Billets qui ont 'portrait' comme mot-clé.

Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721 - 1794)

Dans ses mémoires, Mme de Vandeul, fille de Diderot, écrit: "M. de Malesherbes prévint mon père qu'il donnerait le lendemain ordre d'enlever ses papiers et ses cartons. Ce que vous m'annoncez là me chagrine horriblement; jamais je n'aurai le temps de déménager tous mes manuscrits, et d'ailleurs il n'est pas facile de trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent s'en charger et chez qui ils soient en sûreté. — Envoyez-les tous chez moi, lui répondit M. de Malesherbes, l'on ne viendra pas les y chercher. En effet, mon père envoya la moitié de son cabinet chez celui qui en ordonnait la visite"1. Et Malesherbes de donner la comédie en se présentant officiellement chez Le Breton, muni d'une lettre de cachet, pour saisir des documents… se trouvant à l'abri chez lui. Ainsi l'essentiel est-il préservé: le privilège subsiste et les manuscrits sont soustraits à la saisie.
Diderot se sent déjà moins seul.
Courageux et admirable Malesherbes! Honnête Malesherbes conscient plus que quiconque du fouvoiement d'un pouvoir qu'il veut défendre contre lui-même, tant lui semble regrettable et maladroit cet étranglement de la liberté de diffuser la pensée que l'Eglise impose à la Monarchie. Clairvoyant Malesherbes qui écira: "Quand on voit des fanatiques, on peut prévoir qu'il y aura des sacrilèges".

Jean Haechler, L'Encyclopédie - Les combats et les hommes, p.143-144 (Les Belles Lettres 1998)


Nommé en 1750 par son chancelier de père directeur de la librairie, c'est principalement la censure qu'il assume dans un climat déchaîné où s'affrontent une littérature philosophique très exigeante de liberté d'expression, une réaction religieuse à fleur de peau, un Parlement jalous de prérogatives incertaines et contestées. Clairvoyant, Malesherbes ne méconnaît pas l'intolérance dont usent les Encyclpédistes face à leurs adversaires; sa sympathie pour le projet encyclopédique est aussi grande que l'est sa conviction de la nécessité de libéraliser la presse soumise à toutes les pressions; il aura été le véritable protecteur sans qui, selon le mot de Grimm, l'Encyclopédie n'eût vraisemblablement jamais osé paraître; comme l'écrit Ducros: "Par une étrange ironie du sort, le seul homme peut-être qui souhaitait pour son pays une presse vraiment libre était celui-là même qui avait pour mission de la surveiller." Son Mémoire sur la liberté de la presse est un texte majeur.

Bien qu'il tînt une des hautes fonction de l'Etat, il était de naturel simple, aimait les conversations de qualité en petit comité; ainsi réservait-il ses moments libres à l'intimité de Jaucourt, de Condillac ou de Mably. Mis à part quelques réactionnaires de petite venue, les jugements sur lui sont toujours extrêmement élogieux. Même Rousseau, pourtant si sévère dans ses Confessions, écrit à son sujet: "J'ai toujours regardé M. de Malesherbes comme un homme d'une droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivé ne m'a fait douter de sa probité"2. Quand on connaît l'amicale et fidèle prévenance dont le directeur de la librairie a entouré Jean-Jacques, l'expression laudative est bien comptée. Cet homme courageux qui n'a jamais rien caché à son roi de l'état de son royaume, lui est resté fidèle jusqu'à la mort. Volontaire pour défendre Louis XVI devant le Tribunal révolutionnaire, il s'en acquittera avec une loyauté, un dévouement et une conviction que Fouquier-Tinville ne lui pardonnera pas. Il sera arrêté et condamné à mort comme conspirateur et ennemi de la Révolution; et avec lui sa fille et ses petits enfants, après une parodie de justice; le 3 floréal, il aura la douleur de voir rouler la têtes de tous les siens avant de présenter la sienne au bourreau; cet homme admirable montant les marches de l'échafaud en ratera une en raison de sa vue basse: "Mauvais présage: un Romain serait rentré chez lui!" lui prête-t-on comme dernière parole. Malesherbes fut une des figures les plus pures de son siècle.

Ibid., p.119-120



1Œuvres complètes de Diderot, ed J.Assézat et M. Tourneux, I, XLV.

2Jean-Jacques Rousseau, Confessions, II

Malraux, de gauche à droite

Le colonel Berger lui a apporté un surcroît de lumière, sur lequel il [Malraux] a vécu depuis lors, sans l'alimenter, son adhésion au gaullisme ayant eu au contraire pour effet d'en atténuer le rayonnement aux yeux de ceux de l'autre bord — qui avait été, si longtemps et de façon si éclatante, le sien. En ce sens Malraux servit de Gaulle et fut desservi par lui. Il lui apporta beaucoup et n'en reçut rien. Si puissant était, pour «la gauche», le préjugé antigaulliste que l'on s'y étonna de voir Malraux survivre à cette conversion. Tel est son génie (tel celui, enfin reconnu par les hommes de gauche, de de Gaulle) qu'il a gagné, à la fin, n'ayant rien perdu de son prestige s'il n'y a rien ajouté.
[...]
André Malraux est allé au feu du mépris. Le «mépris» facile de ceux qui sont «du bon côté», celui de la gauche, et qui n'assument pas le risque que Malraux a accepté: sembler trahir le peuple pour mieux le servir.

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.138 (29 mai 1975)

De Gaulle et les enfants

Il [Malraux] parle maintenant pour nous tous :
— Ce qui avait changé, dans les dernières années, c’étaient les relations du Général avec l’enfance. On ne l’imaginait pas racontant Peau d’Âne à Philippe de Gaulle. Les enfants n’existaient pas pour lui. Ni ses enfants. Mais il a découvert ses petits-enfants. La dernière fois où je suis allé à Colombey…
[...]
— …il y avait, sur la fameuse table des patiences, des objets en fil de fer… j’appris qu’il s’agissait de jeux auxquels s’amusaient ses petits-enfants. Madame de Gaulle me dit: «Oui, le Général s’exerce pour battre ses petit-fils…» Il avait découvert les enfants. Et il avait aussi découvert les animaux. Un chat, notamment, nommé Grigris, dont il disait: «Il n’a pas peur de moi!»

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.84 (23 février 1971) - Grasset, 1976

Aragon en 1938

Il me présente à Aragon. Jeune, beau, mais entouré d'un halo démoniaque. Il y a vraiment chez cet homme quelque chose de gênant. On pense à une vipère. Sarcastique, gouailleur, âpre, véhément à la moindre occasion, comme un homme à bout de nerfs. Il éclate lorsque je lui dis qu'en ce qui concerne l'Autriche, il est un peu tard pour s'enthousiasmer:
— Mais il y a d'autres pays à sauver qui peuvent encore être sauvés…

Ses plaisanteries vous serrent le cœur. Il y a de l'inhumain dans ses moindres propos.

[…]

Aragon me fait peur: il a un visage de prédestiné — mais un double visage. Janus qui semble fait pour deux destins: celui du bourreau (avec quelle froideur il enverrait au poteau ses ennemis, ses anciens amis) et celui du condamné, qui lèvera un jour, vers le peloton, son masque pâle qu'un rictus satanique éclairera.

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.14-15 (4 avril 1938)
(Finalement, c'est la description d'un fanatique.)

Innocent IV

Toutes ces dispositions de la Curie furent prises à Lyon où se rejoignaient désormais tous les fils du monde ecclésiastique, noués de main de maître par le pape Innocent IV, qui se comporta en virtuose. Il savait lui aussi transformer les énergies, tirer de la matière des forces spirituelles et convertir le spirituel en temporel, en faire un instrument de puissance politique, militaire, financière. Une seule chose était nécessaire: un esprit calculateur dépourvu de scrupules et capable d'utiliser tous les pouvoirs existants. Si l'on ne voit l'Église que comme une puissance politique qui était confrontée à des tâches politiques et militaires d'un genre tout à fait nouveau, ce pape génois apparaît alors comme l'un des plus brillants politiques qui ait jamais occupé le trône pontifical. Sans l'ombre d'une hésitation, il fit fructifier les biens de l'Église et lui fournit ainsi d'innombrables ressources nouvelles totalement inexploitées. La façon dont le pape Innocent IV écartait tout scrupule, tout sentiment ecclésiastique pour atteindre son unique but, l'anéantissement du Hohenstaufen, n'est pas dépourvue de grandeur. Il ne prenait même pas la peine de dissimuler ses manoeuvres, qui étaient autant d'insultes aux règles canoniques. Hypocrite, Innocent ne le fut jamais et il ne se souciait pas des apparences. Il viola, tourna, modifia tous les canons, introduisant ainsi dans la papauté ce machiavélisme avant la lettre, pour lequel l'intérêt immédiat, terrestre, prime le droit, qu'il soit divin ou humain. Innocent était à coup sûr un type nouveau de pape, sans plus grand-chose de commun avec les papes guerriers continuateurs des Césars.

Cette nouvelle orientation de la papauté eut, de façon significative, des conséquences fort diverses. En Germanie, la dégénérescence de l'Église provoqua le dégoût, la tristesse et l'indignation. Mais le matérialisme qui caractérisait alors la religion suscita par contraste une spiritualisation plus intense et donna naissance à la Réforme, au renouveau du christianisme. En Italie, on vit aussi dans l'État de l'Église un élément positif. La conduite des papes y éveilla ce cynisme supérieur et insondable qui est à l'origine du retour du paganisme au sein même de l'Église, c'est-à-dire de la Renaissance.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.562 (Gallimard, 1987)

Ottaviano degli Ubaldini

Inévitablement, la rumeur se répandit dans Parme assiégée que le commandant de l'armée pontificale, le jeune et charmant cardinal Ottaviano degli Ubaldini, tout aussi riche que que choyé par la fortune, avait en secret partie liée avec l'empereur. C'était un faux bruit dans la mesure où ce membre de la puissante famille toscane, qui devait jouer dans l'histoire florentine un rôle important, n'eut jamais partie liée avec personne. C'était pour lui une question de principe. Ce prêtre extrêmement doué, "aussi peu sacerdotal qu'on puisse l'être", avait été placé, à vingt-six ans, à la tête de l'évêché de Bologne et aussitôt fait cardinal-diacre par le pape Innocent IV.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.582 (Gallimard, 1987)

Mieze

Et elle est toujours un peu grave, et on ne sait pas grand-chose d'elle: si elle pense, quand elle est assise là à ne rien faire du tout, et ce qu'elle pense. S'il lui demande, elle répond en riant: mais rien du tout. On ne peut pas penser toute la journée à quelque chose. Il est bien de cet avis.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, p.256
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