Véhesse

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Billets qui ont 'amitié' comme mot-clé.

dimanche 27 octobre 2019

Des listes

Entre décembre 2018 et avril 2019 un jeu a couru sur FB et Twitter : poster sept couvertures de livres sans commentaire.
J'ai relevé les listes d'amis à qui j'avais demandé de jouer ou qui m'avaient demandé de participer.

Emmanuel :
Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde
Simenon, La chambre bleue
Didi-Huberman, Survivance des lucioles
Toby Barlow, Crocs
Thomas Bernhard, Maîtres anciens
Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Gertrude Stein, The world is round
Jackson, Nous avons toujours habité au château
Celan, La rose de personne
Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan

Maurice
Perec, La vie mode d'emploi
Mallarmé, œuvres complètes en classique garnier
Thomas Mann, L'élu
Kafka, La muraille de Chine
Gérard d'Houville, L'inconstante
Thieri Foulc, Le lunetier aveugle
Bodon, La Quimera (en occitan)

Patrick
Elizabeth Legros Chapuis, Regarder la Grèce
Lacarrière, L'été grec
Pausanias, Description de l'Attique
A t'Serstevens, Itinéraires de la Grèce continentale
Gail Holst, Road to Rembetika
Henri Miller, Le colosse de Maroussi
Patrick Leigh Fermor, Mani - Voyages dans le sud du Péloponnèse

Jack (américain)
A Woman in Berlin
Sir Thomas Malory Le morte d'Arthur
Thomas Babington Macaulay, The history of England
John Paul Russo, I.A. Richards - His life and Work
Ammiel Alcalay, Memories of our Future
Philip Ball, Critical Mass
Raymond Williams, Culture & Society 1780-1950
Michael Gottlieb, Memoir and Essay
Tom Weidlinger, Modernism, madness and the American Dream
The Canongate Burns

Aymeric
Harry Mulisch, La découverte du ciel
Hérodote- Thucydide dans la Pléiade
Sandor Marai, Confession d'un bourgeois
Léon Chestov, La philosophie de la tragédie
Ryszard Kapuscinski, Ébène
Albert O Hirschman, Un certain penchant à l'autosubversion
Harry G Frankfurt, On bullshit
Philippe Garnier, Honni soit qui Malibu
Christopher Mc Dougall, Born to run
Nicolas Bouvier, Routes & déroutes
Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs?
Romain Gary, Les enchanteurs
Hilary Putnam, La philosophie juive comme guide de vie
Alex Ross, The rest is noise
Ismael Reed, Mumbo Jumbo
Saul Bellow, Ravelstein
Vaclav Havel, Audience; Vernissage; Pétition
Armand Robin, Audience de la fausse parole
Dostoïevski, Les Démons (les Possédés)
Tolstoï, Guerre et Paix
Quincy par Quincy Jones
Jean Gagnepain, Leçons d'introduction à la théorie de la médiation
Boulgakov, Le maître et Marguerite
Peter Manseau, Chanson pour la fille du boucher
Leo Strauss, Droit naturel et histoire
Marc-Alaing Ouaknin, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles
Angré Agassi, Open

Valérie
Jean-Yves Pranchère et Justine lacroix, Le procès des droits de l'homme
Alfred Döblin, Voyage en Pologne
Ephraïm E Urbach, Les sages d'Israël
Hans Jonas, Souvenirs
Arnold Zweig, Un meurtre à Jérusalem
Françoise Frenkel, Rien où poser sa tête
Douglas Hofstadter, Le Ton beau de Marot
Mariusz Szczygiel, Gottland
Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné
Cavafy
Auguste Diès, Autour de Platon
Lieutenant X., Langelot agent secret
Ryszard Kapuscinski & Hanna Krall, La mer dans une goutte d'eau
Renaud Camus, L'Inauguration de la salle des Vents

Philippe
Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour
Pierre Jean Jouve, Les Noces
Thomas Bernhard, L'origine; La cave; Le souffle; Le froid; Un enfant
Renaud Camus, Journal romain
Michel Chaillou, La France fugitive
Hervé Guibert, L'incognito
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
Marguerite Yourcenar, Archives du Nord
Göran Tunström, L'oratorio de Noël
Sain-John Perse, Amers
Alexis Curvers, Tempo di Roma
Thomas Mann, Les Buddenbrook
Marguerite Duras, Les petits chevaux de Tarquinia
Jean Louis Schefer, Chardin

Laurent
Baudelaire, Les fleurs du mal
Claude Tannery, Le cavalier, la rivière et la berge
R.A. MacAvoy, A trio for Lute
David Lindsay, Un voyage en Arcturus
Raymond Guérin, L'apprenti
Charles Dickens, David Copperfield
L'empreinte de l'oméga (BD)

Guillaume
Stéphane Mallarmé, Pour un tombeau d'Anatole
Henry James, The sacret Fount
Yves Bonnefoy, Récits en rêve
Adalbert Stifter, Cristal de roche
Henri Michaux, Ecuador
Sagas islandaises
Jean Giono, Les récits de la demi-brigade
Richard Krautheimer, Rome portrait d'une ville
Henri Thomas, Poésies
Philippe Jaccottet, La seconde semaison
J M Coetzee, Youth
Stendhal, La chartreuse de Parme

Laurent C
Françoise Sagan, Bonjour Tristesse
Alexandre Soljénytsine, Une journée d'Ivan Dénissovitch
Gogol, Les âmes mortes
Simon Leys, Essai sur la Chine
Joseph Conrad, The Shadow-line
Julien Gracq, Le rivage des Syrtes
Kafka, La métamorphose (bilingue)

la souris
Claude Pujade-Renaud, Martha et La danse océane
Sarah l Kaufman, The art of Grace
Cynthia Voigt, Une fille im-pos-sible
Jennifer Homans, Apollo's Angels
Ariane Bavelier et Natacha Hofman, Itinéraires d'étoiles
Colette Masson, La danse vue par Maurice Béjart
David Hallberg, A body of work
Karen Kain, Movement never lies
Marie Glon, Isabelle Launay, Histoires de gestes

Florence
Stephan Zweig, Le monde d'hier
Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud
Nathalie Azoulai, Titus n'aimait pas Bérénice
Nicolas Bouvier, L'usage du monde
Primo Levi, Poeti
Garcia Marquez, Cent ans de solitude
Paul Nizan, Aden
Jean Starobinski, La poésie et la guerre

jeudi 29 mai 2014

Les défauts des autres

La démonstration dans ce passage pourrait être celle-ci :
nous avons des amis qui ont des défauts que nous efforçons de ne pas voir parce que nous sommes attachés à eux et nous voulons les conserver pour amis;
nous voyons en ces amis surtout les défauts que nous avons nous-mêmes;
ce qui me mène à conclure, peut-être trop rapidement, que finalement ce que nous détestons à travers ces amis, c'est nous-mêmes à qui ils tendent un miroir involontaire.

Il est possible, suivant la règle-même du texte, que je ne fasse alors que la preuve de ma propre tendance à la tristesse, et que l'on puisse également soutenir que ce texte permet à chacun de s'aimer malgré tout, comme il remarque que l'on fait l'effort d'aimer ses amis malgré tout.

Comme le texte se présente sans retour à la ligne et que c'est difficile à lire à l'écran, je souligne quelques phrases dans l'extrait suivant.
– Cela n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance. Phrase analogue à un réflexe, la même chez tous les hommes qui ont de l'amour-propre, dans les plus graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes ; dénonçant alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose en question à celui qui la déclare sans importance ; phrase tragique parfois qui la première de toutes s'échappe, si navrante alors, des lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d'enlever la dernière espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service : « Ah ! bien, cela n'a aucune espèce d'importance, je m'arrangerai autrement » ; l'autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce d'importance d'être rejeté étant quelquefois le suicide.

Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement envie d'être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda : « Est-ce par goût de t'élever vers la noblesse – une noblesse très à-côté du reste, mais tu es demeuré naïf – que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray. Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob ? Oui, n'est-ce pas ? » Ce n'est pas que son désir d'amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu'on appelle en un français assez incorrect « la mauvaise éducation » était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s'apercevait pas, à plus forte raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués. Dans l'humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n'est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute ce n'est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c'est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s'émerveille de la voir fleurir d'elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n'a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire. Même si cette bonté, paralysée par l'intérêt, ne s'exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu'aucun mobile égoïste ne l'empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d'un roman ou d'un journal, elle s'épanouit, se tourne, même dans le coeur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté. Mais la variété des défauts n'est pas moins admirable que la similitude des vertus. Chacun a tellement les siens que pour continuer à l'aimer, nous sommes obligés de n'en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste. La personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en rage. L'une est d'une belle intelligence, voit tout d'un point de vue élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les lettres les plus importantes qu'elle vous a demandé elle-même de lui confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous faire d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierté à ne jamais savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de procédés délicats, qu'il ne vous dit jamais de vous-même que les choses qui peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu'il en tait, qu'il en ensevelit dans son coeur, où elles aigrissent, de toutes différentes, et le plaisir qu'il a à vous voir lui est si cher qu'il vous ferait crever de fatigue plutôt que de vous quitter. Un troisième a plus de sincérité, mais la pousse jusqu'à tenir à ce que vous sachiez, quand vous vous êtes excusé sur votre état de santé de ne pas être allé le voir, que vous avez été vu vous rendant au théâtre et qu'on vous a trouvé bonne mine, ou qu'il n'a pu profiter entièrement de la démarche que vous avez faite pour lui, que d'ailleurs déjà trois autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que légèrement obligé. Dans les deux circonstances, l'ami précédent aurait fait semblant d'ignorer que vous étiez allé au théâtre et que d'autres personnes eussent pu lui rendre le même service. Quant à ce dernier ami, il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu'un ce qui peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force : « Je suis comme cela. » Tandis que d'autres vous agacent par leur curiosité exagérée, ou par leur incuriosité si absolue, que vous pouvez leur parler des événements les plus sensationnels sans qu'ils sachent de quoi il s'agit ; que d'autres encore restent des mois à vous répondre si votre lettre a trait à un fait qui concerne vous et non eux, ou bien s'ils vous disent qu'ils vont venir vous demander quelque chose et que vous n'osiez pas sortir de peur de les manquer, ne viennent pas et vous laissent attendre des semaines parce que n'ayant pas reçu de vous la réponse que leur lettre ne demandait nullement, ils avaient cru vous avoir fâché. Et certains, consultant leur désir et non le vôtre, vous parlent sans vous laisser placer un mot s'ils sont gais et ont envie de vous voir, quelque travail urgent que vous ayez à faire, mais s'ils se sentent fatigués par le temps, ou de mauvaise humeur, vous ne pouvez tirer d'eux une parole, ils opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent pas plus la peine de répondre, même par monosyllabes, à ce que vous dites que s'ils ne vous avaient pas entendus. Chacun de nos amis a tellement ses défauts que pour continuer à l'aimer nous sommes obligés d'essayer de nous consoler d'eux – en pensant à son talent, à sa bonté, à sa tendresse – ou plutôt de ne pas en tenir compte en déployant pour cela toute notre bonne volonté. Malheureusement notre complaisante obstination à ne pas voir le défaut de notre ami est surpassée par celle qu'il met à s'y adonner à cause de son aveuglement ou de celui qu'il prête aux autres. Car il ne le voit pas ou croit qu'on ne le voit pas. Comme le risque de déplaire vient surtout de la difficulté d'apprécier ce qui passe ou non inaperçu, on devrait, au moins, par prudence, ne jamais parler de soi, parce que c'est un sujet où on peut être sûr que la vue des autres et la nôtre propre ne concordent jamais. Si on a autant de surprises qu'à visiter une maison d'apparence quelconque dont l'intérieur est rempli de trésors, de pinces-monseigneur et de cadavres quand on découvre la vraie vie des autres, l'univers réel sous l'univers apparent, on n'en éprouve pas moins si, au lieu de l'image qu'on s'était faite de soi-même grâce à ce que chacun nous en disait, on apprend par le langage qu'ils tiennent à notre égard en notre absence quelle image entièrement différente ils portaient en eux de notre vie. De sorte que chaque fois que nous avons parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos inoffensives et prudentes paroles, écoutées avec une politesse apparente et une hypocrite approbation ont donné lieu aux commentaires les plus exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les moins favorables. Le moins que nous risquions est d'agacer par la disproportion qu'il y a entre notre idée de nous-même et nos paroles, disproportion qui rend généralement les propos des gens sur eux aussi risibles que ces chantonnements des faux amateurs de musique qui éprouvent le besoin de fredonner un air qu'ils aiment en compensant l'insuffisance de leur murmure inarticulé par une mimique énergique et un air d'admiration que ce qu'ils nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter, comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu'on a. Or, c'est toujours de ces défauts-là qu'on parle, comme si c'était une manière de parler de soi détournée, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer. D'ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les autres. Un myope dit d'un autre : « Mais il peut à peine ouvrir les yeux » ; un poitrinaire a des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus solide ; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un malodorant prétend qu'on sent mauvais ; un mari trompé voit partout des maris trompés ; une femme légère des femmes légères ; le snob des snobs.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.470 et suiv, Pléiade I, Clarac et Ferré

mardi 7 janvier 2014

Calvin et Carol Wojtyla

Je passe à la bibliothèque rendre des livre en me promettant de ne pas en reprendre.

Je repars avec Une amitié qui a changé l'histoire, Jean-Paul II et son ami juif de Jerzy Kluger et Calvin insolite pour Patrick, les actes d'un colloque qui s'est tenu à Florence en 2009.

Ce dernier livre est très lourd, mais Patrick n'aura pas tout à lire: une bonne partie des interventions est en italien. En le feuilletant, j'ai la surprise de découvrir le nom de Franck Lestringant qui intervient avec un article intitulé "Calvin, personnage de la Mappe-Monde Nouvelle Papistique (Genève, 1566).

Je lis l'autre livre en diagonale pendant mon trajet de retour. L'écriture est fade, mais l'histoire pleine de rebondissements: comme toutes les vies des survivants qui ne sont pas passés dans les camps sont rocambolesques, pleines de voyages et de détours inattendus! Jerzy Kluger était le meilleur ami de Karol Wojtila à l'école primaire et au collège à Cracovie, ils sont séparés après le bac (l'équivalent du bac) au moment où la guerre se rapprochait. Les hommes de la famille ont fui devant les nazis, laissant les femmes derrière eux («les femmes ne craignent rien, ils ne s'en prendront pas aux femmes»). Jerzy Kluger a passé plusieurs mois en Sibérie, est devenu soldat dans l'armée rouge, s'est marié en Egypte avec une Irlandaise catholique, a combatu en Italie et après avoir appris que sa famille avait été exterminée en Pologne, s'est installé à Rome.

Le récit d'une vie permet de mieux rendre compte de la simultanéité des événements que les approches thématiques, je n'avais pas pris conscience de la proximité temporelle de la construction du mur du Berlin et de l'annonce du concile Vatican II.

Tout le monde ne souhaitait pas la tenue de Vatican II. Bon nombre des pères du concile s'y étaient opposés dès le départ, disant qu'il n'était pas nécessaire de réunir un concile œcuménique avant qu'un siècle se soit écoulé depuis le premier concile du Vatican. Le pape Pie IX avait convoqué Vatican I en 1868, concile dont l'un des résultats avait été le dogme de l'infaillibilité pontificale en matière de foi et de morale. Quand Jean XXIII mourut en 1963, moins d'un an après l'ouverture du concile, ses opposants réclamèrent que celui-ci soit dissous. Mais le nouvel évêque de Rome, le pape Paul VI, s'y opposa, disant que les «fenêtres devaient s'ouvrir pour laisser un air nouveau entrer dans l'Eglise». (Phrase que ne manque jamais de citer notre professeur de synoptiques quand nous aérons la salle de cours, me rappelant Mauriac citant invariablement Jammes le jour de Pâques.)

La troisième session de Vatican II était en cours, et l'article qui avait attiré l'attention de Kurt rapportait le discours d'un jeune archevêque polonais, d'une teneur très différente de ce qui avait été dit jusqu'alors. Alors que les autres pères du concile ne voulaient prêcher l'Evangile qu'aux fidèles et s'opposaient à tout changement, le jeune archevêque proclamait que l'Eglise devait s'ouvrir aux pays athées et commnunistes.

— Il est courageux, cet archevêque polonais, commenta Kurt tout en lisant, mais cela m'étonnerait qu'on l'écoute.
— Comment le sais-tu? demandai-je.
— Simple question de bon sens. Il est polonais et progressiste!
—Quelle différence?
J'étais un peu perdu.
— La curie romaine est conservatrice et traditionnaliste, et elle fera tout ce qu'elle peut pour bloquer certaines réformes.
— Mais ce sont les évêques du concile qui décideront, pas la curie. Et ils sont des milliers, venus du monde entier.
— Ouais, ouais.
Kurt était sûr de lui.
— Mais tu vas voir. Les conservateurs se lèveront de leur siège —et ils ont les meilleurs de la maison—, et c'est qu'ils savent parler, ces théologiens, ces prêcheurs, ces types respectables habitués à se la couler douce à l'évêché! Ils arriveront à convaincre tout le monde que le changement, l'innovation, l'ouverture au monde, tout cela ce n'est que billevesées, et que les seuls enseignements valides sont ceux qui sont établis de longue date. Y compris celui qui dit que le pape n'a jamais tort. Tu verras, ce concile sera exactement comme les autres.
Je restai silencieux un instant, bien près de partager le pessimisme de mon ami. Puis je dis:
— Tu as peut-être raison, mais est cet archevêque polonais dont tu me parlais? Comment s'appelle-t-il?
Kurt rouvrit le journal.
— Karol Wojtyla.

Jerzy Kluger, Une amitié qui a changé l'histoire, Jean-Paul II et son ami juif, p94-95 éd Salvator, 2013
Kluger téléphone à tous les couvents de Rome jusqu'à retrouver son ami qui le croyait mort.

Le reste est le déroulé des conséquences politiques de cette amitié, déroulé vu de l'intérieur de cette amitié: pélerinages du pape à Auschwitz et Jérusalem, reconnaissance par le Vatican de l'Etat d'Israël, visite de la synagogue de Rome, etc.


Note pour mémoire : ajouter une citation du journal de Congar

lundi 5 août 2013

Gide et la foi

Pour M.Pic.

C'est d'une curieuse manière que le Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— «Ici, André Gide.»
Etonnement. Insistance.
— «Puis-je venir vous voir, mon Père? C'est pour une consultation grave et urgente.»
Dans une interview, le 24 décembre 1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:

«Vous confier l'objet précis de sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci: André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au camp de condentration une personne menacée. Le moyen comportait de sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule… gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas. Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup!…
Ce jour-là, nous devînmes amis…»

Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres:

«Longue entrevue avec André Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits catholiques… qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent… Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]…, de X. qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses insuccès… de Valéry, des fils de Valéry… François serait remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses autrement, c'est de l'égoïsme… Vouloir satisfaire à un besoin…
Nous nous quittons très sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur.»

En septembre 1947, à Paris, le Père note encore:

«Vu longuement Gide, chez lui… Sujet religieux, tout de suite… Je lui dis: «Sans un au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde.» Il me répond: «Il dépends de nous qu'elle ne le soit pas», ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de Roger…»

Quand Gide est malade à Nice, à la clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18 octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. «Longues confidences très intimes, de Gide.» Quelques jours après, Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs!

Leurs amis communs notent avec amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au téléphone: même accent, même manière d'appuyer sur les syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre, Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de sympathie, de séduction.

Le Père s'amusait beaucoup de ces ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les séparait.
Au cours de l'interview dont il a été question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide:

«Je sais ce qu'on peut reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommader à la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité, peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense que c'est fini… Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé définitivement dans son choix: incroyant et athée. Mais à l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme à Dieu: je crois éperdument à la Miséricorde.»

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232

jeudi 23 mai 2013

Leo Strauss contre Jacob Taubes

Je prépare mentalement les livres de cet été: les envies, les promesses, ceux que je n'ai pas lus jusqu'au bout cette année et que je me suis promis de reprendre (par exemple Ellul). Je contemple ma bibliothèque, ouvre Taubes au hasard (Taubes et Strauss, les deux favoris de mes rêves de lectures d'été).

Et c'est ainsi que je découvre dans la préface à Eschatologie occidentale que si Taubes n'est pas très connu aujourd'hui et n'a pas fait carrière aux Etats-Unis, c'est sans doute à imputer à Strauss et à Scholem qui lui ont fait obstacle avec détermination.

samedi 22 septembre 2012

Le jour de la Race est le dix juin

Écoutez, Pereira, dit le directeur, le ''Lisboa'' est en train de devenir, comme je vous l'ai dit, un journal xénophile, pourquoi ne faites-vous pas un hommage à un poète de la patrie, pourquoi est-ce que vous ne faites pas notre grand Camões? Camões? répondit Pereira, mais Camões est mort en mil cinq cent quatre-vingts, il y a presque quatre cents ans. Oui, dit le directeur, mais c'est notre grand poète national, et il est toujours très actuel, et puis savez ce qu'a fait António Ferro, le directeur du Secrétariat National de Propagande, enfin le ministre de la Culture, il a eu la brillante idée de faire coïncider le jour de Camões et le jour de la Race, ce jour-là on célébrera le grand poète de l'épopée et la race portugaise, et vous, vous pourriez nous faire une éphéméride. Mais le jour de Camões est le dix juin, monsieur le directeur, objecta Pereira, quel sens cela a-t-il de célébrer le jour de Camões à la fin août? D'abord le dix juin nous n'avions pas encore de page culturelle, expliqua le directeur, ça vous pouvez le déclarer dans l'article, vous pouvez toujours célébrer Camões, qui est notre grand poète national, et faire référence au jour de la Race, il suffit d'une allusion pour que les lecteurs comprennent. Excusez-moi, monsieur le directeur, répondit Pereira avec componction, mais bon, je voulais vous dire une chose, à l'origine nous étions lisutaniens, puis nous avons eu les Romains et les Celtes, puis nous avons eu les Arabes, alors quelle race pouvons-nous célébrer, nous Portugais? La race portugaise, répondit le directeur, excusez-moi Pereira, mais votre objection ne me plaît pas beaucoup, nous sommes portugais, nous avons découvert le monde, nous avons accompli les principales navigations du globe, et quand nous l'avons fait, au seizième siècle, nous étions déjà portugais, voilà ce que nous sommes et voilà ce que vous devez célébrer, Pereira. […]
Pereira salua le directeur et raccrocha. António Ferro, pensa-t-il, le terrible António Ferro, le pire est qu'il s'agissait d'un homme intelligent et malin, dire qu'il avait été l'ami de Fernando Pessoa, bon, conclut-il, mais ce Pessoa, aussi, il se choisissait de ces amis.

Antonio Tabucchi, ''Préreira prétend'', p.190-191 (Folio, imprimé en 1998)

jeudi 9 février 2012

La charité orientale et l'amitié grecque

Jacques Dupont commente le discours de Paul aux Athéniens dans Les Actes des Apôtres. Il s'agit ici d'expliquer la nécessité de transposer les thèmes du discours missionnaire en fonction de l'appartenance culturelle (au sens de civilisation) de l'auditoire.
J'introduis des sauts de ligne pour faciliter la lecture.
37. Le problème qu'on soulève ici ne se pose pas uniquement à propos des discours missionnaires. Il se pose aussi, par exemple, à propos des descriptions de la communauté primitive, comme l'a bien vu récemment R.J. Karris, The Lucan Sitz im Leben: Methodology and Prospects, dans (E.G. Mac Rae ed.) Society of Biblical Literature 1976 Seminar Papers, Missoula 1976, p. 219-233 (boir 222 s.).

La manière dont Ac 2, 41-47 et 4, 32-35 présentent l'union qui existait entre les membres de la première communauté chrétienne ne pouvait pas ne pas rappeler à des lecteurs hellénistiques ce qui, dans leur milieu culturel, constituait l'idéal de l'amitié. Mais pouquoi cet appel à une image qui n'est guère en situation dans le contexte de vie de l'Église naissante? Karris pense que nous avons ici un beau cas de transposition culturelle à fin missionnaire.

En milieu juif et oriental, on n'avait aucune peine à apprécier une pratique de partage fraternel et de sollicitude à l'égard des pauvres. Le cas est tout différent dans le monde gréco-romain, où l'on n'a aucun sens des devoirs qu'on aurait à l'égard des indigents ou de personnes qui, n'appartenant pas au même groupe social, ne peuvent devenir sujets de devoirs réciproques (cf. Lc 14, 12-14).

Pour sensibiliser des lecteurs gréco-romain à ce qu'il considère comme l'idéal communautaire chrétien, Luc n'a pas trouvé de meilleur moyen que de présenter la première communauté de Jérusalem comme une réalisation de ce qu'ils considéraient comme l'idéal de l'amitié. Le vocabulaire de l'amitié permet de rendre intelligible à des gens qui ont le culte de l'amitié un idéal de fraternité et de souci des pauvres qui risquait de ne pas les toucher.

On pourrait ajouter que les sommaires des Actes n'en ont pas moins imprimé sur l'idéal communautaire chrétien des traits qui caractérisaient l'idéal grec de l'amitié. — On pourrait signaler encore la manière dont en Lc 8, 15, dans l'explication de la parabole du Semeur, la bonne terre représente ceux qui ont «un cœur beau et bon», réalisant ainsi l'idéal humaniste athénien.

Jacques Dupont, Nouvelles Études sur les Actes des Apôtres, p.389 (note de bas de page 37)

lundi 19 décembre 2011

Histoire de la philosophie occidentale, de Bertand Russell

Remarque étonnée: Le nom de Wittgenstein n'apparaît pas dans l'index.

Deux tomes, dont l'un, le plus gros, est presque entièrement consacré à la philosophie antique.

C'est une histoire philosophique intime, ou intimiste, commentée avec irrespect selon des angles inhabituels en philosophie, mais qui sont ma pente:

Il y a, chez Aristote, une absence complète de ce qui pourrait être appelé bienveillance ou philanthropie. Les souffrances de l'humanité, pour autant qu'il les remarque, ne l'impressionnent pas; il les tient, intellectuellement, pour un mal mais il n'y a aucune raison de croire qu'elles l'émeuvent, sauf lorsque ceux qui souffrent sont ses amis.
On remarque aussi souvent, chez Aristote, un manque de sensibilité qui ne se retrouve pas au même degré chez les premiers. Il y a quelque chose de par trop confortable et satisfait dans ses spéculations sur les affaires humaines. Tout ce qui peut éveiller chez l'homme un vif intérêt pour autrui paraît oublié. Même son étude sur l'amitié est froide; il ne paraît avoir fait aucune des expériences qui rendent difficile de conserver un jugement impartial. De plus, il paraît ignorer tous les aspects profonds de la vie morale; il laisse de côté tout le domaine de l'expérience qui touche à la religion. Ce qu'il a à dire serait utile à des hommes jouissant de tous les biens terrestres et n'ayant que peu de passions. Mais il n'a rien à dire à ceux qui sont possédés par un dieu ou un démon, ni à ceux que le malheur entraîne au désespoir. Pour toutes ces raisons, à mon avis, la morale d'Aristote, malgré sa grande réputation, manque de pénétration.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, "la morale d'Aristote", p.229

vendredi 17 juin 2011

Une profonde amitié

N'oublions pas non plus qu'il y a dans le titre même de l'ouvrage un jeu de mots: Encomium moriae, mais cette Moria (Folie) rappelle aussi le nom de More.

Guy Bedouelle, "Le manteau de l'ironie - Pour le 5e centenaire de l'Eloge de la Folie, d'Érasme" in Revue Communio XXXVI, 3

jeudi 14 avril 2011

Pour une lecture schmittienne de Facebook ?

Évidemment, ça dépend de l'habilité de chacun à paramétrer son compte Facebook pour définir une hiérarchie parmi les personnes qui ont accès à ses données.
Tout comme la distinction entre l'ami et l'ennemi, le dogme théologique fondamental affirmant le péché du monde et l'homme pécheur aboutit (tant que la théologie ne s'est pas dégradée en morale normative pure ou en pédagogie, et le dogme en pure discipline) à répartir les hommes en catégories, à marquer les distances, et il rend impossible l'optimisme indifférencié propre aux conceptions courantes de l'homme.

C. Schmitt, La Notion de politique, p.108-109 Flammarion, 2004, cité par Tristan Storme dans Carl Schmitt et le marcionisme p.47 (C'est Tristan Storme qui souligne).

Au-delà de la boutade, il reste que je me prends à rêvasser sur ce que pourrait être une nation "hors sol", sans notion de territoire, constituée d'amis virtuels mais réels, réels mais virtuels (beau sujet de science-fiction?).
Je me demande quelle forme ont pris les appels à la résistance ou au soulèvement sur FB, en ce qui concerne les événements actuels dans les pays arabes: des groupes, des pages, le compte personnel d'un leader?
Les relations d'amitié — la constitution de groupes amis, prépolitiques, — ne sont pas définies par l'émergence de l'ennemi; elle s'établissent au sein de l'état de nature et représentent le réquisit indispensable d'une incrémentation politique ultérieure. Il n'y a d'ennemi politique que s'il lui préexiste une entité groupale, une collectivité prédisposée à devenir politique, à discriminer l'ennemi, s'étant déjà elle-même homogénéisée. (Tristan Storme, opus cité, p.48)
[…]
C'est à travers l'«apparition» soudaine de l'ennemi, à travers son surgissement, que la politicité de l'amitié groupale, ce la nation homogène, devient efficiente. (''Ibid'', p.50)
[…]
[L'ennemi] menace de mettre à mort l'amitié, par le biais d'une lutte armée, d'une lutte possiblement réelle. Cette tension entre possibilité et effectivité, entre virtualité et réalité, permet au groupe ami, à la nation, d'atteindre le status politicus; elle vient consolider l'amitié homogène dans son critère extrême d'association, et en attiser la conscience. (p.51)

complément le 26 avril 2011
Je suis un peu embarrassée par l'éventuelle publicité faite à ce billet. Il va de soi que ce n'était qu'une pochade, quelque chose comme une tentative de lecture kinbotienne (ie, une illustration de la façon dont une grille de lecture ou un parti pris peut déformer une interprétation).
Ce billet intervenait tôt dans le livre de Storme, c'est-à-dire au cours de la lecture du chapitre décrivant la philosophie de "Schmitt jeune".
En poursuivant la lecture (chapitre "Schmitt nazi"), Facebook pourrait être comparé à la mer (l'absence de frontières, la fin de la représentation, l'individu et l'individualisme du libéralisme). Plus loin (le Schmitt de l'après-guerre, qui ne rencontre que des Juifs allemands et pas d'Américains), on pourrait se dire qu'il n'est pas surprenant que FB ait été mis au point par Mark Zuckerberg…

vendredi 1 avril 2011

Philosophie de l'amitié

[…] Il [Foucault] est revenu joyeux, son voyage s'était merveilleusement passé (il avait traversé l'Afrique, failli épouser une charmante Kényane et nagé à côté d'un crocodile dans le fleuve Gambie), et, devant le désastre, m'a juste dit: "Il faut prendre les choses avec philosophie." La philosophie est aussi une pratique très amicale.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.197

vendredi 4 février 2011

Dialogue

Si vous le pouvez, trouvez un ami complaisant qui accepte de lire le livre en même temps que vous, et avec qui vous pourrez ainsi discuter les points les plus délicats. Toute conversation est un atout extraordinaire pour aplanir une difficulté. En ce qui me concerne, s'il m'arrive de rencontrer, en logique ou dans toute autre matière un peu ardue, un point que je sois absolument incapable de comprendre, je trouve idéal d'en parler à haute voix même si je suis tout seul. Il est si facile de se donne à à soi-même des explications! Et puis, vous comprenez, on est si patient avec soi-même! Jamais on ne s'irrite de sa propre stupidité!

Lewis Carroll, Logique sans peine p.50, «à l'adresse des débutants»

dimanche 20 décembre 2009

Foi et philosophie

Vous avez même réussi à réchauffer et à adoucir mon cœur froid et dur — spécialement par le chapitre 41 où vous me rendez accessible votre message en révélant les sources de choses comme quelques smirot d'erev shabbat [hymnes de la veille du shabbat] que j'avais coutume de chanter enfant dans l'ignorance totale de leur «arrière-plan». J'ai compris peut-être pour la première fois l'attrait infini exercé par ce monde profond et riche, votre domaine, qui unit de manière énigmatique et indissoluble l'universel et le particulier l'humain et le juif — qui dépasse tout moralisme et esprit de condamnation, sans se perdre dans l'esthétisme ou quelque chose de semblable. Vous êtes un homme béni pour avoir réalisé une harmonie entre l'esprit et le cœur à un un si haut niveau et vous êtes une bénédiction pour tout Juif vivant aujourd'hui. En conséquence, vous avez le droit et le devoir de parler haut. Malheureusement, je suis congénitalement incapable de vous suivre — ou si vous voulez, moi aussi j'ai juré à un drapeau, le serment au drapeau étant (dans le splendide latin arabique créé par certains de nos ancêtres, qui semblerait à Cicéron in ultimatate turpitudinis [le comble de la honte]): moriatur anima mea mortem philosophorum [que mon âme meure de la mort des philosophes!] Je comprends pourquoi la pensée des philosophes vous apparaît pauvre, étroite et stérile. Car si ce que vous dites explicitement à leur sujet n'est pas tout à fait adéquat (voir p.133 [tr. fr. 117-118] — comment Rambam aurait-il pu avoir examiné en détail l'opinion «pessimiste» de Razi si le mal n'était pas «réel»; comment la providence en tant que rétribution serait-elle possible si le mal n'était pas «réel»), il est en effet vrai que la philosophie est, en tant que telle, au-delà de la souffrance, plus parente de la comédie que de la tragédie, du côté du moshav letzim2 [où se retrouvent habituellement les moqueurs]. Mais c'est peut-être là un point mineur. La seule difficulté que j'ai encore concerne la vérité. Cette difficulté est dissimulée, je le soupçonne, par les mots «mythe» et «symbole»: il se peut que certaines choses ne puissent être convenablement exprimées que de manière mythique ou symbolique, mais cela présuppose tout d'abord une vérité non mythique et non symbolique. Vous-même, je suppose, ne diriez pas que l'affirmation «Dieu est » est un mythe, ou que Dieu est un symbole.

Leo Strauss à Gershom Scholem, Cabale et philosophie le 22 novembre 1960 (correspondance), p.101 à 103


Note
1: de La Kabbale et la symbolique.
2: voir Psaume I, verset I.

Anticipation joyeuse

Leo Strauss annonce à Scholem qu'il pourra sans doute venir enseigner un an à Jérusalem:
Dans l'humeur du fameux vieux cheval de cavalerie au son de la trompette, je vous envoie mes salutations les plus chaleureuses de notre part à tous les deux.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 13 mars 1953

mercredi 18 novembre 2009

L'attente

T'attendre, ici, m'apprit ce que c'est que de t'attendre; de penser à toi maintenant m'apprend ce que c'est que penser à quelqu'un.

Correspondance à trois voix, Gide à Louÿs, le 18 juillet 1894

mardi 17 novembre 2009

Unité de temps

[…] nous n'avons […] jamais pu causer sérieusement. (C'est-à-dire pendant vingt-cinq à trente-cinq cigarettes.)

Correspondances à trois voix, Valéry à Louÿs le 23 mars 1910

lundi 16 novembre 2009

Nuances

André Gide à Louÿs, le 24 mars 1892
Tu admireras la teinte de ce papier. Ne crois pas que ce vert soit chou ; c'est du vert «chartreuse».

Réponse de Louÿs le 26 mars 1892
Ton papier est bien mais le mien est cuisse de nymphe calmée.

Correspondance à trois voix

dimanche 15 novembre 2009

Cabale et philosophie

Le livre de Gershom Scholem que je voulais emprunter n'était pas disponible (inondation des réserves de la bibliothèque... Ça fait peur). Je suis repartie avec Cabale et philosophie, correspondance entre Scholem et Léo Strauss, de 1933 à 1973 (ce que ne disait pas le titre). A croire que dernièrement je suis condamnée aux correspondances.

Il manque le début, le récit de leur rencontre, les raisons de leur rapprochement assez improbable vu leurs objets d'étude respectifs. Une interrogation les unit, "qu'est-ce qu'être juif?" (et quelle âme acorder au sionisme?) (mais cela nous est davantage expliqué par l'introduction que par la lecture de la correspondance elle-même), mais aussi la passion d'une même rigueur, d'une même intransigeance dans l'étude.
Les premières lettres échangées nous montrent Strauss compter sur Scholem pour appuyer sa candidature à l'université de Jérusalem. Cependant, Strauss ne cache pas ses opinions, comme nous l'apprend une note de bas de page:

Dans une lettre du 29 mars 1935 à Walter Benjamin, Scholem écrit: «Ces jours-ci, à l'occasion de la célébration de la naissance de Maïmonide, paraît chez Schocken un livre de Leo Strauss (pour qui je me suis donné beaucoup de mal afin qu'il soit nommé à Jérusalem), lequel (avec un courage admirable pour un auteur que tous doivent considérer comme candidat pour Jérusalem) commence par une profession d'athéisme ouverte et argumentée de manière détaillée (bien que complètement folle), déclarant que l'athéisme est le principal mot d'ordre juif!... j'admire cette moralité et je déplore le suicide évidemment conscient et délibéré d'un esprit aussi brillant.»
Ibid., note en bas de la page 37

«J'admire et je déplore...»



Le reste de la correspondance est un réel plaisir et une petite déception. Petite déception, parce que c'est surtout Strauss qui écrit: lecteur attentif de Scholem, il pose des questions précises, et nous, lecteurs avides, nous attendons les réponses: Scholem expliquant Scholem, quelle promesse... mais les réponses manquent, et nous restons sur notre faim. Réel plaisir, parce que deux esprits communiquent vite, rapidement, sachant si exactement de quoi ils parlent qu'ils se permettent d'être allusifs sans même s'en apercevoir. Jugement sur Spinoza ("ce vieil apostat"), sur Buber ("ce parfumeur"), sur Heidegger ("une âme kitsch"), philosophie et nihilisme, définition du romantisme... La vivacité et les jugements tranchés se mêlent et je sais qu'il va me falloir acheter ce livre qui me manque déjà.

Je prends comme exemple des questions de Strauss sa lettre sans doute la plus difficile concernant "l'un des textes les plus énigmatiques de Scholem" (la note est du traducteur):

Chicago, le 23 mars 1959 [en anglais]
Cher Scholem,
Vous semblez penser, et je crois avec raison, que le temps est désormais venu de laisser la chatte — ou plutôt ses dix chatons invisibles — sortir de votre sac de vieux sorcier. J'aime les auras et les ronrons imperceptibles de ceux que j'ai pu voir, mais ils ne se sentent pas bien avec moi parce que je ne sais pas comment les nourrir, et même si je le savais, je suis presque sûr que je ne pourrais pas obtenir la nourriture convenable pour eux. Je me trouve parfaitement bien avec eux parce que les chiens et les lièvres qui sont mes maîtres m'avaient déjà enseigné les choses stimulantes avec lesquelles vos chatons tentent de me taquiner.
Où des gens comme moi doivent-ils commencer pour comprendre? Quel est le terrain commun possible qui vous apparaît nécessairement comme totalement «élémentaire» au sens où Scherlock Holmes emploie ce terme? «Ils désiraient une transfiguration (Verklaerung) mystique du peuple juif et de la vie juive.» «La Torah est le milieu dans lequel tous les êtres savent ce qu'ils savent.» Quel est le statut de la prémisse juive dans la mystique juive par rapport aux prémisses différentes des autres mystiques? la remarque faite au bas de la page 214 et en haut de la page 215 est-elle censée être la réponse[1]? Cela ne serait guère suffisant. Ou pour dire autrement la même chose, qu'est-ce qui donne la certitude qu'un Qui, en tant que disctinct d'un Quoi, est «le dernier mot de toute théorie»?
Question de pure information: qu'est-ce que le «nominalisme mystique»?
Avec affection et gratitude,
Leo Strauss

Exemple d'une remarque affectueuse et taquine de Scholem:

Je vois que vous êtes parti pour écrire un commentaire complet de tous les classiques de la philosophie politique, que je suppose n'être pas trop nombreux à vos yeux.
Gersholm Scholem, le 12 juin 1964

Les lettres de la fin: Leo Strauss, malade, considère la mort en face:

Mais il semble que je sois au premier rang de ceux qui doivent sauter dans la fosse [Grube] (dans la tombe [Grab] ou s'en approcher de beaucoup. J'aurais aimé terminer ceci ou cela, mais ce n'est qu'un faux prétexte.
Leo Strauss, le 21 septembre 1973

Dieu ou pas Dieu? En attendant, travailler jusqu'au bout, alors que Strauss fatigué écrit désormais de façon quasi illisible...

Néanmoins, j'ai terminé un essai sur Par delà bien et mal, un autre sur «les dieux chers à Thucydide» et encore un autre sur L'Anabase de Xénophon[2]. Assez apiquorsic [mécréant], mais j'ai le sentiment que le Boss ne me condamnera pas **[3][parce qu'il est un Dieu miséricordieux] et qu'il sait mieux que nous quel genre d'êtres sont nécessaires pour faire du ** un ** [pour faire du monde un monde.]
Leo Strauss, le 30 septembre 1973

Et la dernière question de Gersholm Scholem à Mme Strauss après la mort de son mari me paraît la plus émouvante des questions, la seule qui vale et prouve l'attachement et l'intérêt réels portés à un ami philosophe ou écrivain:

Avez-vous pris une décision sur ce qu'il adviendra de ses manuscrits?
Gersholm Scholem, 13 décembre 1973



Notes

[1] Strauss évoque ici l'un des textes les plus énimagtiques de Scholem, paru en 1958 dans un volume en hommage à Daniel Brody:«Dix proposition anhistoriques sur la cabale», tr. fr. J.-M. Mandosio, dans David Biale;Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, cit. D'où l'allusion aux «dix chatons invisibles» que Scholem laisse sortir de son «sac de vieux sorcier». Les phrasees entre guillemets sont d'ailleurs extraites de ce texte. la remarque faite au bas de la page 214 correspond à la neuvième proposition: «Les totalités ne sont transmissibles que de manière occulte. On peut évoquer le nom de Dieu, mais nn le prononcer. Car c'est seulement en ce qu'elle a de fragmentaire que la langue peut être parlée. la "vraie" langue ne peut pas être parlée, pas plus que ne peut être accompli le concret absolu.»

[2] réunis en français sous le titre Etude de philosophie platonicienne, éditions Belin, 1992

[3] J'indique ainsi des mots en hébreu.

Promesse

Leo Strauss vient d'apprendre qu'il est invité un an par l'université de Jérusalem. Il écrit à Scholem:
C'est magnifique! J'ai reçu l'invitation et je l'accepte avec joie et gratitude. Je promets d'être très sage et correct, et de ne faire aucun scandale.

Cabale et philosophie, le 19 mai 1953

vendredi 21 août 2009

L'amitié

Gide se retire à l'écart du monde pour écrire son premier livre. Il demande à Pierre Louÿs de lui donner des nouvelles, mais sans le troubler moralement:

C'est aussi pourquoi, tout en te demandant instamment de m’écrire (très intrigué de ce que tu fais), je te prie aussi instamment de n’insinuer dans tes lettres aucune cause de trouble moral pour moi, ni de discussion — à savoir des opinions de toi sur les choses ou sur d’autres que moi, des exhortations autres que celles qui peuvent m’encourager dans ma besogne… enfin, tu me comprends, n’est-ce pas?

Réponse de Pierre Louÿs

[Dizy] Mercredi 16 [avril 1890]

Mon cher ami,
Le thermomètre de la vérandah marquait:
à 7 du matin _ _ _ _ 6°
à 11 h _ _ _ _ _ _ _ 11°
à 1 h _ _ _ _ _ _ _ _17°
Le baromètre, hier si bas, et qui inquiétaient nos populations, est remonté peu à peu à 751mm.
On annonce une dépression dans la mer du Nord, qui aurait son centre non loin d’Aberdeen et dont les effets se feraient sentir jusqu’à Drontheim.
J’ai dîné hier chez mon oncle. Le menu était ainsi composé:
Potage
Hors d’œuvre
Vol au vent
Filet Soubise
New potatoes
Poulet à l’estragon
Salade
Haricots panachés
Biscuit-crème Sarah-Bernhart
Dessert varié

Mademoiselle Alice Parigot vient de se marier. Elle épouse un notaire, sérieux et honnête. Trente-neuf ans.
On nous écrit de Château-Thierry que Tototte Thoraillier est assez souffrante. La pauvre petite «aura sans doute attrapé un chaud et froid». A cet âge, il suffit de si peu de chose.
Germaine Dubois vient de perdre une dent de lait.
Le petit chat est mort.
Hier, à deux heures et demie, Marecco a avalé un morceau de sucre qu’on lui avait posé sur le nez, au lieu d’attendre qu’un signe de la main lui permît de le faire sauter. Pareil fait ne s’était jamais produit. C’est un scandale dans Epernay.
Anna s’en va, parce qu’elle ne peut pas sentir Zoé. Et Zoé sanglote en disant à ma cousine: «Si Anna s’en va à cause de moi, qu’est-ce que Madame va penser de moi?»
On construit en ce moment dans notre ville un hôpital et une chapelle. La chapelle est très grande! C’est ce qui fait dire au docteur C…: «Ce n’est pas la chapelle de l’hôpital, c’est l’hôpital de la chapelle.» Ce mot plein d’humour prouve que les Parisiens n’ont pas le monopole de la plaisanterie, comme il s’en vante.
Dans l’espoir qu’aucun des paragraphes de cette lettres n’aura soulevé de discussions entre nous, et que ton état d’esprit n’est pas ébranlé, je reste ton serviteur.

Pierre

André Gide à Pierre Louÿs

[Paris] Jeudi [C.P. 17 avril 1890]

Ah! mon ami, que de choses se sont donc passées depuis que nous nous sommes vus. Ta lettre était si pleine de nouvelles que j’en suis encore tout ému.
Alors c’est fini! elle s’est mariée, celle qu’une douce habitude nous laissait appeler «Mademoiselle Alice». Mademoiselle Alice! que de souvenirs envolés! finis tous les beaux rêves! et avec qui? un notaire, dis-tu? Précise, je t’en prie; j’attends en hâte des détails.
Encore une fin: le petit chat! Ah ! mon ami, que de tristes nouvelles!
N’est-ce pas de Marecco qu’on pourrait dire «l’esprit est prompt mais la chair est faible»?
Eh bien! sais-tu? je suis presque content qu’il [ait] avalé sa friandise bien vite avant l’ordre. Ce morceau de sucre sur le nez le faisait affreusement loucher.
La dent de lait de Germaine! Si ma cousine Jonquet était là, elle se serait écriée de sa voix de reine, avec le geste que tu lui connais : « Qu’on me la garde.»
Elle porte encore le collier où elle a fait monter les siennes; Monsieur Brunot s’approchait d’elle l’autre soir et lui disait en manière de plaisanterie: «Les belles perles, madame!» Cela fit beaucoup sourire.
Alors c’est la brouille, entre Anna et Zoé — la brouille complète ? Tu sais, entre nous, je crois qu’Anna a beaucoup de torts.
Je garde pour la fin les meilleures choses. «New potatoes»!!! ah! mon ami, pour une affection qui sait lire entre les lignes, que de choses je vois dans ce simple menu. Alors tu en as fait! envoie-les moi, je t’en prie. Mais l’aimable façon de m’annoncer cela, j’y reconnais bien là ton esprit et ta délicate pudeur qui cache sous un symbole opaque aux yeux des autres ce que tu veux que mes yeux seuls voient. Pourtant je m’inquiète de cette phrase «une dépression dans la mer du Nord».
Quoi donc qu’est-ce qui ne va pas ? A ! Pierre ! tu me caches quelque chose… Prends garde, on peut aller très loin quand la définace commence d’entrer en jeu : il n’y a même plus de raison pour qu’on s’arrête. Souviens-toi de ce que dit Ponsard: «Quand la borne est franchit, il n’y a plus de limites[1]

Allons, au revoir.
Bien à toi,

André

P.S. Envoie-moi des nouvelles de Tototte. Je suis assez inquiet.

André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondances à trois voix, p.166sq.



Notes

[1] Citation attribuée par Flaubert, sous la rubrique «Jocrisses», dans les «Spécimens de tous les styles» de Bouvard et Pécuchet, à l’auteur dramatique et académicien François Ponsard (1814-1867), chef de ce qu’on appelait « l’école du Bon Sens ». C’est dans sa comédie L’Honneur et l’argent (1853), III, 5, que figurent les vers : «Quand la règle est franchie, il n’est plus de limite / Et la première faute aux fautes nous invite.»

mercredi 12 août 2009

Taire

André Gide, Pierre Louÿs et Paul Valéry vont entretenir une longue amitié. En 1913, Valéry en décrit les mécanismes, et se montre lucide sur les «choses tues» qu'exigent la vigueur de leur amitié.

D'abord il y a les appartés : ce qui est évité par chacun avec le plus grand soin — car il y a de grands égards entre eux, ils se savent susceptibles, dangereux à piquer, hérissés de palpes extrêmement sensibles dont toutes ne sont pas connues, repérées, reportées sur leur cartes. Ainsi, des opinions ailleurs farouches sont pâlies dans la réunion. Il est entendu qu'on s'admire, qu'on s'aime, et il y a du vrai, mais le vrai n'est pas aussi grand que le réel.
L'ensemble des choses tues est capital.

Paul Valéry in Cahier «M13» coté n.a.fr. 19264, ed. JR, II, pp.1316-7, cité dans Correspondances à trois voix, p.7

lundi 15 novembre 2004

Jean Puyaubert

Nous n'étions d'accord sur rien et nous étions en sympathie sur tout.

Renaud Camus, Vaisseaux brûlés, §783

samedi 5 avril 2003

Douceur des choses

Un jour que je m'étais trompée de références plusieurs fois de suite sur le site de la Société des Lecteurs.

Madame de Véhesse fatigue, mon cher Guillaume. Voilà donc deux fois en deux jours qu'elle confond les lieux, les personnes, les mots employés. Madame de Véhesse soupire. Oui, certes, il faudrait se reposer, mais que fait -elle donc d'autre, son plaid et son chat sur les genoux (pas un couverture de cheval, un plaid écossais, gris et rouge)?

Madame de Véhesse songe, elle regarde les toits, la lumière particulière du ciel sur les toits en zinc, elle se sent lasse, cette sortie à la banque ce matin, pour plaider sa cause, que le chèque d'adhésion au parti de l'in-nocence ne soit pas rejeté, l'a épuisée (et Madame de Véhesse rit : voilà qui aurait eu du panache, un chèque impayé pour adhérer à l'in-nocence! Si cela n'est pas vivre en camusien!).

Madame de Véhesse est sereine. Oui, certes, cet abonnement à l'ADSL ponctionne fortement sa pension de veuve, mais quelle importance, c'est désormais la seule chose qui la relie au monde, elle a si peu envie de sortir dans la rue, ce sixième étage est si haut (oui, il y a bien l'ascenceur, mais Madame de Véhesse est têtue, deux étages à pied au moins, on ne peut pas se confier entièrement à un ascenceur (et son médecin qui regrette tant qu'elle ne soit pas plus docile, qu'elle ne prenne pas ses médicaments sans faire d'histoire, comme tout le monde)). Elle fera des économies sur la nourriture, de la Floraline et des yaourts à la vanille, c'est bien suffisant, à son âge.

Madame de Véhesse est pensive. Il est bien gentil, ce petit Camus, de l'imaginer dans un grand domaine. Il lui semble soudain vivre dans une nouvelle de Maupassant, ou dans ce château de Virieu qu'elle a visité il y a quelques années. Elle pense aussi à Autant en emporte le vent, ce film qu'elle a tant aimé quand elle était jeune, à cette aristocratie déchue, au courage qu'il faut pour vivre après.

Madame de Véhesse feuillette Retour à Canossa. Oui, la grand-mère de Renaud Camus s'insurgeant contre les infirmières, elle le comprend si bien, ce qu'il faut de force pour se faire respecter quand on est vieille ou malade, comme tout le monde a tôt fait de ne plus prendre garde à vous en tant que personne. Elle songe avec chagrin qu'elle a beaucoup choqué sa petite-fille, lors de son dernier passage à l'hôpital, en s'étonnant que toutes les infirmières fussent noires. Qu'avait-elle besoin de dire cela, elles avaient de si beaux prénoms, Honorine, Eugénie, Hélène, comme s'il n'y avait plus que les département d'outre-mer pour aimer encore les prénoms français. Quelle détresse que ces derniers faire-parts reçus, Killian ou Cerise ou Gwendal...

Madame de Véhesse pense qu'elle a bien de la chance, dans sa solitude, d'avoir découvert Renaud Camus, elle qui ne pensait ne plus pouvoir lire que Yourcenar ou Claude Simon parmi les auteurs français contemporains. Elle sait que grâce à lui elle garde à distance la sénélité, la mémoire des dates lui revient, elle reprend goût à la grammaire, et se demande même s'il est encore temps de reprendre le latin ou l'allemand. Et pourquoi pas, le temps ne lui est plus compté que par la mort.
Et elle pense à cette omniprésence de la mort dans l'œuvre de Renaud Camus. Il est peut-être là, le secret de cet attachement à la forme. C'est si peu de choses, une vie, les années qui passent. Mais c'est tout ce que nous avons.

Madame de Véhesse somnole. Il est quatre heures et demi, bientôt elle dormira profondément. Encore une nuit de veille en perspective, ça ne la dérange pas, elle aime la nuit, son silence, le ralentissement de la vie et la plus grande acuité de l'esprit.
Mais il faut dormir, maintenant, sinon Dieu sait quelle confusion elle fera, la prochaine fois.

samedi 22 mars 2003

Couverture mode d'emploi

Réponse à un coup de blues d'Eudes, déposée ici en souvenir des heures heureuses du forum.

Le plus important dans la couverture de cheval, c'est le cheval. Evidemment, s'il vous manque cet élément essentiel... (et l'odeur du cheval. Mais bon.)

Si vous avez un marteau et un clou, pliez la couverture en quatre pour en déterminer le centre. Placez le clou au-dit centre, et clouez la couverture au plafond. Placez quatre livres très lourds sur la couverture de façon à lui donner la forme d'un tipi. Asseyez-vous devant, les jambes en tailleur, et fumez votre calumet les yeux mi-clos. Sans musique, le silence. Regardez la fumée. Essayez de faire des ronds de fumée. N'abandonnez pas avant de parfaitement maîtriser la technique. Puis sortez dans le monde et surprenez-le par votre maîtrise du rond de fumée.

Si vous n'avez pas de marteau ou de clou (ou si vous avez peur de vous taper sur les doigts), prenez du liquide vaisselle, de l'eau, une fourchette, des trombones. Pliez un trombone en forme de cercle. Fixez-le à la fourchette grâce aux autres trombones. Mélangez le liquide vaisselle et l'eau dans des proportions il est vrai toujours difficile à préciser (Là se reconnaît l'expérience. Mais vous avez le temps. N'ajoutez que très peu d'eau à la fois). Puis enroulez-vous dans votre couverture devant la fenêtre ouverte (s'il y a trop de bruits, choisissez une heure (relativement) silencieuse de la nuit) et faites des bulles de savon. Prenez votre temps. Regardez les enfler, se détacher, flotter, se poser sur les surfaces douces, éclater sur les surfaces dures... Soufflez doucement, fortement, des petites bulles, des grosses bulles, des énorMES bulles...

Dernière chose : songez à aérer votre couverture de cheval. Mettez-la au soleil, dans le vent (même pollué), dans la journée. Emmenez (oui, pas "emportez")-la sur les plages se poisser de sel et se charger d'iode. Elle n'en peut plus d'être enfermée.

samedi 26 octobre 2002

Obscène

Je mets en ligne un billet de Rémi Pellet, parce que:
1/ je pense qu'il ne m'en voudra pas ;
2/ ce message m'a beaucoup vexé, c'est-à-cause de lui que j'ai longtemps pensé que Rémi me méprisait.

J’ai choisi de ne plus m’exprimer sur ce site depuis que RC a considéré que je l’y avais plus agressé que ne l’avaient fait ses procureurs au cours de l’affaire « Campagne de France ». Mais la lecture des messages que je trouve ici après plusieurs mois d’absence m’accable à ce point que je ne peux m’empêcher de réagir, sachant que je m’en voudrai pour cela demain. Pourquoi réagir ? Sans doute parce que j’ai de la peine.
Rien ne distingue plus le site de la Société de celui d’une secte et pour le dire en peu de mots, je trouve parfaitement obscène la glossolalie des thuriféraires hallucinés qui se manifestent désormais sur ce site. L’objet de tous les échanges qui peuvent s’y lire est de montrer et de vérifier que l’on pense et parle en « r-camusien », contre le reste du monde. On trouve ainsi sur un mode involontairement parodique, la reprise de tous les thèmes et opinions répétés déjà mille fois par RC. Or, ce psittacisme de zélotes s’exprime au nom de la défense du « feuilletage » du sens et d’une morale du doute radical !
Et les références et le style… Tout est affecté. On dirait de jeunes gens atteints d’une étrange maladie qui les pousserait à se comporter comme de très vieilles dames, frottées de culture classique et saoules de tisane tiède. On croit rêver.
Cela me fait penser à d’aucun(e)s qui avaient dit toute leur vie « bon appétit » à tous les repas, avant d’apprendre par RC que c’était très mal et qui depuis se mordent aux sangs et au premier plat pour ne pas fauter. Je comprends que RC déteste Molière : les précieuses ridicules (plus que les femmes savantes, chère MTL), sont désormais ses affidées.
Notez, vous êtes parfois touchants. Notamment quand l’une ou l’un apprend aux autres à lire l’Oeuvre. Là ça vaut vraiment son paquet de cacahouète.
Par ailleurs, j’admire votre grande culture. Mais vous en faites là encore un usage obscène, en défense toujours des valeurs consacrées : pour la musique classique (dite « musique », tout court, en langage r-camusien), contre le Jazz et la « variété » ; contre Mozart, pour Ligeti, etc… En résumé, contre tout ce qui est « populaire » et pour tout ce qui est érudit. Et bien sûr que vous avez raison, mille fois (mais comme des milliers d’autres aussi), contre les débiles qui mettent sur le même plan la « culture BD » (ou Baschung !!!!... Pauvre "Monde" !) et l’étude du grec ancien. Mais, mon Dieu, que c’est facile, que c’est facile… et que c’est donc bête d’avoir trop (italiques) raison, comme vous diriez….
Et puisque vous n’êtes qu’entre vous, que vous ne discutez qu’avec vos semblables, vos « mêmes », qu’avez-vous besoin de vous entre-flagorner avec cet esprit « critique » qui vous pousse à avoir les mêmes idées sur les mêmes sujets ? Et dire que vous le faites en plus au nom du refus de l’idéologie « soi-mêmiste » ! Vraiment c’est grotesque.
Et l'absence de contradicteur sur ce site, "cela ne vous interpelle pas quelque part" ?...
Quelque chose me dit d’ailleurs que vous n’écrivez pas pour être lus par vos semblables, mais sous l’instance du Maître, dont vous attendez les signes et auxquels s’adressent vos simagrées. Et quels silences de mort sur RC « politique »… Là manifestement vous flottez. Sauf Steevy, lesté de ses plaques chauffantes et de son humour Gotlieb.
Mais bon.
Rémi Pellet qui va au sauna.

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