifier).

Portrait (photo) de Breton à la fin du livre, ce qui n'a pas le même sens qu'un portrait au début. Le livre est peut-être éclaté, mais l'auteur a acquis une unité narrative, "ceci est mon corps". Le portrait constitue un écho à la photographie "L'hôtel des grands hommes". Il s'inscrit dans la fama.

Michel Beaujour: Qu'est- ce que Najda?



  • Aurélia Hetzel : Jacques Borel et Grégoire Hetzel

Ce qui fut troublant, ce sont les histoires en miroir du grand-père et du petit-fils, renforçant l'impression de prédestination, de malédiction à laquelle on ne peut échapper.

Jacques Borel a reçu le Goncourt en 1965 pour L'Adoration: «Je n'ai pas connu mon père, j'avais quatre mois quand il mourut.» Le fils de la folle, internée.

Grégoire Hetzel. Vert paradis. Histoire de ma mère. Pour ma mère, l'important c'est la profondeur. L'apparence ne compte pas. Ma mère ressemblait à une souillon.

Borel : phrase du père à la naissance: «Il en a un tarin»[1].
Borel: l'être = la mémoire. avoir été.

Pas de séparation entre la souffrance individuelle et la souffrance humaine. cf. Crime et Châtiment. Raskolnikov s'agenouille devant Sonia: «Ce n'est pas devant toi que je m'agenouille, mais devant toute la souffrance humaine.»

Rousseau: « Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.»

Comme des vêtements, les paroles se transmettent. Une famille où tout s'hérite.



  • Massimo Lucarelli : Dante

Mention spéciale pour Massimo qui est intervenu en italien mais a eu la gentillesse de résumer son intervention en français au cours du déjeuner qui a suivi. (De l'italien, je n'ai noté que la phrase "Béatrice est une figure du Christ", que je me suis fait expliquer au repas tant cela m'avait paru étrange. Cela signifie tout simplement que c'est elle qui guide vers le Paradis.)

Il en ressort que si Dante s'est révolté contre le destin à un moment de sa vie (dans la Vita nova? Je ne me souviens plus), La Divine Comédie intervient comme une acceptation de celui-ci, tout étant finalement pour le mieux, l'exil ayant finalement permis une vie plus bénéfique et plus chrétienne que l'absence d'exil.

J'ai eu la surprise d'apprendre qu'on possédait des lettres de Dante à son fils. Dante ne parle jamais de son père, l'une des raisons pourrait être que son père aurait eu la profession infamante d'usurier.



Et deux films extraordinaires :
. Loredana Bianconi, La vie autrement, Belgique, 2005 : interview de quatre (femmes) Belges d'origine marocaine, ayant rompu avec leur famille pour suivre leur propre voie (opéra, théâtre, écriture...) Quatre tempéraments très différents. La plus tourmentée dira «Comme je n'arrivais plus à peindre, je me suis mise à l'escrime. En fait c'est la même chose» (était-ce peindre ou écrire? dans tous les cas, c'est une citation très à peu près).

. Anna Buccheta, Die Traüme Neapels (Dreaming buy numbers), Italie, 2006 : la passion napolitaine pour la loterie. Il existe un livre, le livre des Grimaces, qui permet de convertir tout fait, tout objet, en nombre, et donc de le jouer à la loterie. La réalisatrice commence par nous montrer une échoppe où se vendent les billets, puis choisit quelques personnes et leur fait raconter leur histoire et leur passion.
Jouer à la loterie, ce n'est pas vivre, c'est décider de vivre.
Un vieux monsieur, historien en train de devenir aveugle, raconte: «Moi je suis un bourgeois (borghese). J'ai recueilli Maria, je lui ai dit: "Maria, pourquoi tu joues comme ça? Tu pourrais économiser, mettre quelques sous de côté, pour l'avenir". Elle m'a répondu: "Monsieur, je joue parce que je veux pouvoir dormir la nuit". Et je me suis dit que j'avais des réflexes de bourgeois, économiser, c'était se construire un avenir, elle, elle ne pouvait qu'espérer vivre encore un jour».

Notes

[1] en bonne obsessionnelle, je relève la phrase pour l'inscrire dans la lignée des Tristram Shandy et Lionnerie.

Le nom est la voie royale du désir

Ces noms étaient très français, et dans ce code même, néanmoins très originaux; ils formaient une guirlande étrange de signifiants à mes oreilles (à preuve que je me les rappelle très bien: pourquoi?): Mmes Lebœuf, Barbet-Massin, Delay, Voulgres, Poques, Léon, Froisse, de Saint-Pastou, Pichoneau, Poymiro, Novion, Puchulu, Chantal, Lacape, Henriquet, Labrouche, de Lasborde, Didon, de Ligneroles. Comment peut-on avoir un rapport amoureux avec des noms propres?

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, p.55

Les églises : le nom

Relisais ce matin, comme une litanies des saints, les beaux noms des églises de Paris disparues: Saint-Jean-le-Rond, Sainte-Geneviève-des-Ardents, Saint-Pierre-aux-Bœufs, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Saint-Denis-de-la-Charte, Saint-Etienne-des-Grès, Sainte-Catherine-du-val-des-Ecoliers, Saint-Jean-en-Grève qui en remontreraient aux Sainte-Anne-des-Palfreniers, Sainte-Barbe-des-Libraires, Saint-Eloi-des-Orfèvres et autres Sainte-Marie-de-la-Neige de Rome.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.70

Nabokov's Dozen

Il s'agit de la version "étendue" de Nine Sories et contient treize nouvelles ("treize à la douzaine").

J'ai lu ce recueil de nouvelles à cause de Lance et de L'Amour l'Automne. Renaud Camus a choisi de retenir Lance, sans doute à cause de la thématique de la légende (cf. Saussure et Starobinski), mais beaucoup d'autres thèmes camusiens apparaissent au fil des pages: le double, les homonymes, le paradis perdu de l'enfance...

Je mets en ligne le sommaire réorganisé chronologiquement et enrichi du lieu et de la date indiquée à la fin de chaque nouvelle [1].

6. The Aurelian (Berlin, 1931) publié en russe en 1931 / en anglais 1941
7. Cloud, Castle, Lake (Marienbad, 1937) publié en russe en 1937 / en anglais en 1941
1. Spring in Fialta (Paris, 1938) publié en russe en 1938 / en anglais 1957
12. Mademoiselle O (Paris, 1939) publié en français en 1939 / en anglais en 1952
9. ‘That in Aleppo once…’ (Boston, 1943)
5. The Assistant Producer (Boston, 1943)
2. A Forgotten Poet (Boston, 1944)
10. Time and Ebb (Boston, 1945) publié en 1944 (incohérence dans l’édition)
8. Conversation Piece, 1945 (Boston, 1945)
3. First Love (Boston, 1948)
4. Signs and Symbols (Boston, 1948)
11. Scenes from the Life of a Double Monster (Ithaca, 1950) publié en 1958
13. Lance (Ithaca, 1952)

Je jette ici quelques pistes, en vrac.

Lieu et langue sont les marques du chemin d'exil de Nabokov. De 1939 à 1944, les nouvelles sont marquées par le souvenir de la Russie ("Mademoiselle O", "A Forgotten Poet", "The Assistant Producer") et la fuite à travers la guerre pour atteindre les Etats-Unis ("That in Aleppo once"). "The Assistant Producer", nouvelle donnée comme fondée sur des faits vrais (mais qu'est-ce que ça veut dire ici?), serait une allègre esquisse de roman d'espionnage si elle ne faisait l'économie d'une explication finale satisfaisante.
Le problème de l'identité et l'impossibilité de connaître la vérité dans un monde où chacun est le seul garant de son récit sont souvent évoqués : qui est qui ("Conversation piece", "A Forgotten Poet"), qui ment ("That in Aleppo once"), pourquoi le narrateur n'est-il jamais reconnu de la jeune femme qu'il rencontre toujours par hasard ("Spring in Fialta")? (Reconnaître, se souvenir, oublier, trois faces de la nostalgie).

Reviennent au long des pages l'obsession du voyage, du déplacement, en particulier en train, la rapidité des images et leur immobilisation par les mots: ainsi la description des fils électriques disparaissant poteau après poteau, image bien connue de l'ennui de l'enfance en voyage: rien d'autre à faire que suivre des yeux cette image hypnotique des fils qui fuient et renaissent, enchaînés aux poteaux électriques sans espoir de s'échapper.

The door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.
Navokov, "First Love"

Le regard est ce qui immobilise et donne vie aux images : une image qui fuit, insaisie, est une image oubliée, morte-née. Et cependant, saisir l'image, le souvenir, c'est pour le poète ou l'écrivain accepter de la perdre en la partageant. Ecrire, c'est se déposséder (et ainsi s'exorciser de ses souvenirs, leur échapper?):

I have often noticed that after I had bestowed on the characters of my novels some treasured item of my past, it would pine away in the artificial world where I had so abruptly placed it.

Et cela touche même des objets aussi humbles que des crayons de couleur:

Alas, these pencil, too, have been distributed among the characters in my books to keep fictitious children busy; they are not quite my own now.
Nabokov, "Mademoiselle O."

Dans le monde de Nabokov, les objets touchés par le regard ou par l'attention du narrateur acquièrent une dimension fantastique, souvent grâce à la lumière ou aux couleurs:

Only by heroic effort can I make myself unscrew a bulb that has died an inexplicable death and screw in another, wich will light up in my face with the ideous instancy of a dragon’s egg hatching in one’s bare hand.
Nabokov, "Lance"

But the most constant source of enchantment during those readings came from the harlequin pattern of coloured panes inset in a white-washed framework on either side of the veranda. The garden when viewed through these magic glasses grew strangely still and aloof. If one looked through blue glass, the sand turned to cinders while inky trees swam in a tropical sky. The yellow created an amber world infused with an extra strong brew of sunshine. The red made the foliage drip ruby dark upon a coral-tinted footpath. The green soaked greenery in a greener green. And when, after such richness, one turned to a small square of normal savouless glass, with its lone mosquito or lame daddy-longlegs, it was like taking a draught of water when one is not thirsty, and one saw a matter-ofofact white bench under familiar trees. But of all the windows this is the pane though wich in later years parched nostalgia longed to peer.
Nabokov, "Mademoiselle O."

L'attention portée aux noms, à la dimension sensuelle des noms, rappelle Proust :

I am fond of Fialta; I am fond of it because I feel in the hollow of those violaceous syllables the sweet dark dampness of the most rumpled of small flowers, and because the alto-like name of a lovely Crimean town is echoed by its viola [...]
Nabokov, "Spring in Fialta"

Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs.
Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade Clarac t1, p.388

Mais ce qui m'émeut le plus, c'est la façon dont court au fil des récits l'interrogation sur la mort, cet espoir, ce désir, qu'il y ait quelque chose après, et la façon de tourner en dérision cet espoir, par une boutade, un pari, un défi :

If metal is immortal, then somewhere
there lies the burnished button that I lost
upon my seventh birthday in a garden.
Find me that button and my soul will know
that every soul is saved ant stored and treasured.
Vladimir Nabokov, “The Forgotten Poet” in Nabokov’s Dozen, p.36

Ces quelques vers me rappellent Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)» tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:

l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine,[...]

Si le bouton est retrouvé, si John Shade se lève le 22 juillet 1959, alors il y a une vie après la mort, une vie pleine de tendresse.
Mais le bouton est perdu, et Shade sera assassiné le 21 juillet.

Notes

[1] Chronologie des œuvres disponibles ici.

séminaire 7 : Henri Raczymow

Ici les notes de sejan.

Henri Raczymow est l'auteur d'une biographie de Maurice Sachs, d'une de Charles Haas, le modèle de Swann, intitulée Cygne de Proust1 et de Bloom & Bloch, une variation sur les héros proustien et joycien2.

Son dernier livre s'appelle Reliques, ce qui convient mal, car c'est un mot chrétien. Il aurait fallu utiliser shmattès qui signifie les restes, ce qui reste, et qui vient de la famille de ??, qui veut dire le nom.%%% Ce livre commence par une photo prise avant ma naissance. Il s'agit d'une de scène de massacre prise en 1939 en Pologne, incompréhensible sans légende. L'exergue est tiré de wi>L'Amant de Marguerite Duras, qui dit qu'on écrit toujours sur le corps mort du monde et sur le corps mort de l'amour.
Le livre est composé de photographies d'éléments disparates choisis parce qu'ils parlaient à l'auteur. Ces éléments sont comme tirés des boîtes à biscuits représentés par Christian Boltanski (tableau qui illustre la couverture). Ce sont des boîtes à souvenirs. Il n'y a pas de logique mais des associations affectives qui se ramènent toutes à la période de la guerre (l'URSS, le parti communiste, la guerre d'Espagne) ou au camp.
Faire ce livre a été une façon d'enterrer ses morts. Plus on vieillit, plus on a de morts à traîner avec lesquels on ne vit pas forcément en paix.
Il s'agit de découvrir et de montrer comment la littérature peut parler de la vie, c'est à dire de l'amour, de la mort, de l'écriture.

Ecrire pour prendre pitié, parce qu'on prend pitié.

Charles Haas était un homme de plage. Un homme de plage, c'est ce que nous serons tous dans deux générations, quand plus personne ne saura qui nous étions en nous croisant sur des photographies. C'est l'homme inconnu sur les photographies de groupe, c'est l'homme qui intéresse Modiano.
Charles Haas aurait dû être préservé de l'effacement par Proust. Mais la littérature échoue à préserver et la figure et le nom. (Dans le cas de Haas, elle a donc préservé la figure).
La littérature ne conserve que les noms propres. Lire un livre, cela ressemble à visiter un cimetière (idée d'ailleurs confirmer par Proust).

Un rêve non interprété est comme un livre non lu, dit le Talmud.

Bartleby, le héros de Melville, est réputé avoir travaillé au bureau des lettres mortes. De même le livre renferme des noms ilisibles.

L'oubli: c'est la mort à l'œuvre dans la vie.
Modiano travaille dans l'espace de l'effacement. Dans ses livres, les adresses et les n° de téléphones sont réels mais devenus caducs. Il y a enquête à mener.

La vocation des photos de famille est la même que celle des livres : sauver les morts. Elles rencontrent le même échec.
Les lettres mortes de Bartleby seront finalement brûlées. Les photos de famille finiront vendues au poids dans les brocantes.

L'histoire sauve le collectif mais piétine les morts dans leur individualité. cf Ricœur.

Finalement, la seule entreprise qui vaille est celle de Serge Klasferd, son Mémorial des enfants juifs déportés de France, qui réussit à mettre en vis-à-vis les photos de milliers d'enfants avec leur nom.
La littérature est à l'histoire ce que le christianisme est au judaïsme, elle sauve l'individu plutôt que la communauté.



1 : Une critique par Michel Braudeau est disponible ici.
2 : Je découvre en vérifiant ces données qu'il est l'auteur de Dix jours polonais, qui est dans mes projets de lecture depuis qu'il est sorti.

Le silence de la mémoire, de Nicole Lapierre

Je n'ai pas compris ce que cherchait l'auteur: trouver un prétexte universitaire pour partir à la recherche de ses propres racines (la mère de son père), explorer la faille entre mémoire et histoire, examiner les conditions d'une identité juive aujourd'hui, après la catastrophe (Shoah) et la naissance de l'Etat d'Israël ?

En 1984, Nicole Lapierre entreprend de retrouver les survivants de la communauté juive de Plock éparpillée par le nazisme puis les suites de la seconde guerre mondiale. Elle peint l'effervescence de la jeunesse juive en Europe orientale dans les années vingt et trente, poussée à choisir ou à inventer une nouvelle articulation entre la tradition du Shetl, la modernité économique et l'espoir né de la révolution russe. Ce livre constitue ainsi un arrière-plan parfait au chapitre "Rosa Luxembourg" des Vies politiques d'Hannah Arendt.
La jeunesse juive polonaise n'aura pas le temps d'inventer un nouveau modèle, la guerre détruira toute trace de sa vie antérieure, rendant impossible et l'oubli et la mémoire : se souvenir n'est pas vivre, oublier est trahir.
J'en retire l'impression que Nicole Lapierre nous murmure que tout un mode de vie était condamné à disparaître (très) lentement, absorbé par la modernité et les espoirs politiques, dispersé par l'émigration en occident ou en Palestine, et que l'une des conséquences paradoxales de l'œuvre nazie est que personne désormais n'osera parachever cette disparition : le shetl est dorénavant éternel, car comment s'autoriser à oublier?

Avec l'anéantissement d'une société fut aussi aboli l'espoir de ceux qui la contestaient. Ils voulaient rompre avec une vie juive marquée par la misère et la résignation, mais aussi se défaire de l'emprise de la tradition et du conformisme. De cette vie, plus rien ne demeure et les ruptures anciennes sont devenues d'irrémédiables et coupables abandons, scellés dans le silence. Revendiquer aujourd'hui les révoltes et rejets d'autrefois, c'est dénoncer, condamner les travers d'un univers depuis martyrisé. Rares sont ceux qui l'assument, même lorsqu'ils sont resté fidèles à leur engagement. Cet effondrement a rétroactivement doté du sens mythique de la nostalgie cet univers que l'émigration avait abandonné. Or la nostalgie est l'inverse d'une mémoire fondatrice, en elle, aucun présent, aucun avenir ne saurait se ressourcer, elle n'est que traces des pertes et des ruptures.
Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire : à la recherche des Juifs de Plock, p.273

Exil avant la guerre (vers la France, souvent), fuite pendant la guerre (vers l'est, la Sibérie, le Nord de l'URSS ou le Caucase), hommage au peuple russe, pogroms polonais de 1946, tracasseries administratives françaises des années cinquante, livres de mémoire (Yzker biher), arogance des sabras (jeunes Israëliens nés en Israël) dans un pays qui valorise la résistance et les héros et tait la "catastrophe",...

L'épilogue clôt ce récit comme seul le réel ose clore un récit.
Et je songe aux Disparus de Mendelsohn : ce n'est finalement que l'accomplissement fictionnel de la recherche entreprise par Nicole Lapierre, recherche à la fois merveilleuse et éternellement décevante.
Je ne sais comment se termine Les Disparus.

Ladore de Nabokov à Roman Roi

Quoi qu'il en soi, ces jolis petits vers me touchent surtout par leur féconde résurgence dans l'œuvre de Nabokov, chez qui le souvenir de René est toujours très actif, particulièrement dans Ada, si préoccupé par le motif de l'inceste entre frère et sœur. Le domaine édénique où Ada et Van passent leur enfance dépend du village de Ladore, et l'importune Lucette, la jeune sœur dont le prénom rappelle la Lucile de Combourg, commet une fois le lapsus de parler du Mont-Dore «sorry, Ladore». On se souvient enfin que la Dordogne a pour origine deux ruisseaux, la Dore et la Dogne, et que cette troisième Dore prend sa source au pied du Sancy pour traverser immédiatement Le Mont-Dore. Tout cela prouve suffisamment, il me semble, que le domaine enchanté d'Ada doit être situé dans le Puy-de-Dôme et que la contrée prétendument mythique, russe à la fois et américaine, où se déroule l'action, c'est l'Auvergne.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.122


indexation de ce nom de Ladore dans Roman Roi.
Pour une onomastique à venir.

Cours n° 2 : Mémoire et espace

Nous avons donc vu la semaine dernière que ce cours porterait sur la mémoire de la littérature, ce qui signifie :
- que la littérature se souvient
- qu'on se souvient de la littérature
- que la littérature se souvient de la littérature.

La Recherche sera considérée ici sous l'angle de la mémoire de littérature plutôt que celui de la littérature de la mémoire; et là encore le sens est double, la littérature étant autant l'objet qui parle de la mémoire que le sujet fondé, structuré, par la mémoire.

Rien n'est dit ici sur la mémoire involontaire, et il n'en sera rien dit pendant quelque temps. Je voudrais développer quelques points à propos de la mémoire.

Mémoire et espace

Le plus souvent la mémoire est associée au temps. Mais il y a également un rapport entre temps et espace. Il faut imaginer Proust écrivain dans son lit entouré par la montagne de ses papiers, montagne, caverne, niche, arche, palais... Au milieu de ses papiers, Proust donne le sentiment de tout posséder, de se déplacer très aisément de renvoi en renvoi, de cahier en cahier; les cahiers ont des noms, cahier babouche, cahier fridolin, cahier du grand bonhomme. Ces cahiers sont très souvent numérotés et ils ont une identité, il s'agit de moyens mémotechniques pour se souvenir. Proust pioche dans «l'abondance des mots et des choses» (Erasme, De duplici copia verborum ac rerum) au cours de l'écriture de son roman en utilisant son immense mémoire artificielle.

Car il existe un "art de la mémoire" — qui a été étudié par Fances A.Yates dans les années 60 et traduit en France dans les années 70 —, une longue et grande tradition de la mnémonique architecturale, qui est la dernière partie de la rhétorique. En effet, pour prononcer un discours il faut de la mémoire. La rhétorique à Herennius, longtemps attribuée à Cicéron, distingue mémoire naturelle et mémoire artificielle. L'art de la mémoire artificielle consiste à placer des images dans des lieux vastes, des palais, des voûtes,... L'orateur place des objets dans des lieux, puis au moment du discours il parcourt les pièces et ramasse les objets.
Il y a deux mémoires, la mémoire des choses et la mémoire des mots, il s'agit de décomposer ce qu'on veut dire en rébus, de séparer le signifié du signifiant. Le discours s'apparente à un parcours des lieux; la rhétorique se rapporte aux topoï, mais aussi au lieu et à l'architecture.
On assiste à une spatialisation du discours. La mémoire du temps est représentée dans l'espace.

Je ferai un parallèle entre le narrateur dans son lit à Combray entouré d'images au début de La Recherche et l'auteur dans son lit entouré de ses papiers.
On pourrait avoir l'impression de deux traditions étrangères l'une à l'autre : la tradition classique de la mémoire artificielle, qui place des images dans des lieux, et la tradition romantique de la réminiscence où le lieu joue le rôle du signe "accidentel", ainsi que l'a montré Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle. Grâce au signe accidentel, un bonheur peut ressusciter. Le signe accidentel (par opposition au signe artificiel) peut réveiller un bonheur intérieur oublié.

La définition du signe accidentel dans le Dictionnaire de la musique de Rousseau est «objet que quelque circonstance a lié à des idées et propres à réveiller ses idées». Il s'agit de signes mémoratifs, ou de mémoratifs tout court. Rousseau en donne deux exemples: en musique, cela peut arriver avec un air, même un air sans grande valeur, car la capacité mémorative est indépendante de la valeur esthétique. L'autre exemple est l'herbier et le classement des plantes. Il s'agit déjà d'un lieu, d'une organisation, on n'est plus si loin du signe artificiel.
L'herbier est un lien entre le signe accidentel et la mémoire artificielle, de même le rapprochement que je propose entre l'auteur entouré de ses papiers et le narrateur entouré des images au début de La Recherche. Il y a hésitation entre un récit chronologique (un récit composé) et un récit selon le souvenir (un récit déposé, selon le mot de Thibaudet). Entre les deux se trouvent de nombreuses références spatiales. «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.»[1]: on voit les références au temps (les heures, les années) et à l'espace, concentrique.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait.

Dans cet éveil en pleine nuit, il s'agit d'induire la chambre où le narrateur se trouve. Il s'agit d'une scène de reconnaissance.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[2]

On assiste à la transformation d'une mémoire spatiale (mon corps... cherchait... à repérer la position de ses membres) en mémoire artificielle (ma pensée... eût identifié).
Il y a donc trois temps: premier temps, mémoire du corps, naturelle; deuxième temps, tentative de reconnaissance qui entraîne une erreur, une fausse reconnaissance («lui présentait successivement plusieurs des chambres»); troisième temps, éveil d'une mémoire artificielle et discursive.

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.[3]

On passe de la cause occasionnelle (le réveil) à la mémoire volontaire, active: les souvenirs sont récupérés dans les chambres où ils ont été déposés.
Quelques pages plus loin, la madeleine vient bouleverser la prééminence de la mémoire artificielle. Malgré tout, c'est elle (la mémoire artificielle) qui domine le roman, entrecoupée de souvenirs occasionnels.

Ramon Fernandez, le premier critique proustien et qui travaillait à la NRF, avait bien raison de parler de spatialisation du temps et de la mémoire. C'est ce qu'on a appelé le bergsonnisme de Proust. Proust attribue au temps les caractères de l'espace notamment quand il présente le passé dans le présent.
A plusieurs reprises, Proust évoque indifféremment une psychologie dans le temps ou une psychologie dans l'espace, par opposition à une psychologie plane.
Dans Albertine disparue, le narrateur enquête. Il relit sa vie avec Albertine:

Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace.
Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; [...][4]

Voilà une chose dont nous ne parlons pas ici : l'oubli...
Le défaut de la psychologie de convention qui est statique est de ne pas tenir compte du temps. Proust s'en ouvre à Jacques Rivière dans une lettre : «...une des choses que je cherche en écrivant [...], c'est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane.»[5]

On trouve une autre scène de reconnaissance lorsque le narrateur se trompe et confond "Mlle de Forcheville" avec "Mlle d'Eporcheville" sans reconnaître tout d'abord Gilberte. A propos de ce lapsus, le narrateur fait le commentaire suivant : «Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immoblie. Mais en réalité ce n'est pas du tout comme cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.» [6] Proust rapproche la mémoire de la photographie mais déclare que la photographie est insuffisante.

De même, dans les dernières pages de son roman, le narrateur décrit son projet en terme spatial :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le resaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.[7]

La psychologie dans l'espace qui fera la beauté de l'œuvre est liée à cette introduction du passé dans le présent.
Il y a donc de bonnes raisons de voir un palais de mémoire, un théâtre, une bibliothèque dans La Recherche du temps perdu.

La rhétorique à Herennius associe des lieux à des images. Que doivent être ces images pour rester dans la mémoire? Elles doivent être frappantes, actives, d'une beauté ou d'une laideur exceptionnelles (egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem) [sourire dans la voix de Compagnon] ou ridicule (ridiculas res): il s'agit donc toujours d'être dans l'excès.
Or il n'y a pas de meilleur exemple d'excès que les vices et les vertus peints par Giotto à Padoue. Michael Baxandall, dans son livre Giotto and the OratorsGiotto et les orateurs — traduit par Les humanistes à la découverte de la composition en peinture[quelques rires dans la salle] met à jour l'influence de la tradition rhétorique sur les peintres de la Renaissance.
Or Giotto joue un rôle dans La recherche, notamment lorsque Swann remarque la fille de cuisine à Combray, qui lui rappelle la figure de la Charité de Giotto (on a là la marque de l'influence de Ruskin, qui a analysé l'œuvre de Giotto).
Or si nous regardons les vices et les vertus de Giotto, nous nous apercevons que leurs traits sont caricaturaux. L'un des conseils de La rhétorique à Herennius est d'utiliser des vêtements amples comme images de mémoire, la Charité est revêtue d'une houppelande. D'autre part la figure de la fille de cuisine est frappante:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.[8]

On voit le caractère excessif ou ridicule de cette description.
Ruskin a également travaillé sur la cathédrale d'Amiens. On sait que Proust a eu un moment le projet de suivre un plan mettant en parallèle les vices et les vertus de Padoue et de Combray. Il a songé à l'architecture pour éviter la chronologie. Erwin Panofsky a montré dans Architecture gothique et pensée scolastique l'homologie de structure entre philosophie scolastique et architecture gothique. (Son livre étudie les rapports entre la basilique Saint-Denis et la pensée de l'abbé Suger : il y décèle des homologies irréductibles). Il n'est donc pas illégitime de lier Proust à cette tradition de la mémoire rhétorique.

Il explique, par un mouvement comme souvent en deux temps, d'abord/plus tard, comment le narrateur a progressivement pris conscience de l'action des peintures de Giotto:

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.[9]

Il y a là des imagines agentes, des images qui pour êtres actives doivent être frappantes.
Il y a donc dans La Recherche du Temps perdu une mémoire de cette mémoire artificielle, qui s'inspire autant de la cathédrale d'Amiens que des vices et des vertus de Giotto.
Entre les signes remémoratifs de Rousseau et les images actives de la Rhétorique à Herennius, il n'y a peut-être pas une différence si grande : après tout, l'image de la madeleine a un caractère saisissant et frappant, tel un objet de la tradition rhétorique.

Les rapports de la mémoire et de la reconnaissance

Je voudrais insiter sur l'importance de la reconnaissance, corrolaire de la représentation spatiale de la mémoire. Le lecteur se déplace dans le livre, il s'agit de la métaphore très ancienne qui lie la marche ou la promenade à cheval à la lecture — on se rappellera Montaigne affirmant que ses idées lui viennent à cheval.
Le modèle du roman est la topographie, davantage que l'histoire. La littérature est liée à la géographie, à la cartographie, à l'orientation et au sens de l'orientation.

La recherche du temps perdu est une lecture liée à la mémoire, il s'agit d'une expérience de la lecture comme mémoire.
Proust décrit l'audition de la musique. C'est la première fois que le narrateur entend la sonate de Vinteuil :

Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire.[10]

Pourquoi ne comprend-on rien? Ce qui fait défaut ce n'est pas la compréhension mais la mémoire. Il y a nécessité de la mémoire pour qu'il y ait reconnaissance.


PS : La version de sejan.

Notes

[1] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[2] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[3] Du côté de chez Swann, p.8 (t1-Clarac)/p.8 (t1-Tadié)

[4] La Fugitive, p.557 (t3-Clarac)

[5] voir les précisions de Tlön dans les commentaires.

[6] La Fugitive, p.573 (t3-Clarac)

[7] Le Temps retrouvé, p.1031 (t3-Clarac)

[8] Du côté de chez Swann, p.81 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[9] Du côté de chez Swann, p.82 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[10] A l'ombre des jeunes filles en fleurs p.529 (t1-Clarac)/p.519-523 (t1-Tadié)

Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.