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La ponctuation, une question de rythme et de structure

[…]
Autre chose: si vous vous chargez du Faucon, auriez-vous l'amabilité d'y aller doucement avec les corrections? Je ne souhaite pas faire de la défense de mon système de ponctuation un enjeu particulier, mais j'y suis cependant très attaché, et je pense qu'il s'accorde avec le rythme et la structure de mes phrases. Les premières quarante pages du Sang maudit ont été révisées en leur insufflant un train d'enfer (le plus véloce possible pour les lecteurs un peu lents?) et le reste du livre, tout le contraire. Le résultat fut que, ayant obligeamment accepté la plupart des corrections dans cette première partie, je me suis retrouvé avec fort à faire sur le reste du manuscrit, à tenter de rétablir l'équilibre pour que l'ensemble ait l'air d'avoir été écrit par le même auteur.

Dashiell Hammet, La mort c'est bon pour les poires, p.69 (Allia, 2002)

Le 1er août à la fondation Joyce

Chaque année la première semaine d'août, la fondation Joyce à Zürich invite les spécialistes de Joyce à se réunir pour échanger sur un thème, ces journées étant davantage axées sur l'échange et la réflexion que sur la conférence professorale. Le thème de cette année était la ponctuation, en 2012 ce sera le mensonge.
Je devais être à Zurich à ce moment-là, et encouragée par Daniel Ferrer j'ai donc demandé s'il était possible que j'assiste à la première journée, alors que l'atelier est normalement réservé aux intervenants. J'ai été très gentiment invitée par retour de mail.
Evidemment, tout cela était très impressionnant, dans la mesure où mon anglais est très hésitant et où j'étais la seule à n'être ni anglophone de naissance, ni professeur de littérature anglaise. Enfin bon. Voici quelques souvenirs. La journée a commencé par un tour de table.

Fritz Senn présente l'atelier, se félicite de la présence d'une Italienne, d'une Française (Français, les grands absents année après année, paraît-il).

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Tout ce qu'il dit est sérieux, tout ce qu'il dit est drôle: «C'est un atelier de travail, la parole se partage, ce n'est pas du football américain, «prends la balle et cours», c'est du football européen (soccer), tout est dans les passes.» Il nous invite à nous présenter et à dire quelques mots sur le sujet de cette année: la ponctuation chez Joyce (ou: la ponctuation de Joyce).

Tim Conley nous fait rire en racontant: «Mes collègues m'ont demandé ce que je faisais pendant mes vacances, j'ai répondu que j'allais en Suisse m'enfermer une semaine pour parler de la ponctuation chez Joyce; ils m'ont regardé comme si j'étais fou.»
Evidemment, vu comme ça… C'est vrai que c'est étrange, venir du Canada pour s'enfermer à Zürich… Faut-il avouer ce que j'éprouve lors de ces assemblées: la pièce fermée n'est pas fermée, elle enfle et prend les proportions de l'univers. Tous les chemins s'y précipitent et en partent, l'univers des possibles se déploie, tout est à portée de main. C'est à pleurer de joie et d'émotion, tant de liberté et de vitesse et de sérénité. Puis l'œil se dépose sur les participants, prend la mesure des chaises et des tables et des étagères, l'esprit se pose mais il reste au cœur une élation qui rend léger.

Quand vient mon tour, je les fais sourire en disant que j'ai grandi non loin de Beaugency (cf. Le Chat et le diable) et je baragouine quelques mots à propos de Proust (l'horreur, c'est que je sais que je fais des fautes, mais que je sais aussi qu'ils sont tous trop polis pour me le dire, et que donc je ne ferai jamais de progrès): «quelqu'un a dit que le plus important dans Proust était peut-être ce qui était contenu dans les parenthèses, donc je me suis dit, la ponctuation chez Joyce, pourquoi pas?»

A dix heures moins le quart, puis à onze, les cloches carillonneront si fort et si longtemps que nous serons obligés de fermer les fenêtres. C'est la fête nationale suisse.

Lors de ce tour de table, je découvre la diversité d'origine des intervenants (Amérique, Australie, Irlande, bien sûr, mais aussi Allemagne, Italie, Roumanie, Pologne, Hongrie).

Je découvre aussi que tous les signes typographiques qui ne sont pas des lettres ont vocation à être appelés "ponctuation": cependant Ben Jonson en exclut les apostrophes.

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Qu'est-ce que la ponctuation? donnée syntaxique, stylistique, musicale, ornementale, qui varie au cours du temps, de pays en pays, et se normalise progressivement avec la diffusion de l'écrit (Fritz Senn remarque (toutes ses remarques sont des semi-boutades: plaisanteries et pistes à explorer) que la ponctuation est née lorsque les incultes se sont mis à lire: les gens cultivés, l'élite, n'avait pas besoin de ponctuation pour comprendre un texte (Serait-ce applicable à Claude Simon?)).
Ben Jonson pensait que la ponctuation régulait le souffle et rendait la phrase plus claire: comme le pensait saint Augustin, la ponctuation était destinée à éliminer de dangereuses ambiguïtés. (In petto je me dis que cela permet aussi d'en créer…) L'une des premières grammaires anglaises parle de la ponctuation comme des articulations du corps, pour Jonson il s'agit du sang.
La ponctuation hiérarchise le sens, elle met en avant ou elle réduit en dépendance des groupes de mots par rapport à d'autres.
Si les signes de ponctuation peuvent facilement être trouvés par ordinateur, la valeur ou la fonction d'un signe de ponctuation sont de l'ordre du ressenti.

Gabler pense que Joyce utilise la ponctuation pour créer le maximum d'ambiguïtés. Cette hypothèse est peut-être valable si l'on considère la façon dont Joyce résistait aux corrections.

Sans transition, mes notes continuent par une intervention de Senn: «Joke is not democratic. If people doesn't understand it, just don't explain it.»
Fritz Senn fait remarquer que la ponctuation est le fait des imprimeurs et des correcteurs qui jouent un rôle normalisateur: «Il faut déjà avoir un nom pour pouvoir imposer sa ponctuation: The Dubliners sont encore ponctués classiquement.»

C'est la mise en page qui est invoquée quand il est fait référence aux conventions de l'écriture théâtrale dans les pièces françaises au XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle. In petto je songe à certains romans de la comtesse de Ségur (Les deux Nigauds), mais je me tais, découragée par ce qu'il faudrait expliquer en anglais. Fritz Senn va chercher La Tentation de saint Antoine, où les didascalies envahissent progressivement plusieurs pages. Bref commentaire à propos de Danis Rose, qui gomme la mise en page traditionnelle de "Circé"...

Evocation aussi des problèmes de traduction: que devient la ponctuation dans les alphabets non latins? Et que faire en espagnol, qui indique dès le début de la phrase qu'il s'agit d'une exclamation ou d'une interrogation: faut-il utiliser ces marques conventionnelles, ou les omettre, afin de respecter la surprise de la fin de la phrase prévue par l'auteur?
Hélas, je n'aurai pas les réponses à ces questions fascinantes (ou du moins les réflexions, leur expérience (il me semble que Jolanta Wawrzycka traduisait Joyce en polonais et rencontrait des problèmes particuliers que je n'ai pas bien compris)); je n'aurai pas les réponses et opinions de chacun puisque je ne resterai qu'une journée sur les cinq.
J'ai pris quelques notes, et je n'attribue pas à chacun ce qui lui revient, car mes notes sont décousues. La matinée a été consacrée à des généralités sur la ponctuation (Elizabeth Bonapfel, John Paul Riquelme, Björn Quiring). Je me souviens d'un quiproquo, un "carnivalize" compris comme "cannibalize", et qui a donné lieu à une intéressante réflexion malgré ou grâce à l'erreur d'oreille.

Nous avions été prévenus que tout était fermé à Zürich le jour de la fête nationale, certains se sont chargés de trouver du pain, il restait de la salade de pommes de terre de la veille. Fritz Senn est grand amateur d'une certaine sauce/pâte indienne, dont hélas je n'ai pas noté le nom. Sur les placards, les étagères, de toutes les pièces qui ne sont pas la bibliothèques sont affichées différentes phrases notées dans des hôtels du monde entier, phrases au sens gentiment absurde du fait d'erreurs de syntaxe (le plus souvent) ou de vocabulaire. Dans les toilettes est affichée la lettre de réclamation d'un gentleman protestant contre le départ prématuré d'un train l'ayant obligé à courir après son wagon le pantalon sur les chevilles (à peu près, je résume l'esprit).
Dans la cuisine, la conversation a roulé très naturellement sur le petit-fils, Stephen, grand empoisonneur de la vie des Joyciens.
Au hasard des conversations, j'apprends que Gabler a participé aux ateliers une année sur le thème de la musique dans Joyce, et qu'il a même chanté. «Très bien, d'ailleurs, commente Fritz Senn, ce qui n'est pas le cas de tout le monde, qui de ce fait devrait s'abstenir». (Mais la formulation anglaise était lapidaire, quelque chose comme "and therefore should not" avec conviction et un sourire invisible, je l'ai encore dans l'oreille).

Lorsque nous reprenons l'atelier, une feuille circule pour organiser la journée du mercredi («merci de noter si vous serez là, et si vous serez seul ou à deux. Et si vous choisissez le plat végétarien, merci de vous en souvenir le moment venu!»). Il est prévu une sortie sur les pas de Joyce dans Zürich (mais sa maison a été détruite), un passage au cimetière, un repas au bord du lac. Où serai-je mercredi? J'ai un pincement au cœur.

L'après-midi, Bill Brockman, spécialiste de la correspondance de Joyce, nous présente ses recherches sur la ponctuation de Joyce dans ses lettres, en partant du principe que c'est sans doute le lieu où Joyce se contraint le moins, où sa ponctuation est la plus naturelle.


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Il nous explique quelques points, par exemple que Joyce était hostile aux guillemets pour signaler les citations et aimait les tirets introduits par les Français pour signaler les dialogues.
Bill nous présente un choix de lettres à la ponctuation d'une complexité croissante. Il déchiffre les lettres devant nous, nous en donne le contexte et raconte quelques anecdotes.
J'ai noté deux phrases :
JJ à HS Weaver le 11 juillet 1924: «They set the book [Portrait of the artist] with perveted comas and I insisted to their removal…»
Fritz Senn explique que les jeux sur inverted, converted, reverted sont multiples. Par exemple, perverted Jew renvoie à converted Jew.

Le 21 octobre 1932, à propos d'une menace de chantage (mais je ne souviens pas qui à propos de quoi voulait faire chanter Joyce. Celui-ci répond): "Published and be damned". Affectionately yours. Wellington.

C'était passionnant mais j'ai écouté sans prendre beaucoup de notes. Nous nous séparons vers 17 heures («Aucune raison de prolonger la séance si nous avons dit tout ce que nous avions à dire» (FS)). J'achète des cartes postales et, après avoir un peu hésité, je me fais dédicacer Joycean Murmurs. Après tout, pourquoi pas?

J'ai la grippe et j'écris ce que je veux

Jeudi dernier, P. m'apporte un sac de livres.
Aujourd'hui, JY me fournit une citation pour mon anthologie de la virgule, avec une source certaine (Le Figaro du 15 janvier 1960), mais sans bien savoir où trouver cet article.
Il se trouve dans l'un des livres offerts par P.

LES BÂTONS ROMPUS DE LA FIÈVRE [1]

La grippe ne m'empêchera pas de faire mon article, mais je me donne le droit d'écrire à bâtons rompus ce qui me passe par la tête: je verrai bien ce que cela donnera. […]

[…] D'où me vient cette humeur? Ce jour de janvier presque tiède a une odeur de printemps. Mars n'est plus si loin et j'en ai comme une brusque fringale. […] le Dominique de Fromentin... Non que je sois tenté de relire une fois encore cette tendre et cruelle histoire... C'est ce qui la précède qui m'attire: jamais les saisons n'ont été rendues sensibles à travers les mots comme aux premières pages du roman de ce peintre, qui eût été si incapable de les exprimer avec des couleurs. Fromentin est un impressionniste, mais la plume, non le pinceau à la main. Ce n'est pas sur ses toiles que nous retrouvons le rayon d'une certaine heure au déclin d'un jour d'automne ou de printemps, c'est dans Dominique, surtout au début du chapitre trois.

Ma mémoire m'avait trahi: en fait, ce n'est pas le seul renouveau, ce sont toutes les saisons successives sur le jardin des «Trembles» que le peintre nous montre, avec une prédilection pour l'automne. Avril n'y paraît que l'espace de quelques lignes. Mais c'était ces lignes-là que j'avais gardées depuis cinquante ans vivantes en moi, de telle sorte que pour atteindre le printemps, celui de mon adolescence comme celui vers lequel nous allons et que nous touchnons presque, je n'ai qu'à ouvrir le livre à cet endroit familier: «Dans les profondeurs des feuillages, sur les limites du jardin, dans les cerisiers blancs dans les troènes en fleurs, dans les lilas chargés de bouquets et d'arôme, toute la nuit, pendant ces longues nuits, où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie —, pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient.»

Je le note ici en passant, certains se sont étonnés souvent chez mes éditeurs, de cette manie que j’ai de couper mes phrases par un tiret suivi d’une virgule. En vérité je le dois à Fromentin, au Fromentin de ce passage-là: le tiret qui vient ici après «joie» marque un temps qui est entré à jamais dans ma propre musique… «Voilà qui nous est égal, m'écrira un grincheux. Vous pouvez bien placer vos tirets comme le cœur vous en dit sans en faire un communiqué au monde.» C'est à moi-même que je le fais. J'ai la grippe, et je suis libre de retrouver mon plaisir à découvrir ce tiret de Fromentin, qui est passé dans mes livres.
[…]

François Mauriac, D'un bloc-notes à l'autre, éd. Bartillat, p.561 et sq.

Notes

[1] le Figaro littéraire, samedi 30 janvier 1960, n°719

Symbolique

Un mot par ligne dans cette sous-boule, à l'exception de POE ERRE; deux mots par ligne là où la séparation est opérée, sauf pour TIRE, BON PERE, délibérément préféré à REPORTE BIEN. C'est le fils qui donne le signal de la rupture, et c'est au père qu'échoit la tâche, dans le passage au trois, à la trinité, de reconstruire la famille éclatée — en utilisant l'unique signe de ponctuation du texte, la virgule phallique.

Roland Brasseur, Le cinquante-quatrième jour, p.114

A la façon espagnole

Question de virgules - L'éditeur de ce volume, G.-J. Place, m'a fait remarquer que l'emploi de la virgule à la page 41 (ligne 8) dans la phrase: «Vous, devenez, d'intention le régénérateur de la petite ville», était anormal et contraire aux règles généralement suivies. J'ai cependant maintenu cette virgule, qui correspond à une pause du discours, à une certaine emphase, un certain accent, mis sur le mot: «Vous». En espagnol, la virgule joue quelquefois le même rôle.

Valery Larbaud, Allen, édition Sillage p.35 (Appendice)

Ponctuation

De Guiche :
Portez-les lui.

Cyrano tenté et un peu charmé :
Vraiment...

De Guiche
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers...

Cyrano, dont le visage s'est immédiatement rembruni :
Impossible, Monsieur; mon sang se coagule
En pensant qu'on y peut changer une virgule.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte II, scène 7.

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