Billets qui ont 'biographie' comme mot-clé ou genre.

A l'enterrement de Michel de Certeau (13 janvier 1986)

Notons l'étonnement des a-religieux devant l'intelligence et la finesse de — certains — croyants : non, être croyant, ce n'est pas obligatoirement être fruste.
Pour le reste, savourons :
Elisabeth Roudinesco se tient dans l'assistance aux côtés de Serge Leclaire et tous deux sont aussi étonnés par l'intelligence de l'oraison funèbre et l'audace des hommages. Elisabeth Roudinesco réalise de manière spectaculaire ce qu'elle savait déjà, le rayonnement de Certeau dont témoignent le nombre et la diversité des participants à la cérémonie: «Serge Leclaire me dit: "Regarde. Qui a Paris aujourd'hui peut rassembler dans une même salle des gens aussi divers et qui se détestent tous ?"»

François Dosse, Michel de Certeau, le marcheur blessé, p.13-14, La Découverte, 2002

Légèreté

Je commence Manifeste incertain 3. La première partie est un peu faible, avec des accents de science-fiction, le début de la seconde m'enchante:
L'année 1939 débute avec une apparente légèreté. Ainsi, le 10 janvier, Gretel Adorno lui écrit-elle [à Walter Benjamin] de New York: «Pourrais-tu, s'il te plaît, m'envoyer une bonne recette de mousse au chocolat?»

Frédéric Pajak, Manifeste incertain 3, p.34

Agir au risque de l'erreur

28 mars 1934 en Allemagne. Bonhoeffer écrit :
«Mon cher Henriod !

J'aurais beaucoup aimé discuter de nouveau de la situation actuelle avec toi, puisque la lenteur de la risposte œcuménique commence à mes yeux à friser l'irresponsabilité. Il faudra bien prendre une décision à un moment, il n'est pas bon d'attendre indéfiniment un signe du ciel qui viendrait résoudre le problème sans aucun trouble. Le Mouvement Œcuménique doit lui aussi prendre position, quitte à se tromper, comme tout être humain. Mais que la peur de se tromper les pousse à tergiverser et à se dérober alors que d'autres, nos frères en Allemagne, sont obligés de prendre des décisions infiniment plus difficiles tous les jours, me semble aller à l'encontre de l'amour. Retarder une prise de décision ou ne pas en prendre est un plus grand péché que de prendre de mauvaises décisions guidées par la foi et l'amour. […] Dans le cas qui nous préoccupe, c'est maintenant ou jamais. "Trop tard" mènera à "jamais". Si le Mouvement Œcuménique ne le comprend pas, et s'il n'y a personne d'assez violent pour s'emparer du Royaume de Dieu par la force (Matthieu 11,12), alors le Mouvement Œcuménique ne sera pas l'Eglise, il ne sera plus qu'une association inutile dans laquelle on prononce de beaux discours. "Si vous ne croyez pas, vous ne serez pas établis" (Esaïe, 7,9). Croire revient à prendre des décisions. Peut-on avoir des doutes quant à la nature de la décision à prendre? Pour ce qui est de l'Allemagne d'aujourd'hui, il s'agi de la Confession de foi pour le Mouvement Œcuménique. Nous devons nous débarrasser de notre peur du monde, la cause du Christ est en jeu. Nous trouvera-t-il endormis? […] Le Christ nous observe et se demande s'il y a encore une personne qui proclame sa foi en Lui.»

Eric Metaxas, Bonhoeffer : pasteur, martyr, prophète, espion, p.280, éd. Première Partie, Paris 2014


Pour comprendre de façon intuitive le combat des nazis contre la chrétienté, voir ce lien :
Said the Nazi propagandist Friedrich Rehm in 1937:
«We cannot accept that a German Christmas tree has anything to do with a crib in a manger in Bethlehem. It is inconceivable for us that Christmas and all its deep soulful content is the product of an oriental religion.»

Selon les propos du propagandiste Friedrich Rehm en 1937:
«Nous ne pouvons accepter qu'un arbre de Noël allemand ait quoi que ce soit à voir avec un berceau dans une mangeoire à Bethléem. Il est inconcevable pour nous que Noël et tout son profond message spirituel soit le produit d'une religion orientale.»

Avant la Bible de Luther, il n'existait pas de langue allemande unifiée

Cette explication intervient durant le récit de l'enfance de Dietrich Bonhoeffer, au début du XXe siècle (il est né en 1905).
La culture allemande était intrinsèquement chrétienne. C'était le résultat de l'héritage de Martin Luther, moine catholique qui donna naissance au protestantisme. Luther était pour l'Allemagne ce que Moïse avait été pour Israël: il surplombait de tout son poids la culture et la nation allemande comme un père et une mère. Sa personnalité charismatique et excentrique conjuguait un amour de la nation allemande et une foi profonde: elles devinrent alors merveilleusement et intimement liées dans sa personne. L'influence de Luther sur l'Allemagne ne peut être sous-estimée. Sa traduction de la Bible en langue allemande fit l'effet d'une bombe. Luther, dans le rôle d'un John Bunyan moyen-âgeux, ébranla durablement l'édifice du catholicisme européen, créant la langue allemande, ce qui donna naissance au peuple allemand. La chrétienneté fut dès lors divisée en deux camps, et du centre de la terre jaillissait le Deutsche Volk.

La Bible de Luther fut pour la langue allemande moderne ce que l'œuvre de Shakespeare et la Bible King James furent pour la langue anglaise moderne. Avant la Bible de Luther, il n'existait pas de langue allemande unifiée. Il existait seulement un fatras de dialectes. Et l'idée même de nation allemande n'était qu'une idée lointaine, une lueur dans les yeux de Luther. Lorsque celui-ci traduisit la Bible en allemand, il introduisit une langue unique dans un seul livre que tout le monde pouvait lire. Et tout le monde le lut. En fait, il n'y avait rien d'autre à lire. Bientôt, tout le monde parla l'allemand utilisé dans la traduction de Luther. De la même façon que la télévision eut pour effet d'homogénéiser les accents et les dialectes des Américains, en adoucissant ces mêmes accent et en lissant les nasillements, la Bible de Luther donna le jour à une langue allemande unique. Des meuniers de Munich pouvaient nfin communiquer avec des boulangers de Brême. De tout cela naquit un sentiment d'héritage culturel commun.

Eric Metaxas, Bonhoeffer : pasteur, martyr, prophète, espion, p.34-35, éd. Première Partie, Paris 2014
Tout cela est par moment grandiloquent mais explique bien le problème auquel s'est heurté Hitler : comment déchristianiser l'Allemagne sans toucher au sentiment national?

Les duels de la fraternité

A propos de la fraternité Igel, rejointe par Bonhoeffer à l'université :
Le mot allemand Igel signifie «hérisson». Les membres portaient des chapeaux faits de peaux de hérisson. Ils choisirent pertinemment du fris clair, moyen et foncé pour leurs couleurs officielles, faisant ainsi un «pied-de-nez monochromatique» aux autres fraternités, qui toutes affectionnaient les chapeaux aux couleurs vives et les horribles cicatrices de duels. C'était, en effet, une grande distinction dans la société allemande du XIXe et du début du XXe d'avoir eu, dans sa famille, un homme au visage défiguré par un duel de la fraternité.1.

Eric Metaxas, Bonhoeffer : pasteur, martyr, prophète, espion, p.63, éd. Première Partie, Paris 2014




1 : Une cicatrice gagnée de cette façon était appelée une Schmiss, ou Renommierschmiss (littéralement une cicatrice qui se vante). Les duels de cette sorte étaient davantage des combats baroques, orchestrés pour se «piquer» avec des épées. Les participants se tenaient toujours à portée d'épée. Le corps et les bras étaient bien protégés, mais comme le but de cette comédie était d'obtenir une cicatrice prouvant une certaine bravoure, les visages ne l'étaient pas. Un visage affreusement creusé ou un nez coupé en deux seraient donc le témoignage d'une grande bravoure et ce, durant toute la vie du blessé. Il prouverait ainsi son droit à se tenir dans le noble cercle des élites allemandes. Ces horribles cicatrices étaient si convoitées que les étudiants du premier cycle qui n'arrivaient pas à les obtenir dans les duels recouraient à d'autres méthodes moins recommandables.

Visage de Dostoïevski

Nous sommes convaincus que les vérités nous sont nécessaires non en elles-même, mais pour autant qu'elles peuvent être utiles à l'action. C'est à ce point de vue que s'est placé par exemple Strakhov, lorsqu'il écrivait la biographie de Dostoïevsky; il l'avoue lui-même à Tolstoï, dans une lettre publiée en 1913:

« Tout le temps que j'écrivais, je devais lutter contre un sentiment de dégoût qui se levait en moi, je tâchais d'étouffer mes mauvais sentiments. Aidez-moi à m'en débarrasser. Je ne peux considérer Dostoïevsky comme un homme bon et heureux. Il était méchant, envieux, débauché. Toute sa vie, il fut en proie à des passions qui l'auraient rendu ridicule et misérable s'il n'avait pas été aussi intelligent et aussi méchant. Je me suis vivement souvenu de ces sentiments à l'occasion de cette biographie. Devant moi, en Suisse, il traitait si mal son domestique que celui-ci s'en offensa et lui dit: «Mais moi aussi je suis un homme!» Je me rappelle comme me frappa cette phrase qui reflétait les idées de la libre Suisse sur les droits de l'homme et s'adressait à celui qui nous prêchait toujours des sentiments humains. De telles scènes se reproduisaient constamment, et il ne pouvait contenir sa méchanceté. Maintes fois je répondis par le silence à ses incartades, qu'il commettait à la manière des vieilles femmes, subitement et, parfois, d'une façon détournée; mais il m'arriva aussi une ou deux fois de lui répondre des choses très désagréables. Pourtant, il l'emportait toujours sur les gens ordinaires et le pis est qu'il en avait grand plaisir et qu'il ne se repentait jamais jusqu'au fond de ses vilenies. Les vilenies l'attiraient et il s'en glorifiait. Viskovatov (le professeur de l'université de Yourieff) m'a raconté comment il se vantait d'avoir mis à mal, au bain, une petite fille que lui avait amenée la gouvernante. Parmi ses personnages, ceux qui lui ressemblent le plus, c'est le héros de La Voix souterraine, c'est Svirdrigaïlov, Stravoguine. Katkov refusa de publier une des scène de Stravroguine (le viol, etc.), mais Dostoïevsky l'a lue ici à un grand nombre de gens. Avec cela, il était enclin à une sentimentalité doucereuse, aux rêveries humanitaires et élevées, et ce sont ces rêveries, sa muse littéraire, sa tendance qui nous sont chères. En somme, tous ces romans essayent de disculper leur auteur; ils démontrent que les plus affreuses vilenies peuvent coexister en l'homme avec la noblesse de sentiment. Voici un petit commentaire à ma biographie; je pourrais décrire ce côté du caractère de Dostoïevsky, je me souviens de nombreux cas encore plus frappants que ceux que je viens de citer; mon récit aurait été plus véridique. Mais que périsse cette vérité; continuons à étaler le beau côté de l'existence, comme nous le faisons toujours, dans toutes les occasions.»

Je ne sais pas si l'histoire de la littérature possède beaucoup de documents d'une valeur supérieure à celui-ci.

Léon Chestov, Sur la balance de Job, "Les révélations de la mort", p.103 (Flammarion 1971)

Gide et la foi

Pour M.Pic.

C'est d'une curieuse manière que le Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— «Ici, André Gide.»
Etonnement. Insistance.
— «Puis-je venir vous voir, mon Père? C'est pour une consultation grave et urgente.»
Dans une interview, le 24 décembre 1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:

«Vous confier l'objet précis de sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci: André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au camp de condentration une personne menacée. Le moyen comportait de sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule… gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas. Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup!…
Ce jour-là, nous devînmes amis…»

Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres:

«Longue entrevue avec André Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits catholiques… qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent… Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]…, de X. qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses insuccès… de Valéry, des fils de Valéry… François serait remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses autrement, c'est de l'égoïsme… Vouloir satisfaire à un besoin…
Nous nous quittons très sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur.»

En septembre 1947, à Paris, le Père note encore:

«Vu longuement Gide, chez lui… Sujet religieux, tout de suite… Je lui dis: «Sans un au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde.» Il me répond: «Il dépends de nous qu'elle ne le soit pas», ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de Roger…»

Quand Gide est malade à Nice, à la clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18 octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. «Longues confidences très intimes, de Gide.» Quelques jours après, Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs!

Leurs amis communs notent avec amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au téléphone: même accent, même manière d'appuyer sur les syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre, Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de sympathie, de séduction.

Le Père s'amusait beaucoup de ces ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les séparait.
Au cours de l'interview dont il a été question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide:

«Je sais ce qu'on peut reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommader à la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité, peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense que c'est fini… Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé définitivement dans son choix: incroyant et athée. Mais à l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme à Dieu: je crois éperdument à la Miséricorde.»

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232

Coeur, raison, conscience

Premier stade : primauté au cœur, de bonne foi.
Cependant, avec l'âge, l'expérience, la connaissance, il apparaît que la raison doit primer sur le cœur (ce qui transparaît dans «l'enfer est pavé de bonnes intentions», par exemple (ce qui rend si dangereuse cette manie de légiférer en réaction à l'émotion)). Ce faisant, les choix pourront paraître "durs", manquant de douceur. Ce sont des choix privilégiant la raison, donc le long terme.
(Oui, je généralise quelque chose qui paraît ne concerner que la foi. Mais Valensin est jésuite, il est dans l'application perpétuelle du "discernement" qui va permettre de choisir l'action adéquate pour "une plus grande gloire de Dieu"; ou plus simplement, pour les athées, pour plus de justice et de rectitude).
Moi aussi, j'ai dit: si l'on croit, la logique est de tout laisser, etc. Et c'est le raisonnement du cœur, lequel n'est pas mauvais. Le raisonnement de la Raison est différent: si l'on croit, la logique est de faire la volonté de Dieu. Entre le cœur et la Raison, on ne peut être approuvé de donner la préférence au cœur (en cas de conflit) qu'à une condition: c'est de ne pas se rendre compte de la faute que l'on commet; elle devient alors le contraire d'une faute et Dieu accepte ce qu'on lui offre. Mais pour celui qui à compris la suprématie absolue de la Raison, celle-ci étant entendue au sens le plus large du mot, il n'y a pas d'hésitation possible: le cœur doit aimer ce que veut la Raison; en dehors de là, il n'y a plus de sentiment, mais du sentimentalisme.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Quelques pages plus loin, Valensin s'en prend à la recherche de preuves métaphysiques de Dieu.
Supposons-le [un enfant] éveillé comme intelligence et réclamant une preuve métaphysique: étant donné son bagage philosophique, il ne peut être question de lui administrer un argument savant; on lui dira simplement que le monde n'a pas pu se faire tout seul. Le voilà satisfait; c'est bien; mais fier aussi: et c'est ridicule ou navrant. Il se compare aux autres qui n'ont pour eux que leur conscience; lui, il croit avoir avec lui sa Raison. Mais combien de temps cela va-t-il durer?

Arrivé en classe de philo, il s'aperçoit que la peuve sur laquelle il s'appuyait est un peu simpliste… Il cherche quelque chose de plus rigoureux; mais comme les exigences de rigueur croissent avec la culture, il faut attendre que sa formation soit achevée pour que son choix soit définitif. Bienheureux, encore, s'il tombe sur les bonnes preuves! Et s'il rate les vraies preuves, les preuves satisfaisantes; si, de ce fait, il reste en détresse, tant pis pour lui! C'est à soi-même qu'il doit s'en prendre. Dans une question tragique sérieuse, de vie ou de mort, où il joue tout, alors qu'on ne lui demandait qu'être «une conscience», il a voulu être «un cerveau»; mais le salut est promis aux justes et non pas aux savants.

Ibid, p.236-237
La décision droite se trouve donc dans la conscience par-delà la Raison, d'où la hiérarchie cœur < Raison < conscience. Le mystère, c'est que cette conscience, cet instinct du bien et du mal, est présente dès le début chez l'enfant; c'est la Raison qui aura tendance à vouloir l'étouffer. La conscience n'est pas le cœur, elle n'est pas guidée par l'apitoiement ou la compassion, mais par la justice.
Ces lignes de Valensin datent de 1931. Comment ne pas penser à la montée de l'hitlérisme, aux mesures d'euthanasie contre les handicapés sous prétexte de pitié ou de calcul rationnel?

Anquetil tout seul, par Paul Fournel

Il s'agit d'une biographie prétexte à une autobiographie. Ou l'inverse.

L'autobiographie :
Mon cycliste de père et mon fabricant de vélos d'oncle m'avaient combiné une bécane idéale qui répondait parfaitement aux exigences doubles du rêve et de l'apprentissage. Elle avait toutes les apparences du vélo de course et toutes les prudences du vélo-école (façon première année). Par-dessus tout, et là, c'est moi qui l'avais exigé, elle était verte. Je me souviens encore de mon bonheur lorsque je la découvris au fond de l'atelier sombre, propre comme un sou neuf, rutilante dans les étincelles de la soudure. Verte, comme celle d'Anquetil. Cela après de longues semaines d'impatience, car il fallait en ce temps-là, du côté de Saint-Étienne, savoir attendre que le vélo se fasse sur mesure. Au fil des jours, j'étais allé d'abord voir le cadre brut, juste brasé, puis j'avais vu les pièces détachées, j'avais trépigné pendant le temps de l'émaillage et du montage, attendu, attendu… et il était enfin là, mon vélo. On allait voir ce qu'on allait voir. Je me mis à vivre contre la montre, battant mes propres records sur les chemins alentour de notre maison, dans la Haute-Loire. J'accomplissais le tour complet de la baraque en «1 ou 2 minutes». Il est vrai que ma montre n'avait pas de trotteuse et qu'il m'arrivait de gaspiller quelques précieuses secondes lorsque je devais mettre pied à terre pour relever un temps partiel à mi-tour… mais mon énergie était telle que ces imprécisions ne mettaient jamais en péril ma domination absolue sur le Grand Prix des Nations.

Paul Fournel, Anquetil tout seul, Points seuil 2012, p.21
La biographie :
Parmi les champions, certains ont l'apparence de machines simples: ils aiment leur sport, puis ils aiment la victoire, ensuite l'argent qui vient avec, la gloire, la notoriété, le confort, toutes choses magnifiquement et clairement compréhensibles. Et puis certains autres semblent être des mécaniques compliquées, animées de forces contradictoires, d'énergies négatives qu'ils doivent dompter, canaliser sinon maîtriser pour les transformer en bouquets. Ils font contre eux-mêmes acte de mauvais volonté, il refusent l'évidence de leur force, ce qui, paradoxalement, les entraîne encore au-delà du point suprême où ils comptaient aller. Parmi eux, Anquetil est sans doute le plus abouti et le plus complexe. Celui qui dans un sport de groupe a su toujours rester le grand modèle du singulier. (p.23)
Les deux se mêlent par un usage très particulier de la première personne du singulier: voici une biographie qui dit "je":
J'ai mal. La nuque, les épaules, les reins, et puis l'enfer des fesses et des cuisses. Il faut résister à la brûlure, aux nœuds, à la morsure que chaque tour de pédale réinvente, détecter le point où la crampe paralysante risque de se déclencher. Résister au plomb que chaque quart d'heure de course ajoute dans les muscles. Garder l'esprit clair pour être sûr que le mouvement est toujours bien complet, pousser, tirer, remonter, écraser, sans jamais oublier de faire le rond le plus rond. Faire le vrai coup de pédale, remonter la cheville. Entraîner le plus grand braquet possible, le plus vite possible, et tenir. Ne pas écouter le corps et la tête qui s'unissent pour dire qu'il faut que cela cesse immédiatement. Pédaler dans un monde de peine dont seul j'ai le secret et me persuader que, si je souffre tant, il n'est pas possible que les autres tiennent le coup. (p.18)
Le livre se poursuit, à peu près chronologique, racontant les choix, les exploits, les interviews scandaleuses sur le dopage, la façon dont Anquetil ne cherchait pas à se faire aimer — mais eut du mal à accepter que Poulidor soit, lui, si naturellement aimable, les coups bas dans le peloton, les stratégies, l'entourage sportif et familial. C'est un monde qui se déploie, aussi intéressant pour ceux qui n'y connaissent rien (moi) que ceux qui s'y connaissent (le propriétaire qui m'a prêté le livre).

Fournel grandit. Son père avait pour habitude de faire les étapes du Tour de France pour voir les coureurs.
La troisième fois que j'ai vu Anquetil pour de vrai, c'était dans le col de l'Izoard, juste à la sortie de la lunaire Casse Déserte, là où la route recommence à grimper sèchement après la brève descente. J'étais monté le matin même sous le soleil, toujours dans la roue de mon père. Nous avions emprunté la vallée du Guil, qui sert de marche d'approche pour le col, puis nous avions tourné à gauche, au célèbre carrefour avec sa pancarte «Col d'Izoard 15 km». J'y étais enfin, dans cette montée terrible où s'écrivait l'histoire du Tour. Pendant quelques kilomètres je fus un peu surpris, la côte n'était pas si épouvantble après tout, et je parvenais même à la grimper sans mettre mon plus petit braquet. Ce fut un moment de bonheur, mêlé d'un peu d'inquiétude. Mon père m'avait-il trompé sur la difficulté du col? Etait-ce bien là le juge de paix attendu? Nous avons passé Arvieux à jolie cadence et puis nous avons atteint cette longue ligne droite aubout de laquelle se trouve un village. Mon père me précisa que ce village se nommait Brunissard et puis il ne me dit plus rien. Au fur à mesure que nous avancions dans la ligne droite, je sentais mes jambes s'alourdir et je voyais mon guidon remonter vers mon nez. Je passais mon petit braquet et mes jambes restaient de plomb. Rien dans ce bout droit n'indiquait la pente et je ne comprenais pas cette soudaine baisse de forme. Je venais de taper dans le mur invisible de l'Izoard. Mon braquet était trop gros, mes forces étaient trop menues, la route était trop pentue, le soleil était trop brûlant, mon bidon était trop vide, mon père était trop loin devant (au moins cinq longueurs), la vie de cycliste était trop dure et j'étaits trop petit.

Ensuite, nous sommes entrés dans la forêt et l'ombre m'a serré dans ses bras doux. La route montait toujours mais je la voyais faire. De lacet en lacet, je mesurais le chemin parcouru et le dénivelé gagné. Des cyclistes nous rattrapaient, une élégante pointe de banane sortant de leur poche, ils avaient un mot d'encouragement, ils tendaient un bidon plein, ils donnaient une poussette dans le dos au passage. La vie redevenait cyclable et, à force de bonne volonté, j'atteignis le fameux virage à droite où mon père m'attendait avec le sourire du farceur. Je tournais et, là, je découvris la lune et une descente, ce qui faisait beaucoup à la fois. Le paysage était épluché jusqu'à l'os, tout de pierraille et de rochers dressés, de tous les gris, de tous les beiges, de tous les bruns, magnifique de tristesse, sublime de désolation. Je n'avais jamais rien vu de semblable et je m'en délectai d'autant plus que la route, en plein milieu de la montée, avait la grâce de descendre pendant 500 mètres, pour laisser au cycliste le loisir de profiter de ses beautés. Je n'en revenais pas.

[…] Anquetil est passé en un éclair dans un premier groupe qui escaladait très vite. […] Trois longues heures de montée terrible et quatre heures d'attente pour trois secondes d'Anquetil, je jugeais le partage équitable. Mon vélo, couché dans le fossé, était toujours vert. Anquetil était passé si vite que je m'inquiétais de savoir s'il avait bien eu le temps de regarder le paysage. Tout était tellement beau, tellement vaste, si différent. En avait -il vraiment profité? Les coureurs jouissaient-ils de la beauté de monde? Aplati comme il était sur sa machine, pouvait-il seulement voir un bout du ciel bleu? Etait-il condamné à la roue arrière de Bahamontes? Aux fesses de Poulidor? Aimait-il bien le même vélo que moi? Etais-je de l'étoffe dont on fait les champions cyclistes? S'il s'était tenu debout, immobile au boird de la route, comme moi, à s'attendre, aurait-il eu lui aussi terriblement mal aux jambes?
Si j'ai un seul instant dans mon enfance douté d'être Anquetil, ce n'est certainement pas dans la montée de Brunissard, mais bien plutôt à cet instant fugitif-là, à ce moment de bataille rageuse, où la gloire avait pris les allures de l'éclair. (p.128-131)
Le dernier chapitre évoque la vie d'Anquetil après le vélo, sa propriété en Normandie, ses amis, ses choix familiaux si personnels (pour ne pas dire étranges).

Paul Fournel avait annoncé au début du livre avoir vu Anquetil trois fois "pour de vrai". Il nous a déjà raconté la deuxième et la troisième. Il termine en nous racontant la première. Le récit de cette première fois est admirable et renversant, shakespearien («Nous sommes de l'étoffe dont les rêves sont faits») — je ne le copie pas ici pour ne pas vous priver de le découvrir.

Les lectures dangereuses

(lettre de sa mère vers 1894 ou 1895)

Ne crois pas, mon bien cher Auguste, que ce soit, seulement, par des lectures frivoles d'une littérature corrompue1 que se forment les écrivains et les littérateurs…

Auguste Valensin, textes et documents inédits rassemblés par Marie Rougier et Henri de Lubac, Aubier Montaigne, 1961, p.16





1 Il s'agissait de Musset.

Un moyen efficace

Le capitaine était un homme vigilant mais inefficace, sujet aux sautes d'humeur, il n'avait de dignité que celle conférée par son isolement, et s'il obtenait un semblant d'obéissance, c'était parce qu'il ne donnait jamais d'ordre.

Lewis Mumford, Herman Melville, p.68, (éd. Sulliver, 2006)

Le cauchemar de Voltaire

Et La Mettrie répéta la phrase terrible de Frédéric: «J'aurai besoin de lui encore un an tout au plus: on presse l'orange et on jette l'écorce.»

Ces mots sont impardonnables. Dès cet instant le mal est fait. Voltaire ne se sent plus en sécurité à Postdam. Les deux amis s'abordent encore l'œil souriant et la lèvre fleurie: Voltaire n'oublie pas l'injure, ni la menace. L'écorce d'orange le poursuit jusque dans son sommeil. Il écrit à sa nièce: «Je rêve toujours d'écorce d'orange, je ressemble assez à celui qui rêvait qu'il tombait d'un clocher et qui se trouvant fort mollement dans l'air disait: pouvu que ça dure.»

Jean Orieux, Voltaire, p.406-407 (Flammarion, 1966)
C'est curieux que ce "pourvu que ça dure", attesté dans la bouche de Madame mère, soit devenu "jusqu'ici, tout va bien". Est-ce dû à la bande originale des Sept mercenaires?

Une âme en paix

— La seule chose innée chez l'homme, disait-il à ses élèves, en pinçant sa barbiche érudite, c'est l'amour de soi. Et le bonheur est le but de la vie de tout homme! Et quels sont les éléments du bonheur? (Les yeux du philosophe étincelaient.) Deux, messieurs, et deux seulement: une âme en paix et un corps sain. Pour ce qui est de la santé du corps, n'importe quel médecin vous conseillera utilement. Mais pour la paix de l'âme, je vous dirai: mes enfants, ne faites pas le mal, et vous n'aurez ni repentir ni regret, qui sont les deux seules choses qui rendent les gens malheureux.

Mikhaïl Boulgakov, Le roman de monsieur de Molière, p.46 (Folio, dépôt 1993)

Couvrir les champs du possible

Or, to wind up all the caveats, whenever something appears to lack coherence, let us put it down to spontaneity.

Fritz Senn, Joycean Murmoirs, preface IX

La métaphysique

Brodsky disait aimer la métaphysique et les ragots. Et il ajoutait: «Ce qui en principe est la même chose.»

Sergueï Dovlatov, Brodsky et les autres, p.134

Innocent IV

Toutes ces dispositions de la Curie furent prises à Lyon où se rejoignaient désormais tous les fils du monde ecclésiastique, noués de main de maître par le pape Innocent IV, qui se comporta en virtuose. Il savait lui aussi transformer les énergies, tirer de la matière des forces spirituelles et convertir le spirituel en temporel, en faire un instrument de puissance politique, militaire, financière. Une seule chose était nécessaire: un esprit calculateur dépourvu de scrupules et capable d'utiliser tous les pouvoirs existants. Si l'on ne voit l'Église que comme une puissance politique qui était confrontée à des tâches politiques et militaires d'un genre tout à fait nouveau, ce pape génois apparaît alors comme l'un des plus brillants politiques qui ait jamais occupé le trône pontifical. Sans l'ombre d'une hésitation, il fit fructifier les biens de l'Église et lui fournit ainsi d'innombrables ressources nouvelles totalement inexploitées. La façon dont le pape Innocent IV écartait tout scrupule, tout sentiment ecclésiastique pour atteindre son unique but, l'anéantissement du Hohenstaufen, n'est pas dépourvue de grandeur. Il ne prenait même pas la peine de dissimuler ses manoeuvres, qui étaient autant d'insultes aux règles canoniques. Hypocrite, Innocent ne le fut jamais et il ne se souciait pas des apparences. Il viola, tourna, modifia tous les canons, introduisant ainsi dans la papauté ce machiavélisme avant la lettre, pour lequel l'intérêt immédiat, terrestre, prime le droit, qu'il soit divin ou humain. Innocent était à coup sûr un type nouveau de pape, sans plus grand-chose de commun avec les papes guerriers continuateurs des Césars.

Cette nouvelle orientation de la papauté eut, de façon significative, des conséquences fort diverses. En Germanie, la dégénérescence de l'Église provoqua le dégoût, la tristesse et l'indignation. Mais le matérialisme qui caractérisait alors la religion suscita par contraste une spiritualisation plus intense et donna naissance à la Réforme, au renouveau du christianisme. En Italie, on vit aussi dans l'État de l'Église un élément positif. La conduite des papes y éveilla ce cynisme supérieur et insondable qui est à l'origine du retour du paganisme au sein même de l'Église, c'est-à-dire de la Renaissance.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.562 (Gallimard, 1987)

Les indulgences

D'autres mesures menèrent à leur tour au commerce, tristement célèbre, des indulgences. Des foules de moines mendiants, dûment informés, étaient envoyés pour répandre dans le peuple les sentences d'excommunication et de déposition. Pour cette mission, les moines devaient utiliser toutes les occasions de rassemblement de foules, c'est-à-dire les processions, les messes, les marchés. Ils avaient en outre l'obligation de faire suivre toute prédication de l'invitation à prendre la croix contre Frédéric. Mais, afin de ne pas affaiblir  inopportunément la croisade prêchée contre Frédéric et ses fils, le pape Innocent interdit secrètement, de la façon la plus stricte, qu'on prêcha aussi la croisade en Terre sainte — et cela à l'instant précis où Saint Louis préparait la sienne.  Le seul fait d'avoir écouté un prêche exhortant à la croisade contre Frédéric II valait une indulgence de quarante à cinquante jours accordée par le pape et celui qui prenait la croix avait droit aux mêmes indulgences que les croisés qui combattaient contre les Sarrasins. Et si, ensuite, on se faisait relever de ce vœu de croisade en payant, la rémission des péchés subsistait. Aussi, beaucoup se croisaient-ils uniquement pour se faire relever immédiatement de leur vœu en versant une somme d'argent et se dégager de leurs péchés par ce rachat. Ce procédé n'était pas tout à fait nouveau. Il était possible depuis longtemps déjà de se dégager du vœu de croisade en versant une somme d'argent. Mais cet argent était utilisé précisément pour la croisade, alors que désormais il ne représentait plus qu'une nouvelle source de revenus pour l'Eglise et le clergé et un moyen pour combattre l'empereur. Dès lors que l'on fit abstraction de la fiction d'une croisade et que les indulgences furent accordées immédiatement contre de l'argent, le commerce des indulgences s'établit. Et c'est ce commerce qui donna finalement l'impulsion extérieure au schisme du XVIe siècle, c'est-à-dire à la Réforme.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.560

Le conclave de la honte

Immédiatement après la mort du pape, Mathieu Orsini fit saisir les cardinaux par des hommes de garde qui les traînèrent au lieu du scrutin, "comme des voleurs dans un cachot". Les brutalités commencèrent aussitôt: les cardinaux furent poussés à coups de pied et à coups de poings. Un cardinal, déjà perclus, fut jeté à terre et traîné par sa longue chevelure blanche sur les pierres pointues des rues étroites, si bien qu'il arriva tout en sang dans le local de délibération, dont les portes se fermèrent alors sur lui pour longtemps. Comme lors d'élections pontificales précédentes, le lieu du scrutin lui-même se trouvait sur le Palatin, dans ce qu'on appelait le Septizonium de Septime Sévère. C'était jadis un édifice monumental avec des nymphées agrémentés de fontaines et de jets d'eau; à l'époque présente c'était une ruine en forme de tour qui, tout récemment encore, avait particulièrement souffert des tremblements de terre. Les dix cardinaux n'y disposaient que d'une pièce, abstraction faite d'une niche latérale. Les hommes d'armes tenaient les prélats dans un isolement tellement strict que leur séjour ressemblait plutôt à un emprisonnement. En dépit de fortes gratifications, distribuées aux soldats pour les soudoyer et acceptées par eux, ni les serviteurs ni les médecins, qui ne tardèrent pas à devenir très nécessaires, ne furent autorisés à pénétrer chez les cardinaux. Toute la construction était délabrée et, à travers les fentes du plafond, c'était moins la pluie qui coulait goutte à goutte qu'un infect purin, car les gardes qui dormaient au-dessus de la salle du conclave utilisaient, par manière de plaisanterie, le plancher endommagé comme latrines. Au moyen de tentes improvisées, les cardinaux gardaient passablement propre et au sec l'endroit où ils dormaient, mais, sans vouloir ici entrer dans les détails, la puanteur qui régnait dans le local du conclave, outre la chaleur favorable aux fièvres du mois d'août romain, les brimades infligées par les hommes d'armes eurent en peu de temps pour résultat que, des dix cardinaux, presque tous tombèrent gravement malades et que trois d'entre eux moururent des suites de leur internement.

Jusque-là, les calculs du sénateur étaient justes: les cardinaux étaient désireux de se mettre d'accord aussi vite que possible sur la personne du nouveau pape afin de quitter ce local infernal. Mais les difficultés étaient extraordinairement grandes car le parti de la paix, numériquement le plus fort, ne réussissait pas à attirer de son côté un partisan du parti de la guerre, faible mais violent, ce qui empêchait d'obtenir la majorité des deux tiers. La conséquence fut une élection dédoublée: cinq cardinaux du parti de la paix avaient donné leurs voix à un sixième, le Milanais Godefroy de Sabina, alors que ceux du parti adverse avaient élu à trois le cardinal Romanus de Porto, particulièrement haï de l'empereur.

C'est alors que Frédéric II intervint. Remettant en vigueur d'anciens droits impériaux dans le cas d'élection dédoublée, il rejeta Romanus de Porto et approuva le choix de Godefroy. Peut-être les cardinaux du parti de la paix eussent-ils réussi à obtenir finalement la seule voix qui lui manquait, mais voilà que mourut dans le conclave l'un des leurs, l'Anglais Robert de Somercote, dans des circonstances abominables, comme on peut l'imaginer. Encore vivant, il fut jeté dans le coin des morts par les soldats qui lui chantèrent des parodies satiriques de chants funèbres, crachèrent sur lui et le laissèrent sans soins et sans les secours de la religion. Bien plus, lorsque les purgatifs qu'il avait pris commencèrent à faire leur effet, le cardinal mourant fut traîné sur le toit du Septizonium où, en présence de la Ville éternelle, il dut, sous tous les regards, accomplir ses derniers besoins.

La mort de l'Anglais rendit à nouveau impossible une majorité des deux tiers et l'on finit par se mettre d'accord sur un cardinal extérieur au conclave. Mais le sénateur Mathieu Orsini protesta aussi contre ce choix. Il voulait montrer aussitôt au peuple le pape couronné. Il se mit à vocéférer et à jurer terriblement en menaçant que, si le choix ne se portait pas bientôt sur l'un des présents, il ferait exhumer et placer dans la salle du conclave le cadavre du pape Grégoire afin que les cardinaux, d'ailleurs à demi morts, périssent sous l'effet de l'odeur de décomposition. En outre, à l'extérieur du conclave, il massacrerait en ville les tenants du parti impérial en se faisant précéder de la croix. Compte tenu des événements précédents, les cardinaux ne pouvaient pas douter de la véracité de cette menace, aussi se mirent ils enfin d'accord, après un conclave de deux mois, sur le Milanais Godefroy, qui agréait également à l'empereur. L'élu monta sur le trône pontifical sous le nom de Célestin IV.

On ne sait si l'on mit dans la personne de Célestin autant d'espoir qu'en suscita plus tard le pieux ermite, Petrus Murrone, qui, sous le nom de Célestin V, précéda  le puissant Boniface, vers la fin du siècle. Car, en la personne de Petrus Murrone, qui, animé de l'esprit franciscain le plus strict, était si dévôt qu'il réussit sous les yeux du pape à suspendre à un rayon de soleil son froc usé jusqu'à la corde, le monde avait salué le "pape angélique" promis depuis Joachim de Flore, ce pape qui, par pauvreté et renoncement, devait apporter la rédemption au monde et renouveler l'Eglise primitive. Mais les espoirs qu'on avait mis en Célestin V furent déçus: il abdiqua en effet peu de mois après son élection, et Dante devait maudire sa tiédeur:
Che fece per viltate il grand refuto…

Quant à Célestin IV, que "Dieu avait fait descendre de la céleste table", comme Frédéric II l'écrivit plus tard, il mourut au dix-septième jour de son pontificat, avant même d'avoir été consacré. Il était tombé malade au conclave et son seul acte consista à tenter, en vain, d'excommunier le sénateur Mathieu Orsini.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.519-521

Le dernier tour de Grégoire IX

C'est au moment précis où l'empereur allait porter le dernier coup que lui parvint la nouvelle de la mort du pape Grégoire IX à Rome. Pour la seconde fois, le pape venait d'arracher au Hohenstaufen exécré une victoire certaine sur Rome. Frédéric II devant Rome avait encore frappé dans le vide: le trépas était le dernier mauvais tour joué à l'empereur par le pape Grégoire.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.504

La sculpture

Cet art nouveau était assurément extrêmement suspect à l'Eglise, et, dans le camp des partisans du pape, cette réticence prit la dimention d'une véritable aberration qui les conduisit à accuser les Gibelins de pratiquer le culte des idoles et des images. Dante lui-même ne fut pas épargné: on racontait qu'il avait brûlé de l'encens devant des figures de cire. Quoi qu'il en soit, l'Eglise devait considérer comme une mélagomanie sans nom le fait qu'un empereur qui niait l'immortalité universelle de l'âme fit sculpter dans la pierre le corps périssable "en souvenir éternel". "Frédéric s'aroge le droit de changer les lois et le temps", c'est ce qu'on disait du "transformateur du monde" chez les partisans du pape.

La sculpture sicilienne eût été impensable sans la glorification du souverain et juge de l'univers. Elle se l'était même tellement fixée pour tâche que, abstraction faite d'un petit nombre de productions tardives où ses résonnances sont encore perceptibles, l'art monumental antiquisant s'éteignit avec Frédéric II. Après cette première résurrection de l'Antiquité, qui avait son origine dans l'Etat — car seule l'Antiquité fournissait un modèle permettant de célébrer l'Etat — la "réaction gothique" se fit sentir partout lorsque disparurent les Hohenstaufen.

Durant de nombreuses décennies, il n'y eut pas, dans le domaine séculier et profane, nécessité, et partant, possibilité d'honorer comme un personnage divin un autre homme dans le domaine artistique: le Hohenstaufen avait été le seul à inspirer cet hommage. L'individu en tant que tel n'était pas encore considéré comme suffisamment important et, sans l'empereur, seul à constituer "un être qui n'est pas une partie d'un autre être", il manquait le souffle vivifiant. En l'absence d'un gouverneur du monde, le goût de l'architecture et de la statuaire disparut. La splendeur éclatante qui s'était allumée comme un brasier dans le sud de l'Italie au temps de Frédéric II déclina avec lui pour s'éteindre comme une fantasmagorie luciférienne aussi terrifiante que séduisante.

Il n'est pas moins miraculeux que Frédéric II ait, en général, trouvé les artistes capables de produires des œuvres aussi parfaites pour des commandes aussi inhabituelles. Les travaux de l'école impériale de sculpture et surtout la ronde-bosse atteignirent en effet des sommets que l'art italien ne devait pas retrouver. L'étonnant est que Frédéric II tira ces maîtres de son propre état sicilien et qu'il suscita des vocations de sculpteur comme il l'avait fait pour les poètes. On se demande encore comment l'empereur put faire de simples tailleurs de pierre d'Apulie des sculpteurs aussi habiles. Pour glorifier l'Etat et les dieux de l'Etat, il avait besoin de cette habileté manuelle, et, comme elle était nécessaire, il la rendit possible.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.482-483

Se venger de Viterbe

Lui qui, dix ans auparavant, demandait à Michel Scot s'il y avait un espoir de revenir après la mort pour assouvir sa haine implorait maintenant que ses ossements pussent se relever après sa mort pour détruire Viterbe. Car il ne pourrait assouvir sa soif de sang s'il ne mettait pas le feu à la ville de sa propre main. S'il avait un pied au Paradis, il le retirerait, pour se venger de Viterbe.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.530 (Gallimard, 1987)

La compagnie héroïque des Césars

Comme tous les despotes, il [Frédéric II] était persuadé de sa clémence débordante. Dans la célèbre lettre qui annonçait son deuil, lors de la mort du roi Henri qu'il avait détrôné, Frédéric II se rangeait lui-même à côté de César. David et César, le modèle biblique et le modèle romain, doivent justifier les larmes du père endeuillé: "Nous ne sommes pas les premiers et nous ne serons pas les derniers à avoir subi dommages de leurs fils qui ont commis des fautes et à n'avoir pas moins versé des pleurs sur leur tombe. David n'a-t-il pas trois jours durant pleuré la mort d'Absalon, son premier-né, et Jules le superbe, le premier César, a-t-il refusé les devoirs funèbres et les larmes d'une générosité paternelle aux cendres de son gendre Pompée qui avait fomenté des complots contre la fortune et la vie de son beau-père?" C'est une manière nouvelle de considérer le passé: les grandes figures commencent à s'animer, tandis que l'homme en action se substitue au simple énoncé officiel de son nom.

Le personnage que Frédéric II voulait incarner et dont sa chancellerie diffusait l'image ne tarda pas à se faire connaître dans l'entourage proche et lointain. Les contemporains étaient prêts à voir l'empereur sous les symboles des Césars romains bien que le Romain statufié et vide de leurs rêves fût aussi éloigné de la vivante incarnation d'un César qu'était Frédéric II que le classiscisme était aux antipodes de Napoléon. Mais les ombres avaient retrouvé le goût du sang et les apparences étaient suffisantes pour qu'il fût possible de placer l'empereur dans la compagnie héroïque des Césars.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.405 (Gallimard 1987)

La Horde d'or

En 1227, alors que Frédéric II se livrait aux préparatifs de la croisade, le grand khan était enterré à Karakorum. De son vivant, ce dernier avait partagé l'empire entre ses quatre fils. L'Occident échut à Batu Khan. Sa capitale était Saraï sur la Volga et lui-même était le fondateur de la "Horde d'or". La force de choc de Gengis Khan se retrouvait intacte en son fils. Les principautés russes avaient succombé à ses assauts vers 1240 et, début 1241, il approchait de la Hongrie. Un autre détachement de l'armée de Batu Khan avait conquis la Pologne et marchait contre la Silésie. La menace semblait terrible. Pour la première fois l'Asie toute entière était en effet unifiée alors que l'Europe, soumise à de fortes tensions, était désunie, émiettée, décomposée en des milliers de forces antagonistes. L'Occident commença cependant de s'armer. En Germanie surtout on hâta les préparatifs, car les essaims des Mongols avaient déjà dépassé la Hongrie. Une armée mise sur pied par le roi de Bohême arriva trop tard. Le 10 avril, le roi de Bohême était à Liegnitz, mais le 9 avril, trente mille hommes à ce qu'on prétend, sous les ordres du duc Henri de Liegnitz, avaient été massacrés presque jusqu'au dernier par les Mongols. Avec des nobles germains, polonais, slaves, le duc, fils de Sainte Hedwige, s'était lancé au-devant des Tartares. Son armée fut vaincue et lui-même fut tué. Mais son sacrifice ne fut pas inutile. Ebranlé malgré sa victoire, le Mongol évita d'abord de rencontrer les armées du roi de Bohême et infléchit sa route vers le sud, dévastant la plus grande partie de la Moravie. Il alla jusqu'à Vienne mais se retira vers la Hongrie. Ce peuple conquérant n'avait poussé que très peu de temps au-delà des régions dont le paysage et les conditions de vie ressemblaient à celles de son pays d'origine. La mort du grand khan Ogotaï dans la lointaine Asie mit alors fin à tout danger.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.498-499 ( gallimard 1987)

Gengis Khan

Celui qui ébranla l'Asie, celui dont le pouvoir absolu était un phénomène inouï en Europe, l'homme qui conquit et organisa le plus grand empire jamais vu dans le monde, qui réunit les peuples dans sa main, leur donna des lois et une religion, qui déchaîna la plus grande tourmente qu'un individu ait jamais fait naître, ce personnage formidable avait à cette époque déjà achevé son extraordinaire carrière de conquérant.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.498 ( gallimard 1987)

Délation transparente

Le nimbe de l'omniscience lui était tout aussi indispensable que celui de l'omniprésence. Pour tenir les individus politiquement suspects sous la surveillance constante de l'Etat, l'empereur avait introduit un système très spécial qui avait, il est vrai, l'avantage de la publicité, mais était aussi pour cette raison incontestablement plus cruel que la plus soupçonneuse des surveillances secrètes. Tout individu qui faisait l'objet d'un soupçon dans le domaine politique —relations avec la Curie romaine, avec des exilés, des hérétiques, des rebelles— recevait des autorités supérieures un petit livret sur lequel était porté le motif de la suspicion mais aussi le nom du dénonciateur. Un tel procédé simplifiait sans doute, pour les justiciaires, la surveillance des suspects et l'intéressé lui-même n'était pas laissé dans le doute sur ce qu'on lui reprochait. Mais on croit sans peine le chroniqueur qui rapporte que ce type de procédures publiques provoquait d'âpres querelles et des haines réciproques entre suspectés et dénonciateurs.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.257 (gallimard 1987)

L'Europe au XIIIe siècle

La Germanie, bouillante et animée de la furie des armes […], la France, nourrice et mère des chevaleries […], l'Espagne, guerrière et intrépide, la fertile Angleterre, riche en hommes et en navires, l'Alémanie, remplie de guerriers fougueux, la Dacie, forte sur mer, l'Italie indomptée, la Bourgogne, étrangère à la paix, l'Apulie remuante, avec l'Adriatique et les îles amies de la navigation et invaincues de la mer Tyrrhénienne comme de la mer grecque: la Crète, Chypre, la Sicile […], la sanglante Hibernie avec les pays et les îles qui avoisinent l'Océan […], avec l'active nation des Gallois, l'Ecosse marécageuse, la Norvège glacée et toute nation noble et glorieuse sous le ciel de l'Hespérie.»

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.500

Fonctionnaire oblige

D'une manière analogue, il est dit à propos du grand maître justiciaire qu'il est le "miroir de la Justice" et, en tant que tel, il est placé comme maître au-dessus des autres justiciaires non seulement à cause de son titre mais aussi comme modèle "afin que les degrés inférieurs distinguent en lui les principes qu'ils doivent eux-mêmes observer".

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.256

Apprendre à voir

La lecture de L'Empereur Frédéric II est une source renouvelée d'étonnements et d'émerveillement (Je recommande de le lire absolument avant La Divine Comédie). Kantorowicz fait bien plus qu'étudier un règne, il étudie une époque et se penche sur les changemements de mentalité mis en branle sous l'impulsion de ce jeune empereur si savant et curieux de tout.

Il note ainsi le peu de poids qu'avait le regard dans la connaissance du monde: l'interprétation spirituelle comptait davantage que l'observation physique, tout avait, devait avoir, un sens qu'il convenait de découvrir:
Lorsqu'on essaie de nos jours d'attribuer au Moyen Âge un sentiment ou une vision de la nature, on ne fait que jouer sur les mots. Il est certain que le Moyen Âge tout entier considérait la nature comme sacrée, dans la mesure où elle représentait l'ordre éternel du monde, mais, au moins jusqu'à 1200, il fut bien loin de la comprendre, d'une manière non pas spéculative et pourtant intellectuelle, comme un être vivant, mû par ses propres forces et animé par sa propre vie. On n'attachait aucune importance à la vie de la nature et l'on préférait saisir les phénomènes, sous une forme complètement dématérialisée, comme des allégories, et les interpréter sur un plan transcendental après les avoir rattachés au savoir spéculatif. Une œuvre alexandrine tardive, le Physiologus, qui fut traduite dans toutes les langues, vint renforcer cette tendance. Elle fut pratiquement l'unique source des sciences de la nature qu'ait possédée le Moyen Âge, si l'on excepte l'Encyclopédie d'Isidore de Séville et Pline, et la plus populaire. A côté de quelques anecdotes sur les différents animaux et leurs habitudes, les significations allégoriques occupaient une large place dans le Physiologus et ce que le lion, le taureau ou la licorne signifiaient au point de vue moral, astral ou cosmique intéressait bien plus que ces animaux eux-mêmes.

L'évêque Liutprand de Crémone, qui fut envoyé comme ambassadeur à la cour de Byzance au temps des empereurs Othon, nous fournit un bon exemple de cette façon de voir la nature. On montra à l'évêque un parc zoologique impérial qui contenait un troupeau d'ânes sauvages. Liutprand se mit aussitôt à réfléchir sur ce que ces animaux pouvaient signifier pour l'univers. Une sentence sibylline lui vint alors immédiatement à l'esprit: «Lion et chat vaincront âne sauvage.» Tout d'abord l'évêque crut à une victoire commune de son maître l'empereur Othon 1er et du Nicéphore byzantin sur les Sarrasins. Mais il s'avisa bientôt que les deux empereurs souverains, également puissants, ne sauraient être convenablement représentés par le grand lion et le petit chat. Là-dessus, après une brève méditation, le vrai sens du parc aux ânes sauvages apparus clairement: l'âne et le chat étaient ses maîtres, Othon le Grand et le jeune fils Othon II, tandis que l'âne sauvage qui devait être vaincu n'était autre que, comme le prouve le jardin zoologique, l'empereur Nicéphore lui-même! C'est ainsi que Liutprand, l'un des clercs les plus savants de son siècle, voyait la nature. Il connaissait pourtant de très nombreux auteurs anciens: Cicéron, Térence, Végèce, Pline, Lucrèce, Boèce, pour n'en nommer que quelques-uns sans aucunement parler des poètes. En ces domaines, la littérature antique n'exerçait aucune influence et l'on empruntait à ses textes que ce que l'on portait en soi-même: des moralis et, au cas échéant, des aventures. Dans la mesure où vous étiez suffisamment cultivé pour le faire, vous considériez aussi les aventures sous l'angle spirituel. La lettre du chancelier Conrad qui décrivait son voyage en Sicile au cours duquel il vit Charybde et Scylla, les merveilles du magicien Virgile et d'autres du même genre, atteste cette projection du savoir acquis intellectuellement sur le monde des faits matériels. A l'âge des croisades, l'imagination des hommes s'inspirait de tous les animaux fabuleux et des êtres mythiques d'Ovide et d'Apulée, des légendes d'Alexandre, des navigations tourmentées d'Ulysse et d'Enée. Peu à peu, cependant, on apprit également à se servir de ses yeux.

[…] Comme on avait perdu l'habitude de regarder avec ses yeux et que l'on cherchait le sens spirituel des choses à la lumière de la pensée universelle, on ne pouvait espérer avoir un rapport avec l'Antiquité qu'à travers les auteurs faisant appel le plus possible à l'esprit et le moins possible aux yeux. Sous ce raport, les Arabes étaient les meilleurs intermédiaires. Ils avaient passé la littérature antique au crible avec les mêmes intentions, ils l'avaient assimilée dans la mesure où, s'adressant à l'esprit pur, elle pouvait, en fin de compte, être transplantée dans n'importe quel terrain, alors que tout ce qui portait la coloration particulière de la vie grecque et romaine leur restait entièrement fermé. Ils ne s'approprièrent pas un seul historien, pas un seul poète. Que leur importaient les tragiques, les lyriques, ou Homère dont il ne connaissait qu'un seul vers, le seul qui leur parût utilisable:

Qu'il y ait un seul souverain, un seul roi…1

En revanche, ils avaient accepté en héritage tous les traités de sciences naturelles et de médecine et presque tous les philosophes depuis l'époque d'Alexandre le Grand, mais ne connaissaient de la philosophie antérieure que le Timée, le Phédon et La République de Platon. Outre les auteurs de traités de sciences naturelles, ils se sentaient très proches des néoplatonniciens et à travers eux, ils avaient découvert Aristote en tant que fondateur d'un grand système. Encore les grands philosophes arabes du Xe siècle, Al-Kindi, Al-Farabi, Avicenne, n'eurent-ils accès à Aristote qu'à travers un découpage et un arrangement néoplatoniciens. Il fallut attendre le XIIe siècle pour voir apparaître le plus grand interprète arabe du véritable Aristote, l'Espagnol Averroès. Révéler à l'Occident l'Aristote plus fidèle d'Averroès ainsi que ses commentaires, retraduire en même temps d'autres auteurs antiques de l'arabe dans une langue occidentale, telle fut l'une des tâches essentielles des savants.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.310-313 (Gallimard, 1987)
Frédéric II était un observateur passionné des «choses telles qu'elles sont», et cette exigence était inusitée pour l'époque. Sa passion pour la chasse fut l'occasion de mettre par écrit ses observations et de commencer à faire changer la façon de voir la nature et les phénomènes naturels.
Ainsi le livre de l'empereur contient des milliers d'observations de détail, clairement formulées et logiquement ordonnées, qui passent toujours du général au particulier, selon la méthode scolastique. […] Les dessins sont faits «d'après nature» jusque dans les détails, et leur style — oiseaux en vol, dans les différentes phases de leurs mouvements — prouve qu'ils sont dus à l'observateur passionné qu'était l'empereur, bien que leur magnifique exécution en couleur soit l'œuvre d'un artiste de la cour. […] Quoi qu'il en soit, les experts estiment que les illustrations du livre de fauconnerie sont tout aussi étonnamment «en avance sur leur temps» que la plastique sicilienne. […]
Ce qui est significatif pour cet ouvrage n'est pas qu'Albert le Grand, par exemple, l'ait utilisé plusieurs fois, […]. Ce qui est important, c'est que les courtisans de l'empereur et ses fils, qui lui ressemblaient beaucoup, aient acquis un œil exercé à observer la nature vivante, de sorte que, bon gré mal gré, ils ne pouvaient que se conformer à la manière impériale de voir les choses, quel que fut l'objet auquel ils appliquaient cette vision. Ce que révèle le livre de fauconnerie, c'est l'existence d'une faculté de voir «les choses qui sont telles qu'elles sont». Cette œuvre, en outre, n'est pas celle d'un immigrant ou d'un érudit inconnu, mais de l'empereur du monde chrétien et romain — c'est une curieuse activité additionnelle de l'homme d'Etat.[…]
Il est significatif que les grands érudits, ceux du cercle de des Vignes comme ceux du genre de Michel Scot, se soient montrés défaillants lorsqu'il s'agit du sens de la vue: c'est l'empereur, le roi Manfred et également Enzio, le fonctionnaire noble Jordanus Ruffus, le fauconnier arabe Moamin qui sont les «visuels». Si la vision «renaît» avec eux, cela ne signifie pas que cette faculté s'était tout à fait perdue: le paysan et le chasseur ont eu le regard aussi pénétrant au Moyen Âge qu'à toute autre époque. Mais ceux qui auraient pu traduire en mots ce qu'ils voyaient, les clercs et les lettrés de toutes sortes, les «doctes» n'avaient alors pas d'yeux pour le monde physique. Frédéric II, prédécesseur des grands empiristes du XIIIe siècle, du dominicain Albert le Grand et du franciscain Roger Bacon, fut le premier non seulement à dominer comme nul autre la sagesse livresque de son temps, mais il fut aussi chasseur et, en tant que tel, s"en remit spontanément au sens de la vue. On a souvent fait remarquer que le livre de fauconnerie constitue un tournant dans la pensée occidentale et qu'il marque le commencement de la science expérimentale. Rappelons encore ici la vivante antithèse de l'empereur, François d'Assise, dont on se plaît à dire qu'il est l'initiateur de ce sentiment nouveau de la nature. Si Frédéric II, premier «esprit visuel», a cherché partout, dans les genres, les espèces et leur hiérarchie, la loi éternellement la même de la nature et de la vie, François d'Assise a peut-être été la première «âme visuelle», car c'est tout à fait spontanément qu'il a ressenti la nature et la vie comme des phénomènes magiques et qu'il a discerné en toute chose vivante le même pneuma divin. Dante fut en quelque sorte la synthèse des deux hommes.
Ibid, p.336
Parfois je me dis que le vrai amour de Kantorowicz, c'est Dante.

Au XIIIe siècle Frédéric II fait donc émerger une nouvelle façon de voir parce qu'il dispose d'un langage et d'un vocabulaire pour exprimer ce qu'il voit. Deux siècles plus tard, l'œil a remplacé l'oreille comme canal privilégié de relation à Dieu — et les mathématiques des commerçants ont remplacé l'élévation spirituelle des nobles dans la façon d'appréhender le monde, si l'on en croit Michaël Baxandal.
Il y a quelques temps en lisant L'œil du Quattrocento j'avais été frappée par des remarques sur l'importance des mathématiques dans la formation des jeunes gens, et ses conséquences dans la peinture (il faudrait citer l'ensemble du chapitre, je ne fais qu'en donner une idée):
Nous disposons d'un grand d'introductions aux mathématiques et de manuels de l'époque, et l'on peut voir très clairement de quelles mathématiques il s'agissait: c'étaient des mathématiques commerciales, faites pour le marchand, et deux de leurs techniques essentielles sont profondément impliquées dans peinture du XVe siècle.

La première est la technique de la mesure. Les marchandises n'ont été transportées régulièrement dans des récipients de taille standardisée qu'à partir du XIXe siècle. C'est un fait important pour l'histoire de l'art: avant cela, chaque récipient — tonneau, sac ou balle— était unique, et calculer vite et bien sa contenance était une des bases du commerce. La manière dont une société mesurait ses tonneaux et en calculait le volume est un bon indice de ses capacités et habitudes analytiques. L'Allemand du XVe siècle semble avoir mesuré ses tonneaux avec des instruments (règles et mesures) complexes et tout préparés, sur lesquels on pouvait lire directement les réponses: c'était là souvent le travail d'un spécialiste. L'Italien, au contraire, mesurait ses tonneaux en se servant de la géométrie et de Pi:

«Soit un tonneau dont chacun des fonds mesure 2 bracci de diamètre; en son ventre, le diamètre est de 2 1/4 bracci; et on est de 2 2/9 bracci à mi distance entre le ventre et le fond. Le tonneau mesure 2 bracci de long. Quel en est le volume?

Il s'agit en somme d'un couple de cônes tronqués. Élevez le diamètre des fonds au carré: 2x2=4. Puis le diamètre médian: 2 2/9 x 2 2/9 = 4 76/81. Additionnez-les 8 76/81. Multipliez 2 x 2 2/9 = 4 4/9. Ajoutez cela à 8 76/81 = 13 31/81. Divisez par 3 = 4 112/243 […] Maintenant, portez au carré 2 1/4 = 2 1/4 x 2 1/4 = 5 1/16. Ajoutez cela au carré du diamètre médian: 5 1/16 x 4 76/81 = 10 1/1296. Multipliez 2 2/9 x 2 1/4 = 5. Ajoutez cela au résultat précédent: 15 1/1296. Divisez par 3 : 5 1/3888. Ajoutez cela au premier résultat: 4 112/243 + 5 1/3888 = 9 1792/3888. Multipliez cela par 11 puis divisez par 14 (
i.e multipliez par Pi/4): le résultat final est 7 23600/54432. Cela représente le volume du tonneau.»

C'est là un monde intellectuel tout à fait particulier.
Ces instructions pour mesurer un tonneau sont tirées d'un manuel de mathématiques destiné aux marchands, de Piero della Francesca, Trattato d'abaco (Traité d'arithmétique), et cette association entre le peintre et la géométrie commerciale est exactement au centre de notre propos. Les capacités que Piero (ou n'importe que autre peintre) utilisait pour analyser les formes qu'il peignait pour jauger les quantités. Et l'association entre la technique de mesure et la peinture que Piero lui-même personnifie, est très réelle. […].

Le meilleur moyen pour le peintre de susciter une réaction basée sur latechnique de la mesure eétait de faire lui-même, dans ses tableaux, un usage intense du répertoire d'objets familiers sur lesquels le spectateur avait appris sa gométrie — bassins, colonnes, tours de briques, carrelages, et ainsi de suite. [etc…]

Michael Baxandall, L'Œil du Quattrocento, p.134-137
Plus loin, la règle de trois et l'importance des proportions sont évoquées:
[Cette] L'arithmétique était la seconde branche des mathématiques commerciales propres à la culture du Quattrocento. Et au centre de cette arithmétique, on trouvait les proportions.
[…]
[…] le jeu des proportions […] était un jeu oriental: le même problème de la veuve et des jumeaux apparaît dans un ouvrage arabe médiéval. Les Arabes eux-mêmes avaient appris ce genre de problèmes (et l'arithmétique corrélative) de l'Inde, qui l'avait élaboré au VIIe siècle, ou même plus tôt. Ces problèmes de proportions furent importés de l'islam en Italie, en même temps que bien d'autres notions mathématiques, au début du XIIIe siècle par Leonardo Fibonacci de Pise…2

Ibid, p.144-145
Ainsi, les gens du XVe siècle devinrent habiles, par la pratique quotidienne, à ramener les informations les plus diverses à une formule de proportion géométrique: A est à B comme C est à D. En ce qui nous concerne, ce qui est important, c'est q'une même aptitude soit au principe du contrat ou des problèmes d'échange d'une part et de l'élaboration et de la vision des tableaux d'autre part. Piero della Francesca jouissait du même équipement mental, que ce soit pour un marché de troc ou pour le jeu subtil des espace dans des peinture, et il est intéressant de noter qu'il l'expose à des fins d'utilisation commerciale plutôt que picturale. L'homme de commerce avait les aptitudes nécessaires pour saisir la proportionnalité dans la peinture de Piero, car, dans le cours normal des exercices commerciaux, on faisait tout naturellement la relation entre les proportions à l'intérieur d'un contrat et les proportions d'un corps matériel.

Ibid, p.149
Comment voyons-nous aujourd'hui, à partir de quels présupposés?
Est-ce moi qui m'imagine cela, ou vivons-nous réellement dans une société qui croit voir les choses comme elles sont, sans préjugé de représentation?
Et quels peuvent bien être ces préjugés? Une vision scientifique, une vision sentimentale, une vision kitsch?


Notes
1 : citation en grec dans le texte. Mon blog n'accepte pas les caractères grecs.
2 : que rencontra Frédéric II (remarque personnelle)

Concentrer le pouvoir

Pour un esprit moderne, la croissance organique s'obtient en décrivant des cercles de plus en plus larges dans l'espace réel. L'empereur, au contraire, dessinait des cercles de plus en plus étroits. Il s'était fixé pour tâche de parvenir au point le plus central de l'empire et d'y concentrer toutes les influences spirituelles conférées depuis bien longtemps par la dignité impériale. Il s'agissait précisément pour ce monarque de ne pas laisser sa puissance grandissante se dissiper au loin, il devait au contraire la condenser et l'accroître en direction du centre. Il en résulta une tension à peine supportable qui ne put jamais se libérer vers l'extérieur et qui resta toujours tournée vers le centre. Frédéric II est l'unique exemple dans l'histoire d'un monarque universel visant, non pas à étendre son pouvoir, mais à le concentrer. Dante, lorsqu'il ramène le cosmos en un point unique, est animé par la même vision.
Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.404

Henri de Hohenstaufen

Mais le roi Henri n'aurait pu être un vrai Hohenstaufen si la fin de ses rêves n'avait pas été aussi le début de sa tragédie.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.347

Une époque de transition

Frédéric II a souvent été qualifié de philosophe des Lumières. Il était à coup sûr l'homme qui, en son temps, possédait les dons les plus divers; en outre, il était sans doute le plus savant de son époque, c'était un dialecticien et un philosophe formé non seulement par la scolastique et le savoir hérité des Romains mais aussi dans la pensée d'Aristote, d'Avicenne et d'Averroès. Rompre toutes les entraves à la liberté ressenties comme des contraintes antinaturelles, ce mot d'ordre de toute la philosophie des Lumières se manifeste dans la pensée politique de l'empereur sous la forme de la Necessitas, de la nature inévitable des choses elles-mêmes qui tissent les fils du destin selon la loi des causes et des effets. Il est à peine besoin de souligner le caractère révolutionnaire d'une telle doctrine. Aussi longtemps qu'on croyait au miracle comme à la seule force capable de préserver et de renouveler le monde, on pouvait abolir la causalité au profit du providentiel et expliquer les conséquences naturelles comme des interventions providentielles. On aurait pu penser autremement, mais on ne le voulait pas, on n'attachait aucune importance aux autres choses et le Dieu que l'on cherchait et dans lequel on avait foi se révélait dans le miracle de la Grâce et non dans la loi de la cause et de l'effet. Aussi longtemps que le miracle prévalut et que les liaisons causales des choses elles-mêmes disparurent derrière lui, on ne pouvait percevoir la destinée humaine. L'existence la plus chargée d'événements était alors miraculeuse et pareille à un conte de fées, mais jamais elle n'avait un caractère fatal, jamais elle n'était régie par sa propre loi, jamais elle n'était «démonique».

La doctrine de la Necessitas était donc «éclairée» dans la mesure où, reconnaissant les lois naturelles inhérentes aux choses, elle brisait la suprématie de surnaturel magique. En ce sens, Frédéric II, qui explora les lois de la nature et de la vie, le vir inquisitor, pour reprendre les termes de son propre fils, fut un philosophe des Lumières ou, plus exactement, il agit comme tel en mettant sur le même plan connaissance des choses et magie. Car, bien qu'il eût commencé à faire disparaître les miracles, les sortilèges et les mythes, ne fût-ce qu'en les utilisant et en les réalisant, et même en en créant de nouveaux, il ne détruisit pas pour autant le miraculeux mais se borna à lui juxtaposer un savoir. C'est ainsi qu'il favorisa l'avènement de l'une de ces très rares et incomparables époques de transition où toutes choses existent à la fois ensemble et individuellement, où mythe et clairvoyance, foi et connaissance, miracle et réglementation se confirment mutuellement tout en se combattant, collaborent tout en s'opposant. Telle fut l'atmosphère spirituelle dans laquelle vécut Frédéric II — étonnament savante tout en étant par quelque point presque naïve, à la fois hantée de visions cosmiques et d'un réalisme solide comme la pierre, monde dépouillé, dur et passionné à la fois. Ce fut aussi l'air que respira Dante.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.229-230

Un Etat fondé sur la nécessité

«L'aristotélisme a engendré le machiavélisme», a déclaré plus tard Campanella, mettant au jour par cette remarque les relations les plus importantes. Car il clair qu'il avait dû y avoir une irruption du monde extérieur dans la conception madiévale du monde et qu'elle avait dû s'accompagner d'une mutation radicale de la pensée médiévale. L'apparition du législateur impérial fait surgir celle du philosophe nourri de sagesse hellénistique et arabe. On est stupéfait de voir comment, d'un seul mot, Frédéric II a transformé l'idée médiévale de l'Etat et lui a insufflé vie et dynamisme. Alors que son temps discutait encore le problème de l'origine de l'Etat terrestre, ne sachant s'il fallait la chercher en Dieu ou en Satan, dans le Bien ou le Mal, Frédéric II déclare très sobrement que la fonction du souverain a son origine dans sa nécessité naturelle. La Necessitas conçue comme puissance indépendante, à l'œuvre dans les choses, comme soumission de la nature à une loi vivante, était une idée qui procédait de la pensée d'Aristote et de ses disciples arabes. Elle constitue l'axiome nouveau que l'empereur introduit dans la philosophie politique de l'Occident médiéval afin de fonder l'Etat sur lui-même. C'est pourquoi le Liber Augustalis porte dans son préambule que les princes des nations ont été créés «par la pressante nécessité des choses elles-mêmes non moins que par l'inspiration de la Providence divine». Dans des diplômes postérieurs, il est dit d'une façon encore considérablement plus dépouillée que la Justice érige les trônes des souverains necessitate, par nécessité. Et dans le même passage, même lorsqu'il remonte à l'origine de la fonction impériale, l'empereur renonce totalement à faire intervenir quelque dessein surnaturel et insondable de la divine Providence; il se réfère simplement à la parole du Seigneur en présence d'une pièce de monnaie. Mais, plusieurs fois également, l'empereur a recouru à la «nécessité naturelle» pour faire comprendre la raison des dogmes et des institutions sacrées. Il explique par exemple le sacrement du mariage — sans préjudice de sa sainteté établie par Dieu — comme une simple «nécessité naturelle» destinée à la conservation de l'espèce humaine. Et il aprouvé très vite qu'il faisait plus de cas de la nécessité naturelle du mariage que de son caractère sacramentel en procédant à des changements révolutionnaires et en contradiction avec le dogme dans les mariages siciliens, en vue de faire naître une race meilleure en Sicile. Tout cela fut passablement lourd de conséquences. En restreignant la portée des théories bibliques et ecclésiastiques au profit des comceptions naturelles, l'Etat ne se trouva pas ramené pour autant à la force brutale du glaive, mais conduit à une dignité également spirituelle, qui était toutefois sans liens avec l'Eglise. La métaphysique, pourrait-on dire, supplantait le transcendantalisme.

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.227-228

Hermann von Salza

L'ordre des chevaliers Teutoniques, dont Frédéric II aimait à faire remonter la fondation aux Hohenstaufen qui l'avaient précédé, voire à Barberousse, afin d'accroître son prestige, mais qu'il revendiquait aussi comme sa création personnelle, fut effectivement son oeuvre et celle de l'illustre grand maître de la confrérie, Hermann von Salza. Celui-ci séjourna plus de vingt ans à la cour de Frédéric II, où il fut son plus proche conseiller et son confident le plus intime à cause non seulement de sa fonction de grand maître, mais aussi de ses hautes qualités personnelles qui le rendirent indispensable à Frédéric en d'innombrables occasions. Hermann von Salza était vraisemblablement natif de Thuringe, et quelque chose de la nature d'un enfant de la Thuringe s'exprime dans tout son caractère. Il n'était pas vif et prompt mais plutôt pondéré et réfléchi et toute son action fut caractérisée par la loyauté sans défaillance, la rectitude et la virilité qui distinguaient aussi son ordre. On a loué tout particulièrement sa fidélité, qui fut en effet chez lui non seulement une qualité mais une force positive qui le poussait à l'action comme, depuis des temps immémoriaux, ce ne fut en général possible que chez les Allemands. Et c'est précisément cette fidélité qui a conféré quelque chose de presque tragique à l'illustre grand maître de l'ordre Teutonique. Car Hermann Salza avait deux maîtres: il avait prêté serment de fidélité au pape aussi bien qu'à l'empereur et tout conflit entre ces deux puissances l'exposait à une tension quasi insupportable. Ainsi ce fut par souci de garder sa foi à ses deux maîtres que, plus tard, il fera à d'innombrables reprises, des allées et venues précipitées entre la Curie et la cour impériale afin de préserver ou de rétablir la paix. Agir pour l'honneur de l'Eglise et de l'Empire, telle fut la tâche qu'il a lui-même désignée comme étant celle de sa vie. Aussi semble-t-il que le grand maître n'eut plus la force de vivre à l'instant où la rupture entre les deux puissances devint irrémédiable. Le Jeudi saint 1239, jour où le pape prononça l'irrévocable excommunication de Frédéric II, fut aussi celui de la mort de Hermann von Salza.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.92

L'ordre des chevaliers teutoniques

Le sens de la chevalerie spirituelle s’était déjà presque perdu en Orient lorsque, vers la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, à Saint-Jean-d’Acre, la communauté de l’Hospitale Sanctae Mariae Teutonicorum se constitua en un ordre religieux, à côté de celui des Templiers, le plus souvent français, et des chevaliers de l’ordre de Saint-Jean, en majorité italiens et anglais. À ces chevaliers Teutoniques, le pape Innocent III conféra la règle des Templiers, dont ils devaient être les émules dans l’ordre spirituel et chevaleresque, comme ils devaient imiter les Johannites dans le soin des pauvres et des malades. L’ordre, cependant, était entièrement lié à une nationalité: seuls les Allemands nés chevaliers pouvaient en faire partie.

L’histoire de ce nouvel ordre chevaleresque est beaucoup plus prosaïque que celle des Templiers. Il a manqué à son origine la sanctification d’un saint Bernard mais aussi la ferveur suprême et l’extrême nécessité. Ses luttes n’ont pas baigné dans la féerie lointaine de l’Orient et sa mort n’a pas été entourée du mystère de cette prompte disparition presque toujours nécessaire au porteur d’un mythe. Jamais les chevaliers Teutoniques n’ont possédé des richesses aussi abondantes que les Templiers. Ils ont connu ainsi moins de tentations et n’ont sans doute jamais été aussi corrompus. Jamais non plus la légende et le chant ne les ont nimbés d’une auguste et obscure auréole, comme ce fut le cas des Templiers, gardiens secrets du Graal. Mais cela explique aussi que l’ordre des chevaliers Teutoniques ait une véritable histoire. Aucun mythe ni aucun mystère ne voilent sa naissance, et sa fin, ses luttes se sont déroulés dans des lieux proches, qu’on pouvait imaginer.

Ernst Kantorowicz, L’Empereur Frédéric II, p.90

La justice

Le titre du Liber Augustalis, qui traite du «Culte de la Justice», commence par ces mots: «Le Culte de la Justice exige le silence».

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.217 (Gallimard, 1987)

Le temple de la Justice

Si Dieu en tant que Justice était véritablement devenu le Dieu de l'Etat au sens le plus étroit, le service judiciaire de l'empereur devait nécessairement se transformer aussi en un service religieux. Le pape Innocent III avait proclamé: "C'est Dieu qui est honoré en nous lorsque nous sommes honoré" —formule à laquelle l'empereur répliquait par celle-ci: "C'est par le culte de la Justice que les sujets servent Dieu et l'empereur et leur plaisent", ce qui ne faisait que reprendre un énoncé analogue du droit romain: "Qui vénère la Justice rend hommage à la sainteté de Dieu." Ce principe entraîne certaines conséquences dans le domaine du culte extérieur. Le titre du Liber Augustalis, qui traite du «Culte de la Justice», commence par ces mots: «Le Culte de la Justice exige le silence». Tandis que le pape et les prêtres dispensaient Dieu aux croyants en tant que grâce, à travers des mystères et des miracles, l'empereur communiquait Dieu à ses fidèles en tant que loi et norme par l'intermédiaire de ses juges et de ses juristes, qui devenaient effectivement ainsi des "prêtres de la Justice", dénomination que les rois normands avaient déjà empruntée aux Digestes romains. C'est pourquoi on parla bientôt, à très juste titre, de l'Empire comme du "temple de la Jutice", mais, qui plus est, de l'Eglise impériale, imperialis ecclesia. La cité de Justice impériale reflétait en effet jusque dans les plus petits détails la Cité de Dieu écclésiastique dont Innocent III avait établi la hiérarchie. De même qu'à partir de la plenitudo potestatis du pape, la grâce qui devait être dispensée au peuple lui parvenait par le canal des évêques et des prêtres, de même l'empereur transmettait le droit à ses sujets par l'intermédiaire de ses fonctionnaires et ses juges. Désormais une force vive, de source directement divine, traversait également le corps de l'Etat.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.217

Saint François d'Assise

Peu de temps après, en 1223, le pape Honorius confirma la dernière règle de l'ordre des frères mineurs, et lorsque François mourut, trois ans plus tard (1226), la flamme qu'il avait allumée s'était déjà propagée chez des dizaines de milliers d'hommes et de femmes. Ce qu'il avait apporté, c'était en quelque sorte la doctrine des hérétiques sous une forme canonique. La première apparition de François sur la scène européenne s'apparente en effet étroitement dans l'ensemble à celle des hérétiques, des "pauvres de Lyon" aussi bien que des Albigeois, contre lesquels, en Provence, l'Eglise menait depuis des années une guerre sanglante. Dangereuse doctrine que celle que les hérétiques avaient répandue et qui pouvait se résumer dans cette recommandation de mauvais aloi: "On doit obéissance à Dieu plus qu'aux hommes." En outre, cette doctrine prônait la communion de l'âme avec Dieu, sans la médiation des prêtres romains et sans les sacrements. Et c'était précisément pour la combattre qu'Innocent III avait donné plus de grandeur à la situation des prêtres et restauré le principe selon lequel le laïc ne peut se passer de la médiation du prêtre. Saint François se distinguait cepandant des hérétiques dans la mesure où lui, qui en vérité avait moins que quiconque besoin du prêtre, reconnaissait la médiation de celui-ci comme fondée en droit. N'alla-t-il pas jusqu'à mettre au service de l'Eglise ces "tendances hérétiques" en faisant en personne le sacrifice de se soumettre aux nécessités de l'Eglise pontificale universelle?

François d'Assise a été canonisé en 1228, peu d'années après sa mort. Innombrables furent les miracles qu'il accomplit. Le miracle qui nous intéresse ici semble dépourvu de magie céleste et d'éclat séraphique. Il montre François comme un homme, et un homme dans sa plénitude, aujourd'hui presque oublié au profit du tendre visionnaire, aimant et enfantin. C'est cette dernière image qui a prévalu en dépit de l'interdiction qu'il fit aux frères de lire les Ecritures saintes pour leur beauté — la sainteté étant au-delà du beau et du laid —, et en dépit de son appartenance à cette catégorie de grands hommes pour qui la félicité s'identifie à la discipline, à la rigueur et à la dureté à l'égard de la "chair vénale".

Les stigmates du Seigneur qu'il portait sur le corps lui furent moins douloureux et moins pénibles que la formidable pression qu'on exerça sur lui pour le contraindre à faire entrer dans le cadre fixe et rigide de la hiérarchie romaine son âme libre de visionnaire, resté en étroite communion avec Dieu. François d'Assise accepta volontairement ce climat de tension auquel les hérétiques se soustrayaient en constituant des groupes à l'extérieur de l'Eglise, bien qu'il l'éprouvât plus profondément et qu'il en souffrît plus que les autres. Il savait en effet que l'union personnelle et directe de l'âme avec Dieu est bien la chose la plus sublime, mais n'en considérait pas moins que l'Eglise romaine pontificale était l'instrument nécessaire. Aucun de ses contemporains ne fut aussi porteur de ces forces capables de désagréger l'Eglise que François. Bien qu'il eût voulu d'abord tout ignorer de la hiérarchie, qu'il eût interdit à chacun de recevoir d'elle privilèges et fonctions ecclésiastiques, il a néanmoins reconnu, au contraire des hérétiques, la seule et unique Eglise universelle et il a plié son esprit libre, panthéiste et proche de la nautre aux lois étroites et sévères de la hiérarchie. Parallèlement, son alter ego temporel, Frédéric II, s'apprêtait à susciter dans l'ordre terrestre l'affrontement direct de l'individu et de l'Empire romain universel. Avec Dante naquit l'homme qui allait consciemment éprouver cette double tension, vivre ce double conflit.

Ernst Kantorovicz, L'Empereur Frédéric II, p.155

La prédiction de Joachim de Flore

Sa lutte contre François d'Assise devait grandir l'empereur; tout le cours de sa vie le démontre. François d'Assise, le plus grand contemporain du Hohenstaufen, fut le porteur de la force adverse véritable, la force secrète contre laquelle Frédéric II était destiné dès le berceau à se dresser et à rassembler toutes les forces du monde. Plusieurs décennies plus tôt, l'abbé Joachim de Flore avait annoncé l'avènement de l'un et de l'autre, de cette force et de son adversaire. Un fondateur d'ordre devait ramener le temps du Christ et des apôtres, rajeunir l'Eglise, et un empereur devait flageller l'Eglise rajeunie. Et, conformément au mythe, l'abbé Joachim a désigné le fils d'Henri VI comme le futur instrument du châtiment, celui qui porterait la confusion dans le monde, comme le proche précurseur de l'Antéchrist. Les deux idées étaient très voisines, un renouvellement de la personne du Christ devant nécessairement engendrer l'Antéchrist.

Ernst Kantorovicz, L'Empereur Frédéric II, p.155

La canonisation de Charlemagne

Pour Philippe[s], le récit d'une canonisation douteuse.
En effet, selon les conceptions de l'époque, seule l'onction et le couronnement à Aix et l'élévation au trône de Charlemagne conféraient sa pleine légitimité au roi des Germains et lui donnaient le droit de prétendre à la couronne impériale romaine. C'est la raison pour laquelle Frédéric ne commença à dater les années de son règne que du jour de son couronnement à Aix, que vint ratifier son installation sur le trône de Charlemagne. D'autres cérémonies s'ajoutèrent aux fêtes du couronnement. Cinquante ans plus tôt, en 1165, Barberousse, bien que banni à l'époque, avait exhumé à Aix-la-Chapelle les restes de Charlemagne et, en présence de princes et d'évêques, les avait fait sanctifier par un antipape impérial également banni, «pour la gloire et l'honneur du Christ et pour le raffermissement de l'Empire romain». Par cette canonisation du premier empereur chrétien germanique, Barberousse avait voulu affirmer le caractère sacré de l'Empire romain, qu'il fut le premier à désigner de nouveau du nom de sacrum imperium, et, d'une manière générale, de la fonction d'empereur. Il avait déjà, de la même façon, ravivé le souvenir de la consécration biblique de la royauté en transférant de Milan à Cologne les anciennes reliques des trois rois mages. C'est aussi au temps de Barberousse qu'était née en l'honneur de Charles et de sa cité cette séquence solennelle:

Voici du Christ le vaillant champion,
Le chef d'une armée invaincue…

dont les paroles de louange durent résonner comme une promesse et une exigence aux oreilles de son petit-fils, lorsqu'il pénétra dans la cathédrale d'Aix pour y déposer les ossements du premier empereur germanique. Une magnifique châsse d'argent avait été exécutée par les Aixois dont les côtés s'ornaient de figures impériales représentées à l'image des apôtres: l'apostolat de la conversion des païens faisait en effet partie intégrante de la fonction impériale. Frédéric II figurait également sur la châsse, qui devait être refermée en sa présence. Le lendemain du couronnement, on vit le jeune roi déposer le lourd manteau du sacre, monter les degrés du catafalque qui soutenait la châsse et enfoncer lui-même les premiers clous dans le couvercle.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.76

Le législateur selon Platon

Après ce dernier coup, si l'on met à part des incidents mineurs, toute résistance de la féodalité locale fut brisée pour toute la durée du règne de Frédéric II, la morale de cette affaire étant que les moyens les plus rudes et les moins scrupuleux sont aussi les plus doux quand celui qui les emploie sait ce qu'il veut, ou, pour reprendre les termes de Platon, que "dans un Etat, les mesures de salubrité les plus dures, qui sont aussi les meilleures, ne peuvent être exécutées que par un homme qui soit à la fois tyran et législateur, un homme qui ne craigne pas de tuer ni de bannir (…), car nul législateur ne peut éviter de commencer son œuvre par une opération de ce genre".

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.116 (édition Gallimard 1987)

La loi et la justice selon Frédéric II

Pour que le souverain pût retrouver la forte autorité que les rois normands avaient maintenue envers et contre tout, autorité qui se fondait surtout sur le vaste demaniium, les possessions de la couronne, il fallait annuler les événements de tente années. C'est pourquoi, dans l'édit De resignandis privilegiis, qu'il avait préparé de longue date, Frédéric déclara que toutes les donations, libéralités, confirmations de propriété et tous les privilèges des trente dernières années étaient nuls et non avenus, et ordonna à chacun de soumettre au cours des mois suivants tous les documents relatifs à des possessions autres que privées à la chancellerie impériale où ils seraient vérifiés, et renouvelés seulement dans le cas où ils seraient jugés valables. Ainsi, tous les détenteurs de territoires ou de fiefs de la couronne, de droits régaliens, de péages ou d'autres prérogatives se trouvaient déchus de leur propriété, et c'était le bon vouloir de l'empereur qui décidait souverainement si le détenteur en question pouvait conserver ou non sa propriété. De la répartition de ces propriétés, on sait peu de chose, les documents qui en faisaient état ayant précisément été détruits par la chancellerie. Les nobles, mais aussi des églises, des couvents et des villes, et même de nombreux bourgeois — dans la mesure où ils détenaient la ferme de petits péages ou jouissaient de certaines libertés — furent touchés par cette mesure. Ce qui, dans une très large proportion, déterminait la confirmation ou l'abrogation de ces privilèges étair le fait que l'empereur avait ou non précisément besoin de tel château, pays, péage ou de tel autre droit particulier pour la constitution de son Etat. Dans l'affirmative, la propriété, dont les titres avaient été soumis au regard scrutateur de la chancellerie impériale, était confisquée. Dans le cas contraire, les détenteurs de privilèges recevaient un nouveau diplôme, auquel on ajoutait cependant une formule par laquelle l'empereur se réservait la possibilité de révoquer à tout moment les droits nouvellement accordés.

La chancellerie impériale avait ainsi une vue d'ensemble précise de toutes les donations et de leur répartition, ce qui permettait aussi de prélever, quand c'était nécessaire, ce qui était indispensable à la couronne. De son côté, l'empereur pouvait au moins retirer aux individus et aux puissances qui lui déplaisaient leurs droits et leurs privilèges particuliers. En outre, la couronne — donc le roi et l'Etat, car on n'avait pas encore établi entre les deux une distinction bien nette — recouvrait ses possessions. Enfin l'empereur disposait d'un substrat légal pour toutes les actions qu'il entreprenait contre les diverses petites puissances installées en Sicile. Ce trait est lui aussi caractéristique de Frédéric qui, du même coup, n'avait pas besoin de se poser en conquérant, mais en simple exécuteur de la loi. Il souligna d'ailleurs lui-même cet aspect des choses et mit en garde ceux de ses opposants qui s'en remettaient à des moyens illégaux: ces moyens n'avaient aucune chance de succès, car il était venu pour tout remettre en l'état et restaurer la justice sous son règne.

Il est vrai que, par «justice», Frédéric entendait moins une constitutions figée que le droit de l'Etat vivant, droit qui était déterminé par les nécessités politiques et qui pouvait changer en fonction des circonstances. A l'opposé des conceptions médiévales bien connues, la justice elle-même devenait quelque chose de vivant, voire de mobile, et c'est de ce concept, qui reste à éclaircir, d'une justicia capable de mutations que procéda l'étonnant «machiavélisme» juridique de l'empereur. Ce machiavélisme mis au service de l'Etat, et non du prince, se fit jour avec une extraordinaire netteté dès la première application de la loi sur les privilèges, dont les multiples répercussions fondèrent l'ordre nouveau en Sicile.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.112-113

31 mars 2009 : histoire des histoires de vie(s)

Encore en retard. Pas grave, je copierai sur sejan le moment venu :-)

Claude Lanzmann rappelait à Compagnon la semaine dernière que John Dillinger, le célèbre gangster, avait été abattu en 1934 devant le cinéma The Biograph theater, qui était connu alors pour avoir l'air conditionné.

Effectivement, il est toujours de remonté plus loin: le mot biographe apparaît à la Renaissance, mais c'est une exception.
Un ouvrage anonyme paru en 1583 s'intitule La biographie et prosopographie des rois de France jusqu'à Henri III, ou leurs vies brièvement décrites et narrées en vers, avec les portraits et figures d'iceux.
Ce livre a donné lieu à une querelle d'attribution. Les premiers grands bibliographes français, le père Jacques Le Long et Jacques Charles Brunet, au XVIIIe siècle, l'attribuent à Antoine du Verdier, lui-même bibliographe, mais qui ne cite pas ce livre parmi les siens. On voit ici se dessiner la connivence entre biographie et bibliographie qui sont deux sciences auxiliaires de l'histoire à l'âge classique (et nous avons vu que le texte fondateur de l'histoire de l'art est les Vies de Vasari).

Le terme bibliographe apparaît en 1752 dans le dictionnaire de Trévoux: «personne versée dans la connaissance des livres», soit un équivalent d'un documentaliste, d'un spécialiste des catalogues ou une sorte d'antiquaire.
Au XIXe siècle, le plus célèbre sera Querard, qui publie entre 1826 et 1842 un Dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France en quatorze volumes. Il y ajoute une série d'ouvrages qui traitent des cas particuliers: Les supercheries littéraires dévoilées en cinq volumes, un Dictionnaire des ouvrages-polyonymes et anonymes et un sur les auteurs écrivant sous pseudonyme.

Prosopographies
La biographie et prosopographie des rois de France jusqu' a Henri III est aujourd'hui attribuée au libraire qui l'a publié.
La prosopographie est une description des qualités physiques du personnage et de la personne. Ce livre a été attribué à du Verdier car — on ne prête qu'aux riches — du Verdier a publié en 1573 à Lyon une Prosopographie ou description des personnes insignes, enrichie de plusieurs effigies, & réduite en quatre livres.

La prosopographie est une pratique plus ancienne que l'écriture de Vies.
Aujourd'hui, le mot recouvre des biographies collectives. Cette dérive est due aux philologues de la science allemande. C'est l'étude des biographies d'un groupe ou d'une catégorie sociale.
Le modèle de ces prosopographies modernes est la Prosopographia Imperii Romani publiée à la fin du XIXe siècle par des savants allemands.
C'est un mot à la mode, on publie de plus en plus de dictionnaires, d'annuaires, de ce genre, par exemple au sujet de la IIIe République. Christophe Charle a publié un dictionnaire des professeurs du Collège de France, des recteurs d'universités, etc. On a vu paraître une République des avocats, sur le modèle de La République des professeurs de Thibaudet. Cela s'est considérablement développé depuis vingt ans.

Cela nous renvoie à Sainte-Beuve qui appelle sa critique des "portraits". Sainte-Beuve aime aussi les portraits de groupe : Chateaubriand et son groupe littéraire, Port Royal, sont des portraits de groupe.
En un mot, on se conduira avec Port-Royal comme avec un personnage unique dont on écrirait la biographie : tant qu'il n'est pas formé encore, et que chaque jour lui apporte quelque chose d'essentiel, on ne le quitte guère, on le suit pas à pas dans la succession décisive des événements; dès qu'il est homme, on agit plus librement avec lui, et dans ce jeu où il est avec les choses, on se permet parfois de les aller considérer en elles-mêmes, pour le retrouver ensuite et le revenir mesurer.
Sainte-Beuve, Port Royal, chapitre I
On voit donc que les années de formation et les années de maturité ne sont pas traitées de la même manière, et qu'il y a une attention au groupe et au contexte.

Quelles sont les différences entre les Vies anciennes et classiques et les biographies modernes?
1e différence Les Vies sont un genre noble et élevé, une gesta , tandis que la biographie est sécularisée. Quand on lui donne le nom de "vie", c'est pour la styliser. C'est le cas d'André Maurois, par exemple, qui publie en 1923 Ariel ou la vie de Shelley ou en 1927 La vie de Disraëli. Ce n'est pas "vie", mais "la vie", qui renvoie à une existence réelle.

2e différence La vie est une unité de mesure, comme pour Œdipe. L'intérêt porte sur la fin de la vie. Comme le dit Montaigne, on ne peut rien dire d'une vie avant de savoir comment elle s'est terminée; tandis que la biographie porte plutot sur la formation.
Bien sûr, nous sommes toujours à la fois modernes et anciens. Dans une biographie, nous allons assez vite au dernier chapitre, nous avons l'instinct de saisir la vie par la mort.

Xénophon a écrit une histoire qui s'appuie sur des récits de vie, des portraits: la Cyropédie, vie de Cyrus, etc.

Mais ce sont surtout quatre auteur qui ont fondé ce genre, avant tout romain:
  • Cornelius Nepos et son Histoire des grands hommes, De viris illustribus
  • Suétone et Les vies des douze Césars
    Il s'agit de l'histoire de l'Empire à travers les douze césars. Il s'agit davantage de portraits que de récits, composés selon un plan rhétorique et non chronologique. La naissance et la carrière, origine familiale, présages annonciateurs de son avènement, magistratures exercées, campagnes militaires, œuvre législative et judiciaire, mort et présages annonciateurs de sa mort, etc)
  • Plutarque et Les vies parallèles .
    Il s'agit de cinquante biographies présentées par paires, un Grec/un Romain.
  • Diogène Laërce et Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres
    Là aussi chaque personnage est présenté selon le même plan: vie, anecdotes, doctrine, liste des œuvres plus une morale en forme d'épigramme.
Ces quatre auteurs serviront de référence à Montaigne.
Il s'agit de vies exemplaires. L'exemplarité est recherchée davantage que l'exactitude. La vie des Césars, par exemple, est destinée davantage à la réflexion sur les vies qu'à la description des vertus.

Puis survient l'inflexion médiévale vers la piété. Il va s'agir avant tout de raconter la vie des saints. L'œuvre la plus connue est La légende dorée , qui suit le calendrier liturgique. Elle raconte pour chaque saint leur vie, leurs miracles et leur martyre. Ce livre était destiné à être utilisé dans les sermons. L'idée était les exemples sont plus efficaces que les règles, plus efficaces que la morale. le but était d'inciter à l'imitation, d'où peut-être la méfiance des modernes.

A la renaissance, on lit à nouveau Plutarque et Suétone. Parce que les récits sont fragmentaires, il est possible de les lire pour autre chose que leur exemplarité.
Montaigne les lira pour autre chose. Il cherchera les faits réels, les contradictions, les idiosynchrasies. Par exemple, il relève qu'Alexandre est cruel et clément, que Plutarque est doux et colérique. Il note que l'odeur de la sueur d'Alexandre est suave: voilà ce que Montaigne retient de Plutarque.
C'était une afféterie consente de sa beauté, qui faisait un peu pencher la tête d'Alexandre sur un côté, et qui rendait le parler d'Alcibiades mol et gras : Jules César se grattait la tête d'un doigt, qui est la contenance d'un homme rempli de pensées pénibles : et Cicéron, ce me semble, avoit accoutumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous.
Montaigne, Essais, De la prétention, Livre II, chapitre XVII
Tous ces détails sont dans Plutarque. (La coquetterie d'Alexandre deviendra la sprezzaturra des courtisans.)
Alexandre apparaît dès le premier chapitre des Essais. Le chapitre 36 des Essais intitulé "Des plus excellents hommes" prouve une grande attention aux Vies de Plutarque.
Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisants et aisés: et quant et quant l'homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu: la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événements : plus à ce qui part du dedans, qu'à ce qui arrive au dehors: ceux là me sont plus propres. Voilà pourquoi en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marri que nous n'ayons une douzaine de Laërce, ou qu'il ne soit plus étendu, ou plus entendu: car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies.
Ibid, livre II, chapitre X
Ce qui intéresse Montaigne, ce sont les délibérations. De même dans le chapitre De l'éducation des enfants:
En cette pratique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la mémoire des livres. Il pratiquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C'est une vaine étude qui veut : mais qui veut aussi c'est un étude de fruit estimable : et la seule étude, comme dit Platon, que les Lacédemoniens eussent réservé à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part là, à la lecture des vies de notre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion.
Conclusion
Au XVIIe siècle, la vie des écrivains devient la nouvelles hagiographie. Il se développe le genre des Anas. Elles privilégies l'anecdote et la concaténation, comme l'Huetiana.

Ce sont des recueils d'éloges académiques, de propos de table, etc. Le modèle, c'est Montaigne. La biographie intervient au moment de la laïcisation du monde. Elle concerne la vie d'une seule personne. C'est un mot d'érudit, Sainte Beuve lui préfère celui de causerie. C'est ainsi qu'il écrit à la mort de Juliette Récamier: «Je me garderai bien ici d'essayer de donner d'elle une biographie, les femmes ne devraient jamais avoir de biographie, vilain mot à l'usage des hommes, et qui sent son étude et sa recherche. Même lorsqu'elles n'ont rien à cacher, les femmes ne sauraient que perdre en charme au texte d'un récit continu. Est-ce qu'une vie de femme se raconte?»1.


Ainsi, la vie est pour les femmes, la biographie pour les hommes.
Mais bien sûr, ce n'est plus vrai aujourd'hui, ou tout le monde a droit à sa biographie.


Cela se termine ainsi, à ma grande incrédulité. Moi qui me souvient encore de l'évocation mythique de Michelet lors du dernier cours de la première année.


Notes
1 : Causeries du lundi, 4e édition Garnier, tome I, p.124

24 mars 2009 : l'émergence du concept de biographie

Je suis arrivée en retard, je n'ai pu que constater que Compagnon parlait d'autre chose... Je copierai sur sejan si celui-ci met quelque chose en ligne :-)
Quelques jours plus tard... Et voilà:
En recherche littéraire, deux points de vue sont toujours possibles, celui du présent et celui de l’Histoire.
L’Allégorie répond à la question: «En quoi le texte passé répond-il à nos questions actuelles?» (le passé éclaire le présent); la Philologie à « À quelles questions du passé peut répondre le texte actuel?» (constante circularité herméneutique à travers ces deux approches). Les deux démarches sont inséparables si l'on veut éviter l'impasse ou le contresens, elles doivent être tressées.

Les dernier cours ont porté sur l’écriture de vie telle qu'on l'observe aujourd'hui, soit aporie (impossibilité d'un récit qui en fait toujours trop en en disant pas assez) soit panacée (apologie de la bonne vie ou de Vie Bonne).

Le cours d'aujourd'hui portera sur les récits de vie au cours des siècles.


Donc sans transition, le début de mes notes.

Koselleck fait remonter la crise de la critique et la crise de la modernité à la période 1750-1850. C'est alors que les concepts politiques et sociaux (la liberté, la souveraineté, etc) sont devenus plus normatifs que descriptifs. Les concepts ont souhaité agir sur les phénomènes, ils se sont dès lors tournés vers l'avenir.

Koselleck a lancé l'histoire des concepts (et non plus l'histoire des idées). François Hartog parle à son propos d'une histoire langagière de la langue.[1]
Koselleck et une équipe de chercheurs a entrepris un Manuel des concepts politiques et sociaux fondamentaux en France de 1680 à 1820 en 16 tomes publiés à Munic.[2]

1750-1850 est également une période charnière pour la littérature. C'est le concept d'auteur qui émerge, le soi contre l'autorité donné par un titre aristocratique ou une position sociale. Montaigne se trouve comme toujours au carrefour. On trouve ainsi au début du chapitre "Du repentir": «Si le monde se plaint que je parle trop de moi, je me plains qu'il ne pense pas assez à soi».
Le débat sur le rôle de l'auteur (pertinence, etc) est constant depuis cette époque. Barthes parle d'un romantisme large de Rousseau à Proust.

On pourrait également citer Charles Taylor et Sources of the Self: The Making of the Modern Identity, traduit par Les sources du moi.
Il s'agit d'une approche différente, une généalogie du Moi moderne, avec les moments de sécularisation, fragmentation, dissolution. Montaigne est de nouveau la figure centrale.

En France, Michel Foucault publie L'Usage des plaisirs suivi du Souci de soi. Le titre provisoire de cet ouvrage était L'écriture de soi.
Enfin, Ricœur publie en 1990 Soi-même comme un autre.

L'écriture de la vie se transforme, on passe de la notion de vie à celle de biographie.
Deux études récentes portent sur ce sujet: en 1987 Marc Fumaroli a écrit un article dans la revue Diogène : «Des Vies à la biographie, le crépuscule du Parnasse» [3] et en 2007 Ann Jefferson a publié un livre, Biography and the Question of Literature in France.
Depuis Rousseau et Chateaubriand, écrire la vie serait une notion avec laquelle nous nous sentirions davantage de plain-pied. Nous rejoignons le débat contemporain vu lors des premiers cours: écrire la vie est-il une aporie ou une apologie? Peut-il y avoir subjectivité sans narrativité?
(On se souvient que Stendhal s'oppose constamment à Rousseau et Chateaubriand.)

Le mot "biographie" est apparu tard, à l'époque de la séparation de l'histoire et de la littérature (XVIIe et XVIIIe siècle). Puis la sociologie et la psychologie se sont détachées de la littérature dont le champ a été sans cesse réduit.
Aujourd'hui il ne reste que trois genres en littérature: le roman, le théâtre, la poésie.

L'écriture de vie tombe entre les domaines de l'écriture et de l'histoire.
Les Vies (ce nom rappelle Plutarque) appartenaient de plain pied aux Belles Lettres. Un même mot désignait le genre et le contenu.
Stendhal publie une Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase et une Vie de Rossini, qui sont, comme le veut mécaniquement le genre, entre la biographie et le plagiat. Il utilise le mot "Vie" dans son sens XVIIIe.
Le mot biographie apparaît dans Le Rouge et le Noir. Julien approche de cet «abominable petit Tambeau» en conversation avec l'abbé Pirard:

Ce petit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour.
Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture? C'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. Son mérite était de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le règne du nouveau roi d'Angleterre.
Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre IV.

On voit ici que pour parvenir, il faut connaître son ghotta.
"Biographie" pour Stendhal renvoie à des ouvrages de plus en plus courants, on songe à Biographie moderne ou des hommes vivants en quatre-vingt-dix volumes de Michaud.

La "Vie" relève du genre de l'épidectique (pas le genre délibératif ni le genre judiciaire). Elle apporte éloge, blâme, conseil, c'est le genre des oraisons funèbres, des discours académiques. Son but est l'exemplarité morale.

C'est donc bien différent de la biographie, fille bâtarde de l'histoire et de la littérature.

Un cas particulier est celui de l'histoire de l'art. Ce domaine prend naissance avec les Vies de Vasari [4]. L'histoire de l'art est la seule à être fondée pleinement sur des Vies.

hapax: au Ve siècle en grec. Il s'agit d'une occurrence sans suite. En anglais, on voit apparaître biographist en 1661 et biography en 1683, biographical en 1738 [5] Pour Samuel Johnson en 1731, le biographer est le writer of ''Lifes. Il relate non l'histoires des nations mais l'histoire des actions particulières dans leur ordre chronologique.

En français, biographe apparaît avant biographie, comme en anglais. En 1721, le biographe est l'auteur qui écrit des vies, de saints ou d'autres.. En 1750, le mot est encore rare. La laïcisation d'hagiographe donne biographe, puis biographie en XXe siècle donnera hagiographie, qui prendra une connotation négative de louanges excessives.


Notes

[1] Il s'agit d'«une histoire langagière des concepts, attentive aux échanges incessants entre langue et société et aux écarts entre des usages actuels et des usages passés d'un même concept, étant entendu que tout maniement actuel d'un objet d'étude passé implique une histoire des concepts qui ont permis de le nommer.» par François Hartog, « Reinhart Koselleck, lumineux théoricien de l'Histoire », Le Monde des livres, 28 novembre 1997.

[2] Handbuch politish-sozialer Grundbegriffe in Frankreich, 1680-1820, voir ici.

[3] Diogène n° 139, juillet-septembre 2007.

[4] Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, édition commentée et traduction sous la direction d'André Chastel, Berger-Levrault, 1984.

[5] Je ne garantis pas d'avoir repris exactement les dates.

séminaire 7 : Henri Raczymow

Ici les notes de sejan.

Henri Raczymow est l'auteur d'une biographie de Maurice Sachs, d'une de Charles Haas, le modèle de Swann, intitulée Cygne de Proust1 et de Bloom & Bloch, une variation sur les héros proustien et joycien2.

Son dernier livre s'appelle Reliques, ce qui convient mal, car c'est un mot chrétien. Il aurait fallu utiliser shmattès qui signifie les restes, ce qui reste, et qui vient de la famille de ??, qui veut dire le nom.%%% Ce livre commence par une photo prise avant ma naissance. Il s'agit d'une de scène de massacre prise en 1939 en Pologne, incompréhensible sans légende. L'exergue est tiré de wi>L'Amant de Marguerite Duras, qui dit qu'on écrit toujours sur le corps mort du monde et sur le corps mort de l'amour.
Le livre est composé de photographies d'éléments disparates choisis parce qu'ils parlaient à l'auteur. Ces éléments sont comme tirés des boîtes à biscuits représentés par Christian Boltanski (tableau qui illustre la couverture). Ce sont des boîtes à souvenirs. Il n'y a pas de logique mais des associations affectives qui se ramènent toutes à la période de la guerre (l'URSS, le parti communiste, la guerre d'Espagne) ou au camp.
Faire ce livre a été une façon d'enterrer ses morts. Plus on vieillit, plus on a de morts à traîner avec lesquels on ne vit pas forcément en paix.
Il s'agit de découvrir et de montrer comment la littérature peut parler de la vie, c'est à dire de l'amour, de la mort, de l'écriture.

Ecrire pour prendre pitié, parce qu'on prend pitié.

Charles Haas était un homme de plage. Un homme de plage, c'est ce que nous serons tous dans deux générations, quand plus personne ne saura qui nous étions en nous croisant sur des photographies. C'est l'homme inconnu sur les photographies de groupe, c'est l'homme qui intéresse Modiano.
Charles Haas aurait dû être préservé de l'effacement par Proust. Mais la littérature échoue à préserver et la figure et le nom. (Dans le cas de Haas, elle a donc préservé la figure).
La littérature ne conserve que les noms propres. Lire un livre, cela ressemble à visiter un cimetière (idée d'ailleurs confirmer par Proust).

Un rêve non interprété est comme un livre non lu, dit le Talmud.

Bartleby, le héros de Melville, est réputé avoir travaillé au bureau des lettres mortes. De même le livre renferme des noms ilisibles.

L'oubli: c'est la mort à l'œuvre dans la vie.
Modiano travaille dans l'espace de l'effacement. Dans ses livres, les adresses et les n° de téléphones sont réels mais devenus caducs. Il y a enquête à mener.

La vocation des photos de famille est la même que celle des livres : sauver les morts. Elles rencontrent le même échec.
Les lettres mortes de Bartleby seront finalement brûlées. Les photos de famille finiront vendues au poids dans les brocantes.

L'histoire sauve le collectif mais piétine les morts dans leur individualité. cf Ricœur.

Finalement, la seule entreprise qui vaille est celle de Serge Klasferd, son Mémorial des enfants juifs déportés de France, qui réussit à mettre en vis-à-vis les photos de milliers d'enfants avec leur nom.
La littérature est à l'histoire ce que le christianisme est au judaïsme, elle sauve l'individu plutôt que la communauté.



1 : Une critique par Michel Braudeau est disponible ici.
2 : Je découvre en vérifiant ces données qu'il est l'auteur de Dix jours polonais, qui est dans mes projets de lecture depuis qu'il est sorti.

Survivre avec les moyens du bord

Éluard, le grand frère, transmet surtout à son benjamin les rudiments de la survie financière, des conseils indispensables si l'on ne veut pas capituler et accepter un travail salarié. Les principes de sa constitution s'appuient essentiellement sur les ressources insoupçonnées offertes par les manuscrits de poèmes. L'article premier décrète que rien ne se jette ! Les premiers brouillons d'un poème trouvent toujours un amateur bibliophile. L'article 2 prescrit de veiller à la qualité du produit. Le poème doit être écrit lisiblement, le papier offrir une qualité minimale. L'article 3 souligne que l'originalité du produit peut être déterminante. Le prix d'un manuscrit peut sensiblement monter s'il se présente sur un papier particulier (couleur, grain, papier à en-tête d'un hôtel, d'un café ou, mieux, d'un garage). L'article 4 encourage à toujours penser au petit plus. Le prix d'un manuscrit dépend bien sûr de la notoriété de l'auteur, mais rien n'interdit de le faire monter en y ajoutant des éléments de plus-value [dédicace à un auteur célèbre, ratures et rajouts lisibles).

Élève doué. Char écoute. Éluard lui propose aussitôt une démonstration en se chargeant de la négociation du manuscrit d'Artine. Surtout lorsqu'il n'est pas directement concerné, Éluard est un marchand redoutable. Il se fixe un prix et s'y tient, plaçant toujours la barre très haut. Lui-même grand collectionneur, il sait d'instinct jusqu'où un amateur accroché ira pour satisfaire son besoin de possession d'une pièce rare. Les treize feuillets d'Artine, avec ratures et ajouts, présentés comme l'une des pièces majeures du surréalisme, vont permettre à Char de tenir plusieurs mois. La leçon est retenue, de même qu'une évidence implicite : il est nécessaire d'entretenir un minimum de relations avec de grands libraires et des amateurs fortunés.

Longtemps, le richissime couturier Jacques Doucet (1853-1929) a été la providence des surréalistes et des artistes d'avant-garde. André Breton, son conseiller pour les arts plastiques, lui a permis de réunir l'une des plus belles collections de tableaux du début du siècle. Dans une lettre, il l'a pressé d'acheter à Picasso Les Demoiselles d'Avignon, une toile que le peintre avait roulée dans un coin de son atelier, persuadé de ne jamais vendre ce sujet scabreux et révolutionnaire. Breton était prophétique :

« C'est là une œuvre qui dépasse pour moi singulièrement la peinture, c'est le théâtre de tout ce qui se passe depuis cinquante ans, c'est le mur devant lequel sont passés Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Apollinaire, et tous ceux que nous aimons encore. Que ceci disparaisse, il emportera la plus grande partie de notre secret... »

C'était en 1923. Jacques Doucet finit par céder à Breton. Picasso réclama au mécène la somme de vingt-cinq mille francs. Doucet eut le cran de rester impavide : « Bon. Eh bien ! c'est entendu, monsieur Picasso. Vous recevrez deux mille francs par mois à partir du mois prochain jusqu'à concurrence de vingt-cinq mille. » Et il renégocia le prix à la baisse ultérieurement... Quatorze ans plus tard, la toile fut revendue cent cinquante mille francs.
Le grand couturier avait aussi un jeune conseiller littéraire, Louis Aragon, royalement rémunéré pour l'informer et acquérir en son nom livres rares et manuscrits. Et puis le communisme et les provocations de l'un ont eu raison de la patience et de la générosité de l'autre. Aragon vit désormais de la vente des colliers conçus et fabriqués par Elsa :

« J'allais vendre/ aux marchands/ de New York/ et d'ailleurs/
De Berlin/ de Rio/ de Milan/ d'Ankara/
Ces joyaux/ faits de rien/ sous tes doigts/ orpailleurs/
Ces cailloux/ qui semblaient des fleurs/
Portant tes couleurs/ Elsa valse et valsera »

De nouveaux liens se sont tissés. D'autres mécènes instaurent leur règne. Les « Charles », très liés à René Crevel et Luis Bunuel, ont succédé à Jacques Doucet. Ils achètent systématiquement l'un des trois premiers exemplaires sur beau papier de tous les recueils publiés par les surréalistes, ce qui permet de financer l'impression de livres qui se vendent au mieux à quelques centaines d'unités. Charles de Noailles acquiert en 1930, pour faire plaisir à Breton et à Éluard, leur manuscrit de L'Immaculée Conception pour la somme considérable de dix mille francs. Ainsi devient-il, selon l'expression de José Corti, une sorte de Fouquet de la République. René Gaffé, un riche parfumeur belge, achète pour sa part à prix d'or tous les exemplaires numérotés « 1 ».

La vente de manuscrits et de brouillons suppose en vérité du savoir-faire, de la psychologie et de l'organisation. René Char ouvre très vite une annexe à son atelier de poète. Là, revêtant les habits d'un moine copiste, veillant à la bonne tenue de ses plumes et de son encrier toujours rempli d'encre noire, il recopie avec un soin maniaque ses derniers textes. Il apporte une attention obsessionnelle à ce travail tranquille qui le repose et lui permet de filtrer attentivement ses poèmes. Autour de lui sont disposés son tampon buvard, un choix de cartons et de papiers de Hollande plus ou moins forts. De son écriture ample, il semble à chaque fois réécrire définitivement ses plus beaux poèmes.

Ainsi le manuscrit recopié peut devenir un original. Qui saurait distinguer parmi ces feuillets épars l'authentique brouillon d'un vrai-faux, le premier jet d'une nouvelle version originale ? Lucratif, cet artisanat est aussi généreux. Il n'est pas rare que Char recopie entièrement un recueil sur un carnet spécialement relié, puis l'offre en gage d'amitié.
Eluard l'initie également aux mystères de la fabrication d'un « beau livre ». René Char s'était intuitivement prêté à l'exercice, au début de l'année 1930, avec Le Tombeau des secrets. Son livre se composait d'une trentaine de pages où douze photographies détournées par des collages occupaient en majesté l'espace avec, en regard, quelques textes brefs. André Breton et Éluard y avaient ajouté un photomontage de leur cru...

La rencontre d'un peintre et d'un poète ouvre cependant d'autres horizons. La fusion de Manet avec Mallarmé, la rencontre d'André Derain et d'Apollinaire, l'alliance de Fernand Léger avec Blaise Cendrars, la géniale alchimie de Juan Gris avec Pierre Reverdy transforment le livre en œuvre d'art, recherchée par tous les amateurs. Le livre échappe alors à son statut classique pour devenir objet sacré. Paul Éluard et Max Ernst, André Breton et Alberto Giacometti ont défriché ces terres encore fraîches et nourricières.

A défaut d'une véritable collaboration avec un peintre, veille donc, souffle Éluard à son ami, à demander une gravure, une eau-forte pour la placer en frontispice de ton recueil. Le conseil a été entendu. Il sera toujours repris comme une clé magique pour échapper aux petites misères du temps. On mésestime trop les plaies d'argent.
Comparés aux poètes, les peintres qui rencontrent le succès sont riches, parfois richissimes, explique Éluard. Il faut savoir accepter leurs cadeaux : dessins, gouaches, tableaux. C'est leur manière de te reconnaître. Picasso sait parfaitement, lorsqu'il te met d'autorité une toile sous le bras, que tu la revendras un jour de dèche, et il ne t'en voudra pas. L'argent file, à nous d'en trouver !

Laurent Greilsamer, L'éclair au front, la vie de René Char

Trois vœux

Comme ce sont les vacances et que Paris est vide, comme ce sont les vacances scolaires et que je n'ai plus d'horaire fixe le matin, comme il fait froid, comme je n'ai pas un gros moral en ce moment, je n'ai pas courage de prendre le RER, je pars de plus en plus tard et en voiture.

L'inconvénient c'est que je ne peux pas lire. L'avantage c'est que je peux écouter la radio.
C'est pourquoi vers 19 heures j'écoutais France-Musique en sourdine, doucement en train de m'endormir dans les bouchons rue Saint-Honoré.

Il s'agissait d'une émission de jazz. Le présentateur a parlé d'une baronne, la baronne Pannonica de Koenigswarter (Quel nom! Le nom d'un papillon, ai-je entendu. Trop beau pour être vrai, on dirait du Nabokov)), qui fut mécène de nombreux jazzmen. Elle les ramenait chez elle, les photographiait et leur demandait quels seraient leurs trois vœux, si ceux-ci devaient se réaliser immédiatement (cet immédiatement me paraît une condition importante). Tout cela a été réuni en un livre chez Buchet-Chastel: Les musiciens de jazz et leur trois vœux. Apparemment il est en cours de réimpression (il devrait être à nouveau disponible vers le 7 janvier 2007).

Le présentateur a joliment commenté: «Certains vœux sont d'une grande banalité, d'autres nous font entrer dans une extraordinaire intimité avec les musiciens, trois vœux suffisent à dessiner une personnalité.»

Le coup des trois vœux m'a toujours fascinée. Tous les contes de fée prouvent qu'il faut être préparé à cette question, sinon on ne répond que des bêtises et on laisse passer sa chance.
Pendant des années j'ai eu ma liste de vœux prête, révisée régulièrement.
Je n'ai croisé nulle fée, ni crapaud, ni prince charmant.
Donc ce soir, au lieu de m'endormir dans ma voiture, j'ai refait ma liste. Elle a beaucoup changé. Finalement, je ne souhaite plus que des choses que je peux obtenir sans fée ni crapaud (mais pas mal d'efforts et d'organisation, tout de même). Sagesse ou résignation?

Emmanuelle

En 1986 ou 1987, nous sommes allés voir Emmanuelle à la séance de 22 heures au Grand Pavois. Il ne passait plus que dans cette salle, c'était pour nous un film mythique, l'un des bruits de fond de notre enfance — sans compter la chanson de Pierre Bachelet.

C'est l'un des rares films dont nous soyons sortis avant la fin. Il était d'un ennui profond, nous balançions entre le rire et l'exaspération, nous sommes sortis à un quart d'heure de la fin environ, tandis qu'un homme (l'initiateur) expliquait d'un ton docte qu'une femme n'était une femme qu'une fois qu'elle s'était fait pénétrer par les trois orifices à la fois; nous sommes sortis parce que nous avions très peur de rater le dernier RER pour Nanterre où j'avais une chambre de Cité U (on dirait une chanson de Pierre Bachelet).
Nous avons effectivement raté le dernier RER (errant dans les souterrains d'Auber, poursuivis par les caméras, guidés jusqu'à la surface par une voix qui ne s'adressait plus qu'à nous). Trop tard pour Saint-Lazare. Nous sommes retournés à pied boulevard Saint-Michel, quartier que nous connaissions le mieux, cherchant au passage une chambre d'hôtel que nous n'avons pas trouvée (qui aurait sérieusement écorné notre budget d'étudiants), échouant dans une brasserie qui n'existe plus. Nous avons sommeillé sur une banquette jusqu'à l'heure du premier métro, je lisais par intervalle des contes d'Andersen en anglais, H. m'avait offert l'intégrale dans la soirée, intégrale qui à l'époque n'existait pas en français (j'aime beaucoup Andersen).


Cette remontée de souvenirs est due à un article, "Ne m'appelez plus Emmanuelle", que je découvre aujourd'hui dans L'Express, bel article un peu larmoyant qui par sa mélancolie m'évoque Marilyn Monroe:

[...] Alanguie sur son trône en osier, Sylvia Kristel, vêtue d'un collier de perles, d'une paire de bottines et de sa peau de lait, régnait alors sur le box-office et sur le désir des hommes. C'est ainsi qu'à la mi-temps des années 1970, de Reykjavik à Buenos Aires, Emmanuelle (ou les galipettes initiatiques d'une madone androgyne sur fond d'exotisme Roche Bobois) émoustille près de 100 millions de spectateurs et devient le film le plus vu dans les salles, derrière Autant en emporte le vent. Dans la sémillante URSS du camarade Brejnev, un père de famille est condamné à trois ans de goulag pour avoir rapporté de voyage une copie de l'oeuvre impie. […]

Il ne faut pas mésestimer l'apport culturel d'Emmanuelle dans la société du baby-boom, de Guy Lux et des moquettes orange. Le film invente un genre - le porno soft - et révolutionne l'esthétique bourgeoise à grand renfort de moustiquaires, de sièges en osier et de paravents en bambou. Sylvia Kristel, elle, collectionne les panouilles, Emmanuelle 10, Emmanuelle 12, Emmanuelle 20... On exagère à peine. Pour le reste, sa vie est un tsunami permanent. Son deuxième mari, un escroc international, la pousse vers la banqueroute. Un troisième ne fait que passer. Elle vivote de sa peinture et de quelques émissions « pour les Allemands ou pour les Japonais ». Une grande passion la fait renaître. Freddy De Vree est un poète flamand. Elle est sa muse. Il y a deux ans, il s'est éteint dans ses bras. Et elle n'a pas encore payé la note. Enfant de la clope et du pétard, Sylvia Kristel vient d'être opérée d'une tumeur au poumon qui suivait un cancer de la gorge. On l'a prise pour un sex-symbol. C'était un petit soldat.

Il était une fois une femme aux cheveux coupés courts et au regard transparent à qui la vie a tout donné puis tout repris. [...] Il y a quelques semaines, Sylvia Kristel a reçu une invitation pour siéger dans le jury d'un festival de cinéma, chez elle, à Utrecht, sa ville natale. Ça l'a rendue joyeuse comme une gamine qui ramène une bonne note à la maison. Elle qui croyait que la Hollande, ce pays de marchands et de puritains, la prenait toujours pour le diable. Et puis, ce matin, dans son courrier, elle a trouvé une lettre des organisateurs qui s'excusaient de la méprise, mais, non, finalement, ce n'était pas la peine de préparer sa valise, le nombre des jurés avait été réduit, une autre fois, peut-être, et merci de bien vouloir renvoyer son billet…

Un crachin malingre tombe sur Amsterdam. Sylvia Kristel marche dans le crépuscule vers un autre restaurant italien ou un traiteur chinois. Elle marche comme si elle était étrangère aux épreuves, les épaules tendues par un fil invisible, la tête haute, de cette allure de danseuse que les hommes, leurs œillères et leurs hormones, ont toujours prise pour un air de défi. Il est trop tard pour leur expliquer que ce n'était qu'un réflexe d'écolière, du temps du pensionnat et des leçons de maintien de soeur Marie-Immaculata. « Tenez-vous droite, Kristel ! Il faut régner. Vous le saurez : on ne désire pas ce qui est à terre. » Maintenant, elle le sait.

extrait d'un article de Henri Haget paru dans L'Express du 21/9/2006

''Nue'', de Sylvia Kristel, sort ces jours-ci aux éditions du Cherche-Midi.

Transposition de la première émission avec Pierre Salgas

J'entreprends de prendre des notes sur les cinq entretiens intervenus avec Jean-Pierre Salgas. le but est bien sûr de donner envie de les écouter, mais aussi de créer des points de repère afin de pouvoir retrouver très vite un passage des entretiens quand on le souhaite, et surtout de savoir dans lequel des cinq entretiens ce passage se trouve (j'ai tendance à les confondre): une indexation, en quelque sorte.

Il s'agit de notes. Je ne donne pas de formes, volontairement, car si je donnais une forme, je serais obligée de faire des citations exactes, ce qui serait très long. J'essaie simplement de fournir quelques mots-clés qu'on pourra retrouver grâce au moteur de recherche.

Ecoutez l'émission

** la première phrase du premier livre: "une table, une fenêtre". Roussel, Claude Simon. Côté référentiel par rapport à toute la littérature.
Tout est là, les figures, les thèmes. Des guillemets, un tiret, donc une flèche qui va vers l'amont. Phrase qui est une référence à la référence.
"Ecrits antérieurs de l'auteur" : assez flou. Pas de fond de tiroir. Il s'agit du sentiment que la phrase a toujours un passé. Les phrases et les idées ne lui [RC] appartiennent pas vraiment.
Un texte que intertexuel: peut-être que RC n'est lui-même que intertextuel.
Références aux travaux de Jean Ricardou. Influence considérable d'ordre technique. Tempérament conservateur/conservatoire de la phrase opposé au côté technique de la modernité.
Pourquoi ne pas avoir été proche de Sollers? Celui-ci théorisait moins l'écriture en général. Ricardou posait davantage de questions. Lecture de Tel quel à partir de 1962 à peu près. Ricardou plus tard.

** Sciences-Po. Etudes en droit. Une maîtrise sur l'idéologie de Tel quel. Etudes en Angleterre en 1966. Folle passion pour Virginia Woolf. «Ce que j'aime naturellement». Ricardou s'est plaqué sur un lecteur de Virginia Woolf, tandis que les tenants de la modernité lisaient plutôt Joyce. Grande admiration pour Joyce, mais un rapport un peu extérieur. Joyce "n'est pas son genre".
Amour de l'Ecosse, de la Cornouaille, de la campagne anglaise.
RC a écrit une longue histoire de l'Ecosse.

** Roland Barthes a soutenu Passage. Ardent lecteur de Barthes qu'il connaissait depuis un an au moment de la publication de Passage RB soutenait plutôt des textes comme Sollers, Guyotat, qui bousculent plus l'intérieur de la phrase, tandis que RC était davantage dans la ligne du Nouveau Roman. Subversion du récit plus que celle du langage.
RC: «Est-ce que Barthes m'aurait soutenu si nous n'avions pas été amis? Je n'en sais rien. Il a été très gentil. Est-ce qu'il en aurait fait un très grand cas de Passage si nous n'avions pas été amis, je n'en sais rien»

** Des séries. Eglogues, autobiographie, deux romans, élégies, miscellanées. Comment se fait le passage entre passage et la suite entre Passage et Échange? Passage a écrit Denis Duparc, et Denis Duparc écrit Échange.
Ne connaissait pas Pessoa et les hétéronymes. Ne connaissait pas l'oeuvre mais la personne de Pessoa.
JP Salgas : ce qui est étonnant c'est que vous avouez les hétéronymes. Vous dites Denis Duparc, c'est moi.
RC: Je n'ai jamais rien dis de pareil.
JP Salgas: Les listes du même auteur rangent les choses sous votre nom.
RC: Vous attirez mon attention sur un détail qui m'avait totalement échappé.
JP Salgas : Qui êtes-vous? Renaud Camus ou Denis Duparc?
RC: Suis-je bien Renaud Camus? Je n'en suis pour ma part que très peu convaincu.
Pourquoi Duparc, Duvert pourquoi deux syllabes très commun aussi commun que Camus? D'autant plus que votre œuvre est parcourue par une passion pour les noms, d'Europe centrale, notamment.
Les Eglogues sont parcourues par une passion angrammatique. On m'a souvent dit que cela ne devait pas être très commode de porter le nom d'un autre écrivain. C'est peut-être un traumatisme tout à fait essentiel.
Denis anagramme de Indes. Duparc a écrit un livre qui pose comme fondateur le parc. Première phrase "Il y eut d'abord le parc". Il sort de son parc.
Système de couleurs. Passage: blanc et vert. Duvert pratiquement inévitable.
Duvert a réagi bcp plus vigoureusement que la famille Camus au fait que j'utilise le nom de Camus.

** Y aura-t-il d'autres volumes de Eglogues? Notes aux notes aux notes. Sorte de laboratoire aux autres volumes.
Les autres livres sont des notes qui ont pris des dimensions épouvantables. Les différents livres sont classés de façon précise, mais d'autres classements seraient possibles.
Certains livres ont sautés d'une case à l'autre dans la liste des œuvres parues.
A partir de Journal romain, un journal par an. Tendantiellement le journal n'est-il pas en train d'absorber l'ensemble du matériau? Projet d'un journal total. Tendantiellement la vie sera totalement absorbée par le journal (?)
J'ai envisagé un journal tout englobant dont le forme serait beaucoup plus contraignante. Car il s'agit d'une écriture a prima. Envisagé de le soumettre à des formes littéraires très fortes, mais idée écartée aussitôt. la vie elle-même est soumis a des contraintes littéraires très fortes. La graphobie: une vie écrite. L'existence prise dans des réseaux littérataires. L'emprise du travail littéraire sur la vie. Le diariste fou a tendance à ne plus qu'écrire son journal. L'influence de la littérature sur la vie les formes littéraires décideraient de nos choix existentiels, les lieux de l'existence, les voyages, les amis, les curiosités intellectuelles. Culte biographique totalement écarté par la modernité. Repères biographiques non pas comme explication de texte, mais création textuelle.
La littérature: forme plaquée sur du vivant, moderne plaqué sur du conservateur/oire. J'avais besoin de la forme pour ne pas être sentimental. Sinon RC aurait été au mieux un sous-Virginia Woolf plongé dans la saudad. « C'est de là que je viens, c'est cela que je suis.»

La bonté

En ce moment de dénuement absolu, le destin envoya à notre secours une de ces personnes qui, de toute évidence, sont nées pour soulager la peine des autres : la préposée de la baraque, Maria Sergueevna Dogadkina, une femme d'une cinquantaine d'années, simple, vive, au teint mat. Elle n'était pas de celles qui distribuent de bonnes paroles.
Elle ne cessait, au contraire, de nous rabrouer.
— Vous appelez ça fermer une porte? maugréait-elle, disparaissant dans l'épais nuage de vapeur glaciale qui s'engouffrait au seuil de la baraque.
Grâce à quoi, la porte tordue et recouverte de glace était fermée comme il fallait, retenant la chaleur.
«C'est comme ça qu'on met à sécher ses affaires? Ne vois-tu pas que ça fait une boule? Ta mère t'a bien mal éduquée, reprochait-elle.
D'un geste expert, elle dépliait la loque, la pendait près du poêle, sur le fil où il semblait qu'il n'y eût plus de place pour rien.
«Pourquoi manges-tu de si grosses bouchées de pain, comme une mouette? Tu ne pourras jamais satisfaire ta faim! Non, mais regardez un peu cette façon de se jeter sur la nourriture! Donne-moi ce pain, je vais te le griller!
Et Maria Sergueevna enfilait rapidement le morceau sur une tige de fer qu'elle avait transformée en broche, le grillait un moment sur le poêle et le rendait à sa propriétaire, enveloppé d'un arôme de pain chaud.
«Ainsi il sera plus nourrissant...
Elle se glissait partout dans la baraque comme une anguille, faisant profiter chacune d'entre nous de son expérience, de son aide, de ses mots maternels, exigeants, bienveillants.

Evguénia S.Guinzbourg, Le vertige, Points Seuil, p 375

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