Véhesse

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Billets qui ont 'ciel' comme mot-clé.

mardi 27 janvier 2015

Les bruits, les couleurs, la lumière

On plaçait de nouveau le fusil à portée de la main, sur la table, à côté de l'assiette de soupe. Les volets sont fermés, la porte est barricadée. On ne voit pas la nuit. On sait seulement que la neige s'est remise à tomber. On fait le moins de bruit possible en respirant, pour être certain de ne perdre aucun des bruits que fait le reste du monde, pouvoir bien interpréter, savoir d'où ils viennent: si c'est de la branche de saule qui craque maintenant sous un nouveau poids de gel; si c'est ce papier collé sur une vitre cassée qui bourdonne ou qui tamboure; si c'est la clenche qui grelotte, un étai qui geint, des rats qui courent.
Encore quinze heures à attendre.
Naturellement, attendre… attendre… le printemps vient. Il en est de ça comme de tout. Le printemps arriva. Vous savez comment il est: saison grise, pâtures en poils de renard, neige en coquille d'œuf sur les sapinières, des coups de soleil fous couleur d'huile, des vents en tôle de fer-blanc, des eaux, des boues, des ruissellements, et tous les chemins luisants comme des baves de limace. Les jours s'allongent et même un soir (il fait déjà jour jusqu'à six heures) il suffit d'un peu de bise du nord pour qu'on entende, comme un grésillement, la sortie des écoles de Saint-Maurice: tous ces enfants qu'on lâche dans la lumière dorée et de l'air qui pétille comme de l'eau de Seltz.
Depuis longtemps on avait revu la pointe du clocher au-dessus de la girouette; on avait revu les prés de Bernard, les clairières, la Plainie, le Jocond. On avait revu que les pistes qui montent sur le Jocond ont beau monter raides, elles ne vont pas dans les nuages: il y a le ciel. Un beau ciel couleur de gentiane, de jour en jour plus propre, de jour en jour plus lisse, englobant de plus en plus des villages, des pentes de montagnes, des enchevêtrements de crêtes et de cimes. Peut-être même trop…

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.29-30, Folio. 1948



Remarque : la quatrième de couverture de ce Folio est criminelle, je ne peux rêver plus bête: «Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare: il fumait une cartouche de dynamite.» Comment peut-on faire cela à un auteur, à des lecteurs? Je sais bien que nous ne lisons pas «pour savoir si la baronne épousera le vicomte» (Flaubert), mais tout de même.

dimanche 5 décembre 2010

La Loire

La légende veut que René Ier d'Anjou, Roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, peintre et poète, fût en son "doux castel d'amour" de Saumur à peindre une bartavelle quand on vint lui rapporter que Louis XI, ce madré, bataillait encore pour lui piquer son beau duché d'Anjou. Ajoutant une dernière nuance d'ocre à l'aile de sa perdrix rouge, celui qu'on appelle ici le Bon Roi René se souvint alors qu'il était comte de Provence, que c'était aussi là une bien aimable contrée, et qu'elle lui manquait beaucoup. Il acheva son tableau, serra ses pinceaux, et fut s'y installer le reste de son âge avec la dame de son cœur, la délicieuse Jeanne de Laval, sa seconde épouse. Pour les gens des bords de Loire, le Bon Roi René demeure un vrai héros, et ils chérissent sa mémoire; la terre ne vaut pas qu'on se batte pour elle.

Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu'il arrive, que Dieu les aime d'un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu'on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie. C'est la seule cause pour laquelle ils acceptent qu'on les égorge de siècle en siècle, la seule patrie qui leur fasse prendre les armes sans renâcler. Dans les temps anciens, ils se sont poursuivis par bandes pour les vraies-fausses reliques de saint Florent à travers la forêt de Bagneux, affaire encore mal élucidée; une autre fois, ils ont fracturé les vitraux de l'église de Candes pour s'entre-voler le corps à peine froid de saint Martin; plus tard encore, le fleuve a charroyé par centaines cadavres de huguenots, cadavres de catholiques, cadavres de Blancs massacrés par des Bleus... Et certains soirs, quand la Loire se maquille très rouge, plus rouge que le soleil lui-même, les gens si paisibles qui peuplent ses rives se taisent un moment pour la regarder présenter aux cieux le sang de leurs aïeux martyrs dans l'ostensoir de son sable d'or blanc.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.12-13 (prologue)

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