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L'Europe est-elle chrétienne? d'Olivier Roy

Synthèse en trente secondes (exercice de concentration recommandé, paraît-il).


L'Europe n'est plus chrétienne (et surtout plus catholique) car une rupture anthropologique, commencée en 1965, a eu lieu: la société ne partage plus les valeurs que l'Eglise, au nom de la loi naturelle, a érigées depuis Vatican II en principes non négociables, valeurs articulées autour du sexe et de la famille: pas de divorce, pas de contraception, pas d'IVG, pas de PMA, pas d'homosexualité.
Aux USA ces valeurs sont défendues par les protestants évangéliques qui sont également contre le contrôle des armes et contre l'immigration, ce qui facilite leur agrégation politique autour du parti républicain.

A l'inverse, l'Eglise catholique défend le droit du faible et de l'immigré. L'Eglise est donc contre la libération des mœurs et pour la protection des plus faibles.
Cela fragilise la société française car aucun parti politique n'a adopté la même position que l'Eglise sur ces deux pôles: l'extrême-droite est indifférente à la libéralisation des normes sexuelles mais se bat contre l'émigration tandis que la gauche (et ce qui fut les chrétiens démocrates, disparus du paysage) favorable à une politique d'accueil rejette les normes sexuelles et familiales imposées par le discours ecclésial.

Par ailleurs, chaque fois que la Cour européenne est appelée à trancher une question tenant au religieux, elle trouve des solutions qui désacralisent les signes religieux en en retenant le caractère culturel (la croix simples bouts de bois, le pastiche de la Cène ouvrant droit à un préjudice moral individuel (et non relevant du blasphème)), accélérant la sécularisation de la société.

Tareq Oubrou et l'ostentation de l'islam

En mars 2013, j'ai acheté et lu L'islam que j'aime, l'islam qui m'inquiète, de Christian Delorme.
Je l'ai acheté avant tout à cause d'une préface de Tareq Oubrou.
Je ne connaissais pas cet imam, je n'en avais jamais entendu parler avant de feuilleter ce livre. La préface commençait (presque: le deuxième paragraphe) ainsi:
[…] Pour ma part, j'appartiens à ces musulmans qui ont la chance de rencontrer le christianisme à travers des hommes et des femmes de grande qualité. Et je prie ici d'emblée le lecteur d'excuser l'intrusion de mon «je» dans cette préface. Il n'est que l'expression d'un témoignage qui s'inscrit dans l'esprit même de l'ouvrage.

Ma première rencontre islamo-chrétienne remonte à une période où j'étaits encore dans le ventre maternel, vers la fin des années cinquante. Ma mère, enceinte, suivait alors des cours de puériculture donnés par des religieuses catholiques dans une maison d'accueil (dar el-halîb)1 laquelle se trouvait dans une église de Taroudant (Maroc), ma ville natale. Elle y a confectionné sa première layette dont je garde encore affectueusement une pièce

[…] La deuxième rencontre, toujours au Maroc, eut lieu à l'école maternelle Sainte-Anne, dirigée par des sœurs, à Agadir cette fois-ci. Je ne fis donc pas mes premiers pas dans une école coranique, devant un «fqîh»2, dont l'image et la méthode d'enseignement étaient généralement sévères, mais dans une maternelle avec des sœurs d'une grande gentillesse. […]

Préface de Tareq Oubrou, L'islam que j'aime, l'islam qui m'inquiète, p.1 et 2, Bayard, 2012
Sainte-Anne, c'est aussi un souvenir pour moi. C'est le lieu de mes premières années de catéchisme et de ma première communion. C'est le lieu de souvenirs heureux et extrêmement vivaces. J'ai acheté le livre.

Quatrième de couverture:
«Pour toute une partie des habitants de culture musulmane, le recours à un islam ostentatoire fonctionne comme une compensation à l'exclusion qu'ils vivent ou ressentent. Avant de voir là une "montée de l'islam", constatons d'abord un échec de la République.»

Ibid, Christian Delorme, quatrième de couverture
Hier circulait sur internet une interview de Tareq Oubrou. En voici des extraits:
— La visibilité actuelle de l’islam fait peur à l’identité française, et elle est aussi nuisible à la spiritualité musulmane. Il faut en finir avec la bédouinisation de l’islam. Phagocyté par le wahhabisme saoudien, le salafisme consiste à bédouiniser l’islam avec des moyens technologiques particulièrement développés. C’est un retour à l’histoire pré-islamique mais certainement pas un retour à l’état de l’Islam. Cette visibilité identitariste n’a rien à voir avec un enracinement mystique ou spirituel, mais répond à une logique de minorités qui veulent se préserver en s’attachant aux écorces au lieu de s’attacher à l’esprit de la religion.
— Que voulez-vous dire par écorce ?
— Tout ce qui participe à l’islam folklorique de la visibilité à outrance. Le propre de la religion, c’est la discrétion, la modestie, le travail intérieur et non l’exhibition. Il faut changer complètement de paradigme.

Le 24 novembre 2015, interview de Pascal Meynardier pour Paris-Match



Notes
1 : Qui signifie «maison de lait»
2 : L'îmam, en dialecte marocain

Imprudence anglicane

Début de la quatrième de couverture de l'autobiographie de John Henry Newman par le cardinal Jean Honoré :
1864. Newman est seul, ignoré, presque dédaigné dans l'Eglise catholique qu'il a rejointe vingt ans plus tôt. Profitant de ces circonstances, un intellectuel anglican, Charles Kingsley, défie l'acien leader du Mouvement d'Oxford en mettant en cause l'honnêteté intellectuelle de sa conversion. Kingsley croyait enterrer un moribond. En réalité il venait de réveiller un lion.

Jean Honoré, liminaire à Apologia pro vita sua de John Henry Newman, quatrième de couverture, Ad Solem, Genève 2008

Blasphème

HÉLICON : Scipion, on a encore fait l’anarchiste !
SCIPION, à Caligula : Tu as blasphémé, Caïus.
HÉLICON : Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
SCIPION : Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre.
HÉLICON : Ce jeune homme adore les grands mots.
Fin de la cérémonie d’adoration de l’idole Caligula-Vénus. Hélicon menace Scipion du doigt.
CAESONIA, très calme. : Comme tu y vas, mon garçon ; il y a en ce moment, dans Rome, des gens qui meurent pour des discours beaucoup moins éloquents.
SCIPION : J’ai décidé de dire la vérité à Caïus.
CAESONIA : Et bien, Caligula, cela manquait à ton règne, une belle figure morale !
CALIGULA, intéressé. : Tu crois donc aux dieux, Scipion ?
SCIPION : Non.
CALIGULA : Alors, je ne comprends pas : pourquoi es-tu si prompt à dépister les blasphèmes.
SCIPION : Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d’y croire.
Il va se coucher sur un divan.
CALIGULA : Mais c’est de la modestie, cela, de la vraie modestie ! Oh ! cher Scipion, que je suis content pour toi. Et envieux tu sais... Car c’est le seul sentiment que je n’éprouverai peut-être jamais.
SCIPION : Ce n’est pas moi que tu jalouses, ce sont les dieux eux-mêmes.
CALIGULA : Si tu veux bien, cela restera comme le grand secret de mon règne. Tout ce qu’on peut me reprocher aujourd’hui, c’est d’avoir fait encore un petit progrès sur la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d’agaçant. J’ai supprimé cela. J’ai prouvé à ces dieux illusoires qu’un homme s’il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule.
SCIPION : C’est cela le blasphème, Caïus.
CALIGULA : Non, Scipion, c’est de la clairvoyance. J’ai simplement compris qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux.
SCIPION : Il suffit de se faire tyran.
CALIGULA : Qu’est-ce qu'un tyran ?
SCIPION : Une âme aveugle.
CALIGULA : Cela n’est pas sûr, Scipion. Mais un tyran est un homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son ambition. Moi, je n’ai pas d’idées et je n’ai plus rien à briguer en fait d’honneurs et de pouvoir. Si j’exerce ce pouvoir, c’est par compensation.
SCIPION: À quoi ?
CALIGULA : À la bêtise et à la haine des dieux.

Albert Camus, Caligula, Acte III, Scène II

La religion comme terreur : Epicure

C'est en cherchant comment éviter la peur qu'Epicure fut conduit à la philosophie théorique. Il soutenait que les deux grandes sources de la peur étaient la religion et la terreur de la mort qui étaient liées puisque la religion encourage la croyance que les morts sont malheureux. Il rechercha donc une métaphysique qui prouverait que les dieux ne se mêlent pas des affaires humaines et que l'âme périt avec le corps. La plupart des hommes modernes pensent à la religion comme à une consolation mais, pour Epicure, c'était le contraire. Le surnatuel intervenant dans le cours naturel des choses lui paraissait une source de terreur et il considérait l'immortalité comme fatale à l'espoir d'être soulagé de la souffrance.
[…]
La haine de la religion exprimée par Epicure et Lucrèce n'est pas très aisée à comprendre si l'on fait crédit aux rapports conventionnels qui insistent sur l'allégresse qui émanait de la religion et des rites grecs. […]
Jane Harrisson a montré d'une manière convaincante que les Grecs avaient, à côté du culte officiel rendu à Zeus et à sa famille, d'autres croyances plus primitives et plus ou moins associées à des rites barbares. Ceux-ci furent en partie incorporés dans l'orphisme qui devint la religion dominante des hommes de tempérament religieux. On a parfois supposé que l'Enfer était une invention chrétienne, mais c'est une erreur. Le christianisme n'a fait que systématiser les croyances populaires. Dès le début de la République de Platon il est visible que la crainte de la punition après la mort était déjà communément ressentie à Athènes au Ve siècle, et il n'est guère probable qu'elle ait pu diminuer dans l'intervalle qui sépare Socrate d'Epicure. […] Pour ma part, je crois que la littérature et l'art grecs donnent une fausse idée des croyances populaires. Que saurions-nous du méthodisme de la fin du XVIIIe si aucune relation de cette époque ne nous était parvenue en dehors des livres et des descriptions émanant des classes cultivées? L'influence du méthodisme, comme celle de la religion de l'âge hellénistique, s'est développée par le bas. Il était déjà puissant au temps de Boswell et de Sir Joshua Reynolds et pourtant les allusions qu'ils en font ne rendent pas compte de l'étendue de son influence. Nous ne devons donc pas juger de la religion de la masse en Grèce, d'après les descriptions que nous en trouvons dans l'Urne grecque ou d'après les œuvres des poètes et des philosophes de l'aristocratie. Epicure n'était pas un aristocrate, ni de naissance, ni dans ses amitiés; peut-être ce fait explique-t-il son hostilité exceptionnelle contre la religion.

C'est grâce aux poèmes de Lucrèce que la philosophie d'Epicure a été révélée aux lecteurs depuis la Renaissance. Ce qui a le plus impressionnés, du moins ceux d'entre eux qui n'étaient pas philosophes de profession, c'est le contraste qu'ils présentent avec la croyance chrétienne sur le matérialisme, la négation de la Providence, le rejet de l'immortalité. Ce qui frappe surtout le lecteur moderne c'est le fait que ces idées, qui sont à présent généralement regardées comme tristes et déprimantes, ont pu être présentées alors comme un évangile de libération, le salut devant le pesant fardeau de la peur.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, p.302-304 tome 1 (Les Belles Lettres 2011)

Gide et la foi

Pour M.Pic.

C'est d'une curieuse manière que le Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— «Ici, André Gide.»
Etonnement. Insistance.
— «Puis-je venir vous voir, mon Père? C'est pour une consultation grave et urgente.»
Dans une interview, le 24 décembre 1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:

«Vous confier l'objet précis de sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci: André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au camp de condentration une personne menacée. Le moyen comportait de sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule… gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas. Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup!…
Ce jour-là, nous devînmes amis…»

Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres:

«Longue entrevue avec André Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits catholiques… qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent… Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]…, de X. qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses insuccès… de Valéry, des fils de Valéry… François serait remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses autrement, c'est de l'égoïsme… Vouloir satisfaire à un besoin…
Nous nous quittons très sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur.»

En septembre 1947, à Paris, le Père note encore:

«Vu longuement Gide, chez lui… Sujet religieux, tout de suite… Je lui dis: «Sans un au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde.» Il me répond: «Il dépends de nous qu'elle ne le soit pas», ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de Roger…»

Quand Gide est malade à Nice, à la clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18 octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. «Longues confidences très intimes, de Gide.» Quelques jours après, Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs!

Leurs amis communs notent avec amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au téléphone: même accent, même manière d'appuyer sur les syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre, Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de sympathie, de séduction.

Le Père s'amusait beaucoup de ces ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les séparait.
Au cours de l'interview dont il a été question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide:

«Je sais ce qu'on peut reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommader à la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité, peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense que c'est fini… Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé définitivement dans son choix: incroyant et athée. Mais à l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme à Dieu: je crois éperdument à la Miséricorde.»

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232

La douceur de Dieu dans la Création

Lecture de Genèse 1-3. Deux récits de création, classiquement appelés "Création" et "Eden", liés par un étrange verset, Gn 2,4 (scindé en 2,4a et 2,4b).
A priori (je vous épargne les débats exégétiques qui durent depuis cinquante ans), le deuxième texte (Eden) a été écrit avant le premier (en suivant des mythes mésopotamiens), et le premier mis en avant lors de sa rédaction (après le retour d'exil à Babylone, vers -550), mais selon une traditon juive que je ne cesse d'admirer, sans effacer (nous dirions censurer) le deuxième.

A nous lecteurs de nous débrouiller avec cela (et je ris en pensant à Kinbote).

Je découvre une création qui ne mange que de l'herbe (Gn 1,29 Dieu dit : Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence: ce sera votre nourriture. 30 A toutes les bêtes sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui rampe sur la terre et qui est animé de vie, je donne pour nourriture toute la verdure des plantes et il en fut ainsi) et je me demande in petto si tous les créationnistes fondamentalistes sont végétaliens (pourquoi ne puis-je me les imaginer que carnivores, genre Sarah Palin le couteau entre les dents?)

Exégèse de Paul Beauchamp, s.j.:
la douceur de l'homme envers l'animal, douceur exigée par son régime alimentaire, est le signe de l'absence de guerre entre les hommes et […] ceci est le point principal qui constitue l'homme à l'image de Dieu

Paul Beauchamp, "Création et fondation de la loi en Gn 1,1-2,4a", in La Création dans l'Orient ancien, p.142, (Paris, Cerf, 1987)
Plus tard, parce que j'ai parlé de la définition de la sagesse selon Levinas (un savoir qui n'a pas besoin de connaître par expérience) à mon voisin, je rouvre Quatre lectures talmudiques et tombe sur ce passage qui fait écho à mes questions sur la Bible:
Cela m'a fait relire les Euménides. J'y ai été très sensible, j'en ai même été attristé: dans cette œuvre qu'on lit dans sa jeunesse, témoin d'un monde qui avait ignoré les Ecritures, j'ai trouvé une élévation qui me prouvait que tout a dû être de tous temps pensé. Après avoir lu les Euménides, on peut légitimement se demander ce qui reste encore à lire. Une lutte oppose la justice de Zeus à la justice des Euménides, la justice avec pardon à la justice de la vengeance implacable. Zeus est déjà le «dieu des suppliants et des persécutés» et son œil voit tout. Décidément, je me rapproche du problème que nous débattons.
Le judaïsme est-il nécessaire au monde? Ne peut-on se contenter d'Eschyle? Tous les problèmes essentiels y sont abordés.
[…]
Notre apport juif au monde est donc dans ce monde vieux comme lui-même. «Vieux comme le monde», titre que je donnais à ce petit commentaire est donc une exclamation, un cri de découragement. Il n'y aurait donc rien d'inédit dans notre sagesse! Le texte des Euménides est de cinq siècles au moins plus vieux que la Michna qui ouvre mon texte.
Il est cependant de trois siècles plus jeune que les prophètes de la Bible. Et ce fut là ma première consolation.

Emmanuel Levinas, Quatre lectures talmuldiques, p 165-166 (Paris, Minuit, 1968)

Le temps presse

«Oui, il est certain que dans la démarche d'Ahmadenijad, il y a une vision eschatologique: augmenter le chaos pour accélérer le retour du Mâhdi et provoquer la fin du monde.»

Cette remarque de la professeur spécialiste de l'islam m'a plongée dans la stupéfaction. J'en trouve confirmation sur quelques sites: alors il s'agirait bien d'une guerre sainte, mais d'une toute autre dimension que celle qu'imaginent (que sont capables d'imaginer) la plupart des Occidentaux: une guerre non pour la domination ou le pouvoir politique, mais une guerre pour hâter la fin du monde. C'est vraiment autre chose.

Il devient urgent que je lise Eschatologie occidentale de Taubes.

Bibliographie sur l'islam

L'une des conséquences du durcissement (est-ce le terme?) de Renaud Camus envers l'islam est que le dialogue interreligieux m'est apparu soudain comme une urgence qui ne pouvait plus souffrir aucun délai (Le temps presse, c'est un autre sujet, mais peut-être pas.)

La première étape consistait d'abord à mieux connaître ma propre religion. Je me suis donc inscrite en licence de théologie (ce qui explique à la fois un certain changement de thématique des citations laissées ici (dû à mon changement de lectures) et mon manque de temps pour tenir ce blog).

La deuxième, heureusement incluse dans la licence, était d'acquérir quelques connaissances fiables sur l'islam (parce que je doute de l'islam vu par Renaud Camus, surtout depuis que j'ai vu comment celui-ci prenait ses décisions sur les sujets économiques (le CPE[1] en 2006: une émission de télévision vue un soir a emporté sa décision alors que nous étions plusieurs à tenter de donner quelques bases d'économie politique ("Economie politique", le titre du cours professé par M. Pébereau à Sciences-Po quand j'y étais étudiante) au parti de l'In-nocence)).

Voici donc un extrait de bibliographie en sept points (j'ai repris les ouvrages qualifiés d'"accessibles").

Le dialogue interreligieux. Pourquoi? Comment?
Pierre Claverie: Petit traité de la rencontre et du dialogue, Paris, Cerf, 2004
Michel Fedou: Les religions selon la foi chrétienne, Paris, Cerf Médiaspaul, 1996
Dennis Gira: Au-delà de la tolérance: la rencontre des religions, Paris, Bayard, 2001
Dennis Gira: Le dialogue à la portée de tous… ou presque, Paris, Bayard, 2012
Michel Younès: Pour une théologie chrétienne des religions, Paris, Desclée de Brouwer, 2012.

Panorama de l'islam dans le monde
Bernard Godard et Sylvie Taussig: Les musulmans en France, Paris, Robert Laffont, 2007
Xavier de Planhol: Les nations du prophète, manuel géographique de politique musulmane, Paris, Fayard, 1993

Les fondements de l'islam
Roger Arnaldez: Le Coran, guide de lecture, Paris, DDB 1983
Raymond Charles: Le droit musulman, Paris, PUF, Que sais-je? n°702, 1965
Ali Merad: L'exégèse coranique, Paris, PUF, Que sais-je? n°3406, 1998
Françoise Micheau: Les débuts de l'islam. Jalons pour une nouvelle histoire, Paris, Téraèdre, 2012

L'islam des médiations: chiisme, soufisme et dévotion aux saints
Yann Richard: L'islam chi'ite: croyance et idéologies, Fayard, 1991
Réveils du soufisme en Afrique et en Asie, dossier de la revue Archives de Sciences sociales des religions, n°140, 2007
Annemarie Schimmel: Introduction au monde soufisme, Dangles, 2004
H. Chambert-Louis & C Guillot (dir): Le culte des saints dans le monde musulman, Paris, Ecole française d'Extrême Orient

Islam et modernité: les courants contemporains
Gilles Kepel: Du jihad à la fitna, Bayard, 2005
Ali Merad, L'islam contemporain Paris, PUF, Que sais-je? n°2195, 1998

Islam et christianisme au regard de l'autre
Richard Fletcher: La croix et le Croissant. Le christianime et l'islam, de Mahomet à la Réforme, Paris Louis Audibert, 2003

Islam et christianisme en dialogue: les questions posées
Robert Caspar: Pour un regard chrétien sur l'islam, Paris Centurion, 1990
Roger Michel: Peut-on dialoguer avec l'islam? Paris, éd Peuple Libre, 2009
Christian Troll, Réponse aux musulmans

J'ajoute un lien personnel vers un site que j'admire depuis des années, d'Orient et d'Occident.

Premier cours mercredi dernier. La professeur nous parle de Louis Massignon et Henri Le Sceaux (pour l'hindouisme).
Je découvre avec stupeur l'existence d'un pélerinage Chrétiens/Musulmans en Bretagne, le pélerinage des Sept Dormants institué par Louis Massignon pendant la guerre d'Algérie pour prier pour la paix.

Rentrée chez moi à minuit dans un certain état d'exaltation intellectuelle (tout cela promet d'être passionnant), je vais chercher au grenier un livre de Louis Massignon que je me souviens avoir acheté il y a quelques années à la kermesse de la ville.

Je déniche L'hospitalité sacrée (acquis en septembre 2009, c'est écrit en première page). A l'intérieur, je découvre une enveloppe et une carte datant de janvier 1993. Elle se termine par ces mots: "Je t'embrasse [signature] regrettes les moments où je ne t'ai pas compris".

Notes

[1] Contrat Première Embauche

La Bible dévoilée, d'Israel Finkelstein et Neil Asher Silberman

Les conclusions de ce livre sont simples : tout ce qui dans le texte de la Bible est censé se passer avant la chute de Samarie (722 av JC), le règne de Josias (639-609 av JC) ou l'exil d'une partie de la population juive à Babylone (587 av JC) est faux (dans le sens: n'est jamais arrivé ou n'est pas arrivé comme cela est raconté); ces textes bibliques sont des écritures ou réécritures, inventions ou interprétations, destinés, selon le moment de leur rédaction, à légitimer l'entreprise de Josias au temps où il cherchait l'expansion territoriale ou à protéger l'identité d'Israël lors du retour de l'exil babylonien.

Evidemment, ce que je viens d'écrire est simplificateur, mais pas autant qu'on pourrait le croire:
Les implications d'un tel réexamen sont énormes. En effet, s'il n'y a pas eu de patriarches, ni d'Exode, ni de conquête de Canaan — ni de monarchie unifiée et prospère sous David et Salomon —, devons-nous en conclure que l'Israël biblique tel que nous le décrivent les cinq livres de Moïse, et les livres de Josué, des Juges et de Samuel, n'a jamais existé?

>Israel Finkelstein et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée, p.196 (Folio 2004, publié pour la première fois en 2001 à New York)
L'envie vient de paraphraser et d'écrire que les implications inverses seraient bien plus énormes: imaginons que les archéologues démontrent que tout est vrai, faudrait-il en déduire que la terre d'Israël doit revenir aux Juifs qui doivent en expulser tous les étrangers et revenir à une observation stricte des rites afin que Yhwh leur envoie un roi qui règne sur le territoire unifié et rebâtisse le temple?
Quel archéologue ou bibliste prendrait-il le risque aujourd'hui d'écrire cela sans craindre de déclencher une guerre plus ravageuse que les précédentes (y compris civile, d'ailleurs)?

Les livres sur le sujet commencent toujours par écrire que l'archéologie en Palestine au cours du XIXe siècle cherchait avant tout à retrouver les traces des événements bibliques dans le territoire (je n'écris pas "justifier la Bible", car je pense qu'à ce moment-là, il n'y avait pas encore de doutes: la Bible disait vrai, il était passionnant de retrouver des traces matérielles de ses récits dans les fouilles. Sans doute la découverte de Troie en 1871 a-t-elle joué son rôle dans l'imaginaire des archéologues).
Puis il a fallu se rendre à l'évidence: tout ne corroborait pas le Livre, il fallait tordre des preuves: dès lors, la Bible disait-elle vrai? (Ce fut sans doute le moment le plus honnête et le plus douloureux).
Aujourd'hui, le balancier est au plus loin: tout est faux, proclament certains. Dans une sorte de mouvement en miroir de ceux qui ont relu et réécrit les récits antérieurs à la chute de Jérusalem dans le sens d'une défense de la politique de Josias et d'un royaume unifié ("mouvement deutéronomiste", je simplifie), ils sont en train de justifier la laïcité ou laïcisation de l'Etat d'Israël au XXe siècle.

Je ne doute pas que ce soit une bonne idée, et que seule la laïcité, le renvoi de la religion dans la sphère privée puisse permettre un jour de construire la paix sur ces territoires compliqués.
Mais je me demande si ces archéologues si affirmatifs ont conscience du rôle qu'ils sont en train de jouer.

PS: j'ajoute après coup un lien vers wikipédia, car la page donne elle-même de nombreux liens.

La stabilité d'une société

Revenons au point où la question du Sitz in Leben de la littérature du Proche-Orient a une assise ferme: à l'école. A côté de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, des dispositions sur la manière de se comporter ont été enseignées aux futurs fonctionnaires, qui devaient leur assurer une vie professionnelle couronneé de succès. De tels textes sont désignés comme sagesse au sens étroit du terme et ne se trouvent pas seulement dans l'Ancien Testament (cf. par exemple Pr 25-29), mais également en Mésopotamie, en Egypte (Pr 22,17-23,11 remontent à un livre de sagesse égyptien, cf. Lévêque, p.53-591) et chez les Araméens (Ahiqar, cf. Grelot, p.427-4522). Cette sagesse est caractérisée par la croyance selon laquelle toute bonne action entraîne sa récompense terrestre et tout acte contraire à l'ordre sa punition imminente. Il est évident que ce qui est en jeu ici, c'est la stabilité d'une société; les protagonistes de cette idéologie occupent un rôle privilégié de pilier de l'Etat en vue d'imposer l'ordre proclamé. Les sages des écoles du Proche-Orient ancien étaient bien conscients que la doctrine ne coïncidait pas avec l'expérience. Mais l'expérience n'avait aucune valeur argumentative: on tenait pour juste ce qui était transmis (cf. Job 8,8-10). La protestation contre cette pensée au nom de l'individu, qui sombre dans le procès de l'ordre universel, ne fut possible qu'après la chute de l'Etat judéen dans le livre de Job, et la falsification de la tradition par l'expérience seulement à l'époque hellénistique chez Qohélet.

On conçoit cependant la «sagesse» et le travail des «sages» trop étroitement si on les restreint aux textes communément appelés «écrits de sagesse». Car l'école du Proche-Orient ancien devait introduire sa conception de Dieu, du monde et de l'humain au-delà de la formation professionnelle dans les traditions de la culture. C'est pourquoi de futurs scribes de l'akkadien durent recopier (et apprendre par cœur) Gilgamesh à Meggido à l'âge du Bronze (cf. Bottéro3), et des adeptes du grec l'Iliade dans la Jérusalem hellénistique. Aucune civilisation ne peut survivre longtemps sans «canon éducatif», sans ensemble fondamental de textes et de traditions normatifs.

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in ''Introduction à l'Ancien Testament'', p. 123-124 (Labor et Fides, 2009)
1 : J. Lévêque, Sagesse de l'Egypte ancienne, supplément aux Cahiers de l'évangile 46, Paris 1984

2 : P. Grelot, Documents araméens d'Egypte (Littérature ancienne du Proche-Orient (LAPO)), Paris, 1972

3 : J.Bottéro, L'épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir (L'aube des peuples), Paris 1992

Un lecteur désespéré ou une interprétation un peu rapide?

Mais les livres des prophètes furent aussis lus et transmis à l'école, faute de quoi l'épilogue du livre d'Osée, dû à un lecteur désespéré par les difficultés grammaticales du texte, resterait incompréhensible (Os 14, 10: «Qui est suffisamment sage pour saisir tout ceci, qui est si intelligent pour le comprendre?»)

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in Introduction à l'Ancien Testament, p.125

L'identité culturelle européenne

Mais le kairos historique pour l'établissement de canons littéraires est venu avec l'émergence des grands centres de culture grecque dans la foulée de la conquête d'Alexandre. Pendant tout le IIIe siècle, la Judée dépend du pouvir lagide qui a sa capitale à Alexandrie. D'autres villes grecques, tant sur la côte palestinienne qu'en Transjordanie, font sentir leur présence, mais c'est incontestablement d'Alexandrie que vient l'impulsion principale. Dès le règne du premier des Ptolémées (Ptolémée Ier Soter, 323-282), le rayonnement culturel devient le souci prioritaire du nouveau pouvoir. Les instruments principaux de cette poitique sont la Bibliothèque et le Musée, puissamment développés et choyés par Ptolémée II Philadelphe (282-246) et Ptolémée III Evergète (246-222). Deux ambitions opposées, mais en réalité complémentaires, caractérisent cet effort: d'une part, l'ambition de réunir en un seul lieu la totalité des livres de la littérature mondiale (le souci de l'exhaustivité), d'autre part, l'établissement d'un catalogue sélectif des œuvres littéraires qui mériteraient de faire l'objet d'une lecture prioritaire et qui devraient servir de programme scolaire dans l'éducation des jeunes (le souci du «canon»). Quintilien, dans son Ketubim, et avec eux, la Bible en gestation!

Albert de Pury, "Le canon de l'Ancin Testament" in Introduction à l'Ancien Testament, p.29-30 (Labor et Fides, 2009)


Il est important, enfin, de se souvenir que c'est d'Alexandrie et de la rencontre avec l'hellénisme que la Bible juive prend son envol. Le débat qui s'amorce au IIIe siècle avant J.-C. entre deux canons littéraires rivaux, le canon grec (Homère, Hésiode, les Tragiques) et le canon juif (Moïse, les Prophètes, les Ketubim) a traversé toute l'histoire de l'Occident et de l'Orient méditerranéen, et il se poursuit toujours. C'est de la tension entre deux canons littéraires aussi profonds l'un que l'autre mais nécessairement en conflit que naît ce qu'on peut appeler l'identité culturelle européenne.

fin de l'article, p.39

Le roi David

Il n'existait jusqu'à présent aucune mention de David en dehors de la Bible. En 1993, toutefois, une stèle a été découverte à Dan, près des sources du Jourdain. Sur cette stèle, une inscription rédigée en araméen célèbre une victoire de Hazraël, roi de Damas, sur le roi d'Israël et sur le roi de la «maison de David»

Jean-Louis Ska, Les énigmes du passé - Histoire d'Israël et récit biblique, p.91

Les miracles

En effet, la mentalité ancienne ne distingue pas, comme la mentalité contemporaine, entre les phénomènes «naturels» que la science peut expliquer, et les phénomènes «surnaturels» que la science ne réussit pas à expliquer. Le principal «miracle», pour le monde antique, est le simple fait de l'existence en tant que telle, c'est-à-dire le fait qu'il y a un monde peuplé d'êtres vivants. Exister est un miracle constant, parce que la mort est beaucoup plus normale que la vie.

Jean-Louis Ska, Les énigmes du passé - Histoire d'Israël et récit biblique, p.53

Noël et le solstice d'hiver

Ces rappels et ces rapprochements aident à comprendre pourquoi on a souvent voulu voir dans un certain nombre de fêtes et de rites du christianisme une sorte d'habillage des religions pré-chrétiennes. Le plus connu des spécialistes français du folklore, Arnold Van Gennep († 1957) a cependant nuancé cette conception séduisante, mais parfois trop facile. Si la théorie de la survivance par adaptation chrétienne lui a paru acceptable pour les Rogations1, il s'est au contraire insurgé contre la théorie solsticiale en ce qui concerne Noël et la Saint-Jean. «On ne peut, écrivait-il, consulter un libre ou un article sur la Saint-Jean sans y trouver le cliché: «c'est le reste d'un culte solaire antérieur au «Christianisme», avec l'addition: «le culte du Soleil existait chez «tous les peuples depuis la plus haute Antiquité»… La Saint-Jean ne peut être ni solaire en général, ni solsticiale, de par son essence et ses origines, parce qu'elle ne se situe pas le jour le plus long de l'année, jour que tous les peuples auraient pu, en effet, «distinguer par expériences additionnées»2. Une remarque parallèle vaut pour la Noël qui ne coïncide pas avec le solstice d'hiver.

Jean Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, p.338





1 : A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, 12 vol., Paris, 1943-1958 - citation issue du t.I, vol IV, p.1637.
2 : Ibid., p.1734

Lectures et conférences obligatoires

Des inventaires après décès révèlent, tout au long du XVIIe siècle, l'indigence des bibliothèques de certains curés. En 1630, dans la pauvre chambre du curé de Dampierre (diocèse de Paris), on ne trouve que quatre volumes: le Calendrier des Bergers, un martyrologue, le Paradis des prières — recueil de méditations pour les différents moments de la journée —, et l'Estat de l'Eglise militante, ouvrage vaguement historique rédigé en 1555. En 1686 encore, la bibliothèque du curé de la Chapelle-Milon — toujours dans le diocèse de Paris — se réduit à «trois livres couverts en parchemin, l'un estant la vie des saints, l'autre la vie des saints pareil à dessus, l'autre des homélies escrites sur les évangiles, et un autre petit livre couvert de vélin et intitulé Advis et résolution théologique pour la paix de conscience».

Les séminaires contribuèrent de façon décisive à relever le niveau intellectuel du clergé: ils représentèrent, à l'âge de la Réforme catholique, une véritable «révolution ecclésiastique». […] En 1602, l'évêque de Nice ordonna à ses prêtres de posséder au moins douze ouvrages. En 1654, Godeau, évêque de Vence, donna dans ses mandements des listes de livres à lire à ses prêtres. En 1658, l'archevêque de Sens, Gondrin, demanda à ses curés de se procurer 47 ouvrages qu'ils devaient, le cas échéant, présenter lors des visites pastorales et, parmi eux, une Bible, le catéchisme romain, les Décisions du concile de Trente, la Somme de saint Thomas d'Aquin, l'Imitation, les Introductions de saint Charles Borromée aux confesseurs, et l'Introduction à la vie dévôte. […]

[…] Des «conférences ecclésiastiques» se proposèrent également de stimuler l'activité intellectuelle du bas clergé. \[...] A Angers, Mgr Le Peletier passa pour un prélat despotique parce qu'il imposa à son clergé des retraites et des «conférences» ecclésiastiques1. Mais, dans le diocèse de Paris notamment, la hiérarchie tint bon et donna aux conférences une organisation de plus en plus méthodique.

Jean Delumeau et Monique Cottret, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, (7e édition, mai 2010), p.360-361





Note
1 : Fr. Lebrun, Cérémonial (1692-1711) de R. Lehoreau, Paris, 1967, p.98

L'ange et le réservoir de liquide à freins par Alix de Saint-André

Cela ressemble un peu à un roman policier, à un roman sur l'enfance, à une ode à la Loire, à une critique de Vatican II qui serait moins une critique que la description de l'accueil des réformes par les fidèles, le clergé et les congrégations religieuses (la réception de Vatican II). Ce n'est ni amer ni nostalgique, ce n'est ni lourd (comme peut l'être une charge systématique) ni même véritablement moqueur, mais plein d'humour, et pour reprendre le mot de Barthes, bienveillant.

Un livre pour les amoureux de la Loire et du ciel au-dessus de la Loire, et pour ceux qui n'ont pas tout à fait abandonné l'espoir de voir un jour un ange.

L'énigme :
Affaire du meurtre de Mère Adélaïde et de sœur Marie-Claire (souligné trois fois).
Suspects vivants: les Francs-Maçons, les Communistes, les Protestants, et les gens du lycée (en rouge).
Suspecte morte: sœur Marie-Claire (en noir).
Résolution abandonnée: interroger les témoins Marchand (absent) et Périgault (bec-de-lièvre), de toute façon Saulnier Henri nous a tout dit (en vert).
Résolution adoptée: interroger les Protestants, les Communistes et les gens du lycée. Moyen: leur vendre des coupons pour le Sahel (en bleu).
Problème n°1: Marie-Claire. A) Aurait-elle voulu tuer Adélaïde sachant qu'elle y risquait sa vie? B) Pourquoi faisait-elle mine d'apprendre à conduire? (en noir).
Problème n°2: Les Francs-Maçons. Qui sont-ils? Où et comment les trouve-t-on? (souligné).

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.92
La Loire :
Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu’il arrive, que Dieu les aime d’un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu’on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie.
Ibid, p.12
J'aime ce ciel sous deux espèces, comme le temps et l'amour. Et encore :
La Loire, fleuve des rois de France, débordait comme le Nil des pharaons dorés, avec une lenteur majestueuse. Les gens qui croient la connaître disent que c'est une traîtresse. C'est faux. La Loire est franche, mais farouche; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu'on l'aime — mais seulement d'amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d'ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d'engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu'elle charriera ju'à la mer avec les rats et les chats crevés. Ça demande une science et une patience infinie, comme de jouer à la boule de fort. Dieu merci, on avait su la prévoir, et toutes les bêtes étaient encore sur le coteau? Parce qu'elle est finaude et fantasque, en plus, la belle ogresse, et ses victimes se comptent par colonies de vacances entières.
Ibid, p.112
Des descriptions popularisées par La vie est un long fleuve tranquille, mais qui ici ne sont qu'un constat, la tentative de montrer comment les prêtres de bonne volonté tentèrent d'imaginer et d'appliquer Vatican II de leur mieux — en en faisant trop, naturellement. (Il n'y eut pas de retour):
À la fin de cette épreuve, Monsieur l'archiprêtre dit sur le ton de monsieur Loyal: Première station: Jésus condamné à mort. Les scouts recommencèrent à gratter (c'était encore en Do majeur, très allegretto)
Le premier qui dit la vé-ri-té
Il doit être exé-tchoung, tchoung-cuté (bis)

Par dessus les banderolles bringuebalantes de la Miséricorde, la tête de Séraphin émergea d'un col romain. En tenue de clergyman, il avait, comme l'archiprêtre, une grand étiquette pendue sur la poitrine: "Jésus-Martin-Luther-King". Des chaînes de papier kraft, comme ces guirlandes qu'on fait pour Noël dans les maternelles, lui entravaient les pieds. Ses mains étaient attachées par une ficelle dont chaque exrémité était tenue par un enfant de chœur déguisé en soldat avec une veste de treillis dont les manches, trop longues, avaient été retournées. L'un avait un vrai casque de vrai soldat qui lui tombait sur le nez, l'autre un casque d'Astérix en plastique, trop petit, et qui ne battait plus que d'une aile.
Ibid, p.172-173
Et des remarques plus discrètes (Stella, quatorze ans, est élevée par ses vieilles tantes):
En prenant l'enveloppe de papier bulle, cachetée, où le nom et l'adresse étaient écrits au stylo-bille, Stella soupira, heurtée par cette triple grossièreté. Et c'était prof…
Ibid, p.225
Les causes de cette déliquescence sont résumées en une phrase:
Elles étaient quatre, et Mère Adélaïde qui n'ignorait rien le savait très bien, à avoir redoublé leur sixième, dont Hélène, par force, et Stella par faiblesse. Quatre à avoir bénéficié un an de l'enseignement de l'ancien catéchisme, du latin et des mathématiques traditionnelles, ces trois piliers de la sagesse disparus d'un coup sous les effets conjugués, quoique non concertés, d'Edgar Faure, de Mai 68 et du Concile.
Ibid, p.261
Ce n'est pas un roman à thèse, et les citations ci-dessus, pittoresques, donnent une mauvaise idée de l'ensemble (mais donner une idée juste serait beaucoup plus long…): c'est l'histoire d'une petite fille un peu seule qui ne sait pas clairement qu'elle est malheureuse même si elle en connaît les causes, qui enquête dans une école catholique en interprétant tous les indices de travers.

Les indulgences

D'autres mesures menèrent à leur tour au commerce, tristement célèbre, des indulgences. Des foules de moines mendiants, dûment informés, étaient envoyés pour répandre dans le peuple les sentences d'excommunication et de déposition. Pour cette mission, les moines devaient utiliser toutes les occasions de rassemblement de foules, c'est-à-dire les processions, les messes, les marchés. Ils avaient en outre l'obligation de faire suivre toute prédication de l'invitation à prendre la croix contre Frédéric. Mais, afin de ne pas affaiblir  inopportunément la croisade prêchée contre Frédéric et ses fils, le pape Innocent interdit secrètement, de la façon la plus stricte, qu'on prêcha aussi la croisade en Terre sainte — et cela à l'instant précis où Saint Louis préparait la sienne.  Le seul fait d'avoir écouté un prêche exhortant à la croisade contre Frédéric II valait une indulgence de quarante à cinquante jours accordée par le pape et celui qui prenait la croix avait droit aux mêmes indulgences que les croisés qui combattaient contre les Sarrasins. Et si, ensuite, on se faisait relever de ce vœu de croisade en payant, la rémission des péchés subsistait. Aussi, beaucoup se croisaient-ils uniquement pour se faire relever immédiatement de leur vœu en versant une somme d'argent et se dégager de leurs péchés par ce rachat. Ce procédé n'était pas tout à fait nouveau. Il était possible depuis longtemps déjà de se dégager du vœu de croisade en versant une somme d'argent. Mais cet argent était utilisé précisément pour la croisade, alors que désormais il ne représentait plus qu'une nouvelle source de revenus pour l'Eglise et le clergé et un moyen pour combattre l'empereur. Dès lors que l'on fit abstraction de la fiction d'une croisade et que les indulgences furent accordées immédiatement contre de l'argent, le commerce des indulgences s'établit. Et c'est ce commerce qui donna finalement l'impulsion extérieure au schisme du XVIe siècle, c'est-à-dire à la Réforme.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.560

L'autorité contre les Lumières, de Jean-Yves Pranchère

ou : A la poursuite de la cohérence impossible.

Karl Jasper, dans Introduction à la philosophie, propose de choisir un philosophe et de l'étudier à fond — en le resituant dans son contexte historique, en lisant ses commentateurs, ses détracteurs, etc. Il prétend qu'ainsi on couvre à plus ou moins long terme tout le champ philosophique.
Jean-Yves Pranchère semble confirmer le bien-fondé de cette démarche: en étudiant l'œuvre de Maistre, il nous présente l'ensemble des idées depuis Saint Augustin jusqu'aux Lumières (en poussant à l'occasion jusqu'à Carl Schmitt), dans les champs de la philosophie politique et de l'histoire.


Cette étude (à l'origine une thèse: ce livre en est la réduction à des proportions plus ordinaires) porte sur l'ensemble de l'œuvre de Joseph de Maistre. Il s'agit de prouver, en dépit de l'apparence souvent contradictoire de ses écrits, la cohérence de cet écrivain contre-révolutionnaire prolifique, ou plus exactement, d'établir à partir de quelles hypothèses il convient de le lire pour ne pas se heurter aux contradictions qui ont si souvent étonné les interprètes, tant et si bien qu'il existe sur l'œuvre de Maistre des lectures tout à fait divergentes, voire opposées.

Le plan suivi pour chaque idée étudiée est à peu près celui-ci: exposé rapide ou résumé de la thèse de Maistre, récapitulatif des interprétations données au cours du temps par différents commentateurs (interprétations contradictoires ou se chevauchant), et démontage/remontage des positions maistriennes pour en exposer les articulations et les conditions de validité (explicitation des hypothèses implicites ou disséminées dans l'ensemble de l'œuvre, remise en perspective dans les contextes historiques et philosophiques). Il s'agit donc d'un travail d'organisation et de mise en ordre logique.

Maistre était horrifié par les conséquences des idées de la Révolution française, il souhaitait un retour à l'autorité de la tradition s'appuyant sur le roi et le pape, et donc sur Dieu.
S'il est possible d'articuler rationnellement ses thèses et d'en démontrer un certain bien-fondé au vu de leur objectif (une vie paisible pour tous, la paix, le repos des citoyens, y compris au prix du sacrifice d'innocents), dans le même mouvement ce travail d'articulation met cruellement en lumière les deux ou trois apories majeures auxquelles s'est heurté Maistre, concernant la souveraineté ou la marche de Dieu dans l'histoire.



Le plaisir de ce livre n'est pas qu'un plaisir de contenu, c'est également un plaisir de style et de procédé.
JY Pranchère s'attache à isoler les nuances, à identifier les différences ou les ressemblances entre deux arguments maistriens, ou les arguments de deux philosophes, et à prendre le lecteur à contre-pied en retournant une argumentation, tant il est vrai que toute idée poussée à son paroxysme finit par rejoindre son contraire[1]. Il naît un grand plaisir de lecture à ce jeu sur les paradoxes et les glissements continuels de sens, glissements qui permettent selon les moments de défendre Maistre contre ses détracteurs ou de l'attaquer quand il semble avoir trop facilement raison (et Pranchère semble se prendre lui aussi au jeu de la contradiction, prenant un malin plaisir à établir la liste des interprétations qui ont couru sur tel ou tel point de la doctrine maistrienne, pour à son tour les contester).



Exemple : la théorie maistrienne du langage

Cet exemple est représentatif de la façon dont l'étude de Maistre permet de balayer l'ensemble des théories sur un sujet. Il dégage en quelques pages les différences et les articulations entre les différentes réflexions sur le langage, de Platon à Steiner.
Je choisis cet exemple d'une part parce qu'il est court (choisir la souveraineté reviendrait à copier la moitié du livre), d'autre part parce qu'il m'intéresse de déposer ici ce condensé sur le langage afin de pouvoir le retrouver facilement, enfin, parce qu'il montre que même sur un sujet secondaire, le langage (secondaire par rapport aux grands thèmes de la souveraineté et de l'histoire), cette étude menée sur les théories de Maistre ne nous fait grâce d'aucune analyse.

L'ennui est que l'argumentation est si serrée qu'il est difficile de ne pas tout recopier. Je mets cependant quelques passages entre crochets. Avantage colatéral, les notes de bas de page fournissent pour leur part une première bibliographie sur le thème.

[…] ; lorsque Maistre déclare que « Dieu seul a le droit de donner un nom » (OC I p.290 [2]) et que les noms expriment les essences, il semble bien admettre une nature magique du mot, d’après laquelle le mot serait en lui-même donation de l’essence de la chose et donc pouvoir sur la chose. […]

[…] Du point de vue de ce savoir linguistique, la thèse maistrienne selon laquelle «le nom de tout être exprime ce qu'il est, et dans ce genre il n'y a rien d'arbitraire» (EPL[3], OC I p.291) exprime soit une erreur — la croyance dans un lien interne et naturel entre la chose et son nom — soit une tautologie sans conséquence, qui est que, dans chaque langue, chaque être porte le nom qu'il porte. Mais, d'un autre côté, dans la mesure où elle distingue la chose (le référent) de l'idée (du signifié) et affirme l'identité de la pensée et de la parole, la négation maistrienne de l'arbitraire du signe semble rencontrer une des intuitions les plus fortes de la linguistique issue de Saussure: l'intuition formulée par Benveniste qu'«entre le signifiant et le signifié, le lien n'est pas arbitraire»[4]; intuition qu'exprime d'ailleurs le terme même de «signifiant», pourvu qu'on lui garde sa valeur de participe présent. On sait que Benveniste a été précédé sur ce point par Humboldt, qui a fortement critiqué la conception d'après laquelle les mots ne sont que des signes arbitraires des choses; aussi certains commentateurs ont-ils pensé que Maistre, par son refus de la thèse de l'arbitraire des mots, pouvait être rapproché de Humboldt[5]. La tentation surgit ici de faire apparaître Maistre, non plus comme un penseur dépassé par les surgissements de la linguistique, mais au contraire comme le précurseur d'une pensée attentive à l'intrication de la pensée et du langage.

Il faut cependant résister à cette tentation. La thèse du lien nécessaire du signifiant et du signifié, telle que l’a soutenue Benveniste, ne fait que reformuler l’intuition saussurienne de l’indissociabilité du son et de la pensée ; pour cette raison même, elle ne contredit pas la thèse saussurienne de l’arbitraire du langage. Il faut souligner ici que la thèse de l’arbitraire, au sens de Saussure, n’est pas une prise de parti dans le débat inauguré par le Cratyle de Platon autour de la question de savoir si le langage est naturel ou conventionnel ; elle est bien plutôt la récusation de ce débat : que les signes linguistiques soient arbitraires signifie qu’ils ne procèdent ni d’une mythique ressemblance aux choses, ni d’une impossible convention qu’auraient passée entre eux des hommes décidant d’inventer le langage, mais qu’ils sont à la fois contingents par rapport à la nature et historiquement déterminés La linguistique saussurienne récuse la question de l’origine du langage, ou situe cette origine dans le fonctionnement même du langage [6], pour pouvoir étudier les systèmes de signes linguistiques dans les transformations historiques de leurs usages. La ressemblance avec la théorie maistrienne du langage n’est que ponctuelle : elle tient à ce que maistre reconnaît l’historicité du langage dans la mesure où il nie que celui-ci puisse être d’origine conventionnelle. Lorsque Maistre déclare que « nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre » (SSP, 2[7], OC IV p.87), il rencontre l’enseignement de la linguistique en récusant la question de l’origine du langage, telle qu’elle a été posée par la philosophie des Lumières, pour poser que le langage a son origine en lui-même et ne peut pas être compris à partir de la nature ou de l’artifice.

Cette position ne peut cependant pas être confondue avec la thèse fondatrice de la linguistique situant l’origine du langage dans son fonctionnement même. Si Maistre récuse la question de l’origine du langage, c’est uniquement au sens où cette question vise une origine humaine. Ce refus ne signifie pas que le langage humain est à lui-même sa propre origine ; il signifie bien plutôt que le langage humain porte en lui-même sa propre origine transcendante, qui est le langage lui-même compris comme l’Origine absolue — le Logos ou le Verbe divin. Cette origine est interne au langage, puisqu’elle est le langage même, et en ce sens elle n’est pas antécédente au langage ; mais elle est antérieure au langage humain, en tant que celui-ci n’est qu'une émanation ou une création du Verbe primitif. « Les langues ont commencé ; mais la parole jamais, et pas même avec l’homme. L’un a nécessairement précédé l’autre ; car la parole n’est possible que par le VERBE » (SSP, 2, OC IV p.99). La récusation de la question de l’origine des langues n’a donc pas chez Maistre le sens qu’elle aura dans la linguistique — et qu’elle avait déjà chez Rousseau butant dans son second Discours sur le fait que la langue, la tradition, la pensée et la société « se précèdent l’une l’autre, se postulent et se produisent réciproquement »[8] : le cercle logique de la précession du langagepar lui-même délimitait alors le champ de l’autonomie du langage comme objet d’étude. Maistre se réfère à l’occasion aux « embarras de l’origine des langues » reconnus par Rousseau ; mais il lui semble que ces embarras ne peuvent conduire qu’à une seule conclusion : si les langues n’ont pas pu être inventées par l’homme, c’est que la « force qui préside à la formation des langues » n’est pas humaine, mais divine (OC IV p.87-89). Parce que le langage est divin, les langues sont l’œuvre de Dieu. Le refus de l’origine conventionnelle du langage qui semblait rapprocher Maistre de la linguistique, le rejette aux antipodes de celle-ci : alors que la linguistique affirme à travers l’arbitraire du signe l’historicité et la contingence naturelle du langage, Maistre affirme à travers l’origine divine des langues que le langage a dans son historicité même le caractère d’une nécessité naturelle. Non seulement le langage est naturel à l’homme, mais les langues mêmes ne naissent ni ne se développent au hasard ; leur nécessité est divine.

On comprend alors que le refus de l’arbitraire du signe puisse déboucher chez Maistre dans un étymologisme qui soutient non seulement que « les langues renferment une métaphysique cachée et profonde » (OC VII p.445), mais encore que « chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l’origine » (OC IV p.97). L’autorité de l’étymologie se fonde sur la proximité de l’origine des mots avec l'Origine des origines, la parole divine. L'étymologie est vraie, comme les idées innées sont vraies, parce que les noms sont faits par Dieu et que Dieu n’est pas trompeur : puisque les noms relèvent, comme les constitutions politiques, de la « juridiction immédiate » de Dieu, l’origine des noms doit nous rapprocher du Langage de l’origine qui est à l’origine du langage. On ne reviendra pas sur les étymologies fantaisistes du deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, venues en droite ligne d’Isidore de Séville, qui ont suscité les moqueries des philologues. On doit en revanche remarquer la disproportion qu’il y a entre les remarques étymologiques de Maistre — du type : « beffroi vient de Bel EFFROI » — et la thèse métaphysique que ces descriptions doivent illustrer, celle d'un écho de la puissance créatrice du verbe divin dans la formation des langues humaines. Cette disproportion interne à l'étymologisme maistrien signale le paradoxe constitutif de la théorie maistrienne du langage, qui tire argument du fait que les signifiants ont une histoire — ce qui est l’arbitraire du signe au sens de Saussure — pour affirmer que les signes "ne sont pas" arbitraires. L’histoire des mots est mobilisée pour manifester l’anhistoricité de l’origine divine : alors même qu’elle montre qu’il n’y a pas de sens propre des mots, puisque les mots se transforment les uns dans les autres, l’étymologie est prise pour l’indication du sens vrai [9]. Ce paradoxe ne fait qu’exprimer la structure même de l’historicisme maistrien, d’après lequel l’historicité elle-même est fondée dans l’éternité divine : comme toute œuvre providentielle, le langage est simultanément nature et histoire.

La comparaison de Maistre avec Humboldt peut ici être éclairante : loin que l’on puisse rapprocher les deux auteurs, il faut constater que tout les oppose[10]. La linguistique de Humboldt s’oppose au « logocratisme » de Maistre comme une "anthropologie" des "discours" à une "métaphysique" des "noms". Selon Maistre, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont l’œuvre de Dieu, la parole humaine ne pouvant avoir d’autre origine que l’expansion du Verbe divin ; pour Humboldt, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont, selon sa propre expression, « l’œuvre de l’homme »[11]. Lorsque Humboldt pose que les mots ne sont pas arbitraires, il veut précisément dire que les mots "ne sont pas seulement des signes" et que le modèle du signe ne rend compte que de certains usages du langage et non du langage lui-même.Tout signe est arbitraire, puisque ce qu’il désigne est indépendant de lui ; mais les mots ne sont pas des signes, parce qu’ils forment avec la pensée qu’ils évoquent un tout indissoluble : la « dépendance mutuelle et complémentaire de la pensée et du mot » fait que les mots signifient la pensée comme seuls ils peuvent la signifier. Cette unité indissoluble de la pensée et des mots n’est pas une identité : le langage est « l’organe formateur de la pensée » selon le régime d’une "interaction". La pensée ne serait rien sans le langage, où elle trouve son achèvement et hors duquel elle ne serait pas mêmepossible ; mais l’interprétation de la pensée et des mots ne se résout pas dans une identité ou une transparence qui abolirait leur différence. Une des thèses les plus célèbres de Humboldt est que « nul ne donne au mot exactement la même valeur qu’autrui », de sorte que « toute compréhension est toujours en même temps non-compréhension »[12] : cette thèse, qui exprime exactement ce par quoi le mot ne relève pas du signe, implique en même temps que la signification des mots reste toujours en partie indéterminée, libérant ainsi l’espace de jeu où la spontanéité de la pensée s’exerce et agit en retour sur le langage. Ainsi le langage et la pensée se transforment-ils ensemble, témoignant à la fois de la nécessité de leur lien et de la contingence historique de leur unité. Rien n’est plus éloigné de la nostalgie maistrienne pour la langue d’avant Babel que cette théorie qui implique que la diversité des langues est un bienfait permettant une interaction plus riche entre les hommes.

Sans doute Maistre semble-t-il se rapprocher de Humboldt lorsqu’il déclare : « nous ne lisons pas du tout les mêmes choses dans les mêmes livres. » Mais le commentaire même que Maistre donne de cette formule montre la distance qui le sépare de Humboldt : si nous ne comprenons pas tous les mêmes phrases de la même façon, ce n’est pas parce que les mêmes signifiants ont pour chacun une valeur différente, autrement dit une historicité spécifique ; c’est parce que les idées innées ne sont pas activées en chacun de nous avec la même acuité : « quoiqu’il y ait des notions originelles communes à tous les hommes, et qui sont en conséquence accessibles, ou plutôt naturelles à tous les esprits, il s’en faut néanmoins qu’elles le soient toutes au même point. Il en est, au contraire, qui sont plus ou moins assoupies, et d’autres plus ou moins dominantes dans chaque esprit » (SSP, 7, OC V p.55). Aussi bien la thèse maistrienne de l’identité de la pensée et de la parole est-elle l’absolue antithèse de la thèse humboldtienne que pensée et parole se transforment l’une l’autre dans leur interaction. Humboldt décrit le langage et la pensée comme deux termes formant ensemble une unité indissoluble ; Maistre voit la parole et la pensée comme une seule et même réalité — ce qui veut aussi bien dire que le langage n’a aucune pesanteur propre. Maistre ne pense pas, comme Humboldt, que le langage forme la pensée ; tout au contraire, il ne voit rien d’autre dans le mot que le signe de la pensée préexistante : « la pensée préexiste nécessairement aux mots qui ne sont que les signes physiques de la pensée » (SSP, 2, OC IV p.102). Humboldt pense que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est fait de signes, Maistre pense l’inverse : que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est absolument signe et qu’il est par là même absolument transparent à ce dont il est le signe. Cette pensée s’exprime à sa limite dans la thèse proprement insoutenable que c’est « la même chose de demander la définition, l’ essence ou le nom d’une chose » (OC VI p.106). La parole est la pensée parce qu’elle n’est que la pensée ; le nom est l’idée parce qu’il n’est que le signe de l’idée et qu’il n’y a rien d’autre en lui que l’idée dont il est le signe. C’est pour finir l’évanescence même du signe devant la chose — l’extrême de son arbitraire — qui fait sa nécessité ; c’est en tant qu’il est purement signe que le signe est magie, c’est-à-dire révélation de l’essence de la chose mise à disposition dans le nom. Le paradoxe est alors que la thèse du caractère nécessaire des noms — thèse qui, reliant toute nomination à la nomination originelle et créatrice du Verbe divin, porte en elle la croyance antique dans le pouvoir des noms — est absolument identique à la réduction du langage à un simple ensemble de signes désignant les idées innées mises en nous par Dieu. C’est précisément parce que le langage n’est que l’ensemble des signes des idées innées que « c’est une folie égale de croire qu’il y ait un signe pour une pensée qui n’existe pas, ou qu’une pensée manque d’un signe pour se manifester » (SSP, 2, OC IV p.106). C’est donc pour finir vers une linguistique cartésienne que fait signe la théorie maistrienne du langage : si mystiques que soit les accents de la « théorie des noms », cette théorie est cartésienne en ce qu’elle affirme simplement, d’une part, l’existence d’une grammaire universelle du langage, grammaire identique aux structures fondamentales de la pensée (identité de la parole et de la pensée fondées dans la forme unique du Verbe divin), et, d’autre part, l’existence d’une sémantique universelle, toute langue n’étant qu’un ensemble de signes désignant un même ensemble de significations premières et universelles, constituées par les idées innées (la langue édénique étant la nomenclature parfaite des idées innées.

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.322 à 329

Tout est là: l'exposé initial (le nom comme essence magique), le balayage du champ de la linguistique (et son grand partage entre les défenseurs de l'arbitraire du signe et ceux qui pensent l'inverse), le retour à la position initiale, mais une position déplacée: il ne s'agit plus d'une essence magique mais d'idées innées, c'est Descartes et la raison qui sont convoquées, comme signe d'un Verbe divin. On voit par ces quelques lignes combien la lecture Maistre/Pranchère mène à des conclusions tout à la fois connues d'avance et inattendues.



Manuel de philosophie politique

Le contexte et les définitions sont à chaque moment primordiaux, et le livre peut servir de manuel de philosophie politique.

Par habitude et manie de l'indexation (mon souci étant toujours de "retrouver vite"), je copie ici quelques points de repère, qui sont des définitions ou des balisages me permettant d'utiliser mon exemplaire comme dictionnaire de notions.
Attention, c'est totalement subjectif et incomplet, les pages indiquées sont des points de départ ou des conclusions, ce n'est qu'un outil à ma main (sachant que la table des matières très détaillée est une aide précieuse en cours de lecture).

idéologie (tradition marxiste et Hannah Arendt) : p.15
traditionalisme (Bonald) p.31
réforme (restauration) p.62
libéralisme (définition la plus générale) p.65
système p.109
loi p.149
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Bonald) p.155
justice et résistance p.157
un droit (Le Mercier de la Rivière) p.190, note 7
liberté (selon Montesquieu) p.190-191
libéralisme p.193
légitimité politique p.195
liberté individuelle, droits de l'homme, droits du citoyen (démocrates/libéraux) p.195
société (selon Burke) p.198, note 18
démocratie / république p.202
volonté générale / volonté de tous p.203-204
théocratie (Saint-Just, Saint-Martin, Rousseau) p.211
préjugé (Voltaire, Maistre) p.216
despotisme (Montesquieu, Maistre) p.218
religion p.223
augustinisme politique p.235, note 70
gallicanisme politique et religieux p.237
Déclaration du clergé gallican sur le pouvoir de l'église en 1682 (Bossuet. 4 articles) p.238, note 73
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Maistre) p.240
droits de l'homme (thomisme / moderne) p.249
souveraineté (Hobbes, Puddendorf, Kant) p.258 (Popper p.267)
dénégation p.268 et 254
historicisme p.270 (Fichte, Feuerbach, Haym p.272-273)
nihilisme ou rienisme p.283
protestantisme (selon Maistre) p.287
interprétation, (Charron) cercle herméneutique (modernes) p.289
double origine de la science p.293
positivisme (Comte) p.299
philosophie (Lumières, Descartes, Malebranche) p.303
individualisme (selon Maistre) p.305
rationalisme et traditionalisme p.311
raison p.315, p.321
trois preuves de l'existence de Dieu (analysées et détruites par Kant) p.316
idée innée p.319 chez Kant p.320
arbitraire du signe chez Saussure p.324
thèse de Humboldt p.327
traditionalisme de Bonald p.329 et 332
traditionalisme (thèse catholique orthodoxe) p.333 (révélation et raison)
nature / histoire (Les Lumières) p.353
historicisme p.357
fait / droit, droit naturel / droit positif p.357
traditionalisme de Bonald p.329, 332
histoire (le tout de ce qui est) p.358
loi naturelle chez Locke p.362
loi naturelle dans la tradition jusnaturaliste p.364
loi naturelle selon Maistre p.364
finalisme thomiste p.365
nature pour Maistre p.365-366
finalité thomiste / maistrienne p.367, 368
loi naturelle (transcendante) / loi de la nature p.368
liberté / volonté p.376
occasionalisme p.377
causes secondes (thomisme / Malebranche) p.378
philosophie de l'histoire p.389
travail comme drogue : Voltaire p.396
mal pour Leibniz p.398 => jugement de Hegel p.399
souveraineté p.430-431
modernité p.434-435
dialectique des Lumières p.436
autoritarisme dogmatique p.443
le droit (Kant, Philonenko) p.445



Notes

[1] cf. le titre du livre: Maistre a utilisé les arguments des penseurs des Lumières contre la Révolution.

[2] Œuvres complètes, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hindelsheim, 1984, tome I p.290.

[3] Essai sur le principe générateur des constitutions politiques

[4] E. Benveniste, «Nature du signe linguistique», in Problèmes de linguistique générale 1 Tel/Gallimard, 1976, p.51. La thèse de Benveniste ne doit pas être confondue avec celle de Jakobson. Jakobson refuse l'arbitraire du signe au nom de la motivation naturelle du langage. Benveniste maintient la thèse de l'arbitraire du signe en tant qu'elle affirme l'historicité du langage (son absence de motivation naturelle); mais il souligne que le signe est nécessaire 1° en tant que chaque signifiant signifie son signifié et 2° en tant que chaque signifiant est porteur d'une valeur qui contribue à son sens et qui est motivée par l'ensemble du système des signes.

[5] E. Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico, New York, 1937, p.182

[6] Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, Gallimard, paris 1975, p.123sq, 208sq.

[7] Les Soirées de Saint-Pétesbourg, 1809-1821, éd. posthume 1821

[8] J. Derrida, « Le cercle linguistique de Genève », in Marges de la philosophie, Minuit, Paris, p.175. J. Derrida étudie la pensée de Rousseau à la lumière de la logique paradoxale du supplément. Celle-ci est aussi à l’œuvre chez Maistre (la foi est le supplément qui permet à la raison d’être elle-même) ; c’est encore l’un des fils qui relie Maistre à Rousseau.

[9] C’est le paradoxe étudié par Jean Paulhan dans "La preuve par l’étymologie" (Œuvres complètes III, Cercle du livre précieux, paris 1967, p.263sq).

[10] On peut en revanche penser avec Georges Steiner (« Logocrats (A note on de Maistre, Heidegger and Pierre Boutang)» in "Langage and Politics", Bruyklant, Bruxelles, 1982, p.70-71) que la théorie maistrienne du langage contient la théorie heideggerienne « "in nuce" » ; mais c’est précisément dans la mesure où la pensée de Heidegger, au contraire de Humboldt, est marquée par l’étymologisme, par la réduction du langage au nom et par la facination pour le sacré, pour "la coincidentia oppositorum" dont la figure de rhétorique est l’oxymore. Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, op. cit. p.373sq et Le langage Heidegger, Puf, Paris, 1990

[11] J. Trabant, "Humboldt ou le sens du langage", Mardaga, Liège, 1992, p.67. Nous suivons dans ce qui suit les analyses de ce livre remarquable.

[12] W. von Humboldt, "Einleitung zum Kawi-Werk", p.14, in "Schriften zu Sprache", Reclam, Stuggart, 1985, p.59.

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