Véhesse

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Billets qui ont 'Berlin' comme lieu.

jeudi 21 février 2013

Mr. Norris change de train, de Christopher Isherwood

J'aime lire les témoignages sur l'Allemagne entre les deux guerres parus de préférence à l'époque1. Rien pour poser sa tête, évidemment Berlin Alexanderplatz, le journal de Viktor Klemperer à lire en parallèle du début des Souvenirs de Hans Jonas.
Cette fois-ci, avec Mr. Norris change de train publié en 1935, c'est un Anglais qui fait part de ses observations.

Résumé du livre: un jeune Anglais se prend d'amitié pour un escroc international.
Le livre est drôle, enlevé. Pour avoir lu son journal d'octobre 1983 avant ce roman de jeunesse, je souris de constater qu'Isherwood dépeint avec la même vigueur les enfants dans le caddy de leurs mères dans les supermarchés californiens que les fétichistes des bottes dans les bordels berlinois. Un auteur attachant.

Dans Mr. Norris change de train, j'ai eu la surprise de trouver quelques notations rappellant LTI2, en plus allègre.
1932:
Les reporters du crime et les paroliers du jazz avaient suscité une inflation sans précédent de la langue allemande. La terminologie de l'invective journalistique (traître, laquais de Versailles, criminel assoiffé de sang, escroc à la solde de Marx, fange hitlérienne, fléau communiste) en était venue à ressembler, par suite d'un emploi excessif, à la phraséologie formelle de politesse utilisée par les Chinois. le mot Liebe, jailli du lexique de Gœthe, ne valait plus un baiser de prostituée. Printemps, claire de lune, jeunesse, roses jeune fille, chérie, cœur, mai: telle était la monnaie courante, lamentablement dévalorisée, que mettaient en circulation les auteurs de tous ces tangos, valses, fox-trots, qui préconisaient l'évasion individuelle. Trouvez-vous une petite âme sœur, conseillaient-ils, pour oublier la crise et le chômage.

Christopher Isherwood, Mr. Norris change de train, p.147, traduction Léo Dillé (coll 10/18, 1964)
Il s'agit presque d'une guerre civile, entre communistes et nazis, avec les grèves, manifestations et contre-manifestations qui s'en suivent. Je ne me souvenais pas (l'ai-je jamais su?) que les nazis avaient subi un revers en novembre 1932:
Les négociations de Hitler avec la droite avaient été rompues; la Hakenkreuz allait jusqu'à flirter gentiment avec la faucille et le marteau. Des conversations téléphoniques, au dire d'Arthur, avaient déjà eu lieu entre les camps ennemis. Les troupes d'assaut nazies se joignaient aux communistes parmi les foules qui conspuaient les «traîtres» et les lapidaient. Pendant ce temps, sur les colonnes d'affiches trempées, des placards nazis représentaient le K.P.D. sous l'aspect d'un épouvantail en uniforme de l'armée rouge. Quelques jours plus tard, il y aurait d'autres élections, les quatrièmes de l'année. Les réunions politiques attiraient beaucoup de monde; c'était moins cher que de s'enivrer ou d'aller au cinéma. Les gens âgés restaient chez eux, dans leurs pauvres maisons humides, à faire du thé faible ou du café malté en parlant sans animation de la Débâcle.

Le 7 novembre, les résultats des élections furent proclamés. Les nazis avaient perdu deux millions de voix. Quant aux communistes, ils avaient gagné onze sièges. Ils possédaient en outre une majorité de plus de 100000 à Berlin.
— Vous voyez, dis-je à Frl. Schroeder, tout ça, c'est grâce à vous.
Nous l'avions persuadée, en effet, de descendre voter à la brasserie du coin pour la première fois de sa vie. Et maintenant elle était aussi ravie que si elle avait gagné à la loterie:
— Herr Norris! Herr Norris! J'ai fait exactement ce que vous m'avez dit, et tout est arrivé comme vous l'aviez prévu! La concierge est dans tous ses états. Ça fait des années qu'elle suit les élections, et elle soutenait que les nazis allaient gagner encore un million de voix ce coup-ci. Je me suis bien payé sa tête, je vous le certifie. Je lui ai dit: «Ha! ha! Frau Schneider! Vous voyez bien que moi aussi je m'y connais en politique!»

Ibid, p.182-183
En mars 1933, comme l'a remarqué Haffner, il fit très beau. Dès le début, il n'y eut aucun doute sur la nature du régime, mais certains s'en accommodaient fort bien:
Au début de mars, après les élections, il fit brusquement doux et chaud.
— C'est Hitler qui nous apporte le beau temps, dit la concierge.
Et son fils nous fit observer en plaisantant que nous devrions être reconnaissants à Van Der Lubbe de ce que l'incendie du Reichstag eût fait fondre la neige.
— Un si beau garçon!… remarqua Frl. Schroeder avec un soupir. Comment, grand Dieu, a-t-il pu faire une chose aussi affreuse?
La concierge eut un reniflement de mépris.

Notre rue avait un aspect tout à fait gai lorsqu'en y débouchant l'on voyait des drapeaux noir-blanc-rouge pendre immobiles aux fenêtres contre le ciel bleu du printemps. Sur la Nollendorfplatz, les gens étaient assis à la terrasse du café, en pardessus, et lisaient les articles concernant le coup d'Etat de Bavière. Gœring s'exprimait à traver le haut-parleur de la radio du coin.
— L'Allemagne est réveillée! déclarait-il.
Un marchand de glace était ouvert. Des nazis en uniforme marchaient à grandes enjambées ça et là, le visage sérieux et composé, comme s'ils avaient été chargés de missions importantes. Les lecteurs de journaux du café tournaient la tête afin de les regarder passer, souriaient et semblaient contents.

Ils souriaient d'un air approbateur à ces jeunes gens aux grandes bottes conquérantes, qui allaient bouleverser le Traité de Versailles. Ils étaient contents parce que ce serait bientôt l'été, parce que Hitler avait promis de protéger les petits commerçants, parce que leurs journaux annonçaient des temps meilleurs. Ils étaient soudain fiers d'être blonds, et frémissaient d'un plaisir furtif, sensuel, comme des écoliers, parce que les juifs, leurs rivaux en affaires, et les marxistes, une minorité vaguement définie de gens dont ils ne se souciaient guère, avaient été jugés, de manière bien satisfaisante, responsables de la défaite, de l'inflation, et qu'ils allaient le sentir passer.

La ville était pleine de chuchotements qui parlaient d'arrestations illégales à minuit, de prisonniers torturés dans les baraques du Sturmabteilung, forcés à cracher sur le portrait de Lénine, à boire de l'huile de ricin, à manger de vieilles chaussettes. Mais ces bruits étaient couverts par la voix puissante, irritée du gouvernement, dont les mille bouches démentaient.

Ibid, p.285 à 287




1 : M'agacent les prophètes rétrospectifs, qui vous annoncent après les événements que ceux-ci "étaient tout à fait prévisibles" (cf. les discours en 2009 sur la chute du mur de Berlin.)

2 : Viktor Klemperer, Lingua Tertii Imperii

lundi 11 avril 2011

Berlin 1935 : tri sélectif

— Ces quatre boîtes de métal vous appartiennent-elles?
— Je l'ignore, je vais le demander à la femme de ménage; mais pourquoi?
— Elles sont à vous. Je le sais et je vous le dis! Tous les Allemands savent que pour se débarrasser des boîtes de conserves il y a un récipient autre que la poubelle, c'est une caisse spéciale avec inscription! Vous allez avoir une amende salée! Elle figurera sur le compte de vos «bonnes affaires» de Noël, ajouta-t-elle, les yeux pleins de haine.
La mégère partit. Un diplomate présent à l'incident raconta qu'il n'avait su, pendant plusieurs jours, comment se défaire d'un tube d'aluminium portant en rouge l'injonction: «Ne pas jeter». Il n'osait mettre ce tube dans la corbeille à papier de sa chambre d'hôtel, ni l'abandonner dans la rue. Il eut enfin l'idée de le déposer dans une pharmacie, où on le félicita au nom du Parti.

Françoise Frenkel, Rien pour poser sa tête, p.22

lundi 8 septembre 2008

Histoire d'un Allemand, par Sebastian Haffner

C'est un livre acheté par hasard, sans en avoir jamais entendu parler. C'est un livre excellent, si bon que je ne comprends pas que je n'en ai jamais entendu parler.

Ce livre publié de façon posthume est le récit écrit en 1938 par un jeune Allemand réfugié à Londres de sa vie en Allemagne entre 1914 (il avait alors sept ou huit ans) et 1933.
Ce qui intéresse Sebastian Haffner, c'est de comprendre et d'exposer le lien entre l'individu et l'histoire: comment la somme des vies particulières constitue-t-elle l'histoire?
Dans le prologue, ce lien est présenté en sens inverse: Haffner remarque qu'habituellement, l'histoire affecte peu la vie quotidienne des individus, elle peut les émouvoir mais rarement changer leur manière d'être, leur moi profond. Le nazisme a ceci de particulier qu'il oblige chacun à faire quotidiennement des choix, à soutenir ou se détourner de ses amis, de ses collègues, de ses connaissances, il met chacun à tout instant face à des cas de conscience pouvant entraîner la mort.

L'écriture est sérieuse, sévère, le sujet est grave, d'autant plus à l'époque de la rédaction du manuscrit, entre 1938 et 1939 à Londres. Pourtant, la lecture est légère, un humour souterrain court le texte, Haffner a le sens de l'autodérision sans être cynique: il y a davantage de tristesse et de regret que de méchanceté ou d'amertume dans ses remarques: «On commet des meurtres dans la même disposition d'esprit qu'une niche de gamin, on ressent l'avilissement de soi et l'anéantissement moral comme un incident fâcheux, et même le martyre physique n'inspire guère d'autre réflexion que: "Pas de bol."» (p.232)

Il se souvient de son avidité pour les combats durant la première guerre mondiale, de son incompréhension de la défaite survenant brutalement après tant de victoires placardées sur le mur du commissariat du quartier, et de la vie agitée de Berlin les années suivantes: échauffourées et coups de feu continuels. Haffner fait des remarques minuscules et vraies, comme de noter que la révolution de 1918 n'a jamais été populaire car elle se fêtait en novembre1, tandis que le printemps et l'été 1933 ont été splendides. Nous suivons l'évolution des forces politiques en présence, nous apprenons que l'armée allemande soutient toujours le pouvoir en place, quel qu'il soit, et ne remet jamais ses ordres en causes (et c'est ainsi que la République fit fusiller par les soldats les ouvriers qui l'avaient soutenue en 1920…) Bien plus que 1929, 1923 a été une année décisive en Allemagne, l'année de l'hyper-inflation, l'année de toutes les folies et de la disparition de toute mesure.

Haffner tente de comprendre ce qui s'est passé, ce qui a rendu le nazisme possible. D'une part il dresse un portrait de l'âme allemande, âme qui ne sait être seule, qui a besoin du groupe, qui est inapte à la sphère privée, d'autre part, il fait l'hypothèse qu'après toutes ses années d'agitation (1914-1923), les Allemands n'ont pas supporté de vivre en paix: ils n'avaient pas de goût pour une vie paisible, où chacun est responsable de soi-même, ils avaient pris l'habitude des escarmouches, de l'agitation, de l'attente des journaux, des bouleversements de fortune d'un jour à l'autre. La vie comme un long fleuve tranquille ne pouvait leur convenir.
Hypothèses, bien sûr. Ce que dénonce Haffner comme la véritable raison de l'accession d'Hitler au pouvoir, c'est la démission des chefs de l'opposition, de gauche à droite, qui ont fui en janvier 1933, annihilant tout espoir de résistance organisée.

Vint le temps des choix personnels: la petite amie juive, le commerçant, les collègues de travail. Haffner décrit les premières discriminations, la mise au pas de la justice. Il est d'une extraordinaire clairvoyance s'agissant de l'antisémitisme, rageant de voir que les nazis ont réussi à en faire un sujet de discussion entre les Allemands (pour ou contre les juifs?) tandis que ce sont les nazis qui devraient être rejetés pour poser une telle question:
Or, plus personne ou presque ne doute aujourd'hui que l'antisémitisme nazi n'a pratiquement rien à voir avec les juifs, leurs mérite ou leurs défauts. Les nazis ne font désormais plus mystère de leur propos de chasser et exterminer les juifs dans le monde entier. Ce qui est intéressant n'est pas la raison qu'ils en donnent, et qui est une absurdité si manifeste qu'on se dégraderait en en discutant, fût-ce pour la combattre. L'intéressant, c'est ce propos lui-même, qui est une nouveauté dans l'histoire universelle: la tentative de neutraliser, à l'intérieur de l'espèce humaine, la solidarité fondamentale des espèces animales qui leur permet seule de survivre dans le combat pour l'existence; la tentative de diriger les instincts prédateurs de l'homme, qui ne s'adressent normalement qu'aux animaux, vers des objets internes à sa propre espèce, et de dresser tout un peuple, telle une meute de chiens, à traquer l'homme comme un gibier. […]

Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand, p.214
Incidemment, ce livre est un bel hommage à son père, homme vaincu par l'existence, mais qui aura inculqué à son fils l'image de ce que doit être un Allemand digne de ce nom.

- En 1923, durant l'hyper-inflation :
Car mon père était de ceux qui ne comprenaient pas l'époque, ou qui refusaient de la comprendre, comme il s'était déjà refusé à comprendre la guerre. Enfermé dans la devise "Un fonctionnaire prussien ne spécule pas", il n'acheta pas d'actions. Je considérais cette attitude comme la marque d'un esprit étrangement borné, surprenante chez cet homme — un des plus intelligents que j'eusse connus. Aujourd'hui, je le comprends mieux. Rétrospectivement, je puis ressentir un peu du dégoût que lui inspirait "cette monstruosité", et l'aversion irritée qui se dissimulait derrière une platitude: ce qu'il ne faut pas faire, on ne le fait pas. Malheureusement, les conséquences pratiques de ces principes élevés dégénéraient parfois en farce.
Ibid., p.92
- Portrait du père, grand lecteur: hommage à la littérature, portrait magnifique du fonctionnaire idéal (sans doute ces lignes peuvent-elles servir à lire Kafka):
Or, la littérature est un étrange passe-temps. Dans la sphère privée, on peut sans doute être impunément collectionneur ou botaniste, peut-être même amateur de tableaux ou mélomane. Mais le commerce quotidien avec l'esprit vivant ne reste jamais "privé". Il est facile d'imaginer qu'un homme qui, durant des années, explore "dans son privé" tous les sommets et tous les abîmes de la pensée et de la poésie européennes devient un beau jour tout simplement incapable d'être un fonctionnaire prussien étroit, rigoureux, scrupuleusement zélé. Ce n'était pas le cas de mon père. Il le resta. Mais sans briser le moule prussien et puritain, il s'appropria une philosophie empreinte d'un scepticisme libéral qui transforma peu à peu en masque son visage de fonctionnaire. Il combinait les deux aspects au moyen d'une ironie secrète extrêmement subtile et qui ne se manifestait jamais — il me semble d'ailleurs que c'est là l'unique façon d'anoblir et de légitimer le fonctionnaire, race dont l'existence pose des problèmes humains d'une grand complexité. La conscience, toujours en éveil, que le puissant dignitaire qui se trouve derrière le guichet et l'humble quémandeur qui se trouve devant ne sont tous deux que des hommes et rien d'autres; qu'ils jouent un rôle dans une pièce; que le rôle du fonctionnaire exige certes rigueur et froideur, mais aussi beaucoup de prudence, de bienveillance, de circonspection; que rédiger une ordonnance dans le style administratif le plus dépouillé, pour peu qu'elle concerne une affaire épineuse, demande parfois plus de délicatesse que de composer un poème lyrique, plus de discernement et de pondération que de dénouer une intrigue.
Ibid., p.151
- Printemps 1933. Le père, juriste, voit s'écrouler tout ce qui constituait sa vie:
Il était peu à peu envahi par le sentiment d'avoir vécu pour rien. Il existait dans son domaine certains ouvrages législatifs auxquels il avait collaboré, substantiels produits de l'esprit, à la fois hardis et pondérés, fruit de plusieurs décennies d'expérience et de quelques années d'un travail intense, presque artistique, passées à soupeser et à fignoler. Ils avaient été abrogés d'un trait de plume, et on en avait à peine parlé. Mais ce n'était pas tout: la base même sur laquelle on pouvait édifier ou remplacer un tel ouvrage avait été emportée, toute la tradition de l'Etat de droit, à laquelle des générations d'hommes comme mon père avaient travaillé, qu'ils avaient façonnée, qui semblait définitive et indestructible, avait disparu du jour au lendemain. Ce n'était pas seulement sur une défaite que s'achevait la vie de mon père — une vie austère, disciplinée, vouée à un effort sans relâche et dans l'ensemble très réussie —, elle s'achevait sur une catastrophe. Ceux qu'il voyait triompher n'étaient pas ses adversaires: il l'aurait admis avec philosophie. C'étaient des barbares qu'il n'avait jamais estimés dignes d'être même ses ennemis. A l'époque, il m'arrivait de voir mon père rester longtemps assis à son bureau sans toucher les feuilles posées devant lui, le regard fixe, vide et désespéré comme s'il contemplait un champ de ruines.
Ibid., p.325
Ces quelques lignes concernent le père, le reste, avec la même rigueur et la même élégance, raconte la politique allemande, la vie d'étudiant et quelques amours.
Et comme tous les livres qui s'arrêtent avant 1940, ce livre est aussi insupportable de tristesse parce qu'on sait tout ce qu'il ne sait pas — et qu'on aimerait tant croire qu'il n'adviendra pas: après tout, le livre ne le raconte pas.



Note
1 : incidemment, j'ai découvert que cette révolution était née le même jour que la chute du mur de Berlin: le 9 novembre.

vendredi 5 septembre 2008

Paris 1933

Le narrateur vient de décrire pendant une centaine de pages les quatre à cinq mois qui ont réduit tous les Allemands au silence, les premiers boycotts des magasins juifs, la révocation des juges, la violence des SA, les chants et les défilés omniprésents.
Teddy a quitté Berlin en 1930. Elle y revient quelques semaines durant l'été 1933 pour aider sa mère à déménager. Le narrateur en est secrètement amoureux.
Elle apportait Paris dans ses bagages, des cigarettes de Paris, des magazines de Paris, des nouvelles de Paris et, insaisissable et irrésistible comme un parfum, l'air de Paris: un air que l'on pouvait respirer, et que l'on respirait avidement. Cet été-là, alors qu'en Allemagne les uniformes étaient devenus une mode ignoblement sérieuse, Paris avait eu l'idée de créer pour les femmes une mode inspirée des uniformes, et c'est ainsi que Teddy portait un petit dolman de hussard garni de brandebourgs et de boutons étincelants. Incroyable! Elle venait d'un monde où les femmes s'habillaient comme cela pour s'amuser, sans que personne y trouva à redire!

Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand, p.354

mercredi 30 mai 2007

Bestiaire

Kouznetchik-chameau.jpg

Comment trouver notre vieille [division] amie de Stalingrad1 dans la poussière et la fumée, au milieu du rugissement des moteurs avec le cliquetis des chenilles des tanks et des canons automoteurs dans le grincement des énormes convois sur roues qui vont vers l'ouest, dans le flot de ces gamins pieds nus, des femmes en foulards blancs qui se déplacent vers l'est, de ceux qui ont fui devant les combats avec les Allemands et qui maintenant rentrent à la maison ?
Des gens bien intentionnés nous avaient conseillé, afin de nous épargner les arrêts et les questions, de chercher une division caractérisée par une particularité connue de beaucoup : dans son régiment d'artillerie est attelé à un charroi un chameau surnommé Kouznetchik [«Criquet»]2. Ce né natif du Kazakhstan a parcouru toute la route de Stalingrad à la Berezina. Les officiers des transmissions ont l'habitude de repérer dans le convoi Kouznetchik et trouvent sans avoir à poser de questions l'état-major qui se déplace jour et nuit. Nous avons ri à l'écoute de ce conseil farfelu comme à une bonne plaisanterie, et nous avons continué notre chemin.
Et voici que nous sommes de nouveau sur la grand-route, dans la poussière et le fracas. Et la première chose que nous voyons est, attelé à une télègue, un chameau brun, la peau presque à nu, qui a perdu tout son pelage. C'est bien lui, le célèbre Kouznetchik.
Avance à sa rencontre tout un groupe de prisonniers allemands. Le chameau tourne vers eux sa tête peu avenante à la lèvre pendante : il est apparemment fasciné par la couleur inhabituelle des vêtements, peut-être renifle-t-il une odeur étrangère. D'un ton entendu, le conducteur crie à l'escorte : « Fais venir les Allemands ici, sinon Kouznetchik va les bouffer!» Et sur-le-champ nous apprenons tout de la biographie de Kouznetchik : lors des échanges de tir, il va se cacher dans les entonnoirs laissés par les obus et les bombes, il a déjà été recousu trois fois pour ses blessures et s'est vu décerner la médaille «Pour la défense de Stalingrad». Le commandant du régiment d'artillerie Kapramanian a promis à son conducteur que s'il amenait Kouznetchik jusqu'à Berlin, il serait récompensé. «Tu auras la poitrine entièrement couverte de décorations», a dit avec le plus grand sérieux, ne souriant que du coin de l'œil, le commandant du régiment. En suivant la route indiquée par Kouznetchik, nous sommes arrivés à la division.

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.302-303



1 Il s'agit probablement de l'ancienne 308e division de fusiliers, commandée à Stalingrad par le général Gourtiev et qui deviendra la 120e division de fusiliers de la garde en septembre 1943. Cette formation en majorité sibérienne avait défendu l'usine Barrikady à Stalingrad. Pendant l'opération Bagration, elle fut intégrée à la 3e armée.

2 Le chameau Kouznetchik devint célèbre moins d'un an plus tard quand il arriva à Berlin et qu'on lui fit traverser la ville pour cracher sur le Reichstag.

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