Véhesse

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Billets qui ont 'peinture' comme mot-clé.

mercredi 30 mars 2011

La peinture et la mort

Jean-Paul Marcheschi a écrit un tout petit livre, Camille morte, sous-titré Notes sur les Nymphéas.

Il me semble en lisant Marcheschi entendre Barthes. Rarement un style m'aura autant rappelé la voix de Barthes : «Le deuil est un effondrement du temps». (p.35) ou «Les Nymphéas font l'objet d'un réglage extraordinairement savant du point de distance. Ni élévation, ni sublime, ni abaissement en direction du cloqaue, c'est le neutre qui préside à la composition de l'ensemble.» (p.45).

(Il est possible que je sois influencée par mes rares rencontres avec Marcheschi. Je crois que pas une fois il ne m'a pas parlé de Barthes.)


Jean-Paul Marcheschi reprend le parcours pictural de Monet, de la mort de sa femme Camille à ses toutes dernières œuvres, conservées à Marmottan. Travail sur la mort, travail du deuil, travail de dessaisissement. Le peintre regarde la mort en face.

[confidence de Monet à Clemenceau]: « Un jour, me trouvant au chevet d'une morte qui m'avait été, et m'était toujours très chère, je me surpris, les yeux fixés sur la tempe tragique, dans l'acte de chercher machinalement1 la succession, l'appropriation des dégradations des coloris que la mort venait d'imposer à l'immobile visage. Des tons de bleu, de gris, de jaune, que sais-je? Voilà où j'en était venu. Bien naturel, le désir de reproduire la dernière image de celle qui allait nous quitter pour toujours2.» Le mot clé dans ce récit est machinalement. C'est là que s'engouffre toute la déprise qui s'ensuit.
Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.17
Peindre, —et quel que soit l'objet à peindre—, c'est faire l'expérience d'un certain dessaisissement. Aucun des langages fournis par la communauté — l'école, la société, la culture — ne préparent à affronter une telle épreuve. Tout peintre, dès lors qu'il se saisit de son pinceau, entre dans ce vertige, cette fente au sein de la pensée — ruinant nom, mot, langue—, défait instantanément la carte psychique, identitaire, essentiellement verbale qui nous constitue. Le peintre a à affronter cet arasement. Il lui faut se débrouiller avec ça! Cette pauvreté: des pigments, du liant, de l'eau.
Ibid, p.21
Et tandis que je lisais Marcheschi nous parler de Monet, j'entendais Marcheschi nous parler de lui-même, d'un futur lui-même, d'une évolution inévitable et redoutée:
Mais ce qu'il y a à affronter aussi, en cette année 1911 de grande solitude, c'est une autre tragédie, bien peu glorieuse, mal étudiée dans l'art et pourtant tellement riche en expérience et en chefs-d'œuvre: et cette dernière épreuve est celle du vieillir. Dans le vieillir, l'ennemi principal c'est le corps. Sa lente dégradation jusqu'à la chute. C'est l'irrémédiable de la mort. Beuys a bein raison de rappeler — il connaît lui-même à la fin de sa vie un étrange affaiblissement — que, ce que l'art a à sauvegarder, à travailler, à saisir, c'est l'interminable «mourir des lignes de vie». Et son cortège, sinistre, illustré par la lente et inévitable défradation de ces organes que rien ne semble prédisposer à une trop longue vie. Pour ceux que la mort ne consent pas à emporter tout de suite, c'est une microscopique, mais lancinante et industrieuse démolition, qu'il va falloir affronter? Dossier immense à rouvrir d'urgence: celui des effets de styles suscités par le vieillir.
Ibid, p.47-48
D'où vient cet ensauvagement de la touche qui s'empare du vieux Monet dans l'œuvre de Marmottan? Plutôt que des tableaux, ce ne sont plus que départs de tableaux, fragments arrachés, chemins égarés qui ne mènent nulle part, couleurs irradiées, dé-situées, dénaturalisées. Plus l'esseulement augmente, plus le jour tombe, plus le voile s'épaissit, et plus la vue et la matière se solarisent et se désincarcèrent.
C'est sous le spectre de l'extinction, dans la diminution progressive des raisons de vivre et des objets du désir, que se peignent les derniers tableaux du vieux Monet. Lorsque tout alentour meurt et s'éteint, lorsque peindre et mourir finissent par se confondre, vers quel objet peut encore se tourner le langage?
Ibid, p.50



La peinture et la mort. Je songeais à notre désarroi à voir Renaud Camus peindre (et Jean-Paul Marcheschi écrire, mais sans doute dans une moindre mesure, puisque ce n'est pas la première fois). Que se passe-t-il?
La lecture de Camille morte me paraît apporter un élément de réponse: Camus et Marcheschi tentent de regarder la mort et d'appréhender la vieillesse, chacun à leur manière, en sortant de leur domaine traditionnel, en s'aventurant dans des contrées nouvelles: «lorsque peindre et mourir finissent par se confondre, vers quel objet peut encore se tourner le langage?»


Comment ne pas avoir remarqué que Renaud Camus a commencé à peindre après la mort de sa mère? (premier tableau photographié le 27 janvier 2010).
Faut-il interpréter cela comme un travail intérieur sur la douleur, sur l'aphasie, comme le besoin de se battre avec la matière? Ou faut-il y voir une libération, une liberté?
(Dernières phrases de Kråkmo : «Sans doute conviendrait-il d'écrire ici un mot sur ma mère, mais je ne m'en sens pas la liberté. […] Paix à son âme inquiète et déçue.»)


Hier, en cherchant une référence pour commenter L'Amour l'Automne, j'ai ouvert Vie du chien Horla et retrouvé cette page:
Il faut dire un mot de l'excrément, hélas. On sait bien que c'est un sujet désagréable, mais ceci n'est pas une hagiographie, encore moins un roman édifiant. Le maître pour sa part trouvait la matière insupportable. Son sentiment sur ce point était peut-être un peu trop fort, même. Il avait un ami peintre qui l'assurait, en ne plaisantant qu'à moitié, que son dégoût exagéré, dans ce domaine, l'empêchait non seulement d'être peintre, ce à quoi il ne songeait guère, mais même d'apprécier tout à fait la peinture pour ce qu'elle est, un art de la sécrétion, des humeurs, des fluides, de la pourriture, des déchets.
Le peintre donnait pour emblème par excellence ce que c'est que de peindre, selon lui, l'exemple de Monet scrutant indéfiniment, le pinceau à la main, le visage et le corps de son épouse morte; et changeant les couleurs sur la toile, en vertu des changements qu'apportait, sur la peau, le travail de la putréfaction. En cette attitude qui a scandalisé, cette manière d'habiter le deuil sur le motif, so to speak, l'ami du maître voyait le geste le plus pieux qui soit sans préciser tout à fait à qui, de la morte ou de la peinture, allait piété si scrupuleuse.
Renaud Camus, Vie du chien Horla, p.37-38
«… ce à quoi il ne songeait guère…» Aurons-nous quelques explications dans le prochain journal?



Notes
1 : C'est nous qui soulignons.
2 : Claude Monet cité par Marianne Alphant, Claude Monet, une vie dans le paysage, Paris, Hazan, 2010.

Tel Beethoven

Monet confia plus tard, à un autre visiteur, qu'il ne choisissait plus ses couleurs que de mémoire, se laissant seulement guider par les étiquettes collées sur les tubes de peinture.

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.47

Peindre la durée

Monet musicalise l'espace pictural — et par là il le soustrait à la vue. Ce n'est pas le réel — non plus que les objets qu'il propose — qui paraît ici, mais son ombre saisie dans le miroir des étangs, tremblante, évoluant sans cesse. Les Nymphéas ne sont pas une capture de l'instant. Ils sont un précipité d'instants distillés dans la durée. Si Monet reste fidèle à la vision albertienne du tableau fenêtre — ou tableau miroir — la médiation introduite par l'élément aquatique les change en anti-miroirs. Et ce sont bien à des condensations de la mémoire que nous avons à faire — blocs de temps saisis, non successivement, mais simultanément — au cours desquels défilent tous les styles antérieurs découverts par le peintre au cours de sa carrière.

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.46

Les artistes vieillissants

Dossier immense à rouvrir d'urgence: celui des effets de styles suscités par le vieillir. En ce domaine quelque peu abandonné par les historiens de l'art, on ne manquerait pas de rencontrer le plus prestigieux des aréopages, et probablement la plupart des grands noms de la peinture, de la musique et de la littérature. Titien y figurerait en bonne place, mais aussi avant lui Piero della Francesca, mort aveugle lui aussi, Michel-Ange, le Tintoret, Rembrandt — qui fera de cet objet le motif exclusif de l'œuvre ultime à travers les autoportraits —, puis Goya, et Matisse (avec son admirable réponse au cancer que représente la chapelle de Vence, 1951).

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.48

Peindre l'aimée morte

Honte — ou effroi — de découvrir en soi un double, qui travaille seul et pour son propre compte. Cet , fiché en nous-mêmes, intouché, et indifférent au sort commun des hommes: c'est ce que découvre Monet dans l'ordre du langage, mais après coup, lorsqu'il livre sa confidence à Clemenceau. C'est l'obscène vérité aperçue par le peintre, lorsqu'il prend conscience que là où tout s'afflige et se désespère, lui rencontre de la puissance, et, plus difficile à admettre, du plaisir — d'où le remord.

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.19

Les Nymphéas

A l'Orangerie, les Nymphéas se transforment en nymphée: ils deviennent un lieu — un temple dédié aux nymphes et à l'eau. En réalisant la synthèse de l'architecture et du tableau, Monet sanctuarise pour toujours les conditions de la visibilité. La plante aquatique, essentiellement cultivée en eaux dormantes, en eaux mortes, accueille encore mieux le deuil auquel la version peinte succède. Aux pétales blancs, jaunes, rouges, de ces grosses fleurs solitaires, Monet ajoute de plus en plus de mauve, de violet, d'outre-noir (couleurs de l'endeuillé).

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.41

lundi 18 juin 2007

Survivre avec les moyens du bord

Éluard, le grand frère, transmet surtout à son benjamin les rudiments de la survie financière, des conseils indispensables si l'on ne veut pas capituler et accepter un travail salarié. Les principes de sa constitution s'appuient essentiellement sur les ressources insoupçonnées offertes par les manuscrits de poèmes. L'article premier décrète que rien ne se jette ! Les premiers brouillons d'un poème trouvent toujours un amateur bibliophile. L'article 2 prescrit de veiller à la qualité du produit. Le poème doit être écrit lisiblement, le papier offrir une qualité minimale. L'article 3 souligne que l'originalité du produit peut être déterminante. Le prix d'un manuscrit peut sensiblement monter s'il se présente sur un papier particulier (couleur, grain, papier à en-tête d'un hôtel, d'un café ou, mieux, d'un garage). L'article 4 encourage à toujours penser au petit plus. Le prix d'un manuscrit dépend bien sûr de la notoriété de l'auteur, mais rien n'interdit de le faire monter en y ajoutant des éléments de plus-value [dédicace à un auteur célèbre, ratures et rajouts lisibles).

Élève doué. Char écoute. Éluard lui propose aussitôt une démonstration en se chargeant de la négociation du manuscrit d'Artine. Surtout lorsqu'il n'est pas directement concerné, Éluard est un marchand redoutable. Il se fixe un prix et s'y tient, plaçant toujours la barre très haut. Lui-même grand collectionneur, il sait d'instinct jusqu'où un amateur accroché ira pour satisfaire son besoin de possession d'une pièce rare. Les treize feuillets d'Artine, avec ratures et ajouts, présentés comme l'une des pièces majeures du surréalisme, vont permettre à Char de tenir plusieurs mois. La leçon est retenue, de même qu'une évidence implicite : il est nécessaire d'entretenir un minimum de relations avec de grands libraires et des amateurs fortunés.

Longtemps, le richissime couturier Jacques Doucet (1853-1929) a été la providence des surréalistes et des artistes d'avant-garde. André Breton, son conseiller pour les arts plastiques, lui a permis de réunir l'une des plus belles collections de tableaux du début du siècle. Dans une lettre, il l'a pressé d'acheter à Picasso Les Demoiselles d'Avignon, une toile que le peintre avait roulée dans un coin de son atelier, persuadé de ne jamais vendre ce sujet scabreux et révolutionnaire. Breton était prophétique :

« C'est là une œuvre qui dépasse pour moi singulièrement la peinture, c'est le théâtre de tout ce qui se passe depuis cinquante ans, c'est le mur devant lequel sont passés Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Apollinaire, et tous ceux que nous aimons encore. Que ceci disparaisse, il emportera la plus grande partie de notre secret... »

C'était en 1923. Jacques Doucet finit par céder à Breton. Picasso réclama au mécène la somme de vingt-cinq mille francs. Doucet eut le cran de rester impavide : « Bon. Eh bien ! c'est entendu, monsieur Picasso. Vous recevrez deux mille francs par mois à partir du mois prochain jusqu'à concurrence de vingt-cinq mille. » Et il renégocia le prix à la baisse ultérieurement... Quatorze ans plus tard, la toile fut revendue cent cinquante mille francs.
Le grand couturier avait aussi un jeune conseiller littéraire, Louis Aragon, royalement rémunéré pour l'informer et acquérir en son nom livres rares et manuscrits. Et puis le communisme et les provocations de l'un ont eu raison de la patience et de la générosité de l'autre. Aragon vit désormais de la vente des colliers conçus et fabriqués par Elsa :

« J'allais vendre/ aux marchands/ de New York/ et d'ailleurs/
De Berlin/ de Rio/ de Milan/ d'Ankara/
Ces joyaux/ faits de rien/ sous tes doigts/ orpailleurs/
Ces cailloux/ qui semblaient des fleurs/
Portant tes couleurs/ Elsa valse et valsera »

De nouveaux liens se sont tissés. D'autres mécènes instaurent leur règne. Les « Charles », très liés à René Crevel et Luis Bunuel, ont succédé à Jacques Doucet. Ils achètent systématiquement l'un des trois premiers exemplaires sur beau papier de tous les recueils publiés par les surréalistes, ce qui permet de financer l'impression de livres qui se vendent au mieux à quelques centaines d'unités. Charles de Noailles acquiert en 1930, pour faire plaisir à Breton et à Éluard, leur manuscrit de L'Immaculée Conception pour la somme considérable de dix mille francs. Ainsi devient-il, selon l'expression de José Corti, une sorte de Fouquet de la République. René Gaffé, un riche parfumeur belge, achète pour sa part à prix d'or tous les exemplaires numérotés « 1 ».

La vente de manuscrits et de brouillons suppose en vérité du savoir-faire, de la psychologie et de l'organisation. René Char ouvre très vite une annexe à son atelier de poète. Là, revêtant les habits d'un moine copiste, veillant à la bonne tenue de ses plumes et de son encrier toujours rempli d'encre noire, il recopie avec un soin maniaque ses derniers textes. Il apporte une attention obsessionnelle à ce travail tranquille qui le repose et lui permet de filtrer attentivement ses poèmes. Autour de lui sont disposés son tampon buvard, un choix de cartons et de papiers de Hollande plus ou moins forts. De son écriture ample, il semble à chaque fois réécrire définitivement ses plus beaux poèmes.

Ainsi le manuscrit recopié peut devenir un original. Qui saurait distinguer parmi ces feuillets épars l'authentique brouillon d'un vrai-faux, le premier jet d'une nouvelle version originale ? Lucratif, cet artisanat est aussi généreux. Il n'est pas rare que Char recopie entièrement un recueil sur un carnet spécialement relié, puis l'offre en gage d'amitié.
Eluard l'initie également aux mystères de la fabrication d'un « beau livre ». René Char s'était intuitivement prêté à l'exercice, au début de l'année 1930, avec Le Tombeau des secrets. Son livre se composait d'une trentaine de pages où douze photographies détournées par des collages occupaient en majesté l'espace avec, en regard, quelques textes brefs. André Breton et Éluard y avaient ajouté un photomontage de leur cru...

La rencontre d'un peintre et d'un poète ouvre cependant d'autres horizons. La fusion de Manet avec Mallarmé, la rencontre d'André Derain et d'Apollinaire, l'alliance de Fernand Léger avec Blaise Cendrars, la géniale alchimie de Juan Gris avec Pierre Reverdy transforment le livre en œuvre d'art, recherchée par tous les amateurs. Le livre échappe alors à son statut classique pour devenir objet sacré. Paul Éluard et Max Ernst, André Breton et Alberto Giacometti ont défriché ces terres encore fraîches et nourricières.

A défaut d'une véritable collaboration avec un peintre, veille donc, souffle Éluard à son ami, à demander une gravure, une eau-forte pour la placer en frontispice de ton recueil. Le conseil a été entendu. Il sera toujours repris comme une clé magique pour échapper aux petites misères du temps. On mésestime trop les plaies d'argent.
Comparés aux poètes, les peintres qui rencontrent le succès sont riches, parfois richissimes, explique Éluard. Il faut savoir accepter leurs cadeaux : dessins, gouaches, tableaux. C'est leur manière de te reconnaître. Picasso sait parfaitement, lorsqu'il te met d'autorité une toile sous le bras, que tu la revendras un jour de dèche, et il ne t'en voudra pas. L'argent file, à nous d'en trouver !

Laurent Greilsamer, L'éclair au front, la vie de René Char

dimanche 20 février 2005

[À voix nue 2/5] La bathmologie

Transposition de la deuxième émission de Pierre Salgas.

La bathmologie à partir de Buena Vista Park. L'axe ou l'un des fondements de l'œuvre. Ou barthmologie.
Barthes: un peu une plaisanterie. Il importe de lui garder cet aspect ludique. Science des niveaux de discours. BVP a failli s'appeler Fragments de bathmologie quotidienne, ce qui était assez menaçant.
Bandeau du maréchal Ney : la même position peut-être plus contradictoire par rapport à elle-même que par rapport à ce qui est superficiellement son contraire.
Sortir de ce débat par un coup d'Etat, la méta-bathmologie. Considérer la bathmologie elle-même comme un discours conventionnel.
Autre exemple: le "Monsieur" qu'on adresse aux grands professeurs de faculté en abandonnant "Docteur" à partir d'un certain niveau est "tout à fait le même, tout à fait un autre".
La société française des années 80 est dans le deuxième degré. Le niveau Maréchal Ney du bandeau. Tout l'humour, la publicité,… Le deuxième degré est devenu la culture petite-bourgeoise, qui est devenu quelque chose d'absolument rituel. Le deuxième degré est une impasse en littérature, pense maintenant RC.

Salgas : Mais alors Roman Roi et Roman Furieux en 83 et 87 : deuxième degré ou coup d'Etat bathmologique?
RC : Nous sommes en-deça du coup d'Etat bathmologique. Se présente comme un roman historique tout à fait traditionnel et même pire que traditionnel. Sentimental, sensationnel, dans un pays d'opérette. Comment le texte se sort-il lui-même de ce que je percevais comme une impasse, c'est ce qu'il est lui-même qui le lui permet —ou pas, je suis mal placé pour en juger— de l'impasse, c'est son écriture-même qui le fait échapper à un deuxième degré rigoureux.

Salgas: Roman Roi en 1983. Or en 1983, moment de restauration esthétique en France après la fin des avant-garde, un retour au premier degré d'avant la modernité. Néanmoins, Roman Roi ne semble pas lui appartenir, tout en flirtant avec sa restauration. Comment faut-il lire Roman Roi par rapport à l'état de la littérature à ce moment-là revenant à un premier degré esthétique (date de Femmes de Sollers qui a marqué un certain changement esthétique dans la littérature française).
RC: côté parodique par rapport à cette restauration. Restauration illusoire. Caractère moins convaincant que jamais de cette restauration, pas précisément de la haute littérature.
Roman: travail ironique sur la forme. Sous l'instance de l'anagramme. La langue caronienne est très isolée. Une des thèses les plus intéressantes: d'essence anagrammatique.

S: vous pourriez-nous dire qq mots de caronien?
RC: je n'en connais pas un mot

Salgas: Virginia Woolf bathmologue?
RC: Non. RC aime Woolf car lyrique. Or aujourd'hui l'interdit majeur. Le lyrisme n'est autorisé que dans la mesure où il transcende un interdit, où il suinte quelle que chose de son contraire. Par exemple le lyrisme de la théorie.
Batmologie de Flaubert. Pascal. Les habiles et les demi-habiles.

Salgas: la bathmologie est une science auvergnate (?).
RC: j'aime bcp cette idée, mais pas sûr que ce soit pertinent.

Salgas: si la bathmologie a raison, c'est toute l'esthétique d'Aristote à Kant, de Hegel à Luckas ou Adorno qui risque de s'effondre (BVP). Salgas pense à Bourdieu. La distinction. La bathmologie rencontre le projet de Bourdieu.
RC: Batmologie: bombe à retardement. Sape tout discours établi, sape le concept de vérité. Dans le domaine esthétique, peut-être désespérante. Le batmologue est nécessairement convaincu qu'il n'y a pas de goût, qu'il n'y a que des niveaux de culture. Quand quelqu'un dit "J'aime ceci, j'aime cela", il parle de lui-même.

Salgas : C'est ce que dit Bourdieu dans La distinction.
Vous êtes vous-même infidèle à cette aspiration bathmologique. Vous exposez vos goûts dans le journal, par exemple, vous présentez vos goûts avec une sorte de naïveté comme n'ayant aucun rapport avec le monde social qui les produit. Ce n'est qu'une fois sur deux que vous objectivez la production de ces goûts.

RC: réponses en plusieurs temps.
1/ Tout système s'il est bien construit finit par fonctionner tout seul. Pourquoi les Eglogues ont-elles pris de telles proportions malgré les contraintes très fortes auxquelles elles sont soumises, c'est parce qu'à partir du moment où ces contraintes sont appliquées suffisamment longtemps, elles autorisent de plus en plus de choses. S'appliquant sur des quantités de texte sans cesse croissantes, tout devient possible.
2/ La bathmologie si on la pratique exclusivement, finit par tout admettre et son contraire, y compris la bêtise. Un bathmologue qui ne tiendrait pas compte de sa propre bêtise serait menteur. La forme de la bêtise dans le jugement esthétique serait peut-être le "mon genre, pas mon genre", c'est-à-dire le goût brutal. Malgré tout, il y a une légitimité au "mon genre pas mon genre". Il y a quelle que chose qui n'est pas réductible au jugement culturel. Par exemple, entre un amateur de Schwitters et un amateur de Dali, il n'y a pas de discussion esthétique possible. Discours à des niveaux culturels tellement éloignés que le goût n'est pas en cause (Ce n'est pas du "mon genre"). Mais entre quelqu'un qui dit mon artiste favori est Schwitters et quelqu'un qui dit Mondrian, le goût peut intervenir, de même entre un amateur de Monet et de Manet. Le goût revient à la fin, irréductible. Le "mon genre" ne peut être expliqué, RC très attaché à "mon genre" car ne peut être évacué. Concept bêta qui offre une bonne résistance à la bathmologie.
Entre quelqu'un qui dit que le plus beau monument de Paris est le Grand Palais et celui qui admire l'octroi de Ledoux, pas de discussion esthétique possible. Relève d'un état culturel. A partir de deux ou trois éléments, on peut établir la personnalité culturelle de cette personne. Quelqu'un qui dit j'aime Bosch, Van Gogh et Dali, ce qui est un schéma extrêmement repérable, on peut établir à peu près l'ensemble de la personnalité culturelle de cette personne. Bosch, Van Gogh ou Chagall ont eu le malheur de tomber dans le statut assez fâcheux de peintres favoris inévitables des gens qui n'aiment pas la peinture. Ce sont les noms typiques des gens qui n'ont pas pas de passion très appuyée pour la peinture. Ce qui ne veut pas dire que ce ne sont pas de très grands peintres.

Salgas: où situeriez-vous un amateur de Renaud Camus dans la littérature contemporaine?
RC: j'ai le plaisir de répondre qu'un amateur de Renaud Camus est extrêmement difficile à cerner. Lecteurs extrêment divers. Un amateur global de RC est presque inconcevable. Les livres que j'ai produits interviennent à des niveaux littéraires si différents que peut-être est-il très difficile de les aimer tous. Ils ont trouvé des publics extrêmement éloignés les uns les autres et qui d'ailleurs sont souvent choqués par d'autres aspects du même travail. Par exemple je vois très bien des charmantes vieilles dames aux cheveux bleutés adorer les châteaux, les paysages français, les expositions de peintures impressionnistes "quel bon jeune homme"… Les lecteurs de Tricks ne sont pas forcément des passionnés des Églogues et du travail sur le signifiant.

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