Véhesse

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Billets qui ont 'politique' comme mot-clé.

dimanche 9 février 2020

Chronique contemporaine de l'islam en France

Un matin tu te réveilles (14 février 1989, presque un anniversaire) au son du radio-réveil, tu apprends qu'un auteur dont tu n'as jamais entendu parler est condamné à mort par une fatwa, mot dont tu ignores le sens et l'existence, lancé par un imam iranien.
Fuite, protection policière, vie en éclats.

Un midi chez le coiffeur tu apprends que Cabu et Wolinski se sont fait assassiner parce qu'ils avaient dessiné le Dieu des musulmans.

Un soir en lisant Twitter tu comprends vaguement qu'une ado se fait insulter et menacer parce qu'elle a dit qu'elle détestait la religion, en particulier l'islam. Tu ne fais pas trop attention parce que ce n'est pas la première fois que Twitter s'enflamme, Zineb el Rhazoui en a déjà fait les frais, tu te dis que ça va passer, qu'est-ce qu'ils ont inventé encore?
Et puis ça devient n'importe quoi, tellement n'importe quoi que j'ai envie de hurler. La France entière est tombée sur la tête, c'était bien la peine d'avoir Voltaire, c'est le chevalier de la Barre all over again.

Je tente une chronologie:
Le 19 janvier, Mila poste une vidéo où elle dit :«[…] Je déteste la religion […], le Coran, il n'y a que de la haine là-dedans, l'islam, c'est de la merde […]». Elle reçoit des menaces de mort, quelqu'un poste son adresse en ligne, son domicile est protégé par la police, elle ne va plus au lycée.
Le 23 janvier, une enquête est ouverte pour retrouver les auteurs des menaces, mais une autre contre Mila, pour vérifier s'il y a eu «incitation à la haine raciale».
Depuis quand une religion est-elle une race? A ce compte-là, pourquoi ne pas avoir poursuivi Rushdie et Wolinski?
(Heureusement, le parquet a conclu qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre…)
Le 29 janvier, la ministre de la justice Nicole Belloubet prononce une phrase bizarre: «l'insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de conscience» (si les Manif pour tous se souviennent de cela à leur prochain rassemblement!!)
Le 31 janvier quelques personnes appellent à la raison: voici une tribune juridique rappelant la loi sur le blasphème et la réaction de Mme Badinter dénonçant la lâcheté ambiante. (Je pense à Houellebecq et son Soumission : il était en dessous de la vérité).
Le 3 février Ségolène Royal prend Mila à partie plutôt que de la défendre (mais depuis quand prend-on parti pour les menaçeurs et non pour les menacés? Qu'est-ce qui tourne pas rond? La gauche devrait se trouver un autre nom, Jaurès ne la reconnaîtrait pas.)
Pendant ce temps, la jeune fille confirme ce qu'elle pense de la religion en général, tout en présentant des excuses si elle a blessé des croyants en particulier. (Chapeau bas : je l'imaginais effondrée, avec ses parents catastrophés à l'idée de devoir déménager, etc. Elle a du cran et paraît moins tête de linote que je ne l'aurais imaginé.)
Cerise sur le gâteau, c'est Le Pen qui finit par dire quelque chose de sensé: «Dans notre pays de libertés, ce n’est pas à #Mila de s’excuser: c’est à ceux qui la menacent de mort, la harcèlent, l’insultent, de rendre des comptes devant la justice. » (Me voilà bien: en train de citer Le Pen!)
Résumé le 4 février de Jean Quatremer: «Piégés par le discours sur "l’islamophobie" des islamistes, une partie de LREM et surtout de la gauche a permis à l’extrême-droite de récupérer le combat pour la laïcité, la liberté d’expression, le droit à l’athéisme, le féminisme, etc. A ce niveau de bêtise, chapeau bas 👏.


La règle est pourtant simple, claire: une victime n'est pas coupable. Elle est victime. Elle peut être désagréable, vulgaire, idiote, naïve, méchante, on peut ne pas souhaiter prendre le thé avec elle et garder ses distances. Mais elle n'est pas coupable. Le coupable, c'est celui qui émet des menaces, et bien sûr, celui qui les met à exécution.


Et pour ajouter à la confusion — ou pour la conforter, pour mieux démontrer que plus aucune norme de base n'est respectée ou même connue — des policiers de confession musulmane sont mis à pied sans réelle raison. Depuis quand être musulman est-il un délit? On voudrait ghettoïser et susciter le ressentiment qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Nous avons besoin de policiers musulmans, nous avons besoin que le recrutement dans la police représente le profil de la société française.
Noam Anouar est la victime en creux de la même hystérie que Mila.

Etre musulman n'est pas un délit.
Détester les religions, trouver la religion musulmane complètement con n'est pas un délit.
Menacer de mort est un délit.

lundi 20 février 2017

Trump et l'or noir

Je traduis le message d'une amie américaine sur FB issu de la concaténation de plusieurs sources anglophones: Time Magazine, NY Times, The Atlantic, The Guardian UK. C'est à confronter aux informations que vous possédez par ailleurs: il s'agit de donner des éléments de réflexion inaccessibles à ceux qui ne lisent pas l'anglais.

«
Au cas où vous n'ayez pas fait le lien entre les derniers éléments fournis par la presse: Poutine possède la plus grande compagnie pétrolière de Russie. Il a conclu un contrat de 500 milliards avec le PDG d'Exxon Mobil. Obama a mis en place des sanctions qui ont interrompu l'exécution de ce contrat. La Russie est alors intervenue illégalement au niveau de notre [celui des USA] système pour faire élire Trump. Quand la CIA en a averti le Congrès en septembre dernier (James Comey1 participait lui aussi à cette réunion), Mitch McConnell a refusé que cela soit dit au peuple américain, faisant pression sur Obama en le menaçant de l'accuser de prendre parti durant la campagne électorale.
Comey a délivré sa lettre calomnieuse en absence de toute confirmation2. La femme de Mitch McConnell a intégré le gouvernement Trump. Le PDG d'Exxon Mobil est maintenant secrétaire d'Etat. Vous vous demandez encore pourquoi notre président a écarté si rapidement les découvertes de la CIA?… Le meilleur est à venir… Voici quelques faits, faites-vous votre propre opinion:

1/ Trump doit 560 millions de dollars au groupe Blackstone3/Bayrock (l'un de ses plus gros créanciers et la principale raison pour laquelle il ne dévoile pas ses déclarations d'impôts).

2/ Blackstone est entièrement détenu par des milliardaires russes qui doivent leur position à Poutine et se sont fait des milliards en travaillant avec le gouvernement russe.

3/ D'autres entreprises qui ont emprunté à Blackstone affirment que lui devoir de l'argent, c'est comme en devoir au peuple russe, et que tant que vous leur en devez, il attend de votre part de nombreux passe-droits.

4/ L'économie russe chancelle sérieusement sous le fardeau de sa sur-dépendance envers les matières premières dont vous savez que les cours ont plongé ces deux dernières années, laissant l'économie russe se débattre pour régler sa dette.

5/ La Russie s'est senti poussée à influencer nos élections afin de garantir que les cours du baril de pétrole restent au-dessus de 65$ (ils gravitent actuellement autour de 50$).

6/ 80% des réserves de pétrole russes ne sont pas accessibles à un coût modique; la Russie ne peut donc réduire ses prix de revient de façon à être compétitive face aux 45$ américains ou aux 39$ de l'Arabie Saoudite. Avec la levée des sanctions de l'Iran, la Russie va devoir faire face à la production croissante d'un concurrent bon marché supplémentaire qui va repousser la Russie plus bas encore dans la liste des fournisseurs.
Quant aux sanctions iraniennes, les six pays qui les lèvent autorisent l'Iran à récupérer les milliards qui lui sont dus pour du pétrole extrait mais non réglé. L'Iran ne pourra accéder à ces milliards que si l'accord sur le nucléaire iranien est signé. Trump parle de dénoncer ces accords, ce qui aurait pour conséquence de remettre en cours les sanctions, et donc de rendre le pétrole russe plus compétitif.

7/ Rex Tillerson (choisi par Trump comme Secrétaire d'Etat) est à la tête d'Exxon Mobil, qui détient des brevets technologiques qui pourraient aider Poutine à extraire 45% de pétrole supplémentaire à des coûts significativement réduits pour la Russie, ce qui aiderait Poutine à faire entrer de l'argent dans les caisses pour permettre de reconstituer l'armée et de produire enfin en masse les systèmes nouveaux et améliorés inventés avant que l'économie russe ne s'affaiblisse tant.

8/ Poutine ne peut pas avoir accès à ces nouvelles technologies réductrices de coût OU à de l'argent hors du périmère du développement pétrolier à cause des sanctions américaines à l'encontre de la Russie, sanctions dues à l'implication russe dans la guerre civile ukrainienne.

9/ Attendez-vous à ce que Trump mette fin aux sanctions russes et dénonce l'accord sur le nucléaire iranien afin d'aider la Russie à reconstruire son économie, à renforcer Poutine et à rendre Tillerson et Trump encore plus riches, permettant ainsi à Trump de donner satisfaction à ses créanciers de Blackstone.

10/ Avec la haine organisée de Trump pour l'OTAN et les Nations-Unies et la force militaire russe reconstituée, la menace envers les Etats baltes est réelle. La Russie regagne un accès à la mer baltique à travers la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie et menace le transport maritime de millions de mètres cubes de gaz naturel entre l'Europe affaiblie et la Scandinavie, ouvrant un champ favorable au pétrole et au gaz russes vers l'est de l'Europe.
»


Note
1 : directeur du FBI
2 : cette lettre relançait la suspicion envers les mails d'Hilary Clinton. On reproche à Comey de l'avoir publiée trop tôt, sans vérifier que les soupçons avaient un fondement. A quelques jours de l'élection, le regain de soupçon a pu jouer en défaveur d'Hilary Clinton.
3 : j'avoue que l'homonymie avec le programme secret des films Bourne m'intrigue.
—————————————

Sources: Time Magazine, NY Times, The Atlantic, The Guardian UK.

In case you haven't connected the news dots... Putin owns the largest oil company in Russia. He made a 500 Billion dollar deal with the CEO of Exxon Mobil. Obama put sanctions in place which stopped that deal. Russia then hacked into our government in order to get Trump elected. When the CIA told Congress this in September (James Comey was also in that meeting), Mitch McConnell refused to tell the American people, blackmailing Obama saying he would frame it as playing partisan politics during the election. Comey released the infamous no-information letter. Mitch McConnell's wife was picked for Trump's cabinet. The CEO of Exxon is now the Secretary of State. Wonder why our President has been so quick to dismiss the CIA's findings?.........it gets better.....Here are some facts : Decide for yourselves
1) Trump owes Blackstone/ Bayrock group $560 million dollars (one of his largest debtors and the primary reason he won't reveal his tax returns)
2) Blackstone is owned wholly by Russian billionaires, who owe their position to Putin and have made billions from their work with the Russian government.
3) Other companies that have borrowed from Blackstone have claimed that owing money to them is like owing to the Russian mob and while you owe them, they own you for many favors.
4) The Russian economy is badly faltering under the weight of its over-dependence on raw materials which as you know have plummeted in the last 2 years leaving the Russian economy scrambling to pay its debts.
5) Russia has an impetus to influence our election to ensure the per barrel oil prices are above $65 ( they are currently hovering around $50)
6) Russia can't affordably get at 80% of its oil reserves and reduce its per barrel cost to compete with America at $45 or Saudi Arabia at $39. With Iranian sanctions being lifted Russia will find another inexpensive competitor increasing production and pushing Russia further down the list of suppliers.
As for Iranian sanctions, the 6 countries lifting them allowing Iran to collect on the billions it is owed for pumping oil but not being paid for it. These billions Iran can only get if the Iranian nuclear deal is signed. Trump spoke of ending the deals which would cause oil sales sanctions to be reimposed, which would make Russian oil more competitive.
7) Rex Tillerson (Trump's pick for Secretary of State) is the head of ExxonMobil, which is in possession of patented technology that could help Putin extract 45% more oil at a significant cost savings to Russia, helping Putin put money in the Russian coffers to help reconstitute its military and finally afford to mass produce the new and improved systems that it had invented before the Russian economy had slowed so much.
8) Putin cannot get access to these new cost saving technologies OR outside oil field development money, due to US sanctions on Russia, because of its involvement in Ukrainian civil war.
9) Look for Trump to end sanctions on Russia and to back out of the Iranian nuclear deal, to help Russia rebuild its economy, strengthen Putin and make Tillerson and Trump even richer, thus allowing Trump to satisfy his creditors at Blackstone.
10) With Trump's fabricated hatred of NATO and the U.N., the Russian military reconstituted, the threat to the Baltic states is real. Russia retaking their access to the Baltic Sea from Lithuania, Latvia and Estonia and threatening the shipping of millions of cubic feet of natural gas to lower Europe from Scandinavia, allowing Russia to make a good case for its oil and gas being piped into eastern Europe.

vendredi 30 septembre 2016

Fascination du djihad

Ce billet m'évoque Carl Schmitt et celui-ci devrait plaire à Laurent Chamontin.

jeudi 5 novembre 2015

La Pologne - portrait (ébauche d'anthologie)

La description de la Pologne de Konwicki m'en a rappelé deux autres: Kapuściński et les rois bien-aimés, Szczygieł et le pays qui a besoin du malheur.
Chez nous, l'hiver se termine peu à peu. La neige fond, le vent d'ouest apporte le parfum lointain de la nouveauté. J'essaie de me remémorer les signes avant-coureurs de notre printemps plein d'attentes, de pressentiments, d'espoir. Je répète dans mes pensées ce mot court: «Pologne», et il s'éveille alors en moi une exaltation émue, quelque chose de clair, de libre, de consolant. Pologne, patrie de la liberté; Pologne, réserve naturelle de la tolérance; Pologne, grand jardin de l'individualisme exubérant. Où les gens se saluent d'un sourire, les policiers portent une rose au lieu d'une matraque, où l'air se compose d'oxygène et de vérité. Pologne, grand ange blanc au milieu de l'Europe.

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.131, Robert Laffont, 1977

Les rois bien-aimés : Kapuściński explique pourquoi l'histoire du shah paraît si étonnante et si douloureuse à un Polonais:
D'après mon interlocuteur, ce qui s'est passé après avec le shah est, en fait, typiquement iranien. Depuis la nuit des temps, tous les shahs sont terminé leur règne de manière lamentable et infâme. Les uns se sont fait couper la tête, les autres ont pris un couteau dans le dos, ou, avec un peu de chance, ils ont échappé à la mort mais ont dû fuir le pays pour aller mourir en exil dans la solitude et l'oubli. Il ne se souvient pas d'un seul shah mort de sa belle mort, sur son trône, et ayant passé son existence entouré du respect et de l'amour de ses sujets. Il ne se souvient pas d'un seul shah regretté et porté en terre par son peuple, les larmes aux yeux. Tous les shahs du siècle dernier — et ils sont nombreux — ont perdu leur courronne et leur vie dans des conditions atroces. Le peuple les considérait comme des despotes cruels, leur reprochait leur vielenie, accompagnait leur départ d'injures et de maléditions et accueillait la nouvelle de leur mort dans des débordements d'allégresse.

[(Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. À son acession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Restaurateur, le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie. Aussi, quand un Polonais apprend qu'un momarque a connu un destin cruel, il transfère inconsciemment sur lui des émotions nées d'une culture et d'une expérience tout à fait autres et gratifie le roi maudit des sentiments qu'il voue traditionnellement à ses Restaurateur, Généreux et Juste en plaignant du fond du cœur le pauvre souverain si impitoyablement découronné!)

Mon interlocuteur poursuit son récit: «Nous, les Iraniens, avons du mal à comprendre qu'ailleurs l'histoire puisse être différente. Le régicide est considéré par eux comme l'issue la plus souhaitable ou tout bonnement comme un ordre divin.] Certes, nous avons eu des shahs merveilleux comme Cyrus et Abbas, mais c'était il y a longtemps. […]

Ryszard Kapuściński, Le shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010 (1982. traduction Véronique Patte)
Comprendre les autres en comparant leurs expériences à la nôtre, se définir par différence face à leur façons de réagir: ce que Kapuściński met en œuvre face aux Iraniens, Szczygieł l'accomplit face aux Tchèques au moment où l'avion du président polonais Lech Kaczyński et quatre-vingt-quinze autres personnalités à bord s'est écrasé en Russie. En répondant aux question d'un journaliste tchèque, il tente de définir le "pathos" polonais, l'âme de la nation (et c'est pour "nous", si loin de la Pologne, la Russie, l'Ukraine, peut-être l'occasion de comprendre que la réconciliation entre ses peuples si souvent réunis à travers des frontières mouvantes ne sera ni simple ni rapide.)
A la question de savoir si l'on assistait à la résurgence dans la société polonaise du fameux pathos national, j'ai répondu qu'un des évêques disait déjà à propos du président Kaczyński qu'il "était tombé" à Smolensk. Le verbe "tomber" est d'ordinaire employé pour désigner une mort sur le champ de bataille, ou bien une mort glorieuse les armes à la main. Pourquoi donc ce vocable? Sans doute parce que le prêtre considérait que, de son vivant, le président était en lutte permanente contre ses adversaires. De surcroît, il survolait le territoire de l'ennemi.

Un autre prêtre n'hésite pas à dire à la télévision que notre président est mort "en héros". Est-ce qu'une mort dans un accident d'avion peut être considérée comme héroïque? Du reste, nous éprouvons une certaine difficulté à reconnaître qu'il puisse s'agir d'une erreur humaine, d'une faute, ou d'un accident. Dans ce pays, nous sommes tout des élus de Dieu, c'est Lui qui a choisi pour notre président une mort héroïque. Bien entendu, je comprends parfaitement les tentatives désespérées de mes semblables pour donner du sens à la réalité. S'il n'arrive pas à donner un sens précis aux choses, l'homme se perd, dépérit (peut-être est-ce la raison pour laquelle la peinture abstraite ne sera jamais autant appréciée par l'humanité que la peinture figurative).

[…] Invité récemment dans un talk-show de la télévision tchèque, j'ai cité le poète polonais Norwid — "la Pologne, ce n'est que de la mémoire et des tombes" —, ce qui a provoqué un éclat de rire ches le public praguois du Théâtre Semafor, où l'émission était enregistrée, comme s'il s'agissait d'une bonne blague. On croyait sans doute que j'avais préparé cette plaisanterie pour la fin. or il s'agit d'un vraie citation, et qui en dit long sur les Polonais.

Tu pense à quoi concrètement? voulais savoir Denis. Je lui ai répondu par un exemple concret: pour vivre, notre nation n'a pas besoin d'autoroutes, et elle n'en a presque pas. Pour vivre, notre nation a besoin de malheur. C'est seulement lorsque le malheur frappe — une insurrection ratée, ou autre cataclysme — que nous nous sentons importants et fiers. Le préjudice subi nous élève au-dessus des autres nations. La culture polonaise est une culture nécophile. La mort est considérée comme un facteur qui grandit l'homme. Durant les siècles de l'histoire polonaise, nous avons passé le plus clair de notre temps à lutter pour notre liberté, à défendre notre patrie en mourant par milliers. Par conséquent, les Polonais sont bien meilleurs pour célébrer les enterrements et les défaites que pour fêter les succès. Comme il était impensable que toutes ces vies sacrifiées ne servent à rien, qu'on les oublie tout naturellement, nous avons appris à les glorifier, à les célébrer, à leur donner une belle parure de patriotisme. Souvenez-vous, lorsque, en novembre 1989, les Tchèques faisaient résonner leur clefs sur la place Wenceslas pour manifester leur joie après la chute du communisme, les Polonais ont quant à eux esprimé peu de sentiments d'allégresse (en juin 1989, car le communisme est tombé un peu plus tôt chez nous). Il n'y a pas eu de liesse générale alors que la Pologne populaire tant détestée avait enfin cessé d'exister. Pas d'explosion de joie. Les Polonais savent pourtant très bien s'unir, mais seulement dans le malheur. Et puisque le monde ne sait pas apprécier notre malheur à sa juste valeur, nous voulons attirer désespérément son attention: regardez, dans la célébration de la mort et de latragédie, nosu sommes de loin les meilleurs!

Mais pour quoi faire?! s'écrie Denis, stupéfait.
Pour que le monde le reconnaisse enfin: Mais oui! Ce sont eux qui ont le plus souffert. Plus encore que les juifs. Déjà, on entend ça et là: "Personne ne sait souffrit aussi bien que nous".

Denis me demande alors de trouver à ce tragique accident d'avion un élément positif qui pourrait, par exemple, engendrer un début de réconciliation avec les Russes. Pour lui répondre, je me sers d'une comparaison: les Russes à Varsovie et les Russes à Prague. Cela n'a strictement rien à voir. Un Russe à Prague ne cache pas le fait d'être russe. Il m'arrive parfois de dire exprès en Pologne: "Figurez-vous que, dans un café de la place Wenceslas, j'ai entendu des Russes parler à haute voix. — Comment ça? Les Russes parlent normalement?" s'étonnent les Polonais. A Varsovie, des années durant, il était impossible d'entendre les Russes, alors qu'ils y vivaient. Aujourd'hui encore, ils parlent bas, ne lèvent la voix que lorsqu'ils se retrouvent entre eux, dans leurs hôtels ou appartements de location. Qu'un Russe se comporte naturellement dans un café, impossible! Il rase les murs dans la rue, faisant tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas attirer l'attention sur lui. Il sent bien notre aversion. L'aversion des anciens esclaves, puisque nous sommes restés sous occupation russe durant plusieurs siècles. Et puisque nos deux peuples se ressemblent, car les Russes et les Polonais sont de grands sentimentaux, je dirais que leurs sentiments pour nous ont tout d'un amour blessé. Sauf que cet amour rappelle celui d'un éléphant pour une colombe: il veut la garder rien que pour lui dans une vieille cage rouillée. Aussi je doute fort qu'une réconciliation en bloc* soit possible.

Sur ce, Denis a voulu connaître l'histoire de ma famille, car il est de notoriété publique que chaque famille polonaise a eu des démêlés tragiques avec des Russes ou des Ukrainiens. Je lui ai raconté (en version raccourcie) une histoire fabuleuse que ma mère me racontait dans mon enfance. Un jour, mon grand-père était tombé d'une échelle et s'était cassé une jambe. Il était cloué au lit lorsque les Ukrainiens firent irruption, lui ordonnèrent de s'habiller et, sans se soucier de sa jambe cassée, le conduisirent dans la forêt. Une fois sur place, grand-père dut creuser lui-même une fosse; alors ils lui ligotèrent les mains avec un morceau de fil barbelé, le tuèrent et jetèrent son corps dans le trou. Pendant plusieurs jours, personne n'eut le droit d'approcher cet endroit, mais grand-mère s'y rendit quand même, et elle trouva un bout de la manche de ma chemise bleue du grand-père. Cette histoire, je l'aimais bien, et je n'ai pas arrêté de demander à maman de me la raconter. Je voulais l'écouter, encore et encore.

Denis m'a demandé si tout cela s'était vraiment produit, et je lui ai dit que oui, dans un village de la région montagneuse de l'Est de la Pologne. Aujourd'hui, je sais tout ce qu'on n'a pas pu dire à un enfant. Je sais qu'ils lui ont arraché la peau des mains. On disait qu'ils le faisaient avec précision, pour en faire des gants. Je sais qu'ils ont aussi assassiné le frère de ma grand-mère, ainsi que sa femme, et que celle-ci avait pris dans ses bras son bébé, un petit garçon, en déclarant qu'elle n'abandonnerait pas son mari. Ce bébé, ils le lui ont renfoncé dans le ventre, comme le disait ma mère. Les membres de ma famille ont été assassinés par leurs voisins. Les gens de leur village. Ils faisaient partie de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne, une force armée nationaliste ayant pour objectif de créer un pays totalement indépendant, sans ingérence de l'URSS, ni de la Pologne. Par conséquent, ils éliminaient les Polonais de leur territoire. Ma grand-mère maternelle, Anna, était issue de la noblesse, de la famille Stadnicki, tandis que son mari Richard faisait du négoce de sel dans la région de Cracovie. Elle était la seule de son village à savoir lire et écrire, et ce aussi bien en polonais qu'en ukrainien.

A la question de savoir si, en tant que Polonais, j'ai ressenti de la satisfaction en apprenant que le premier programme de la télévision russe avait diffusé à l'heure de grande écoute le film Katyn d'Andrzej Wajda, j'ai répondu que je n'en avais pas ressenti. Ma philosophie de la vie, c'est de ne jamais rien attendre.


Une fois imprimée, l'interview s'est révélée légèrement plus longue. A la fin, il y avait un rajout. Une petite anecdote qui ne venait pas de moi.
En effet, Denis m'a écrit dans un mail que l'entretien plaisait beaucoup à l'ensemble de la rédaction, cependant ses chefs déploraient sa lourdeur et sa morosité. Je lui ai répondu qu'il était tout simplement difficile d'être léger quatre jours après la catastrophe.
Il ma dit de ne pas m'en faire, car il avait ajouté une petite histoire amusante (sur une erreur de langage que j'ai commise et dont j'ai parlé à la télévision). Selon lui, cela donnait au texte une chute vraiment drôle.

Lundi, c'est-à-dire quatre jours avant la publication de l'interview dans Mlada fronta, j'ai demandé à Denis de m'indiquer la date de la parution. Il m'a répondu sans tarder que c'était prévu pour le jeudi, tout en précisant (et c'est la dernière phrase qu'il m'a adressée):
"Pour faire rire Dieu, parle-Lui de tes projets."
Mercredi, j'ai reçu la nouvelle de sa mort. Le matin même. Dans la rue.

Mariusz Szczygieł, Chacun son paradis, p.206-2012, Actes Sud 2012 (traduction Margot Carlier. 2010 en Pologne)


Note
* : En français dans le texte. (N.d.T.)
Et tout cela m'a rappelé la discrète ironie de Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)») tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:
l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine, […]
Nabokov est russe et tout cela n'est pas raisonnable.

jeudi 15 octobre 2015

Le complexe polonais de Tadeusz Konwicki

C'est un livre étrange, facile à lire et pourtant d'une composition élaborée, ayant la consistance d'un rêve. C'est moins la vie quotidienne polonaise en 1977 que nous pouvons nous représenter (même si nous avons quelques aperçus des queues, de l'alcool, des mouchards, de la pénurie) que l'imaginaire polonais, l'aspiration à la liberté et les combats perpétuels, toujours recommencés, le soulèvement contre la Russie en 1863, la résistance pendant la seconde guerre mondiale et aujourd'hui (1977) la lutte insidieuse contre le parti communiste.

Les thèmes glissent et se chevauchent et les grandes envolées politico-philosophiques parviennent sans effort à être lyriques, épiques. Les notes de bas de page nous rappellent combien nous savons peu de choses en France de l'histoire de la Pologne et en particulier sa proximité mentale, affective, avec la Lituanie (le Cavalier et l'Archange, leurs emblèmes). Je retrouve avec émotion — est-ce une coïncidence ou une référence — la fin originale de la devise française: «la liberté ou la mort» (Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort).

Les extraits suivants sont réellement "extraits", y compris dans le texte lui-même: ce sont plutôt des réflexions, monologues intérieurs ou monologues, qui ne rendent pas compte de la dynamique de l'ensemble. Si c'est cela que je copie, c'est qu'au-delà du récit total, c'est cela qu'il m'intéresse de conserver: quelque chose de l'identité polonaise, ce que c'est d'être polonais, d'une part, deux passages sur l'essence des dictatures d'autre part.

Tout d'abord "la région des Confins", lieu aujourd'hui encore de tant de conflits et de contestation :
Les fenêtres étaient masquées par des volets de vois où l'on apercevait de petites ouvertures noires servant à tirer comme dans les anciens forts des confins orientaux.1

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.41, 1977, traduction française par Hélène Wlodarczyk en 1988, Robert Laffont


Note :
1 : Cette région, dite des Confins, (Lituanie, Biélorussie et Ukraine), envahie par les Soviétiques dès 1939, est une constante symbolique dans l'œuvre de Konwicki. (N.d.T.)
Ce qu'est être polonais, et ce qu'est être écrivan polonais (le début de cet extrait me rappelle Voyage en Pologne de Döblin et nous rappelle l'incroyable (pour un Français habitué à une stabilité quasi millénaire) mouvance des frontières dans cette région:
Je suis pétri de trois pâtes. Et ce mélange, c'est-à-dire moi, a ensuite été trempé à la douce chaleur de l'enfer de trois éléments. Ces trois substances dont je suis constitué, ce sont l'atome polonais, le lituanien et le biélorusse. Et ces éléments, ce sont la polonité, la russité et le judaïsme ou, plus précisément, la judéité.

C'est une vieille histoire. Nombreux sont les coins d'Europe où se sont mêlés, sans se fondre, divers groupes ethniques, des communautés linguistiques variées, des sociétés bariolées par leurs coutumes et leurs religions. Mais mon coin perdu, ma région de Wilno, me semble d'une plus grande beauté, meilleure, plus élevée, plus magique. Il est d'ailleurs vrai que j'ai moi-même, à la sueur de mon front, travaillé à embellir le mythe de cette contrée frontalière entre l'Europe et l'Asie, cet antique berceau de la nature européenne et des démons asiatiques, cette vallée fleurie d'harmonie éternelle et d'amitié entre les hommes.

J'ai tant travaillé à cet embellissement que j'ai fini par croire à ce pays idéalisé où l'amour était plus intense qu'ailleurs, les fleurs plus hautes que sur d'autres terres, les hommes plus humains que partout au monde.

Et poutant, cette enclave ne pouvait pas se distinguer considérablement des autres subdivisions de ce vieux nid de l'humanité qu'est l'Europe séculaire. Ces milieux nationaux et religieux exotiques vivaient ensemble sur un petit morceau de terre, mais sans se vouer un amour évangélique. Toujours et partout, je me suis efforcé de cacher ces conflits honteux, ces animosités, ces haines auxquelles j'avais participé et dont je ressentais une honte cuisante. C'est pourquoi par la suite, après avoir quelque peu maîtrisé ce métier de plume, j'ai patiemment enfilé les perles de notre sort uni et désuni sur le fil fragile de la solidarité humaine, de l'amitié, de la magie d'une prédestination commune.

Il y eut un jour ou un moment — c'était au tout début de ma fragile d'écrivain — où je me suis dit que je n'observerai fidèlement qu'un seul commandement, celui-ci: tu n'utiliseras pas ton verbe contre un étranger. Tu n'utiliseras pas de métaphore, de parabole émouvante, de moralité tendancieuse, contre un autre homme, une autre religion, une autre langue. C'est pourquoi j'ai péché contre les miens mais jamais contre des étrangers.

J'ai pris soin de m'orienter moi-même vers l'universalisme — cela va sans dire, de l'universalisme de toute l'humanité —, je me prenais pour un cosmopolite savamment camouflé qui avait jeté en douce les tabous de son propre peuple à la poubelle, et porté à broyer au moulin éternel de l'histoire les souvenirs de l'époque des conflits nationaux et religieux.

Je feuilletais avec un étonnement plein d'horreur les romans patriotiques de mes amis ou ennemis de plume; je parcourais avec condescendance les traités de minables consacrés au martyre sacré de notre peuple; je considérais avec une désapprobation hautaine les spasmes d'inimitié ou même de haine littéraire à l'égard des autres peuples. Moi, je volais haut. Dans l'aura stérilisée de l'objectivisme universel. Moi, je commerçais avec l'homme, l'homo sapiens, et seule son âme m'importait et m'inspirait, l'âme de cette espèce qui régnait sur la terre entière.

Un beau jour ou peut-être un beau moment, je lus la première critique qui me traitait d'écrivain polonais, noyé dans la polonité, limité à son petit coin de Pologne. J'éclatai d'un rire franc et cordial devant ce malentendu évident. Pour des raisons de principe, les conditionnements émotionnels, moraux ou intellectuels des habitants des villes détruites sur les bords de la Vistule m'étaient complètement indifférents. Moi qui étais originaire d'un Eden cosmopolite, de l'Atlantide engloutie du peuple originel, de la langue-mère, de la religion des origines.

Mais ensuite, je cessai de rire. Cette polonité revenait dans toutes les critiques. Cette polonité commença à se retourner contre le malheureux auteur. Cette polonité involontaire faisait que je devenais incompréhensible, monotone et irritant. Je me mis à la combattre en moi-même, prophylactiquement, je me mis à en avoir honte et peur; et pourtant, je n'en avais jamais fait usage, je n'y avais jamais touché, je ne l'avais même pas effleurée du bout de ma langue. C'était pour moi le tabou le plus coupable. Bien sûr, j'avais recours à certains éléments de la réalité, je peignais la nature dont j'avais gardé le souvenir: les arbres, les plantes et les mousses qui poussent aussi bien au Canada ou en Belgique; je notais des incidents de guerre qui auraient pu aussi bien se produire en Italie ou en Norvège; je constatais des déviations psychiques ou morales tout aussi bien caractéristiques des Allemands ou des Américains.
Comment ai-je bien pu devenir un auteur polonais, mauvais ou bon, mais polonais?

ibid, p.95-96
Et qu'est-ce que la Pologne? Comment mieux la définir que par opposition à la Russie ? Ce qui définit la Pologne, c'est l'amour de la liberté.
Le bonheur et le malheur des peuples rappellent souvent l'heur et le malheur des simples particuliers, des gens ordinaires perdus dans la foule, l'existence sans éclat de tous les jours. Il est des peuples qui ont de la veine, qui ont le vent dans les voiles et font des carrières étourdissantes; et d'autres qui ont la poisse, des malchanceux, des Lazares. Il est des peuples qui rirent les bonnes cartes jusqu'à un certain moment, puis soudain la chance leur tourne le dos et tout leur gain s'en va brusquement jusqu'au dernier sou; mais il en est aussi à qui la providence attribue pour chaque époque une modeste part de succès peu voyant. Il est des peuples avides et rapaces qui, un beau jour, deviennent fainéants et passifs; il est aussi des peuples légers et insouciants qui, soudain, apprennent à réfléchir et prévoir. Il est des peuples vils et vénaux que l'histoire rend tout à coup nobles et héroïques; il est des peuples vertueux, honnêtes, qui, aux heures noires, quittent le droit chemin pour s'adonner à l'usure, au chantage et au proxénétisme.

Je me passionne pour l'histoire. J'observe la vie des peuples et des individus. Je me plonge dans notre histoire de Pologne et je la parcours dans un sens et dans l'autre, en long et en large. Tantôt, je me laisse emporter par l'émotion et par des lévitations exaltées, tantôt, je tombe au fond de l'abîme de l'humiliation et du désespoir. C'est alors que je me tourne vers le curriculum vitae de notre sœur, la Russie. Celle-là, elle en a eu de la chance et tout le temps des bonnes passes. les tsars saigenaient à blanc leur propre peuple, instituaient les lois les plus insensées, les plus arbitraires, s'engageaient dans les guerres les plus risquées, fixaient des projets politiques impossibles et toujours, l'absurde se changeait en sagesse, la réaction en progrès, les défaites en victoires. l'un des plus grands tsars de Russie, Pierre le Grand, avait perdu la guerre contre les Turcs et se trouvait prisonnier chez le Grand Vizir, et voilà qu'en cet instant, le plus néfaste pour lui et pour son pays, il lui vint l'idée lumineuse d'un vulgaire pot-de-vin, d'un minable bakchich transmis de la main à la main, d'un pourboire comme nous en donnons à notre plombier ou à notre concierge. Le Grand Vizir accepte le pot-de-vin, délivre Pierre, aussitôt l'histoire caresse les cheveux du géant russe et la carte change sur-le-champ; la Russie franchit un nouvel échelon de sa puissance politique. Un simple pot-de-vin — une montagne de pièces — décide du destin d'un Etat gigantesque. Voilà une des plaisantes farces de l'histoire. L'Etat russe aurait dû être poussé, précipité, par toute son organisation sociale, économique et culturelle dans l'abîme de la destruction et du néant. Le despotisme ignare et obscurantiste, l'abrutissement des plus hautes sphères de la société, la misère du peuple, le pouvoir discrétionnaire de fonctionnaires stupides et vénaux, l'invraisemblable indolence des chefs, les mœurs et les lois les plus réactionnaires, la barbarie dans les relations entre les gens; tout cela, au lieu de plonger l'Etat tusse dans une honteuse anarchie, au lieu de dévaster la structure de l'Etat, au lieu d'exclure la nation russe de la cnmmunauté européenne, tout cela a contribué à la construction laborieuse de la puissance de l'ancienne Russie, à sa suprématie, à sa grandeur parmi les peuples du vieux continent.

Dans notre pays, la Pologne, la noblesse des monarques éclairés, l'énergie des ministres raisonnables, la bonne volonté des citoyens, la foi dans les idées les plus hautes de l'humanité — dans notre pays —, toutes ces valeurs positives, exemplaires, modèles, se sont inopinément dévaluées. Elles se prostituaient sans raison et entraînaient par le fond, comme une pierre, l'honorable cadavre de la République des Deux Nations.1

Nous autres, nous connaissons bien le pourquoi et le comment. Nos historiosophes ont ausculté avec précision la colonne vertébrale de notre histoire. Ils en ont mis à jour tous les vices, tous les défauts et toutes les malformations. Nous savons bien que c'est notre liberté dorée qui nous a perdus. L'attachement forcené, insensé, aux libertés individuelles du citoyen, à l'autonomie et à l'indépendance de l'homme. Toute notre misère vient vient de cette liberté effrénée. Tout notre calvaire de cette intempestive irruption d'individualisme. Toute notre incertitude du lendemain, de notre inexplicable inclination pour le «moi», effréné, sans aucune contrainte, opposé au «nous», au «vous» et aux «eux».

Nos sages historiosophes barbus, comme à de mauvais élèves, à des ânes du dernier rang, à des voyoux de banlieue, nous donnent l'exemple de nos voisins modèles qui au lieu de se vautrer dans la liberté, au lieu de la diviniser et de s'en faire une religion, se sont appliquer à construire des Etats forts, despotiques, des organismes reposant sur la tyrannie, la violence acharnée de l'Etat à l'égard de l'individualité désordonnée, le culte de l'écrasement de l'individu au nom des desseins génocides des potentats sanguinaires. Notre histoire peut envier à celle de nos voisins les têtes coupées, l'arbitraitre institutionnel et l'asservissement définitif de cet être pensant que les biologistes, frères des historiens, appellent «homo sapiens».

Eh bien, que le diable l'emporte, cette carrière avortée de despotes et de tyrans. Que le diable l'emporte, ce rôle non réalisé de gendarme de l'Europe. Que le diable l'emporte, cette vocation ratée de bourreau exécutant des victimes sans défense et des peuples entiers sans force.

Faut-il que nous ayons honte de notre amour de la liberté? Fût-ce une liberté insensée, folle complète, anarchique, provinciale, dût cette liberté nous conduire à notre perte!

Je sais, je sais. je connais bien les funestes avatars de notre liberté dorée qui a eu pour conséquence des chaînes entières de malheurs et de tragédies nationales; je vois l'énormité du mal issu de notre liberté ponolaise, sarmate2, nobiliaire, individualiste, nihiliste, inconsidérée, cette égoïste liberté du «chacun est maître chez soi». Mais quand bien même nous serions une société de fourmis, une société réglementée, disciplinée, de type anglo-saxo, le despotisme nous épargnerait-il, le totalitarisme agressif de nos voisins ne débiterait-il pas notre cadabre en quartiers? Car, toujours, il faut que la noblesse le cède à la bassesse, que la vertu tombe aux pieds du crime, que la liberté périsse des mains de la servitude. Bien qu'on puisse tout aussi bien dire que la justice triomphe du péché, que le bien est vainqueur du mal et que la liberté l'emporte sur la servitude. Mais n'oublions pas que le bien est aussi libre et lent qu'un nuage dans le ciel et le mal rapide comme l'éclair.

ibid, p.107-109


Notes :
1 : Pologne et Lituanie. (N.d.T.)
2 : Peuple guerrier des steppes du nord de la mer Noire. Les nobles polonais s'étaient inventés une origine sarmate. Sarmate est aujourd'hui synonyme d'obscurantiste, égoïste, conservateur et baroque. (N.d.T.)
Le récit mêle plusieurs époques temporelles : officiellement, les événements se déroulent la veille de Noël dans les années 70 à Varsovie, mais ils glissent vers la résistance durant la seconde guerre mondiale, le soulèvement de 1863-1864 et reviennent à Varsovie la veille de Noël dans un va-et-vient très souple.

Plus le loin, le récit est interrompu par la lecture de la lettre d'un ami d'enfance, compagnon de la Résistance, parti dans un pays idyllique qui s'est transformé en dictature (Cuba, l'Amérique du sud?). Cette lettre très longue en forme de parabole souligne le plus terrible défaut des dictatures: ce n'est pas la torture et le manque de liberté, c'est l'ennui. Mais avant cela, elle décrit quelque chose qui ressemble à notre vie à tous, dictature ou pas:
[…] Je vais tout de même commencer par le début. A la fin de la guerre, je me suis retruvé à l'Ouest (à l'ouest de l'Europe, s'entend). J'ai tenté diversement ma chance, mais rien n'a marché. Alors j'ai été cherché fortune sur un autre continent comme nombre de naufragés semblables à moi. C'est ainsi que je me suis trouvé dans un pays assez sympathique à l'histoire tumultueuse et dramatique, pays libre seulement depuis quelques dizaines d'années, moyennement aisé, mais non pauvre, peuplé par des gens insouciants, un brin romantiques et doués du sens de l'humour. Comme tu vois, ce pays pouvait me rappeler un peu ma patrie perdue.

A peine m'étais-je installé qu'une surprise imprévisible se manifeste. Un changement de régime se produit sous l'influence du tout-puissant voisin du nord. Une junte imposée par ce voisin catégorique prend le pouvoir. Et cette junte apportée dans des malles ou plutôt des cantines militaires se met à gouverner avec un sérieux mortel. Elle proclame une idéologie très décidée, obligatoire, et un programme extrêmement radical, Bref, elle annule toute la vie précédente et procède à la construction d'une existence entièrement nouvelle. On fonde un parti politique unique, monopoliste, dirigé par un chef envoyé de l'étranger, d'abord inconnu de la société locale, tout à fait impopulaire, mais qui, avec le cours du temps, semble se sacraliser, se transformer progressivement, grâce à une propagande hystérique, en raison universelle ou tout simplement en Dieu. Tu te doutes bien que l'implantation de cette nouvelle religion politique a dû coûter quelques centaines de milliers d'existences humaines. J'ajouterai, à l'occasion, que je suis moi-même demeuré un temps sous le charme de cette religion agressive, bien qu'à toi, habitant de la vieille et sereine Europe, cela te semble certainement bizarre et incompréhensible.

[…]
On me permet de travailler, de manger modérément et de me reposer brièvement pour reprendre des forces; dans les statistiques et dans la mentablité de mes maîtres anonymes, rien ne compte que ma capacité phyqique de travail car elle concourt à la construction des pyramides de la grande variété moderne. Ma capacité de bête de somme est mesurée chaque jour, totalisée, réduite en pourcentage et révélée dans les journaux, à la télévision, dans les comptes rendus, les exposés, sur les affiches, les emballages, même sur les murs des toilettes. Si je suscite de l'intérêt de quelqu'un, c'est uniquement en tant que bête de somme et moi-même, je travaille avec une somnolence de bête, et je mâche avec une gloutonnerie de bête, et je somnole avec une résignation de bête, avant de me remettre à l'effort. On a si longtemps cherché à me persuader de ma condition de bête de somme que j'en suis enfin devenue une. Et, à présent, on ne peut attendre de moi rien de plus que d'un bœuf. Je suis devenu sourd à toute parole, si belle soit-elle, je suis insensible aux sentiments les plus sublimes et à toutes les vocations, si élevées soient-elles, et je n'ai aucun rêve à cacher qui puisse réjouir le parti, le gouvernement ou l'Etat. Je suis une bête de somme: pour tourner en rond sur l'aire, donnez-moi à bouffer, laissez-moi me vider et respirer un instant; sinon, je vais ruer de mes deux pattes arrière et faire sauter toutes les dents, qu'elles soient en or, en argent ou en plastique.

Mais maintenant, je suis à l'hôpital. Un grand hôpital qui est un atelier de réparation et une boucherie. Le parti ne s'aventure pas ici ou, plutôt, il s'y aventure timidement et sans son habituelle agressivité. Dans ce bâtiment aux fenêtres poussiéreuses, le parti est un peu désarmé; il voudrait bien se mêler aussi de la médecine, mais, au dernier moment, la peur le saisit car lui-même est bien obligé d'avoir recours à cette médecine pour se faire soigner. Il lui arrive donc de serrer un instant la vis aux professeurs pour ensuite la desserrer, de faire de l'agitation parmi les sœurs de charité dans le sens de ses doctrines préférées, puis de se retirer de but en blanc, de couvrir les salles d'opération de slogans et de les enlever aussitôt par peur des microbes. Le plus souvent, c'est en cachette que le parti s'insinue ici, pour transporter ses fils fidèles dont le zèle a fait enfler le foie, dont les yeux se sont couverts d'une taie ou à qui la rage a fait attraper un coup de sang.

[…]
Si seulement ils ne faisaient que nous torturer de leur ubiquité impertinente, s'ils ne faisaient que nous ensevelir dans des prisons, nous percer de trous idéologiques le ventre et le cerveau, nous déshumaniser chaque jour à coups de mensonge, de trahison et de corruption, s'ils se contentaient de nous dénationaliser pour faire de nous une horde anonyme de bêtes des steppes; mais ils nous ennuient, ils nous ennuient à mort, nous assomment, nous emmerdent de leur radotages, nous infestent de la tête aux pieds des poux de l'ennui le plus mortel. L'ennui s'exhale du ciel, des arbres de la campagne, des mers et des océans, des journaux et des théâtres, des laboratoires et des cabarets, des bâtiments et des limousines gouvernementales, de la distraction et du sérieux, de la jeunesse des écoles et de la physionomie des dignitaires. l'ennui est l'élixir secret de notre régime. L'ennui est leur amante et leur mère. L'ennui est leur parfum naturel. L'ennui s'évapore des cerveaux du gouvernement et des gueules du gouvernement. L'ennui émane de l'armée, de la police et des appareils d'écoute. l'ennui suinte des prisons et des chambres de torture. L'ennui est leur propre malédiction. Ils en ont honte, ils en ont peur, ils en étouffent et jamais ne parviendront à s'en libérer. L'ennui est un bain sans limites et dans lequel ils se noient et nous avec eux. L'ennui, c'est Satan dans son enveloppe terrestre. […]

ibid, p.127-128, 134-136

dimanche 25 janvier 2015

Blasphème

HÉLICON : Scipion, on a encore fait l’anarchiste !
SCIPION, à Caligula : Tu as blasphémé, Caïus.
HÉLICON : Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
SCIPION : Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre.
HÉLICON : Ce jeune homme adore les grands mots.
Fin de la cérémonie d’adoration de l’idole Caligula-Vénus. Hélicon menace Scipion du doigt.
CAESONIA, très calme. : Comme tu y vas, mon garçon ; il y a en ce moment, dans Rome, des gens qui meurent pour des discours beaucoup moins éloquents.
SCIPION : J’ai décidé de dire la vérité à Caïus.
CAESONIA : Et bien, Caligula, cela manquait à ton règne, une belle figure morale !
CALIGULA, intéressé. : Tu crois donc aux dieux, Scipion ?
SCIPION : Non.
CALIGULA : Alors, je ne comprends pas : pourquoi es-tu si prompt à dépister les blasphèmes.
SCIPION : Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d’y croire.
Il va se coucher sur un divan.
CALIGULA : Mais c’est de la modestie, cela, de la vraie modestie ! Oh ! cher Scipion, que je suis content pour toi. Et envieux tu sais... Car c’est le seul sentiment que je n’éprouverai peut-être jamais.
SCIPION : Ce n’est pas moi que tu jalouses, ce sont les dieux eux-mêmes.
CALIGULA : Si tu veux bien, cela restera comme le grand secret de mon règne. Tout ce qu’on peut me reprocher aujourd’hui, c’est d’avoir fait encore un petit progrès sur la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d’agaçant. J’ai supprimé cela. J’ai prouvé à ces dieux illusoires qu’un homme s’il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule.
SCIPION : C’est cela le blasphème, Caïus.
CALIGULA : Non, Scipion, c’est de la clairvoyance. J’ai simplement compris qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux.
SCIPION : Il suffit de se faire tyran.
CALIGULA : Qu’est-ce qu'un tyran ?
SCIPION : Une âme aveugle.
CALIGULA : Cela n’est pas sûr, Scipion. Mais un tyran est un homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son ambition. Moi, je n’ai pas d’idées et je n’ai plus rien à briguer en fait d’honneurs et de pouvoir. Si j’exerce ce pouvoir, c’est par compensation.
SCIPION: À quoi ?
CALIGULA : À la bêtise et à la haine des dieux.

Albert Camus, Caligula, Acte III, Scène II

mardi 27 août 2013

La lettre de Walter Benjamin à Carl Schmitt

La théologie politique de Paul est la transcription d'un colloque intervenu en février 1987. C'est la traduction critique (dans le sens où elle opère quelques modifications et corrige des erreurs) de la transcription allemande parue chez Fink. Elle y ajoute les références bibliographiques des textes parus en français et des annexes.

La première annexe est intitulée "L'histoire de la relation Jacob Taubes-Carl Schmitt". Elle commence par ces mots: «Je [Jacob Taubes] voudrais faire une remarque préliminaire», mais je ne comprends pas préliminaire à quoi: cette remarque (p.143) est-elle intervenue avant l'introduction (p.17) — et dans ce cas pourquoi cela n'a-t-il pas été mise au début du livre — ou en cours de colloque — mais dans ce cas pourquoi n'a-t-elle pas été placée au fil du texte, ou au moins appelée en note de bas de page au cours du texte?

Quoi qu'il en soit, je copie un extrait du début, qui cite la lettre de Benjamin à Schmitt, une «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar» (sans compter le plaisir de voir Adorno appelé "Teddy"):
Mais le problème est plus fondamental. La division en «gauche» et «droite», qui est mortelle depuis 1933, mortelle pour la gauche […1], lorsque, après la guerre, la guerre civile s'est poursuivie sur le plan intellectuel (en tout cas, je viens d'une ville2 où la première question est toujours: est-il de gauche ou de droite? Je ne cacherai pas que j'ai du mal à m'y faire). […]

On voit très bien que ce schéma gauche-droite ne tient pas la route, et en effet, l'ancienne Ecole de Francfort était en rapport étroit avec Schmitt, si nous considérons non pas seulement les chefs officiels de l'Ecole, à savoir M. Horkheimer et le «musicien» Adorno, mais également Walter Benjamin, un esprit plus profond qui, en décembre 1930, écrit encore une lettre à Carl Schmitt et lui envoie son livre sur le Drame baroque accompagné de la remarque suivante: «Vous remarquerez très vite combien ce livre vous doit dans sa présentation de la doctrine de la souveraineté au XVIIe. Permettez-moi de vous dire, en outre, que grâce à vos méthodes de recherche en philosophie de l'Etat j'ai trouvé, dans vos œuvres ultérieures, particulièrement La Dictature, une confirmation de mes méthodes de recherche en philosophie de l'art.» Quand j'ai eu cette lettre en main, j'ai appelé Adorno et je lui ai demandé: «Il y a deux volumes de correspondance de Benjamin. Pourquoi cette lettre n'a-t-elle pas été publiée?» Sa réponse a été que cette lettre n'existait pas. J'ai alors répliqué: «Teddy, je reconnais les caractères d'imprimerie, je connais la machine avec laquelle Benjamin écrivait, ne me racontez pas d'histoires, j'ai le texte en main.» Adorno a alors dit que cela n'était pas possible. C'est une réponse typiquement allemande3. J'en ai alors fait une copie et la lui ai envoyée à Francfort. Un archiviste, M. Tiedemann, s'y trouvait encore. Et Adorno m'a rappelé en disant: «Oui, cette lettre existe bien. Mais elle a été perdue.» J'en suis resté là!

Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil 1999, annexe 1 p.143-144





1 Un passage n'a pas pu être enregistré.
2 Rappelons que Taubes arrive de Berlin, où il enseigne. [N.d.T.]
3 Allusion sans doute à ce vers célèbre du poème de Christian Morgenstern: «Weil nicht sein kann, was dicht sein darf» (car ce qui ne doit pas être ne peut pas être). [N.d.T.]

dimanche 28 juillet 2013

En attendant les barbares

— Pourquoi nous être ainsi rassemblés sur la place ?

     Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd'hui.

— Et pourquoi le Sénat ne fait-il donc rien ?
Qu'attendent les sénateurs pour édicter des lois ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
     Quelles lois pourraient bien faire les Sénateurs ?
     Les barbares, quand ils seront là, dicteront les lois.

— Pourquoi notre empereur s'est-il si tôt levé, et s'est-il installé, aux portes de la ville, sur son trône, en grande pompe, et s'est-il ceint de sa couronne?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
     Et l'empereur attend leur chef
     pour le recevoir. Il a même préparé
     un parchemin à lui remettre, où il le gratifie
     de mains titres et appellations.

— Pourquoi nos deux consuls et les prêteurs arborent-ils
aujourd'hui les chamarrures de leur toges pourpres ;
pourquoi ont-ils mis des bracelets tout inscrustés d'améthystes
et des bagues aux superbes émeraudes taillées ;
pourquoi prendre aujourd'hui leurs cannes de cérémonie
aux magnifiques ciselures d'or et d'argent ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui ;
     et de pareilles choses éblouissent les barbares.

— Et pourquoi nos dignes rhéteurs ne viennent-ils pas, comme d'habitude,
faire des commentaires, donner leur point de vue ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui ;
     et ils n'on aucun goût pour les belles phrases et les discours.

— D'où vient, tout à coup, cette inquiétude
et cette confusion (et les visages, comme ils sont devenus graves !)
Pourquoi les rues, les places, se vident-elles si vite,
et tous rentrent-ils chez eux, l'air soucieux ?

     C'est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés.
     Certains même, de retour des frontières,
     assurent qu'il n'y a plus de barbares.


Et maintenant qu'allons-nous devenir, sans barbares.
Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution.

Constantin Cavafis, "En attendant les barbares" dans En attendant les barbares, Poésie Gallimard, traduit par Dominique Grandmont p.43 à 45

vendredi 7 juin 2013

Prémonitoire

Le coffre et les ailes étaient en bouillie, la malle bâillait comme la bouche d'un idiot de village en train d'expliquer qu'il ne connaît rien à rien. Les portières haussaient les épaules. Le pare-chocs était presque vertical. «La présidence à Ronald Reagan», clamait un placard qui y adhérait encore.

Kurt Vonnegut, Abattoir 5, début du chapitre 9 (1971, Points Seuils - paru en 1969 aux Etas-Unis)

mardi 9 octobre 2012

Platon révolutionnaire et tyrannique

§ 11 - Portrait du philosophe accompli

Il vit entièrement dans les abstractions les plus pures, ne voit ni n'entend plus rien, n'estime plus rien de ce que les hommes estiment, il hait le monde réel et cherche à propager son mépris. Il vit comme dans une caverne, après qu'il a vu la lumière du jour et les véritables onta [étant]: il est inévitable que les autres hommes le tiennent pour insensé lorsqu'il leur recommande de ne plus croire à la réalité des choses qu'ils voient et entendent. L'homme platonicien est très différent du socratique; car Socrate dit (Xénophon, Mémorables, III 9): «Le meilleur citoyen et celui que les dieux chérissent le plus, est celui qui, agriculteur, accomplit bien les devoirs de l'agriculteur, médecin, accomplit bien les devoirs de l'art médical, et qui dans la vie politique remplit bien ses devoirs envers l'État. Mais l'homme qui ne fait rien de bon n'est ni utile ni agréable aux dieux». Socrate était un bon citoyen, Platon un mauvais, comme Niebuhr a osé le dire. Cela veut dire que Platon a livré un combat à mort contre les conditions politiques en place et qu'il était un révolutionnaire extrêmemnt radical. L'exigence de former des concepts exacts de toutes les choses paraît inoffensive: mais le philosophe, qui croit les avoir trouvés, traite tous les autres hommes de fous et de dépravés et toutes leurs institutions de folies et d'obstacles à la pensée véritable. L'homme aux concepts exacts veut juger et régner: croire posséder la vérité rend fanatique. Cette philosophie est partie du mépris de la réalité effective et des hommes: très vite, elle manifeste une tendance tyrannique. Platon semble, si l'on se fonde sur l'Apologie de Socrate, avoir conçu la pensée décisive concernant la manière dont un philosophe doit se comporter envers les hommes: comme leur médecin, un frein sur la nuque des hommes. Il renforce l'idéal et saisit les pensées: la science doit régner: celui qui sait, qui est le plus proche des dieux, doit être législateur et fondateur d'Etats. Les moyens qu'il emploie sont: liaison avec les pythagoriciens, recherches pratiques à Syracuse, fondation de l'Académie, activité d'écrivain et combat inlassable contre son temps.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.42-43 (éditions de l'éclat, 2e édition, 1998)

mardi 25 septembre 2012

La Décennie de François Cusset

J'ai ramené les références de ce livre d'un colloque sur la littérature en France dans les années quatre-vingts (la littérature in-tranquille, sur fond d'affiche de campagne mitterrandienne (non, je n'avais pas fait le rapprochement avec "la force tranquille")).

Ce livre est paru en 2006, il est sous-titré "Le cauchemar des années 1980". Il explique dix ans de mutations, la fin des années contestataires et l'avènement de la normalisation des esprits par le capitalisme (je dirais plutôt: par le marketing ou le marchandising).

C'est un livre à la fois amusant, désespérant et énervant: énervant par son style (trois cents pages dans le style Canard enchaîné, c'est lassant), désespérant par son constat (la fin de l'esprit critique et de la contestation sociale et politique, la disparition des intellectuels, Deleuze, Foucault, Sartre, etc), amusant parce que la bêtise est toujours réjouissante (enfin je trouve). C'est aussi ou surtout un livre en colère; il me semble y lire — mais c'est peut-être moi qui projette — «Qu'a fait la gauche de ses idéaux?»

Le plaisir de ce livre pour moi est aussi d'y relire mes années d'adolescence, d'y voir étalés et expliqués des phénomènes que j'ai détestés instinctivement, et de pouvoir soudain leur donner une forme (à ces phénomènes) et une raison (à cette détestation).

L’accumulation des formules-choc donne parfois l’impression d’être manipulé (le lecteur est appelé lui aussi à abandonner tout esprit critique pour abonder dans le sens de l’auteur), mais il faut convenir que c’est un travail très abondamment documenté (avec Le Nouvel Obs comme magazine représentatif de la décennie… Est-ce un bon choix, est-ce le bon choix ?) et que les arguments avancés sont toujours étayés par des sources. Chaque fois que l’on souhaite protester contre ce qui paraît une explication un peu trop simple et un peu trop rapide, quelques livres, quelques chansons, quelques événements de l’époque viennent soutenir la thèse de l’auteur (bien entendu, cette phrase n'est que le reflet de ma malveillance. En toute rigueur, l'auteur a procédé à l'inverse: il a déduit ses analyses des faits, et non cherché quelques faits à l’appui de ses idées préconçues (cette dernière méthode expliquerait que tout semble si bien concorder… mais justement, un peu trop bien, d’où mon malaise indéfinissable)).

La thèse du livre est la suivante : la génération quatre-vingts a voulu que le tout économique et le tout culturel remplacent l'esprit critique. Elle a écrasé la contestation sociale et politique en la rendant littéralement im-pensable.
Collant comme l’obligation d’être heureux, d’être entreprenant, d’être un individu. Ces refrains [T’as le look coco qui te colle à la peau] expriment mieux qu’autre chose la schizophrénie de la France de 1984, le décalage abyssal, mais gardé sous silence, entre ces enthousiasmes savamment orchestrés et la plus grande année de «casse» sociale de la décennie, sinon de la fin du siècle. Car c’est la mise en place du Plan Acier et ses dizaines de milliers de licenciements pour «sauver» la sidérurgie française, avec ces images, venues d’un autre temps, d’ouvriers lorrains affrontant les CRS vendredi 13 avril dans les rues de Paris. Ce sont aussi l’accélération de la croissance du chômage et le doublement des nouveaux cas de «détresse sociale», selon le Secours catholique, plus l’exclusion en dix-huit mois de 600 000 chômeurs des bénéfices de l’indemnisation suite aux décrets Bérégovoy signés avec patronat et syndicats. Et c’est l’essor, en conséquence, des jobs précaires et d’emplois de bureau d’une pénibilité nouvelle, depuis l’instauration des Travaux d’utilité collective (TUC) par le nouveau gouvernement Fabius jusqu’au boom soudain du télémarketing, où l’on place chaque télévendeur face à un miroir pour qu’il n’oublie pas … de sourire.

François Cusset, La décennie, p.98 (La Découverte, 2006)
Ce livre donne l’impression de voir naître notre aujourd’hui, album photo d'un aujourd’hui au berceau dont il était alors difficile d’imaginer l'adolescence.

Voici par exemple la naissance de l’antiracisme:
[…] le socialisme français troque alors l’ouvrier contre l’immigré dans le rôle du damné de référence1, de la figure fétiche à laquelle identifier un courant politique qui lui est historiquement étranger. Le choix de sacrifier des pans entiers de l’industrie française et jusqu’à la classe ouvrière elle-même comme enjeu électoral, n’a pas lieu par hasard au même moment.

A ces nouveaux labels unanimistes surgis en quelques mois dans la France de Mitterrand, il devient vite indispensable, pour la gauche des beaux quartiers, d’être associée d’une façon ou d’une autre, pour leur plus-value symbolique et leur bénéfice moral. Mais, une fois passés les disques et les concerts, SOS-Racisme et ses réseaux gardent une très faible représentativité dans les quartiers où le racisme est vécu au quotidien. Supplément d’âme invisible, et concrètement inutile, dans des zones urbaines de discrimination systématique (à l’embauche, au logement, au harcèlement policier), la nouvelle morale antiraciste constitue en revanche un atout non négligeable dans les dîners en ville et les comités de rédaction. Pestant contre un show business cocardier qui compte si peu d’Arabes, mais heureusement tant d’autres «immigrés» (d’Yves Montant à Léon Zitrone ou Sylvie Vartan), on met alors en avant le couturier en vogue Azzedine Alaïa, tunisien de naissance, ou l’Algérienne d’origine Isabelle Adjani. Un numéro de Globe annonçant en couverture «Beur is beautiful» invite même bientôt cette dernière à venir raconter à Harlem Désir «l’insulte, l’injure et l’insurrection2 de son enfance française, quand elle s’appelait Yasmina.

C’est dans un esprit comparable que sera porté aux nues en 1988, en enfant miraculé d’une famille de Kabyles pauvres de Lorraine, le major cette année-là du concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure, Djamel Oubechou. L’arbre de tel parcours d’exception, pour cacher la forêt des discriminations; les confessions tremblantes de l’assimilé(e), pour couvrir le silence forcé des inassimilables. Car il en suffit d’un(e) pour mettre un peu de couleur, et que résonne le chœur nouveau de la diversité. L’année 1985 n’est pas par hasard celle où la marque de prêt-à-porter Benetton adopte pour devise «United Colors», suite à la visite d’un cadre de l’UNESCO frappé par la diversité ethnique des salariés du siège, d’après la mythologie de la maison. L’année-charnière de la décennie voit en effet en France, au-delà de la petite main jaune, médias, politiques et producteurs culturels entonner d’une seule voix un éloge lyrique du métissage, un cantique des contrastes et de l’hybridité, une sarabande inlassable en faveur de la diversité des couleurs et des cultures, en des termes assez naïfs, et assez creux, pour inspirer bientôt à certains, dans les mêmes rangs, une critique féroce de l’angélisme anti-raciste — de Jean-François Bizot dans Actuel à l’historien du racisme Pierre-André Taguieff3.
[…]
[…] Mais c’est en musique, une fois encore, qu’est célébré avec le plus de succès pareille réconciliation des cultures, pareille richesse de la diversité, donc aussi bien de la variété. Ce sont, d’un côté, les première percées en France de la musique noire venue d’Arique francophone, d’Alpha Blondy à Dibongo, mais goûtée encore surtout par les connaisseurs. Et de l’autre, plus consensuelle, explose une variété française qui égrène les déclarations d’amour à la différence et à la diversité, de Daniel Balavoine avec L’Aziza («que tu sois d’ici ou là-bas») à Laurent Voulzy en pleine tentation tropicale («le soleil donne la même couleur aux gens»), de Maxime Le Forestier («être né quelque part») à Bernard Lavilliers («de n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur»), et de Jean-Jacques Goldman bien sûr («je te donne toutes mes différences») aux métisses chantées par Julien Clerc, dont «un quart de sang noir» a fait le premier à savoir que «le métissage sauvera le monde». […]

Tout paraît alors contribuer à dessiner en France cette figure compatissante de l’Autre, dans son infranchissable mais si enrichissante «différence».

Ibid, p.104 à 106

Les prémices de l’indignation institutionalisée:
C'est en se déchaînant aussi bien contre les politiques et leur «lâcheté infâme» que contre ce peuple de téléspectateurs repus, indifférents aux guerres terribles qui déchirent le monde, que les nouveaux intellectuels pétitionnaires promeuvent leur courageuse action — vrais «signeurs de la guerre», comme les appelait Félix Guattari. L'argument de l'indifférence coupable fera même le succès de la liste électorale «L'Europe commence à Sarajevo». Créée avant les élections européennes de juin 1994 par BHL, André Glucksmann, Pascal Bruckner, le cinéaste Romain Goupil et le cancérologue Léon Schwartzenberg, elle se saborde à quelques jours du scrutin, après avoir réuni quand même près de 12% des intentions de vote. Le but, assurent-ils, était d'imposer la guerre de Bosnie au cœur du débat ouest-européen et, plus naïvement, de faire lever l'embargo sur les armes en faveur des musulmans de Bosnie. Mais aussi, selon le mot de BHL, de permettre à cette occasion à Michel Rocard, suel homme politique qui ait manifesté de l'intérêt (et soit même venu au débat houleux qui lançait le projet, le 17 mai, à la Mutualité), de «consommer enfin son parricide» contre François Mitterrand.

Ce dernier, directement mis en cause par la «liste», évoque le 16 mai «des voix sincères mais \[que] la passion égare», tandis qu’avec moins d’indulgence son ancien ministre Jean-Pierre Chevènement assène que «la politique étrangère de la France et la guerre sont des choses trop sérieuses pour être laissées à Bernard-Henry Lévy4». L’aventure exemplaire de la liste Sarajevo aura montré en tout cas jusqu’où peuvent aller, en France, non seulement l’influence sur la scène politique des intellectuels les plus en vue, mais aussi leur certitude morale et leur candeur stratégique.

Car la dénonciation du mal est plus une posture qu’un argument, davantage un élan, fiévreux et lyrique, qu’un projet. Peu importent ses causes et son processus exact, la violence, estiment-ils, est toujours nue, elle est ce mal en soi reconnaissable entre tous — soif de sang et goût pervers du combat que s’essaient même à éradiquer de La Marseillaise Jean Toulat et l’Abbé Pierre, en montant en février 1992 un comité pour modifier les paroles «trop belliqueuses» de l’hymne national. L’indignation morale envahit médias et librairies, elle devient la forme a priori du débat politique.

Ibid, p.177 et 178

Le chantage au sens:
Trois traits de ce moralisme du Mal en disent toute l’arrogance. D’abord un certain «biographisme», à l’évidence narcissique, qui leur fait oublier les textes, et leur autonomie, au profit des seuls faits et gestes de l’auteur. Même si certains d’entre eux ont alors défendu le philosophe allemand, c’est bien cette vision du travail intellectuel qui a rendu possible l’étonnante «affaire Heiddegger» de 1987, apparition soudaine de ce nom lointain dans le débat public, le temps de fustiger les compromissions nazies d’un professeur bien suspect. Ensuite, leur dogme des Lumières ressemble plutôt à un spiritualisme du Bien et du Mal. Ils prêchent un christianisme laïcisé où tout se résout, en dernier ressort, à l’affrontement de la haine et de l’amour, celui-ci surplombant de ses promesses de réconciliation générale les métaphysiques bon marché d’un Comte-Sponville ou d’un Ferry — un peu à la façon dont le chanteur Sting cherchait alors à nous rassurer sur l’humanité des Soviétiques : «Russians love their children too5». Enfin, leur harangue est une façon involontaire, mais diablement efficace, d’entériner ce qu’ils dénoncent, en substituant la pitié au dialogue, la conscience noble à la riposte politique, et l’éloge de l’engagement à l’action effective. […]

Pour être plus discret, le deuxième chantage des moralistes n’en est que plus pernicieux. Le «retour au sens» dont se réclament Ferry et Renaut, avec tant d’autres, est pour la pensée le pire des chantages. Il identifie toute difficulté théorique (qui est en général la difficulté de ce qu’ ''il y a'' à penser) à un snobisme de l’abscons, et associe le «vrai» questionnement philosophique, sur un mode démagogique, à une médecine de l’âme révélant aux mortels le sens des choses — que ça fasse sens, qu’on donne du sens, qu’on trouve le Sens de la vie grâce aux grands auteurs. Cette approche thérapeutique, et mensongère, du travail théorique accouchera finalement de quelques best-sellers, traités moraux de Comte-Sponville ou théodicées humanistes de Ferry6, et d’une vague submergeant les années 1990: celle des «cafés philo» inaugurés à la Bastille par Marc Sauter et d’une «philo pour vivre» enfin ''utile'', depuis le retour très biographique à Socrate (deux récits de sa vie paraissent en 1987) jusqu’au triomphe du roman philosophique de l’écrivain norvégien Jostein Faarder, Le Monde de Sophie (1995).

Le chantage au Sens est un chantage est un chantage à la transcendance, à une présignification donnée hors du monde, qui empêche de saisir les liens, les strates, les trous faisant et défaisant le monde. Le retour à l’approche herméneutique, celle des réflexions extérieures sur telle ou telle question, pose ce Sens comme antérieur à tout le reste, vieil idéalisme qu’avaient combattu trente ans de soupçon théorique devant nos fausses évidences, de Deleuze à Foucault et Lacan. Le «sens commun» que prônent les moralistes, en nouveaux amis du peuple, est surtout un Sens prédéfini organisant le commun à son insu. Il est ce Sens dont se méfiait Freud dans les années 1910, lorsqu’il répétait que le rapport au désir ne se réduit pas à son «sens» culturel ou religieux, mais constitue à chaque fois une énigme singulière. Et il y a du mépris dans cet appel à un Sens accessible, transparent, transitif. Car la question des troubles du sens, de ses glissements et de ses illusions, aurait été tout aussi accessible au grand public, et beaucoup plus féconde. Mais elle aurait eu l’inconvénient de l’émanciper de la tutelle de ses nouveaux maîtres qui, sous prétexte de faire penser chacun «par lui-même», ont organisé la discussion à leur guise, au nom d’une philosophie de l’épanouissement personnel. La décennie 1980 consacre ainsi l’empire du Sens, qui réduit une à une, par la force de ses brigades médiatiques et académiques, les dernières poches de résistance, héritées du structuralisme ou de la pensée critique, où l’on ose encore douter que le sens — des mots, des concepts, du monde — aille de soi.

Enfin, avec le chantage au Réel, on n’est plus seulement sur le pré carré des moralistes, mais sur le terrain plus large où triomphent, pendant les années 1980, les stratèges de l’empirisme. Experts, spécialistes, conseillers expliquent tous doctement ce qu’est le Réel, et qu’il serait périlleux de s’en écarter. Le «réalisme», ou plutôt son illusion, procède à la fois d’un cynisme assumé, en faisant de l’assentiment à ce qui est (le «réel ») l’unique règle de pensée, et d’un rappel à l’ordre : cantonnez-vous au possible, au réalisable, que nous délimiterons pour vous, et nous pourrons discuter. Le Réel, chez nos moralistes des années 1980, fut ce qu’ils éprouvèrent dix ans auparavant comme un réveil salutaire, quand Soljenitsyne, Pol Pot ou le « bateau pour le bateau pour le Vietnam » les tirèrent soudain de leur sommeil dogmatique. D’un tel réveil, ils conclurent alors à une claire séparation du monde entre utopies et réalité, fantasmes et empirie, rêve et urgence — Mal et Bien.

Ibid, p.231 et 232
J'ai déjà longuement cité, je vais donc faire l'impasse sur la description de l'envahissement du tout culturel (je retrouve en feuilletant le rapprochement entre la mort de Coluche et celle de Borgès à quelques heures d'intervalle). Je note ici pour mémoire deux ou trois titres afin de les retrouver en temps utiles (ils apparaissent en note de bas de page: c'est un peu ce qui manque à cette étude, une reprise des livres cités dans une bibliographie en fin de volume. Comme je le disais, le livre fourmille de références. L'un des auteurs encore vivants aujourd'hui qui reçoit l'approbation de François Cusset est Jacques Rancière).

- Jean Baudrillard, L'Autre par lui-même Galilée, Paris, 1987 (le signe est-il encore signe de quelque chose, ou comment trop de signes tue le signe);
- Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, Paris, 1993 (pour les époux Ceaucescu et parce que le titre me plaît);
- Félix Guattari, Les années d'hiver, Paris, Galilée, 1989.


Notes
1 : C'est moi qui souligne.
2 : «SOS la vie», Globe, n°10, octobre 1986.
3 : Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, Paris 1987.
4 : Cités in Pierre Favier et Michel-André Rolland, La décennie Mitterrand, vol.4, Seuil, Paris, 1999, pp 539 et 541.
5 : «Les Russes aussi aiment leurs enfants.»
6 : Luc Ferry, L'Homme-Dieu ou le Sens de la vie (Grasset, Paris, 1996) et André Comte-Sponville, Petit Traité des grands vertus (Albin Michel, Paris 1995)

samedi 13 août 2011

Claude Mauriac - Et comme l'espérance est violente

Le tome 21 m'avait convaincue que ce journal était à lire par les élèves cherchant à se documenter sur l'histoire immédiate (enfin, comment appelle-t-on l'histoire du XXe siècle? l'histoire contemporaine? Je n'aime pas cette expression). C'est un journal idéal pour des étudiants en première année de Sciences-Po, par exemple (il est peut-être un peu délicat à manier pour des lycéens, car sa structure décousue jouant sur des rapprochements de situations nécessite d'être déjà familier avec la chronologie générale des événements).
Et puis, naturellement, il s'adresse à ceux qui aiment les journaux pour leur dimension d'histoires secrètes, intimes, sachant qu'ici nous ne sommes jamais loin de la confidence politique (de haute tenue).

Ce tome 3 est plus chronologique et s'attache à deux hommes, ou trois, ou quatre: de Gaulle et Foucault, de Gaulle via Malraux, Foucault et Deleuze.

L'évocation de de Gaulle commence avec les événements de 1958 et les doutes de Mauriac père et fils concernant la légitimité des actes de Gaulle. Cela éveille mes souvenirs de lycée et ce que tentait de nous expliquer notre professeur d'histoire (les doutes en 1958 devant une possible tentation dictatoriale de de Gaulle, doutes qui laissaient sceptiques ou indifférents des lycéens des années 80) prend soudain de l'épaisseur devant l'émotion et le trouble de deux gaullistes de toujours; d'autre part cela fait contrepoint à ma lecture récente de la Théorie du partisan qui analyse (entre autres) l'action et la logique du général Salan.
Au fil du texte, tout cela paraît si récent, et tellement fort dans ses implications et possibles conséquences, qu'il me semble soudain mieux comprendre la gesticulation politique actuelle: en absence d'événements véritablement dramatiques, il faut bien théâtraliser l'absence d'enjeu.
Cette évocation se terminera avec 1968, sachant que la déconvenue, l'amertume ou le ressentiment de Pompidou sont rapportés par Claude Mauriac dans le tome 2 du Temps immobile (Les espaces imaginaires) (Pompidou était un ami de Claude Mauriac depuis l'époque de la Résistance).


Dans la première partie, intitulée "Malraux et de Gaulle", Claude Mauriac interroge Malraux pour tenter d'avoir des témoignages sur les périodes qui échappent à ses propres souvenirs. C'est l'occasion de prendre conscience de l'incongruité de la position de Malraux:
[…] Malraux servit de Gaulle et fut desservi par lui. Il lui apporta beaucoup et n'en reçut rien. Si puissant était, pour «la gauche», le préjugé antigaulliste que l'on s'y étonna de voir Malraux survivre à cette conversion. Tel est son génie (tel celui, enfin reconnu par les hommes de gauche, de de Gaulle) qu'il a gagné, à la fin, n'ayant rien perdu de son prestige s'il n'y a rien ajouté.
[…]
Et d'autant plus que l'on oublie le risque majeur qu'il y avait, au temps où Staline menaçait l'Europe, à être antistalinien. «Le prix sera peut-être le poteau d'exécution», me disait Malraux, le 19 mars 1946…

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.138-139, (29 mai 1975)
Comme Mauriac interroge Malraux, il s'en suit un échange de manuscrits afin de vérifier que tout ce qui est rapporté par Mauriac convient à Malraux, qu'aucune indiscrétion n'est commise.
Malraux fournit une bonne analyse du Temps immobile, des conditions pour lire Le Temps immobile (une fois encore il est question des témoins: les témoins doivent avoir disparu, condition minimale pour que la dimension littéraire d'un texte puisse être appréciée, apparemment2)):
2 rue d'Estienne-d'Orves, Verrières-le-Buisson,
le 22 février 1974.

Cher Claude Mauriac,
Je vous remercie d'avoir eu l'attention de m'envoyer les épreuves de votre livre.
Vous avez tenté une aventure considérable, dont personne, à la publication du livre, ne sera réellement juge. Même le rapprochement avec vos autres livres me semble vain. Pour que ce Temps immobile devienne ce qu'il est, il faut que le lecteur ne vous connaisse pas, n'ait pas connu François Mauriac; que demeurent seulement, d'une part, un passé dont vous aurez battu les cartes, et d'autre part, la relation avec le temps, de celui qui écrit: je. En face de cette relation, tous les personnages seront unis à l'ancêtre de 1873, séparés cependant de lui par l'optique et par le style. On a maintes fois écrit pour la postérité, mais il s'agit d'autre chose: de s'adresser délibérément à l'avenir. Ce qui était peut-être inévitable lorsque vous preniez le temps pour l'accusé.
[…]

Ibid, p.147
Dans cette première partie, Claude Mauriac tente d'analyser l'esprit de chevalerie qui entourait de Gaulle, ce dévouement inconditionnel (malgré les heures de doute) et cette foi que lui vouait son entourage. Il part du postulat que ce sentiment ou cette sensation sont intransmissibles, resteront incompréhensibles à ceux qui ne les ont pas vécus, et il se désole à plusieurs reprises que sa tentative soit vouée à l'échec. Or il me semble que c'est faux: ce sentiment de chevalerie, c'est l'aura qui entoure la Résistance et c'est bien ainsi que de Gaulle est (était?) présenté en classe, rapproché de Jeanne d'Arc (deux résistants à l'envahisseur), ce qui le nimbait d'un peu de son auréole et de son mystère de sainte (les voix et la prédestination).

Une frustration revient, récurrente: il manque la fin des histoires. Comme il s'agit d'un montage d'entrées de journal, certaines anecdotes commencent sans finir, certains événements, depuis longtemps oubliés, ne sont pas recontextualisés. Il manque désormais des notes de bas de page.

Terminons par une citation de Malraux qui m'enchante:
— Camus demanda au Général: «Comment servir la France?» Et le Général répondit: «Qui écrit bien la langue française sert la France!» (p.162)



La deuxième partie s'organise autour de Michel Foucault. Cette amitié tard venue dans la vie de Claude Mauriac est très émouvante, car Mauriac lui-même ne cesse de s'en étonner, ne cesse de s'étonner, avec une véritable candeur, de mériter un tel ami, d'une telle qualité. Or si je ne sais juger du mérite littéraire de Claude Mauriac (son journal le montre davantage historien, témoin, qu'inventeur de sa langue ou d'un style), quelques pages du Temps immobile suffisent à prouver sa droiture, son honnêteté et son esprit d'observation. C'était un homme de cœur.

Mai 68 avait ébranlé, non pas sa fidélité à de Gaulle, mais sa foi dans le fait que le Général représentait spontanément la France; sa mort libère Claude Mauriac de la fidélité à la ligne d'un régime qu'il ne comprend plus, une ligne qui ne lui paraît plus juste. La magie du journal de Claude Mauriac, c'est d'assister au travail d'un homme qui tente de mettre constamment en adéquation sa vie, ses actes, avec ses convictions; et par chance ou par courage, il y parvient constamment.
Cependant, Claude Mauriac ne s'habitue pas tout à fait à ce miracle et en reste étonné, ce qui donne beaucoup de charme à son écriture.

Cette deuxième partie présente de façon très suivie cette fois l'action de Foucault entre 1971 et 1975 en faveur des Arabes (les comités antiracistes), des prisonniers (le respect de leurs droits fondamentaux) ou contre la peine de mort ou Franco. Il s'en suit une vision des partis gauchistes, de leurs méthodes («Le seul fait de reconnaître, à leurs propres yeux, après coup, leurs erreurs, les en absout, et leur permet de recommencer, en toute bonne conscience, de nouvelles bêtises» (p.368)), dont les Maos, qui paraissent tout à fait fous et incontrôlables («paroxytiques»).

Dans ces premiers pas balbutiants dans l'engagement politique, Claude Mauriac souhaite rester honnête et juste, ce qui n'est pas sans poser quelques difficultés. Comment concilier principe et action, théorie et politique? Comment agir quand on se défie du principe même du pouvoir? (c'est un vieux problème, certes; mais j'aime la fraîcheur avec laquelle il est exposé et ressenti par un homme de soixante ans, qui a vécu la Résistance, a été le secrétaire de de Gaulle et est le fils de François Mauriac, qui a été le témoin de toute une époque, et pour qui, malgré tout, le problème continue à se poser, avec la même nouveauté et la même difficulté. D'autre part, c'est une belle conception du journalisme qui s'exprime, celle qui recherche la vérité, et non le spectaculaire. Enfin, que peut une telle conception mesurée de l'action face au fanatisme et à la désinformation, tels qu'exposés dans Théorie du partisan? ):
Cette amitié, donc, cette communion sans équivalent. Et l'impression, aussi, malgré tant de contradictions, d'être dans ma voie, enfin…
Côté négatif: ces contradictions si nombreuses, dont l'impossibilité de concilier mon amitié pour Israël avec ma collaboration de fait avec les comités Palestine. J'ai été pris très vite dans (le mot, banal, répond à l'exacte réalité) l'engrenage. J'ai fait rire, hier, à la réunion de la rue Marcadet (la Maison verte du pasteur Heidrich) en disant: «Je ne puis vous être d'une petite utilité que dans la mesure où je ne suis pas gauchiste… du moins officiellement.» Cet «officiellement» m'a échappé.
Mais aussi: l'impression désagréable de ne pouvoir isoler et préciser les points d'accord. De devoir accepter par solidarité, ou lâcheté, ou distraction, des formulations qui n'ont point mon adhésion. […] (p.298-299. 19 novembre 1972))


Claude Bourdet arrive donc, très tard, lorsque tout est fini, ce qui est une chance, car, s'il avait été là plus tôt, son goût sympathique de la nuance, de l'équilibre, de la perfection, aurait rendu, dès cette première réunion, toute action pratique impossible. Tandis qu'il énonce les noms, très nombreux, de ceux qui, selon lui, devraient figurer au départ même de notre association, noms difficilement assemblables et qui exigeraient, pour être réunis, l'adjonctions d'autres participants encore, pour qu'un dosage subtil maintienne l'équilibre entre les Eglises, les partis, etc., je dis, à voix basse, à Michel Foucault:
— Nous voyons là comment et pourquoi ces hommes admirables de la Résistance ont manqué le destin politique qui était le leur… (p.369-370. 17 mai 1972))


— Ecoutez, il y a quelque chose d'essentiel qui nous sépare: je suis fondamentalement contre la violence. Vous disiez par exemple, tout à l'heure, que vous ne faisiez pas confiance au pouvoir actuel pour appliquer la peine de mort. Cela m'a fait froid dans le dos…
Approbation accusée de Serge [Livrozet]; discrète de Foucault.
— … Et je vous le dis tout net: moi je ne vous fais pas confiance pour l'appliquer non plus. Et d'autant moins que je suis inconditionnellement et que j'ai toujours été, à une exception près, que je regrette, contre la peine de mort…
Attention marquée de Sartre.
— Même à la Libération j'étais contre la peine de mort. La seule exception, que je ne me pardonne pas, a été Salan.
Silence.
— La vérité est que je suis avec vous parce que vous n'êtes pas au pouvoir, et que je cesserai d'être des vôtres dès que vous serez au pouvoir. Après une déviation gaulliste de vingt-cinq ans, que je ne regrette pas, je me suis découvert, ou retrouvé, avant tout contre le pouvoir, quel qu'il soit. (p.423. 6 décembre 1972)


[Foucault répond] — Je ne me souviens pas. Mais, dans ce cas-là, il vaut mieux choisir l'expression la plus forte. Disons donc qu'il [un C.R.S.] m'a dit: «Je vais te faire avaler tes lunettes…»
Le même humour, de nouveau. Cette gaieté dans la voix. En moi, le même étonnement. J'ai pour habitude de chercher toujours à être le plus vrai possible. Il paraît que, dans l'action politique, ce n'est pas recommandé. (p.433. 21 décembre 1972)


Foucault dit: ne pas minimiser non plus. Ce ne sont pas les mots, mais le sens. Avec cet humour silencieux qu'il y a entre nous et nous rend complices, — tout se passant entre les mots, si bien que répéter les mots trahit plus que ne traduit ce que nous pensons et exprimons vraiment. Les mots:
— Ce qu'il y a d'ennuyeux, avec Claude Mauriac, c'est qu'il s'en tient à la stricte vérité, qu'il n'entend rien à l'utilisation politique des faits…
Non, les mots n'étaient pas tout à fair cela non plus. C'était le même débat que celui de «la bonne vieille sciatique» qu'il me conseillait de ne pas nommer telle, après les coups que j'avais reçus de ce C.R.S., boulevard Bonne-Nouvelle —et qui se révéla n'être point une sciatique, en effet—, si bien que c'était peut-être lui qui avait raison, après tout.
Je l'exaspère (ou plutôt: il feint d'être exaspéré) par mon objectivité systématique à l'égard des flics eux-mêmes. Que le petit gros banalisé me semble plutôt sympathique le met hors de lui (ou plutôt: l'incite à faire semblant de l'être, lui et moi étant au fait des règles de notre jeu). (p.569-570. 22 septembre 1975, retour d'Espagne où un groupe est allé protester contre la mort attendant des opposants à Franco).
Claude Mauriac admire Foucault pour son intelligence et son humour, Michel Foucault respecte Mauriac pour sa droiture et son intégrité. C'est tout à fait évident après que Mauriac a fait lire les épreuves de son livre à Foucault, comme avec Malraux, là encore pour garantir que rien n'est infidèle ou indiscret.

Ajoutons enfin qu'on croise dans ces pages Deleuze (qui tient une place importante aux côtés de Foucault), et de façon fugitive Genet (les pyjamas de Genet et la maison Gallimard), Sartre (la rencontre de Sartre et de Foucault, le respect et presque la tendresse dont Claude Mauriac entoure le personnage de Sartre (ce qui m'a surprise, car Sartre me paraît très décrédibilisé aujourd'hui)), Debray (l'expérience de Debray pour gêner les projets policiers), et des personnages secondaires comme Olivier Duhamel, que je suis très étonnée de retrouver dans ces pages parce que je l'ai eu comme professeur (cet homme en col roulé noir, engagé en 1972?), ou Jean Daniel, dont je comprends mieux au vu de son passé militant l'indignation contre Renaud Camus en 2000.


Je termine par une citation qui n'a rien à voir, mais qui me permet désormais d'aller à Roissy avec curiosité, la plaine désolée ayant acquis une histoire:
Les cèdres de Roissy. Je lui dis que je sais, par ma grand-mère, dont le grand-père était à Wagram, qu'ils sont les derniers vestiges du parc de Law. Cela l'intéresse. Il dit d'un ton rêveur:
— Vous avez connu quelqu'un dont le grand-père était à Wagram… (p.552. 22 septembre 1975)





1 : Les espaces imaginaires. Ne pas en rechercher de recension ici, il fait partie de mes multiples billets en retard.
2 : si l'on en croit une remarque de Compagnon à propos de Proust.

jeudi 7 juillet 2011

Malraux, de gauche à droite

Le colonel Berger lui a apporté un surcroît de lumière, sur lequel il [Malraux] a vécu depuis lors, sans l'alimenter, son adhésion au gaullisme ayant eu au contraire pour effet d'en atténuer le rayonnement aux yeux de ceux de l'autre bord — qui avait été, si longtemps et de façon si éclatante, le sien. En ce sens Malraux servit de Gaulle et fut desservi par lui. Il lui apporta beaucoup et n'en reçut rien. Si puissant était, pour «la gauche», le préjugé antigaulliste que l'on s'y étonna de voir Malraux survivre à cette conversion. Tel est son génie (tel celui, enfin reconnu par les hommes de gauche, de de Gaulle) qu'il a gagné, à la fin, n'ayant rien perdu de son prestige s'il n'y a rien ajouté.
[...]
André Malraux est allé au feu du mépris. Le «mépris» facile de ceux qui sont «du bon côté», celui de la gauche, et qui n'assument pas le risque que Malraux a accepté: sembler trahir le peuple pour mieux le servir.

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.138 (29 mai 1975)

mardi 17 mai 2011

La guerre à la guerre

Rien ne saurait échapper à cette logique du politique. Que l'opposition des pacifistes contre la guerre grandisse jusqu'à les précipiter dans une guerre contre les non-pacifistes, dans une guerre contre la guerre, et cela prouverait que ce pacifisme dispose de fait d'un certain potentiel politique, vu qu'il est assez fort pour regrouper les hommes en amis et ennemis. Quand la volonté d'empêcher la guerre est telle qu'elle ne craint plus la guerre elle-même, c'est que cette volonté est devenue un mobile politique, ce qui revient à dire qu'elle admet la guerre, encore qu'à titre d'éventualité extrême, et qu'elle admet même le sens de la guerre. Il y a là, semble-t-il, un procédé de justification des guerres particulièrement fécond de nos jours. Dans ce cas, les guerres se déroulent, chacune à son tour, sous forme de toute dernière des guerres que se livrent l'humanité. Des guerres de ce type se distinguent fatalement par leur violence et leur inhumanité pour la raison que, transcendant le politique, il est nécessaire qu'elles discréditent aussi l'ennemi dans les catégories morales et autres pour en faire un monstre inhumain, qu'il ne suffit pas de repousser mais qui doit être anéanti définitivement au lieu d'être simplement cet ennemi qu'il faut remettre à sa place, reconduire à l'intérieur de ses frontières.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.76-77 (1932 révisé en 1963, Calmann-Lévy 1972)

dimanche 14 novembre 2010

Concentrer le pouvoir

Pour un esprit moderne, la croissance organique s'obtient en décrivant des cercles de plus en plus larges dans l'espace réel. L'empereur, au contraire, dessinait des cercles de plus en plus étroits. Il s'était fixé pour tâche de parvenir au point le plus central de l'empire et d'y concentrer toutes les influences spirituelles conférées depuis bien longtemps par la dignité impériale. Il s'agissait précisément pour ce monarque de ne pas laisser sa puissance grandissante se dissiper au loin, il devait au contraire la condenser et l'accroître en direction du centre. Il en résulta une tension à peine supportable qui ne put jamais se libérer vers l'extérieur et qui resta toujours tournée vers le centre. Frédéric II est l'unique exemple dans l'histoire d'un monarque universel visant, non pas à étendre son pouvoir, mais à le concentrer. Dante, lorsqu'il ramène le cosmos en un point unique, est animé par la même vision.
Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.404

mercredi 27 octobre 2010

Une époque de transition

Frédéric II a souvent été qualifié de philosophe des Lumières. Il était à coup sûr l'homme qui, en son temps, possédait les dons les plus divers; en outre, il était sans doute le plus savant de son époque, c'était un dialecticien et un philosophe formé non seulement par la scolastique et le savoir hérité des Romains mais aussi dans la pensée d'Aristote, d'Avicenne et d'Averroès. Rompre toutes les entraves à la liberté ressenties comme des contraintes antinaturelles, ce mot d'ordre de toute la philosophie des Lumières se manifeste dans la pensée politique de l'empereur sous la forme de la Necessitas, de la nature inévitable des choses elles-mêmes qui tissent les fils du destin selon la loi des causes et des effets. Il est à peine besoin de souligner le caractère révolutionnaire d'une telle doctrine. Aussi longtemps qu'on croyait au miracle comme à la seule force capable de préserver et de renouveler le monde, on pouvait abolir la causalité au profit du providentiel et expliquer les conséquences naturelles comme des interventions providentielles. On aurait pu penser autremement, mais on ne le voulait pas, on n'attachait aucune importance aux autres choses et le Dieu que l'on cherchait et dans lequel on avait foi se révélait dans le miracle de la Grâce et non dans la loi de la cause et de l'effet. Aussi longtemps que le miracle prévalut et que les liaisons causales des choses elles-mêmes disparurent derrière lui, on ne pouvait percevoir la destinée humaine. L'existence la plus chargée d'événements était alors miraculeuse et pareille à un conte de fées, mais jamais elle n'avait un caractère fatal, jamais elle n'était régie par sa propre loi, jamais elle n'était «démonique».

La doctrine de la Necessitas était donc «éclairée» dans la mesure où, reconnaissant les lois naturelles inhérentes aux choses, elle brisait la suprématie de surnaturel magique. En ce sens, Frédéric II, qui explora les lois de la nature et de la vie, le vir inquisitor, pour reprendre les termes de son propre fils, fut un philosophe des Lumières ou, plus exactement, il agit comme tel en mettant sur le même plan connaissance des choses et magie. Car, bien qu'il eût commencé à faire disparaître les miracles, les sortilèges et les mythes, ne fût-ce qu'en les utilisant et en les réalisant, et même en en créant de nouveaux, il ne détruisit pas pour autant le miraculeux mais se borna à lui juxtaposer un savoir. C'est ainsi qu'il favorisa l'avènement de l'une de ces très rares et incomparables époques de transition où toutes choses existent à la fois ensemble et individuellement, où mythe et clairvoyance, foi et connaissance, miracle et réglementation se confirment mutuellement tout en se combattant, collaborent tout en s'opposant. Telle fut l'atmosphère spirituelle dans laquelle vécut Frédéric II — étonnament savante tout en étant par quelque point presque naïve, à la fois hantée de visions cosmiques et d'un réalisme solide comme la pierre, monde dépouillé, dur et passionné à la fois. Ce fut aussi l'air que respira Dante.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.229-230

Un Etat fondé sur la nécessité

«L'aristotélisme a engendré le machiavélisme», a déclaré plus tard Campanella, mettant au jour par cette remarque les relations les plus importantes. Car il clair qu'il avait dû y avoir une irruption du monde extérieur dans la conception madiévale du monde et qu'elle avait dû s'accompagner d'une mutation radicale de la pensée médiévale. L'apparition du législateur impérial fait surgir celle du philosophe nourri de sagesse hellénistique et arabe. On est stupéfait de voir comment, d'un seul mot, Frédéric II a transformé l'idée médiévale de l'Etat et lui a insufflé vie et dynamisme. Alors que son temps discutait encore le problème de l'origine de l'Etat terrestre, ne sachant s'il fallait la chercher en Dieu ou en Satan, dans le Bien ou le Mal, Frédéric II déclare très sobrement que la fonction du souverain a son origine dans sa nécessité naturelle. La Necessitas conçue comme puissance indépendante, à l'œuvre dans les choses, comme soumission de la nature à une loi vivante, était une idée qui procédait de la pensée d'Aristote et de ses disciples arabes. Elle constitue l'axiome nouveau que l'empereur introduit dans la philosophie politique de l'Occident médiéval afin de fonder l'Etat sur lui-même. C'est pourquoi le Liber Augustalis porte dans son préambule que les princes des nations ont été créés «par la pressante nécessité des choses elles-mêmes non moins que par l'inspiration de la Providence divine». Dans des diplômes postérieurs, il est dit d'une façon encore considérablement plus dépouillée que la Justice érige les trônes des souverains necessitate, par nécessité. Et dans le même passage, même lorsqu'il remonte à l'origine de la fonction impériale, l'empereur renonce totalement à faire intervenir quelque dessein surnaturel et insondable de la divine Providence; il se réfère simplement à la parole du Seigneur en présence d'une pièce de monnaie. Mais, plusieurs fois également, l'empereur a recouru à la «nécessité naturelle» pour faire comprendre la raison des dogmes et des institutions sacrées. Il explique par exemple le sacrement du mariage — sans préjudice de sa sainteté établie par Dieu — comme une simple «nécessité naturelle» destinée à la conservation de l'espèce humaine. Et il aprouvé très vite qu'il faisait plus de cas de la nécessité naturelle du mariage que de son caractère sacramentel en procédant à des changements révolutionnaires et en contradiction avec le dogme dans les mariages siciliens, en vue de faire naître une race meilleure en Sicile. Tout cela fut passablement lourd de conséquences. En restreignant la portée des théories bibliques et ecclésiastiques au profit des comceptions naturelles, l'Etat ne se trouva pas ramené pour autant à la force brutale du glaive, mais conduit à une dignité également spirituelle, qui était toutefois sans liens avec l'Eglise. La métaphysique, pourrait-on dire, supplantait le transcendantalisme.

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.227-228

lundi 4 octobre 2010

La loi et la justice selon Frédéric II

Pour que le souverain pût retrouver la forte autorité que les rois normands avaient maintenue envers et contre tout, autorité qui se fondait surtout sur le vaste demaniium, les possessions de la couronne, il fallait annuler les événements de tente années. C'est pourquoi, dans l'édit De resignandis privilegiis, qu'il avait préparé de longue date, Frédéric déclara que toutes les donations, libéralités, confirmations de propriété et tous les privilèges des trente dernières années étaient nuls et non avenus, et ordonna à chacun de soumettre au cours des mois suivants tous les documents relatifs à des possessions autres que privées à la chancellerie impériale où ils seraient vérifiés, et renouvelés seulement dans le cas où ils seraient jugés valables. Ainsi, tous les détenteurs de territoires ou de fiefs de la couronne, de droits régaliens, de péages ou d'autres prérogatives se trouvaient déchus de leur propriété, et c'était le bon vouloir de l'empereur qui décidait souverainement si le détenteur en question pouvait conserver ou non sa propriété. De la répartition de ces propriétés, on sait peu de chose, les documents qui en faisaient état ayant précisément été détruits par la chancellerie. Les nobles, mais aussi des églises, des couvents et des villes, et même de nombreux bourgeois — dans la mesure où ils détenaient la ferme de petits péages ou jouissaient de certaines libertés — furent touchés par cette mesure. Ce qui, dans une très large proportion, déterminait la confirmation ou l'abrogation de ces privilèges étair le fait que l'empereur avait ou non précisément besoin de tel château, pays, péage ou de tel autre droit particulier pour la constitution de son Etat. Dans l'affirmative, la propriété, dont les titres avaient été soumis au regard scrutateur de la chancellerie impériale, était confisquée. Dans le cas contraire, les détenteurs de privilèges recevaient un nouveau diplôme, auquel on ajoutait cependant une formule par laquelle l'empereur se réservait la possibilité de révoquer à tout moment les droits nouvellement accordés.

La chancellerie impériale avait ainsi une vue d'ensemble précise de toutes les donations et de leur répartition, ce qui permettait aussi de prélever, quand c'était nécessaire, ce qui était indispensable à la couronne. De son côté, l'empereur pouvait au moins retirer aux individus et aux puissances qui lui déplaisaient leurs droits et leurs privilèges particuliers. En outre, la couronne — donc le roi et l'Etat, car on n'avait pas encore établi entre les deux une distinction bien nette — recouvrait ses possessions. Enfin l'empereur disposait d'un substrat légal pour toutes les actions qu'il entreprenait contre les diverses petites puissances installées en Sicile. Ce trait est lui aussi caractéristique de Frédéric qui, du même coup, n'avait pas besoin de se poser en conquérant, mais en simple exécuteur de la loi. Il souligna d'ailleurs lui-même cet aspect des choses et mit en garde ceux de ses opposants qui s'en remettaient à des moyens illégaux: ces moyens n'avaient aucune chance de succès, car il était venu pour tout remettre en l'état et restaurer la justice sous son règne.

Il est vrai que, par «justice», Frédéric entendait moins une constitutions figée que le droit de l'Etat vivant, droit qui était déterminé par les nécessités politiques et qui pouvait changer en fonction des circonstances. A l'opposé des conceptions médiévales bien connues, la justice elle-même devenait quelque chose de vivant, voire de mobile, et c'est de ce concept, qui reste à éclaircir, d'une justicia capable de mutations que procéda l'étonnant «machiavélisme» juridique de l'empereur. Ce machiavélisme mis au service de l'Etat, et non du prince, se fit jour avec une extraordinaire netteté dès la première application de la loi sur les privilèges, dont les multiples répercussions fondèrent l'ordre nouveau en Sicile.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.112-113

vendredi 4 décembre 2009

Adams et Mencken

Il faut être un maboul ou un bouffon (je pense respectivement à Henry Adams et à Henry Louis Mencken) pour attirer l'attention du public en disant qu'on ne croit pas à la démocratie.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.57 (1987)

mardi 6 janvier 2009

Correspondance entre Gustave Flaubert et George Sand

29 décembre 2008

Cette correspondance est une sorte de miracle: qu'on ait retrouvé tant de lettres, qu'on les ait réunies, qu'elles soient si soigneusement annotées par Alphonse Jacobs que chaque événement prenne sens.
C'est superbe d'élan et de tendresse, cela provoque le regret intense qu'on écrive plus ainsi, franchement, intensément, en vidant son cœur sans coquetterie, sans s'excuser et sans timidité.
Ce qui se dit est d'une certaine façon toujours la même chose: la santé, la nature, les saisons, la famille, les pièces en train de s'écrire ou de se monter pour Sand, le travail, les recherches, les indignations et les colères pour Flaubert qui réclame de la Justice dans l'art, qui affirme que la cause de la Justice a perdu contre la doctrine de la Grâce, et que c'est ce qui pourrit la société française.
Et puis les morts, les morts.


A la dixième lettre échangée, Sand écrit déjà à Flaubert:

Apportez l'exemplaire [de Monsieur Sylvestre, de Sand]. Mettez-y toutes les critiques qui vous viennent. Ça me sera très bon, on devrait faire cela les uns pour les autres, comme nous faisions Balzac et moi. Ça ne fait pas qu'on se change l'un l'autre, au contraire, car en général on s'obstine davantage dans son moi. Mais en s'obstinant dans son moi, on le complète, on l'explique mieux, on le développe tout à fait, et c'est pour cela que l'amitié est bonne, même en littérature, où la première condition d'une valeur quelconque est d'être soi.

Sand à Flaubert, Correspondance p.64, édition Flammarion (1981)

On apprend des détails sur Sainte-Beuve, on découvre l'esprit voltairien de Flaubert, l'énergie de Sand et sa fatigue dès que sa santé flanche, on se dit qu'il faudrait lire le journal des Goncourt — sacrées langues de vipère.

5 janvier 2009

- Flaubert redoutable lecteur. J'en viens à le soupçonner de n'écrire que pour pouvoir lire. Nourri de classiques : «Voilà ce que c'est de ne pas avoir lu les classiques dans sa jeunesse! S'il [Alexandre Dumas fils] avait lu les maîtres avant d'avoir du poil au menton, il ne prendrait pas Dupanloup pour un homme fort...» (p.440)
- guerre de 1870 : rupture d'équilibre. assombrissement sans retour de Flaubert. Sand âgée.

F: la colère. la Justice. la Science. contre le suffrage universel, aussi bête mais moins odieux cependant que la monarchie. écrire pour quelques-uns, une poignée.
Instruire d'abord la classe éclairée, le reste suivra. Opinion curieusement camusienne: «Ce qu'il nous faut avant tout, c'est une aristocratie naturelle, c'est-à-dire légitime. On ne peut rien faire sans tête. [...] La masse, le nombre, est toujours idiot. [...] Tout le rêve de la démocratie est d'élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli! Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions.» (351)

S: la patience. la justice inséparable de l'amour. républicaine sans illusion sur les hommes. écrire pour les ignorants, pour ceux qui ne savent rien.

F: Donner son opinion sur ses personnages serait une faute de goût.

Sand explique d'un mot ce que je ressens à la lecture de Flaubert: désolation. («Toi à coup sûr, tu vas faire de la désolation et moi de la consolation.» p.511)
C'est aussi ce que je ressens désormais avec Proust. Après leur passage il ne reste plus rien, que des ruines.

7 janvier 2009

Le travail d'Alphonse Jacobs m'ayant rempli d'admiration par sa précision et son humilité, je songeais à lui écrire quelques mots: le nouvel an, c'est pratique, ça permet d'être indiscret.
Il est mort.
«En juillet 1985, quelques mois avant de disparaître, Alphonse Jacobs écrivit à Bruneau: "Ne me plains pas, hein. Je ne le fais pas moi-même. Je crois que ma vie a eu une certaine utilité. J'ai fait au moins une chose qui, je crois, restera."» (cité par Julian Barnes au moment de la mort de Jean Bruneau).

dimanche 4 janvier 2009

Jules Vallès-Homère, Sarkozy-Mme de La Fayette, même combat ?

octobre 1871. Flaubert écrit :

Les trois degrés de l'instruction ont donné leurs preuves depuis un an. 1° l'instruction supérieure a fait vaincre la Prusse; 2° l'instruction secondaire, bourgeoise, a produit les hommes du 4 septembre; 3° l'instruction primaire nous a donné la Commune. Son ministre de l'Instruction primaire était le grand Vallès, qui se vantait de mépriser Homère.


note de bas de page : La tirade de Jules Vallès contre «le vieil Homère» avait paru d'abord dans L'Evénement du 17 février 1866, et fut reproduite peu après dans son livre La Rue, sous le titre «L'Académie». Vallès y disait entre autres: «Ah! ils me fatiguent avec leur vieil Homère! [... et terminait] sa diatribe par ce cri devenu fameux: «Et toi, vieil Homère, aux Quinze-Vingts!»

Correspondance entre Sand et Flaubert, édition Flammarion, p.351

mercredi 20 février 2008

Un libéral vous piquera inévitablement votre stylo

L'Angleterre dans les années 20. Lottie Crump, dernière représentante de l'esprit edwardien, tient salon. Le roi déchu et ruiné de Ruritanie est présent.
'Liberals? Yes. We, too, had Liberals. Il tell you something now, I had a gold fountain-pen. My godfather, the good Archduke of Austria, give me one gold fountain-pen with eagles on him. I loved my gold fountain-pen.' (Tears stood in the King's eyes. Champagne was a rare luxury to him now.) 'I loved very well my pen with the little eagles. And one day there was a Liberal Minister. A Count Tampen, one man, Mrs Crump, of exceedingly evilness. He come to talk to me and he stood at my little escritoire and he thump and talk too much about somethings I not understand, and when he go — where was my gold fountain-pen with eagles — gone too.'
'Poor old king', said Lottie. 'I tell you what. You have another drink.'

Evelyn Waugh, Viles bodies, chap 3

vendredi 9 mars 2007

Tout cela n'est pas très rassurant

Extrait d'un compte-rendu de lecture paru dans le Quotidien du médecin du 27 février 2007 à propos du livre Ces fous qui nous gouvernent, de Pascal de Sutter.

[...] Le pouvoir rend-il fou ? Pour l'auteur, «la folie, chez un homme politique, c'est un peu comme la tuberculose pour les mineurs du siècle de Zola, une maladie professionnelle, un risque difficilement évitable». Et il ne cache pas son admiration pour ces hommes et ces femmes qui font preuve de «résistance hors du commun» et qui sont, «à leur manière, des héros antiques».

Des traits psychopathiques.
Faut-il être un peu fou pour accéder au pouvoir ? Pascal de Sutter est allé aux Etats-Unis demander à de célèbres profileurs, psychiatres, psychologues (dont Jerrold Post et Antonio Damasio), s'il fallait avoir «des traits de personnalité psychopathique pour atteindre le sommet du pouvoir. Aucun, rapporte-t-il, n'a jugé la question impertinente et aucun n'a répondu par la négative. L'homme politique, dit De Sutter, en évoquant Mitterrand et Chirac, «doit immanquablement être capable de tuer politiquement ses amis et ses ennemis. Il n'est pas obligé d'aimer cela. Ce qui le distingue du psychopathe». Il doit aussi savoir mentir et cela n'en fait pas pour autant un mythomane.
Alors, les dirigeants des grands pays démocratiques sont-ils effectivement fous ? L'hypothèse de l'auteur est que ce sont des résilients, dont les capacités d'adaptation hors du commun viennent précisément de « leur grain de folie», «qui leur permet de rebondir, de ne pas se remettre en question, d'attribuer la responsabilité d'un échec ou d'une erreur aux autres». Le narcissisme, la mégalomanie, une tendance paranoïde sont dans leur cas des « mécanismes de défense» qui les préservent d'une dépression grave ou d'un burn-out total. Tandis que «la dimension psychopathique de leur personnalité (l'agressivité, l'absence d'empathie) leur permet d'agresser, d'éliminer, en un mot d'agir et non de subir passivement». L'action étant «le garant d'une stabilité mentale». Enfin, grâce à leur tendance schizoïde, ils sont capables de détachement et de se réfugier dans leur jardin secret («la seconde vie de Mitterrand, la part d'ombre de Chirac»).

Des intrépides.
S'inspirant notamment de la méthode d'Aubrey Immelman, qui permet d'établir des profils psychologiques sans rencontrer les sujets, Pascal de Sutter n'hésite pas, dans la deuxième partie de son livre, à se pencher, après Bush et Clinton, sur les cas Sarkozy et Royal. Non sans avoir lu et décortiqué interviews, biographies, revues de presse, ainsi qu'interrogé l'entourage par questionnaire validé scientifiquement. Avec ses étudiants et d'autres chercheurs, il a appliqué au candidat UMP l'index de Millon.
Résultat : un profil ambitieux-dominant avec une personnalité inventive mais aussi narcissique compensatoire (cela semble du jargon mais cela correspond à des catégories psychologiques bien définies). Un profil, affiné par la méthode CIA et la méthode non verbale, dans lequel on trouve aussi l'intrépidité et l'hyperactivité. Avec les mêmes techniques, Ségolène Royal apparaît méticuleuse-ambitieuse avec une personnalité consciencieuse-contrôlante dont le revers est un profil rigide-autoritaire. La candidate du PS a également de nombreux traits de la personnalité intrépide. Et son succès montre l'importance de la communication non verbale en politique. [...]
« Votons-nous pour les plus fous ? ». Sa réponse [de Pascal de Sutter] : «Nous élisons les menteurs et les enjoliveurs», parce que leurs défauts nous rassurent sur nous-mêmes et que nous préférons ceux qui nous ressemblent. Et, pour les mêmes raisons, «nous préférons les hommes politiques qui ont un grain de folie aux hommes politiques rationnels et académiques».

article signé Renée Carton

(Petit cours de mise en scène — politique — télévisuelle: ne pas manquer ça.)

ajout le 20 avril 2007

Pascal de Sutter, psychologue, est « profiler » pour l’Otan. […]

Officier de réserve de 43 ans, Pascal de Sutter a débuté la psychosociologie dans la marine belge, il a ensuite vécu plus de dix ans au Canada, notamment comme ethnopsychiatre dans une réserve d'Indiens Crees, à 1 800 kilomètres au nord de Montréal. «Un souvenir mêlé de grand froid et de désarroi, de sujets alcooliques et de victimes de grande violences», explique-t-il rapidement. Imprégné de psychologie américaine, Pascal de Sutter prend goût à la psychologie politique. La psyché occidentale recèle d'autres noirceurs qui n'ont rien à envier aux Indiens : professeur-chercheur en psychologie à l'université de Louvain-la-Neuve, ses cours traitent de sexologie et de pouvoir. Pascal de Sutter a également ouvert un cabinet très lucratif à Bruxelles de coaching pour chefs d'entreprise et élus belges «comme français», précise-t-il dans un sourire énigmatique.

emmanuel.lemieux@nouveleconomiste.fr in Le nouvel économiste n°1383 du12 avril 2007

vendredi 17 novembre 2006

Douloureuse Russie

J'ai commené le livre d'Anna Politkovskaïa.
Je vous livre quelques extraits dans les premières pages.

On parle souvent de la corruption russe. Au quotidien, nous pourrions dire qu'il s'agit avant tout d'un sens très particulier de la saisie des opportunités qui se présentent :

La commission électorale de la région avait mis en place une «hotline» destinée à recevoir les appels signalant des infractions commises lors de la campagne et du vote proprement dit. Mais 80% des appels reçus relevaient du chantage le plus simple exercé sur les autorités communales, et non de quelques préoccupations politiques que ce soit. Il faut bien dire que les gens de chez nous ont un don pour tirer parti de toute agitation politique. Les citoyens exigeaient qu'on fasse réparer leurs canalisations percées, qu'on installe enfin le chauffage chez eux, etc. Sinon, laissaient-ils entendre, nous n'iront pas voter... Eh bien, ils eurent gain de cause : les habitants des quartiers Zavodskoi et Leningradski de la ville de Saratov obtinrent eau chaude et eau froide; non loin de là, dans certains villages du district d'Aktarst, on rétablit enfin l'approvisionnement en électrécité.
Douloureuse Russie, p. 11

Il existe une option intéressante, au moins pour les législatives:

Seule ombre au tableau pour le pouvoir : le vote «contre tous» — une option permettant de traduire le rejet de tous les candidats en lice — atteignit 10% des suffrages exprimés. Ce qui signifie qu'un électeur sur dix s'est rendu aux urnes, a bu un verre ou deux de vodka... et a décidé d'envoyer tout le monde au diable.
Ibid, p 13

Je me demande ce qui se passerait si un tel vote avait la majorité, car si je comprends bien, il ne désigne personne. Un vote blanc exprimé, en quelque sorte.

Un extrait d'une rédaction d'une lycéenne de St-Pétersbourg :

« Ma mère dit que tout est arrangé d'avance, que le résultat est déjà joué avant même que les gens aillent voter. Je pense que voter est complètement inutile. Quand j'étais petite, je croyais que plus une personne était célèbre, plus elle était intelligente et sensée. Mais en grandissant, j'ai compris que même quelqu'un de parfaitement stupide était capable de parvenir au gouvernement Alors, aller voter, pour quoi faire? D'autant plus qu'aucun être sain d'esprit ne pourrait déclarer qu'il faudrait buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes[1]"...»
Ibid, p 13

Politkovskaia déplore que ces concitoyens aspirent davantage au confort qu'à la liberté :

On pourrait se poser la question : à quoi Iavlinski a-t-il donc servi, avec les grands principes de probité qu'il n'a cessé de proclamer depuis quinze ans? Et à quoi a donc servi le SPS, qui voulait tant instaurer une économie de marché à visage humain? Pour l'instant, rares sont ceux qui définissent la liberté de la même manière que ces deux partis. Pour les riches de chez nous, être libre, c'est avoir des vacances réussies. Et plus on est riche, plus on part souvent en vacances. Pas en Anatolie, trop accessible au petit peuple, mais à Tahiti. Ou à Acapulco. Ces gens-là ne songent même pas à la vraie liberté. Pour l'immense majorité d'entre eux, seul compte l'accès au confort. Dès lors, pourquoi ne promouvraient-ils pas leurs intérêts en corrompant les partis bien en cour au Kremlin? Il faut bien comprendre que la plupart sont corruptibles d'une façon très primitive : chaque question y a son propre « prix ». Qui est prêt à payer ce prix obtiendra le projet de loi dont il a besoin. Ou bien « son » député pourra attirer l'attention du parquet général sur les activités de tel ou tel de ses concurrents (un moyen très usité par les hommes d'affaires pour se débarrasser de leurs adversaires).
Ibid, p 16

«être libre, c'est avoir des vacances réussies» : no comment.

Je pourrais tout citer. Chaque page m'arrête : réflexions sur le parti communiste p.18, adhésion enthousiaste du peuple russe à un «petit père» p.19, suppression d'émissions télévisées («A quoi peut bien servir une émission qui invite des perdants?», commentaire de Poutine, p.20), passivité du peuple russe devant la disparition du régime parlementaire, pouvoir exécutif et législatif étant fondu en une «verticale unique» p.22:

Deuxièmement — et c'est la raison essentielle pour laquelle on doit parler de « fin » et non de « crise » du parlementarisme russe —, le peuple a accepté l'évolution de ces dernières années sans broncher. Personne n'a bougé quand Poutine a établi sa fameuse « verticale du pouvoir ». Il n'y a eu ni manifestations, ni protestations de masse, ni actions de désobéissance civile. Le peuple a tout « avalé » et il a consenti à vivre non pas sans Iavlinski, mais sans démocratie. Un chiffre est particulièrement parlant à cet égard. D'après une enquête d'opinion de l'institut d'études sociologiques «Vtsiom-A», à la question : «Au cours des débats organisés à la télévision à l'occasion de la campagne électorale, les représentants de quels partis vous ont semblé les plus convaincants?», 12% des Russes ont répondu : «Les représentants de Russie unie.» Or ceux-ci avaient refusé de prendre part à quelque débat télévisé que ce soit, arguant que «leurs actions parlaient pour eux»!
La population a donc entériné la restauration d'une nouvelle Union soviétique - une URSS légèrement retouchée, relookée, modernisée, mais une URSS tout de même, dotée d'une sorte de capitalisme bureaucratique dans lequel les hauts fonctionnaires ont remplacé les oligarques des années 1990.
Dès lors, l'élection présidentielle de mars 2004 était jouée d'avance.
Ibid, p.23

L'écriture d'Anna Politkovskaia est nette, sa pensée claire, parfois on suit presque trop facilement (on comprend que si la politique russe paraît si compliquée vue de loin, c'est que chacun "glisse" au rythme de ses intérêts ou de sa peur et qu'il est normal de s'y perdre si l'on ne la suit pas jour après jour), on s'interroge : Anna Politkovskaia ne se laisse-t-elle pas emporter par ses convictions, qu'a-t-elle pour étayer ses affirmations?
Et le livre continue et quelques pages plus loin on a honte d'avoir douté.

Par exemple, elle raconte l'histoire d'une mère de soldat qui a porté plainte suite à la mort de son fils en Tchétchénie : je soupire avec incrédulité, un soldat mort à la guerre, cela arrive, tout de même.
Voici les faits :

La Russie mène au Caucase une guerre étrange. À première vue, on pourrait croire que tous les soldats des troupes fédérales sont des frères d'armes. Mais, en réalité, il n'en va pas du tout ainsi. Les effectifs du ministère de la Défense sont à couteaux tirés avec ceux du FSB[2] et du ministère de l'Intérieur. Quand des officiers de l'armée disent : « Ce ne sont pas les nôtres qui ont été tués », cela signifie que ce sont des policiers ou des membres des forces de l'Intérieur qui ont trouvé la mort. Cette animosité réciproque a suscité une interminable lutte autour de la désignation du commandant en chef de toutes les unités engagées dans le Caucase du Nord. L'enjeu est de taille : chacun sait bien que si le commandant en chef est issu des rangs de l'armée, les deux autres catégories de troupes ne doivent même pas espérer obtenir suffisamment de munitions et d'émetteurs-récepteurs.
C'est ce qui s'est passé dans ce cas précis. Kazantsev, un officier de l'armée, a donné des ordres à des hommes qui relèvent de l'Intérieur.
Au début, pourtant, tout semblait bien se passer. Le 10 septembre, à une heure du matin, les quatre-vingt-quatorze combattants des forces spéciales réussirent à prendre la colline sans pertes. À six heures, le général major Tcherkachenko reçut un rapport serein du major Iachine, qu'il transmit immédiatement à Kazantsev. Décidant que tout allait pour le mieux, celui-ci alla dormir, pour ne réapparaître qu'à huit heures quarante.
Mais à six heures vingt, les hommes de Iachine furent attaqués. À sept heures trente, les boïeviki commencèrent à les encercler, Iachine appela le centre opérationnel pour obtenir des renforts. Mais Tcherkachenko, qui y était le numéro un en l'absence de Kazantsev, ne pouvait rien pour lui. Il savait déjà, à cette heure-là, qu'un autre détachement des forces de l'Intérieur, dirigé par le général major Grigori Terentiev, avait essayé de rejoindre les hommes de Iachine, mais avait été repoussé après d'âpres combats : quatorze combattants de Terentiev avaient été tués et beaucoup d'autres, dont le général major lui-même, avaient été blessés. Cinq véhicules blindés brûlaient sur les flancs de la colline...
Hormis le détachement de Terentiev, personne n'avait l'intention d'essayer de briser l'encerclement de Iachine. Les seules troupes disponibles relevaient de l'armée, et elles n'avaient aucune envie de risquer leur peau pour des hommes de l'Intérieur. Quant à Kazantsev, le seul qui aurait pu donner un tel ordre, il dormait. À huit heures trente, Iachine hurla dans sa radio qu'il ne restait à ses hommes qu'une seule cartouche de munitions chacun, et qu'il fallait abandonner la position. Tcherkachenko était d'accord. À huit heures quarante, Kazantsev se réveilla et entra en courant dans le centre de commandement. Il ne pouvait pas comprendre pour quelle raison Iachine se retirait. Et il lui donna l'ordre de « tenir jusqu'au bout ». Les gens de l'armée sont impitoyables envers les « étrangers ».
Mais à ce moment-là, le centre opérationnel perdit tout contact avec Iachine. Les batteries des radios étaient mortes. Le major était devenu « sourd ». Et, par conséquent, indépendant. Iachine divisa son détachement en deux groupes. Il prit le commandement du premier et confia le second au sous-colonel Gadouchkine. À onze heures du matin, les deux groupes se mirent à redescendre de la colline par deux flancs différents. C'était leur seule chance de survivre. Depuis le centre opérationnel, Kazantsev vit les deux groupes descendre... et donna l'ordre de bombarder les flancs de la colline qu'ils étaient en train de dévaler. Pourquoi? Tout simplement parce qu'il avait déjà transmis « en haut » que son plan avait été un succès et que les fédéraux tenaient la colline.
Vers quinze heures, deux bombardiers SU-25 apparurent au-dessus du groupe de Iachine qui venait de rompre son encerclement et pouvait enfin espérer sauver sa peau. Ils exécutèrent plusieurs frappes « chirurgicales » droit sur les combattants russes. À la demande expresse de Kazantsev, le coordinateur de l'opération aérienne était le général lieutenant Valéri Gorbenko, chef de la 4e armée des forces aériennes et de la DCA. Au moment des frappes, Kazantsev et Gorbenko se trouvaient au poste d'observation du centre opérationnel. Ils virent de leurs propres yeux le groupe de Iachine se faire massacrer, alors que les survivants actionnaient leurs fusées de détresse pour montrer aux avions qu'il ne fallait pas tirer sur eux...
Ibid, p. 62

J'ai l'impression de regarder un film ou de lire un roman d'espionnage, un livre ou un film où il ne serait absolument pas assuré que le bon gagne à la fin: prise d'otages terminée de façon sanglante, sans qu'on comprenne pourquoi tous les terroristes (endormis) ont été abattus sur place (qu'auraient-ils raconté?), attentats sans doute commandités par le pouvoir (et à chaque fois, des centaines de morts et de blessés), enlèvement de l'un des candidats à l'élection présidentielle, candidat qui réapparaît une semaine plus tard visiblement choqué et se réfugie à Londres, tandis que le bruit court qu'on lui a extorqué des informations en le droguant. Ce candidat aurait possédé des documents compromettants pour Poutine.
Une fois encore on se dit «A-t-elle des preuves? Suppositions que tout cela.» (Ô cette incrédulité cartésienne.)
Un soir Politkovskaia reçoit un coup de téléphone :

Je reçois un coup de téléphone à la rédaction de mon journal, Novaïa Gazeta. Mon interlocuteur prétend appartenir aux services spéciaux : « Transmettez à Londres — je sais que vous avez des contacts là-bas — que si Rybkine apparaît à la télévision et y exhibe des documents compromettants pour Poutine, il y aura un nouvel attentat. Le président serait obligé de déplacer l'attention de l'opinion publique... »
J'ai transmis le message. Mais Rybkine a déjà renoncé à tout. Il craint pour sa vie.
Ibid, p.109

J'en suis à la p.125. Je connais déjà la fin : la mort de l'auteur. Et je comprends déjà que Poutine a dû être bien malheureux (très en colère) de devoir céder à la pression de l'opinion internationale et de devoir dire quelques mots de regret à propos de l'assassinat d'Anna Politkovskaia. Non, il ne regrettait pas, il devait être soulagé et vengé.

Au fond de moi demeure la conscience poignante que si elle n'avait pas été assassinée, je ne serais pas en train de la lire.
Que dire?

Notes

[1] promesse de Vladimir Poutine faite le 24 septembre 1999

[2] ex-KGB

samedi 21 mai 2005

Paradoxe des antimodernes

«Les Royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques», apprend Lousteau à Rubempré dans Illusions perdues: «par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature, tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et le thème classique[1].» C'est le début d'un chiasme dont Baudelaire se moquait : pas plus conservateurs en art que les adeptes du progrès social, «des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société[2]» — précoce anticipation de la thèse de Thibaudet sur le tempérament dextrogyre des lettres en face d'une vie politique d'inclination sinistrogyre.
L'ambiguïté de Chateaubriand, modèle de l'antimoderne, est exemplaire. Rêvant à son destin si la Révolution n'avait pas eu lieu, il voyait un médiocre portrait dans un grenier oublié: «[...] si l'ancienne monarchie eût subsisté [...], je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. "C'est votre grand-oncle François, le capitaine du régiment de Navarre: il avait bien de l'esprit! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots: Retranchez ma tête, et dans l'Almanach des Muses la pièce fugitive: Le Cri du cœur[3].» En lui, nageur entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves[4]»,s'accomplit une alliance étrange de penchants conservateurs et progressistes; son romantisme politique combine une révolution spirituelle et esthétique avec une réaction politique; il réclame silmutanément l'autorité (du roi) et la liberté (de la presse); il est à la fois authentiquement ultra et véritablement libéral; avec lui commence l'esthétisation de la politique.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.127


Notes

[1] Balzac, Illusions perdues, Pléiade t.V, p.337

[2] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Pléiade, t.I, p.691

[3] Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe, Pléiade, t.II, p.654

[4] Ibid, p.1027

mardi 1 juillet 2003

Un peu de politique

que faire, si le stéréotype passait à gauche?

Roland Barthes par Roland Barthes, p 143 (1974)

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