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La lettre perdue de Martin Hirsch

J'ai vu Matin Hirsch lors d'une conférence à Sciences-Po, à l'automne 2008 il me semble; il travaillait alors à la mise en place du RSA. Il était arrivé en retard, retenu dans son bureau par des chômeurs ou des sans-abris. A l'époque, il s'apprêtait à publier un livre en collaboration avec une chômeuse, j'avais eu l'impression qu'il avait mis son nom sur la couverture afin de l'adouber et de lui donner une chance d'émerger parmi le monceau des publications; cette stratégie n'a guère été payante, je ne me souviens pas que ce livre ait fait parler de lui (il n'est peut-être pas trop tard: La chômarde et le Haut Commissaire, Oh! éditions).

Comme il ne savait pas s'il pourrait se libérer (s'il serait libéré!), il nous avait envoyé sa directrice de cabinet, Emmanuelle Wargon, qui m'avait fait une impression profonde par sa rigueur et son bon sens. Elle nous racontait que le "commissariat" n'avait que très peu de moyens, qu'il fallait travailler "en transversal"1 en mettant à contribution la bonne volonté des uns et des autres; et en l'écoutant j'imaginais les trésors de diplomatie et la persévérance nécessaires, et j'étais remplie d'admiration.

Martin Hirsch est arrivé, il a parlé devant une salle plutôt hostile, Sciences-Po, "la fac de droit la plus à gauche de France", lui pardonnant mal d'avoir accepté un siège dans un gouvernement de droite (n'imaginez pas cependant une salle pleine d'étudiants boutonneux: ce cycle de conférences sur l'actualité est payant, y assistent surtout des nostalgiques de l'amphi Boutmy).
Il m'a fait rire en expliquant par exemple comment à la grande horreur de certains fonctionnaires ou élus il avait osé invité des chômeurs (des vrais, en chair et en os) à des réunions de travail où l'on étudiait leur situation pour décider de leur sort; ou comment, lorsqu'il avait proposé à certaines personnes du ministère d'aller visiter une caisse d'allocations familiales ou une ANPE, il avait eu des réponses ravies («Oh oui, je n'en ai jamais vu!)», ou encore comment il avait mis en place «une stratégie Parmentier» pour le RSA:

Il souhaitait expérimenter le RSA avant de le déployer à grande échelle (j'ai appris à cette occasion que cette idée qui paraît pleine de bon sens est anticonstitutionnelle dans son principe: il est interdit de traiter différemment certaines portions du territoire français), il avait donc obtenu l'autorisation d'expérimenter son idée dans un ou quelques départements. Il avait présenté cela comme une faveur, une distinction, quelque chose de rare et de difficile à obtenir, afin d'attiser le désir et la jalousie des départements voisins.

J'ai retrouvé ce mélange de sérieux, de bon sens et de situations ubuesques dans ce livre La lettre perdue. C'est un livre d'anecdotes qui couvrent tous les champs de la vie, familial, étudiant, professionnel, utopiste. Ce livre est à la fois un hommage à son père et ses grands-pères, une réflexion visionnaire sur l'avenir de l'Europe et sur la force de l'engagement qui peut changer la face du monde (et dans un premier temps, celle de la France).
C'est un livre fascinant par son contenu, les anecdotes sont souvent surprenantes; le père et les grands-pères ont tous eu des rôles importants au sein de l'Etat (où l'on apprend l'origine du "Haut Commissariat", appellation voulue par Martin Hirsch); la musique et l'escalade jouent leur rôle ainsi que les rencontres.

Il s'en dégage un portrait attachant d'un étudiant doué animé d'une formidable capacité de travail dans une famille exceptionnelle, un étudiant très tôt conscient des cadeaux qu'il a reçus par sa naissance et désireux de mettre en place des mécanismes de compensation pour ceux qui ont ou ont eu moins de chances que lui.

Quelques extraits:
Martin Hirsch était étudiant en médecine (j'ai cru comprendre qu'il n'était pas allé jusqu'au bout). Le problème, c'est qu'il est incroyablement maladroit, ne supporte pas la vue du sang et ne sait pas reconnaître le ventre d'une femme enceinte. Au cours de sa deuxième année de médecine, son oncle chirurgien orthopédiste l'invite à assister à des opérations:
Lors des premières interventions, la vue du sang me faisait m'évanouir. Pas de quoi pertuber Polo, qui demandait simplement à l'infirmière de me tirer par les pieds hors du bloc opératoire, de m'asperger d'eau, de me remettre une nouvelle tenue stérile et de me faire revenir. Il m'est arrivé ainsi de perdre trois ou quatre fois connaissance durant la même opération, avec trois allers-retours entre le bleoc opératoire et la salle d'habillage. Mais cela m'a immunisé. C'était la bonne méthode et cela ne semblait pas déranger Polo, qui continuait à prélever des petits fragments d'os iliaque pour pouvoir allonger un tibia et mettre fin à un boitement.

Martin Hirsch, La lettre perdue, p.165-166 (Stock, 2012)
Il s'engage dans Emmaüs en accompagnant un ami. D'origine juive, baptisé protestant, il se tient depuis toujours à distance de la religion. Ce n'est que tardivement qu'il connaîtra l'abbé Pierre.
Il raconte drôlement la mégalomanie de l'abbé Pierre (attention: hors contexte, cette anecdote n'est guère favorable l'abbé Pierre. Un autre passage raconte sa mort, et de l'ensemble de ses évocations se dégage un portrait équilibré, qui n'est pas dans le pur encensement — ce qui est le but de Martin Hirsch quand il raconte: ne pas être dans l'idolâtrie).
2003:
— Les islamistes préparent un attentat en France. Quelle cible crois-tu qu'ils vont choisir?
— Je ne sais pas, Père.
— Si j'étais eux, je ferais un attentat contre l'homme le plus populaire de France.
— Vous voulez dire, vous-même?
— Exactement. Il faut que je demande une protection. Prends le téléphone, appelle-moi le Premier ministre et passe-le moi. Il comprendra et nous serons gardés.
J'étais interloqué. Je ne me voyais pas servir d'intermédiaire pour une demande aussi loufoque. Comment le lui dire?
— Père, je vous ai toujours entendu vous plaindre d'etre obligé de vivre si vieux, et réclamer vos «grandes vacances». Voilà une occasion unique d'exaucer votre vœu. Plutôt que de demander une protection aupère du Premier ministre, je vous fais une autre proposition. Je connais le présentateur du journal télévisé, je l'appelle et lui demande d'incruster sur l'écran votre adresse: ainsi, les terroristes sauront vous trouver et vos «grandes vacances» seront pour tout de suite.
— Tu te moques de moi, là, Martin?
— Je ne me permettrais pas.
— Tu as raison. Tu sais, souvent ils me passent mes caprices. Il ne faut pas.
Je le sens presque soulagé. Ce soir-là, j'ai l'impression d'avoir réussi mon véritable examen de passage.
Ibid, p.32
Une situation ubuesque lors de la mise en place du RSA:
Le troisième temps fut plus rocambolesque. Jusqu'à la réunion où l'accord fut scellé, nous n'étions pas pris au sérieux. Les administrations pariaient sur l'échec de la commission. Toute convergence de points de vue leur semblait inconcevable. Le concensus que nous avions trouvé commença à les affoler. Or, nous avions besoin des administrations pour chiffrer le coût du revenu de solidarité, pour faire des simulations. Et dès lors, il nous fallait avoir accès aux logiciels détenus par les ministères des Finances et des Affaires sociales. Mais les fonctionnaires avaient reçu des instructions pour faire obstacle à nos recherches. Nous voyions arriver le terme de notre commission, sans la moindre possibilité d'étayer nos prositions par des chiffrages sérieux. Pire, ils nous opposaient des montants effrayants. Ce que nous avions concocté coûteraient plus de dix milliards d'euros. Autant dire la lune. Comment contourner cette mauvaise volonté? Avec trois fonctionnaires, moins disciplinés que les autres, nous nous muâmes en braqueurs. Nous décidâmes de braver les interdits en profitant d'un jour férié, le lundi de Pâques, pour entrer clandestinement dans les ordinateurs des ministères. L'opération commando avait quelque chose d'excitant. Je me souviens des couloirs vides de Bercy, de nos airs de conspirateurs, de la joie de transgresser pour un objectif qui nous semblait d'intérêt général. En quatre heures nous obtînmes les chiffres que l'on refusait de nous communiquer depuis quinze jours. Nous fêtâmes notre braquage par un bon steak frite en face de l'École militaire.
Ibid, p.45-46
Les manifestations de 2003 contre l'antisémitismes
Je rejoignis vers Denfert-Rochereau la première manifestation \[celles des Palestiniens] et coiffais ma kippa. Cela me fit un drôle d'effet, parce que je ne l'avais jamais portée ailleurs que dans une synagogue, lors des rares occasions où j'étais invité à un mariage ou une autre cérémonie. Au bout de quelques minutes, deux gaillards surgirent pour me prendre au collet et me donner un violent coup de poing. Trois autres personnes s'interposèrent immédiatement, maghrébines elles aussi, s'excusèrent, me remercièrent de ma présence et me proposèrent leur protection. Je fis donc tout le défilé à leurs côtés, sans jamais être ennuyé. Je me sentis un peu imposteur, mes anges gardiens étant persuadés que j'étais un juif pratiquant venu leur apporter son soutien.
>Le lendemain, le cortège allait de la République à la Nation. Je passai d'abord chez l'un de mes frères habitant sur le trajet. Je lui racontai l'épisode de la veille et indiquai mon intention de me parer d'un keffieh: «Tu n'y penses pas. Eux sont vraiment violents. Tu vas te faire casser la gueule.» Je cachais donc mon keffieh d'emprunt sous mon blouson et rejoignis le cortège. Effectivement, le Betar et autres Ligue de défense juive étaient présents avec l'intention d'en découdre. Je réussis à rejoindre un groupe qui se distinguait des autres avec des banderoles pacifiste à l'effigie du mouvement «La paix maintenant». On me proposa de tenir l'un des montants de la banderole. Ce que je fis. Nous nous attirâmes aussitôt une charge violente de la Ligue de défense juive, armée de matraques. Les juifs chargeaient d'autres juifs, parce qu'ils appelaient à la paix.
Ibid, p.156-157
A la suite de quoi, M Hirsch est invité à participer à un voyage en Israël avec Stéphane Hessel2, Raymond Aubrac, Gérard Toulouse, Matthieu de Brunhoff et quelques autres. Ils se feront tirer dessus par des soldats israëliens, rencontreront Yasser Arafat («Curieux sentiment d'être à la table de celui que je considérais, quand j'étais adolescent, l'un des plus abominables personnages»). A la fin du chapitre, M. Hirsch note: «Quel voyage troublant.»

Je termine par quelques mots sur l'ENA, écrit par le père de Martin Hirsch. Ils sont profondément vrais et pourraient convenir pour la plupart des grandes écoles françaises (quelle démesure entre l'aura du prestige et la réalité des fonctions):
[…] Le plus dangereux, à cet égard, est le stage en préfecture, où sans rien avoir appris tu auras l'illusion du pouvoir et, effectivement, tu exerceras des pouvoirs et tu verras beaucoup de gens te faire des courbettes. C'est là l'un des dangers de l'ENA, croire que l'on est quelqu'un alors que l'on est rien. (L'ENA n'est pas une école où l'on apprend.) Le second c'est que la quasi-totalité des débouchés normaux de l'ENA n'ont guère d'intérêt. […] En revanche, c'est un marchepied extraordinaire pour faire autre chose, qui peut alors être très intéressant. […]
Ibid, p.278





1 : comprendre: en réunissant des données et des savoir-faire disponibles dans des services ne dépendant pas des mêmes patrons, problème bien connu en entreprise qui peut vite devenir insoluble.
2 : C'était avant "Indignez-vous".

3 mars 2009 - Parlons de Barthes

Compagnon a expédié le fil de son cours pour passer à ce qui lui tenait à cœur: les livres posthumes de Barthes qui viennent de sortir.
Je peux comprendre qu'il soit ému. Je peux comprendre la détresse qu'on éprouve à mesurer celle de quelqu'un qu'on aimait et qu'on se reproche de n'avoir pas perçu quand il était encore temps d'être présent. Cependant, cependant... Qu'est-ce que ça venait faire là?


Reprenons: trois points d'attache chez Stendhal qui permettent d'avoir le sentiment que le temps s'est immobilisé, qu'on est le même aujourd'hui qu'hier: la mort de la mère, le régicide, le premier amour.

Il y a autre chose : la lecture des romans écrits par son oncle, qui lui ont fait décidé de devenir écrivain («Je sens cela aussi vivant en 1835 qu'en 1794» : la remarque reprend toujours la même structure. (voir chez sejan).

Stendhal décide donc à ce moment-là de vivre à Paris comme Molière (ie., écrire et vivre avec une actrice).

Mais surtout, dissimulation. Difficulté à parler sur ce qu'on aime.
Barthes dans son dernier article interrompu par son accident écrivait «on échappe toujours à parler de ce qu'on aime». Certes, il écrivait pour contredire ce jugement, et d'ailleurs, Stendhal a réussi à écrire son amour de l'Italie.

A la fin d' Henri Brulard, Stendhal évoque le plaisir de l'opéra pour dire son impossibilité d'en parler: il ne lui reste de la représentation que la dent en moins de la chanteuse Caroline. => Il est impossible de raconter de faire un roman.
La bataille du Tessin, l'arrivée à Milan: toujours le bonheur est impossible à décrire. Impossibilité du récit. Stendhal propose de le raconter et que nous sautions cinquante pages, sauf que le livre s'arrête!
=> impuissance à dire le bonheur de l'Italie. Si l'on revient non bredouille de la chasse au bonheur, alors on atteint l'indicible.
Car en faire une histoire, ce serait faire de l'emphase, manquer d'ironie.
Ainsi, le récit épisodique est aussi un choix: il permet d'éviter de devenir emphatique.

Ne pas se prendre au sérieux est une décision qui remonte aux années de jeunesse. Durant ses années de formation, Stendhal a été marqué par Rousseau (l'emphase), Vigny (le poète), Chatterton (le génie). Il n'a pas changé de modèles, mais souhaite évité l'emphase de Rousseau. Contre cela il choisit l'ironie.

(A l’emphase et à l’importance près (self importance) ce journal a raison.)
Ce qui marque ma différence avec les niais importants du journal et qui "portent leur tête comme un saint-sacrement", c’est que je n’ai jamais cru que la société me dût la moindre chose.
Henri Beyle, Vie d'Henri Brulard

Stendhal qualifie Chateaubriand de "roi des égotistes".
Stendhal s'élève donc contre l'emphase de ceux qui font de leur vie un récit. Dans Brulard, il explique qu'il a écrit Le Rouge et le Noir dans un style bâclé pour combattre l'emphase.

Voltaire: puérilité emphatique.
d'où le comte Mosca: ne se prend pas au sérieux. Séduit ainsi la comtesse. (à comparer avec la self importance de Roquentin dans La Nausée).

Roland Barthes

Ici transition vers Barthes que je n'ai pas notée tant elle m'a paru artificielle. J'ai noté des édifices, mais chez sejan je relève des précipices: ???

Toujours est-il que le thème du souvenir et des anamnèses nous mène à Barthes, dont on vient de publier Voyage en Chine et Journal de deuil, écrit en 1977, recueillant les traces du chagrin intime (non destiné à être publié) de Barthes à la mort de sa mère.
J'ai noté en finir avec Roland Barthes: est-il possible que Compagnon ait dit ça, ou n'est-ce que mon résumé d'une phrase du genre: «on vient de publier les ultimes papiers de Roland Barthes?»

Le voyage en Chine de Barthes a eu lieu en 1974.
Le Journal de deuil date de 1977. (Antoine Compagnon a soudain l'air fatigué et empli de regrets:«c'est une expérience éprouvante de découvrir la profondeur de la dépression dont souffrait Barthes»).
1/ découvrir un texte de deuil (il y aurait des parallèles nombreux à faire avec Albertine disparue);
2/ découvrir quelque chose qu'on ne connaissait pas de quelqu'un qu'on connaissait.

Le texte de deuil vérifie par l'absurde l'impossibilité d'écrire la vie. L'écrit de deuil refusant la vie ne peut accéder au récit.
La mort de la mère rend possible celle du fils qui écrit à 62 ans: «Ici commence ma mortalité».
Il est impossible de raconter la vie par peur de faire de la littérature. Raconter, c'est accepter le passage du temps. Il y a un lien essentiel entre le récit et le temps.
Refus d'une dialectique narrative qui mènerait à une résolution.

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