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samedi 19 octobre 2019

Les émigrants

J'avais découvert le nom de Sebald avec Compagnon, sans prendre jusqu'ici le temps de le lire.

Je viens de terminer Les émigrants. Quatre nouvelles, dit Compagnon. Difficile de savoir s'il s'agit de nouvelles ou de «docu-fictions». Difficile de ne pas avoir l'impression qu'il s'agit de "vrais" récits, même s'ils paraissent trop précis pour qu'il soit possible que l'auteur ait recueilli à quatre reprises auprès de quatre personnes différentes autant d'informations reprenant les mêmes motifs.

Il s'agit de la reconstitution de la vie de personnes âgées ou mortes en remontant à leur enfance, reconstitution qui parsème dans le même mouvement des éléments de la biographie de l'auteur (où était-il, à quelle date, pour y faire quoi, avec qui). De nouvelle en nouvelle l'intrigue temporelle se tisse plus serrée et dans la dernière nous avons à la fois l'histoire du fils et de la mère — mère qui est aussi la seule dans le livre à mourir du nazisme, les quatre personnages principaux des récits ayant, comme de juste, immigré — ou ayant été sur un autre sol au bon moment, sans que cela ait été précisément prémédité.

Comment ne pas penser à Modiano, en particulier dans la façon de distribuer et disséminer les dates et repères dans le texte. L'écriture est cependant plus dense, fourmillante de détails, que les décors vides et désertés de Modiano.

Je ne vais souligner que deux motifs : les rêves et les évocations de Nabokov.

1/ Les rêves jouent un rôle important. Entre le rêve et la réalité il n'y a qu'une frontière brouillée par le temps, et la première victoire est de savoir distinguer entre les deux. C'est en regardant un film qu'un souvenir revient à Sebald, et la scène du film est celle où
«Caspar [Hauser] […] distingue pour la première fois onirisme et réalité en introduisant le récit qu'il fait par ces mots: Oui, j'ai rêvé.»
W.G. Sebald, Les émigrants, Actes Sud, 1999, p.28
Dans la deuxième nouvelle, un personnage retrouve le souvenir pendant que ses yeux sont bandés, comme si être aveugle permettait une plongée en soi-même. Ce premier phénomène se double d'un autre: le souvenir est dit aussi clair qu'un rêve précis. A y réfléchir, cela jette un doute sur la valeur d'un souvenir dont l'exactitude relève de celle d'un rêve.
Ce merveilleux Grand Bazar, raconta Mme Landau, Paul le lui avait décrit en détail, un jour de l'été 1975 où, à la suite d'une opération de la cataracte, il était alité les yeux bandés dans une chambre d'hôpital de Berne, et voyait, comme il l'avait dit lui-même, aussi claires que dans le rêve le plus précis, des choses dont il n'aurait pas cru qu'elles fussent encore présentes en lui. (p.66)
Dans la troisième nouvelle, le rêve joue le rôle du témoin, nièce, fils ou amie, qui raconte une époque. Ce rêve s'étend sur plusieurs pages, et l'on peut dire que c'est un rêve très «précis», qui fourmille de détails (de bien trop de détails pour être un rêve).
Plus tard, dans ma chambre d'hôtel, j'entendais dans la nuit le bruissement de la mer et un rêve vint me visiter. (p.146) […] Comme toujours ou presque dans les rêves, les morts ne parlaient pas et semblaient un peu contrits et abattus. (p.147) […] Par ailleurs, quand il m'en souviens maintenant, mes rêves de Deauville étaient remplis de murmures permanents, qui avaient pour origine les bruits circulant sur Cosmos et Ambros.(p.149) […] De fait, e seul être qui me parût aussi impénétrable que lui était cette comtesse autrichienne, femme au passé obscur, qui tenait sa cour dans les recoins secrets de mon imagination onirique deauvillaise.(p.151)
La particularité de ce rêve, c'est que sa fin n'est pas nette, il n'y a pas de réveil, mais un glissement entre rêve et réalité.
La première fois que j'avais remarqué la princesse Dembowski, c'était lorsque dehors, sur la terrasse devant le casino, elle avait fait ce qu'aucune autre femme hormis elle n'eût osé faire: enlever son chapeau d'été blanc et le poser à côté d'elle sur la balustrade. Et la dernière fois, c'était le jour où, sorti de mon rêve deauvillais, je m'étais approché de la fenêtre de ma chambre d'hôtel. L'aube pointait. Incolore, la plage se confondait encore avec la mer et la mer avec le ciel. Et c'est alors qu'elle était apparue, dans la lueur blême qui se répandait peu à peu, sur la promenade des Planches déserte à cette heure. Attifée avec le plus mauvais goût qui soit, maquillée à outrance, elle passait tenant au bout d'une laisse un lapin blanc angora. Elle était escortée d'un clubman en livrée vert acide qui, dès que le lapin refusait d'avancer, se penchait pour lui donner un peu du chou-fleur géant qu'il renait serré dans le creux de son bras gauche.(p.151-152)
Or le contenu du rêve renvoie à l'été 1913 (p.148) tandis que Sebald se rend à Deauville en septembre 1991 (p.140). S'agit de la même personne en très vieille dame, ou d'un rêve éveillé, comme le suggère la bizarrerie du lapin et du chou? (Inutile de vouloir trouver des recoupements sur Google, le nom de la comtesse est faux, nous a-t-on prévenu.)

La nouvelle se poursuit en nous rapportant le contenu d'un journal tenu par le personnage principal en 1913. Lui aussi rêve: «Nombreux rêves peuplés de voix étrangères qui parlent et s'interpellent.» (p.164); «4 décembre: cette nuit, en rêve, travervé avec Cosmo l'étendue vide et scintillante du fossé du Jourain. Un guide aveugle nous précède.»(p.170)
J'ai étendu la citation jusqu'au guide aveugle: là encore, être aveugle permet d'accéder à d'autres voies de connaissance — mais en rêve. Par ailleurs, la traversée du Jourdain en compagnie d'un aveugle ne peut qu'évoquer Charon.

Un rêve très précis de reconstitution historique apparaît également dans la dernière nouvelle. Le personnage raconte une période hallucinatoire qu'il a eu dans les années 60:
Et un autre jour, dit Ferber pour parachever son récit, il s'était vu en rêve, il ne savait plus si c'était de jour ou de nuit, inaugurer en 1887, aux côtés de la reine Victoria, le palais des Expositions érigé pour la circonstance à Trafford Park. (p.208)
L'utilisation habilement enchevêtrée des rêves, des récits de souvenirs d'un personnage, des carnets ou lettres retrouvés et des indications de l'auteur lui-même en train de voyager pour mettre ses pas dans les pas de ses personnages permet une grande fluidité de la narration, un feuilleté temporel insensible. Le lecteur passe d'un lieu à l'autre ou d'une époque à l'autre en s'en apercevant à peine. Ce n'est pas du temps retrouvé; plutôt une immersion dans du temps disparu.


2/ Nabokov apparaît comme un motif réccurrent. S'agit-il d'un hommage à l'écrivain; ou Nabokov est-il considéré ici comme l'émigrant modèle, l'archétype de l'immigrant? Il revient dans chaque nouvelle, d'abord nommément, puis simplement comme une silhouette à filet à papillons.

Voici les occurrences:
Dans la première nouvelle, Nabokov est évoqué lors d'une séance de diapositives où le personnage principal partage ses souvenirs (et pour les lecteur, l'évocation même de ces séances diapositives des 70, alors considérées comme modernes, comme plus tard dans le livre le sera la théière électrique de Manchester, teinte les pages de démodé. Ce n'est pas la nostalgie, mais le passé de mode, l'enfui sans regret.)
A plusieurs reprises nous vîmes aussi Edward armé de jumelles de campagne et d'une boîte à herboriser, ou bien le Dr Selwyn en bermuda, avec une sacoche en bandoulière et un filet à papillons. L'un de ces clichés rappelait jusque dans les détails une photo de Nabokov prise dans les montagnes dominant Gstaad, que j'avais découpée quelques jours auparavant dans une revue suisse. (p.27)
Cette première évocation s'accompagne d'une photo de Nabokov. Ce qui m'a touchée, c'est que trois pages plus loin, le Dr Selwin raconte sont départ de Lituanie: «Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train» (p.30), ce qui est exactement l'image de Nabokov's Dozen: «the door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.»

Tous les enfants d'Europe partis en exil ont-ils cette image en tête?

Dans la deuxième nouvelle, le personnage principal (Paul) et celle qui racontera son histoire à Sebald (Mme Landau) se rencontrent parce que celle-ci lit une bibliographie de Nabokov:
Cette confidence fut suivie d'un long silence, que Mme Landau interrompit pour ajouter qu'elle était asise sur un banc de la promenade des Cordeliers à lire l'autobiographie de Nabokov quand Paul, après être déjà passé deux fois devant elle, l'avait abordée avec une politesse frisant l'extravagance pour lui parler de sa lecture et partant de là, l'avait entretenue durant tout l'après-midi et aussi dans les semaines qui suivirent en un français quelque peu suranné mais absolument correct. (p.58)
Dans la troisième nouvelle, le personnage principal, profondément dépressif, se fait interner en 1953 dans une maison de repos américaine nommée Ithaca. Sa nièce lui rend visite plusieurs fois et c'est elle qui raconte:
Je me revois encore comme si c'était hier, dit tante Fini, assise à la fenêtre près del'oncle Adelwarth, par une belle journée cristalline de l'été de la Saint-Martin; un air frais venait de l'extérieur et nous regardions par-delà les arbres à peine agités par la brise une prairie qui me faisait penser à l'Altamachmoos, quand au loin est apparu un homme entre deux âges qui tenait devant lui un filet blanc au bout d'un manche et faisait de temps à autre des bonds étranges. L'oncle Adelwarth regardait fixement devant lui mais n'en remarqua pas moins ma stupéfaction et dit: it's the butterfly man, you know. He comes around quite often.(p.124)
A la même période, Nabokov vit à Ithaca.

Dans la quatrième nouvelle, le Palace de Montreux, en Suisse, apparaît d'abord, en 1936, durant l'enfance du personnage principal. Une nouvelle précédente évoquait, comme un faux signe, l'hôtel Eden de Montreux (p.95). C'est au Palace que Nabokov terminera ses jours.

Le personnage y retourne plus tard, entre 1964 et 1967. En souvenir de la randonnée accomplie avec son père en 1936, il gravit le Grammont et contemple le paysage du sommet:
Ce monde à la fois proche et repoussé à une distance inaccessible, dit Ferber, l'avait attiré avec une telle force qu'il avait craint de devoir s'u précipiter, et l'aurait sans doute fait si, tout à coup — like someone who's popped out of the bloody ground —, ne s'était trouvé devant lui un homme d'une soixantaine d'années tenant un grand filet à papillons de gaze blanche et qui, dans un anglais aussi élégant qu'impossible à identifier, l'avait prévenu qu'il était temps de songer à redescendre si l'on voulait encore arriver à Montreux pour le dîner. En revanche, Ferber dit ne pas se rappeler s'il avait effectué la descente en compagnie de l'homme au filet à papillons. Le retour du Grammont s'était complètement effacé de sa mémoire, de même que les derniers jours passés au Palace et le retour en Angleterre. La raison exacte et l'ampleur de cette tache d'amnésie étaient restées une énigme malgré les intenses efforts qu'il avait prodigués pour essayer de se souvenir. Quand il tentait de se transporter à l'époque en question, Ferber se revoyait dans son atelier, attelé pendant près d'un an, quelques brèves interruptions mises à part, à la difficile réalisation du Man with a Butterfly Net, portrait sans visage qu'il considérait comme l'une de ses œuvres parmi les plus ratées, étant donné qu'à son avis il n'existait aucun point de repère, fut-il approximatif, pour rendre compte de l'étrangeté de la vision à la base de sont tableau. (p.206-207)
Amnésie et souvenirs, couches qui surnagent ou s'enfoncent : notons la similitude avec la technique du peintre Ferber — et de l'auteur-narrateur Sebald: «Comme il applique les couleurs en grandes quantités, et qu'au cours de son travail il ne cesse de les gratter sur la toile, il s'est accumulé sur revêtement du sol une croûte de plusieurs pouces d'épaisseur, mêlée de poussière de charbon, en grande partie solidifiée mais devenant plus fine sur les bords, qui ressemble par endroits à une coulée de lave, et que Ferber prétend être le seul vrai résultat de ses efforts incessants, autant que la preuve tangible de son échec.» (p.191) Ferber confie à Sebald les lettres de sa mère. Celle-ci raconte avoir croisé un petit garçon russe en 1910 à Kissingen:
[…] deux messieurs russes très distingués nous rattrapèrent, dont l'un, d'allure particulièrement majestueuse, était en train de faire une remontrance à un petit garçon de peut-être dix ans qui, trop occupé à chasser les papillons, s'était attardé au point qu'on avait dû l'attendre. La leçon n'avait guère eu l'effet escompté car en nous retournant un peu plus tard, nous vîmes le garçon courir loin dans la prairie en brandissant son filet. Hansen affirma avoir reconnu dans le plus âgé des deux messieurs distingués le président du premier Parlement russe, Muromzev, en villégiature à Kissingen. (p.252)
Il s'agit de la Douma. La biographie de Nabokov par Brian Boyd (que sans doute il faut lire puisque Mme Landau la lisait) précise que Muromtsev avait recommandé au petit garçon avant la promenade de ne pas chasser les papillons car «cela gênait le rythme de la marche» (p.84 de l'édition Princeton University Press). Et la mère de Ferber, lorsqu'elle raconte sa demande en mariage, écrit:
Je ne sus que répondre et me contentai de hocher la tête, et bien que tout se brouillât autour de moi, je vis néanmoins avec la plus grande netteté, sautant avec son filet à papillons dans la prairie, le petit garçon russe que j'avais depuis bien longtemps oublié, de retour en messager du bonheur de cette journée d'été, qui maintenant allait laisser échapper sans tarder de sa collection les plus beaux appollons, vanesses, sphinx et machaons, en signe de ma libération prochaine. (p.253)
Il existe sur internet des articles sur la signification de la présence de Nabokov dans Les Émigrés.

jeudi 17 juin 2010

Fidélité

Et de plus d'un ami qui me jugeais léger et infidèle quand nous nous voyions trois ou quatre fois par semaine, j'ai cherché patiemment la trace et le souvenir quand depuis longtemps il m'avait oublié.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, note en bas de page 38

jeudi 14 décembre 2006

Cours n° 2 : Mémoire et espace

Nous avons donc vu la semaine dernière que ce cours porterait sur la mémoire de la littérature, ce qui signifie :
- que la littérature se souvient
- qu'on se souvient de la littérature
- que la littérature se souvient de la littérature.

La Recherche sera considérée ici sous l'angle de la mémoire de littérature plutôt que celui de la littérature de la mémoire; et là encore le sens est double, la littérature étant autant l'objet qui parle de la mémoire que le sujet fondé, structuré, par la mémoire.

Rien n'est dit ici sur la mémoire involontaire, et il n'en sera rien dit pendant quelque temps. Je voudrais développer quelques points à propos de la mémoire.

Mémoire et espace

Le plus souvent la mémoire est associée au temps. Mais il y a également un rapport entre temps et espace. Il faut imaginer Proust écrivain dans son lit entouré par la montagne de ses papiers, montagne, caverne, niche, arche, palais... Au milieu de ses papiers, Proust donne le sentiment de tout posséder, de se déplacer très aisément de renvoi en renvoi, de cahier en cahier; les cahiers ont des noms, cahier babouche, cahier fridolin, cahier du grand bonhomme. Ces cahiers sont très souvent numérotés et ils ont une identité, il s'agit de moyens mémotechniques pour se souvenir. Proust pioche dans «l'abondance des mots et des choses» (Erasme, De duplici copia verborum ac rerum) au cours de l'écriture de son roman en utilisant son immense mémoire artificielle.

Car il existe un "art de la mémoire" — qui a été étudié par Fances A.Yates dans les années 60 et traduit en France dans les années 70 —, une longue et grande tradition de la mnémonique architecturale, qui est la dernière partie de la rhétorique. En effet, pour prononcer un discours il faut de la mémoire. La rhétorique à Herennius, longtemps attribuée à Cicéron, distingue mémoire naturelle et mémoire artificielle. L'art de la mémoire artificielle consiste à placer des images dans des lieux vastes, des palais, des voûtes,... L'orateur place des objets dans des lieux, puis au moment du discours il parcourt les pièces et ramasse les objets.
Il y a deux mémoires, la mémoire des choses et la mémoire des mots, il s'agit de décomposer ce qu'on veut dire en rébus, de séparer le signifié du signifiant. Le discours s'apparente à un parcours des lieux; la rhétorique se rapporte aux topoï, mais aussi au lieu et à l'architecture.
On assiste à une spatialisation du discours. La mémoire du temps est représentée dans l'espace.

Je ferai un parallèle entre le narrateur dans son lit à Combray entouré d'images au début de La Recherche et l'auteur dans son lit entouré de ses papiers.
On pourrait avoir l'impression de deux traditions étrangères l'une à l'autre : la tradition classique de la mémoire artificielle, qui place des images dans des lieux, et la tradition romantique de la réminiscence où le lieu joue le rôle du signe "accidentel", ainsi que l'a montré Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle. Grâce au signe accidentel, un bonheur peut ressusciter. Le signe accidentel (par opposition au signe artificiel) peut réveiller un bonheur intérieur oublié.

La définition du signe accidentel dans le Dictionnaire de la musique de Rousseau est «objet que quelque circonstance a lié à des idées et propres à réveiller ses idées». Il s'agit de signes mémoratifs, ou de mémoratifs tout court. Rousseau en donne deux exemples: en musique, cela peut arriver avec un air, même un air sans grande valeur, car la capacité mémorative est indépendante de la valeur esthétique. L'autre exemple est l'herbier et le classement des plantes. Il s'agit déjà d'un lieu, d'une organisation, on n'est plus si loin du signe artificiel.
L'herbier est un lien entre le signe accidentel et la mémoire artificielle, de même le rapprochement que je propose entre l'auteur entouré de ses papiers et le narrateur entouré des images au début de La Recherche. Il y a hésitation entre un récit chronologique (un récit composé) et un récit selon le souvenir (un récit déposé, selon le mot de Thibaudet). Entre les deux se trouvent de nombreuses références spatiales. «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.»[1]: on voit les références au temps (les heures, les années) et à l'espace, concentrique.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait.

Dans cet éveil en pleine nuit, il s'agit d'induire la chambre où le narrateur se trouve. Il s'agit d'une scène de reconnaissance.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[2]

On assiste à la transformation d'une mémoire spatiale (mon corps... cherchait... à repérer la position de ses membres) en mémoire artificielle (ma pensée... eût identifié).
Il y a donc trois temps: premier temps, mémoire du corps, naturelle; deuxième temps, tentative de reconnaissance qui entraîne une erreur, une fausse reconnaissance («lui présentait successivement plusieurs des chambres»); troisième temps, éveil d'une mémoire artificielle et discursive.

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.[3]

On passe de la cause occasionnelle (le réveil) à la mémoire volontaire, active: les souvenirs sont récupérés dans les chambres où ils ont été déposés.
Quelques pages plus loin, la madeleine vient bouleverser la prééminence de la mémoire artificielle. Malgré tout, c'est elle (la mémoire artificielle) qui domine le roman, entrecoupée de souvenirs occasionnels.

Ramon Fernandez, le premier critique proustien et qui travaillait à la NRF, avait bien raison de parler de spatialisation du temps et de la mémoire. C'est ce qu'on a appelé le bergsonnisme de Proust. Proust attribue au temps les caractères de l'espace notamment quand il présente le passé dans le présent.
A plusieurs reprises, Proust évoque indifféremment une psychologie dans le temps ou une psychologie dans l'espace, par opposition à une psychologie plane.
Dans Albertine disparue, le narrateur enquête. Il relit sa vie avec Albertine:

Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace.
Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; [...][4]

Voilà une chose dont nous ne parlons pas ici : l'oubli...
Le défaut de la psychologie de convention qui est statique est de ne pas tenir compte du temps. Proust s'en ouvre à Jacques Rivière dans une lettre : «...une des choses que je cherche en écrivant [...], c'est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane.»[5]

On trouve une autre scène de reconnaissance lorsque le narrateur se trompe et confond "Mlle de Forcheville" avec "Mlle d'Eporcheville" sans reconnaître tout d'abord Gilberte. A propos de ce lapsus, le narrateur fait le commentaire suivant : «Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immoblie. Mais en réalité ce n'est pas du tout comme cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.» [6] Proust rapproche la mémoire de la photographie mais déclare que la photographie est insuffisante.

De même, dans les dernières pages de son roman, le narrateur décrit son projet en terme spatial :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le resaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.[7]

La psychologie dans l'espace qui fera la beauté de l'œuvre est liée à cette introduction du passé dans le présent.
Il y a donc de bonnes raisons de voir un palais de mémoire, un théâtre, une bibliothèque dans La Recherche du temps perdu.

La rhétorique à Herennius associe des lieux à des images. Que doivent être ces images pour rester dans la mémoire? Elles doivent être frappantes, actives, d'une beauté ou d'une laideur exceptionnelles (egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem) [sourire dans la voix de Compagnon] ou ridicule (ridiculas res): il s'agit donc toujours d'être dans l'excès.
Or il n'y a pas de meilleur exemple d'excès que les vices et les vertus peints par Giotto à Padoue. Michael Baxandall, dans son livre Giotto and the OratorsGiotto et les orateurs — traduit par Les humanistes à la découverte de la composition en peinture[quelques rires dans la salle] met à jour l'influence de la tradition rhétorique sur les peintres de la Renaissance.
Or Giotto joue un rôle dans La recherche, notamment lorsque Swann remarque la fille de cuisine à Combray, qui lui rappelle la figure de la Charité de Giotto (on a là la marque de l'influence de Ruskin, qui a analysé l'œuvre de Giotto).
Or si nous regardons les vices et les vertus de Giotto, nous nous apercevons que leurs traits sont caricaturaux. L'un des conseils de La rhétorique à Herennius est d'utiliser des vêtements amples comme images de mémoire, la Charité est revêtue d'une houppelande. D'autre part la figure de la fille de cuisine est frappante:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.[8]

On voit le caractère excessif ou ridicule de cette description.
Ruskin a également travaillé sur la cathédrale d'Amiens. On sait que Proust a eu un moment le projet de suivre un plan mettant en parallèle les vices et les vertus de Padoue et de Combray. Il a songé à l'architecture pour éviter la chronologie. Erwin Panofsky a montré dans Architecture gothique et pensée scolastique l'homologie de structure entre philosophie scolastique et architecture gothique. (Son livre étudie les rapports entre la basilique Saint-Denis et la pensée de l'abbé Suger : il y décèle des homologies irréductibles). Il n'est donc pas illégitime de lier Proust à cette tradition de la mémoire rhétorique.

Il explique, par un mouvement comme souvent en deux temps, d'abord/plus tard, comment le narrateur a progressivement pris conscience de l'action des peintures de Giotto:

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.[9]

Il y a là des imagines agentes, des images qui pour êtres actives doivent être frappantes.
Il y a donc dans La Recherche du Temps perdu une mémoire de cette mémoire artificielle, qui s'inspire autant de la cathédrale d'Amiens que des vices et des vertus de Giotto.
Entre les signes remémoratifs de Rousseau et les images actives de la Rhétorique à Herennius, il n'y a peut-être pas une différence si grande : après tout, l'image de la madeleine a un caractère saisissant et frappant, tel un objet de la tradition rhétorique.

Les rapports de la mémoire et de la reconnaissance

Je voudrais insiter sur l'importance de la reconnaissance, corrolaire de la représentation spatiale de la mémoire. Le lecteur se déplace dans le livre, il s'agit de la métaphore très ancienne qui lie la marche ou la promenade à cheval à la lecture — on se rappellera Montaigne affirmant que ses idées lui viennent à cheval.
Le modèle du roman est la topographie, davantage que l'histoire. La littérature est liée à la géographie, à la cartographie, à l'orientation et au sens de l'orientation.

La recherche du temps perdu est une lecture liée à la mémoire, il s'agit d'une expérience de la lecture comme mémoire.
Proust décrit l'audition de la musique. C'est la première fois que le narrateur entend la sonate de Vinteuil :

Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire.[10]

Pourquoi ne comprend-on rien? Ce qui fait défaut ce n'est pas la compréhension mais la mémoire. Il y a nécessité de la mémoire pour qu'il y ait reconnaissance.


PS : La version de sejan.

Notes

[1] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[2] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[3] Du côté de chez Swann, p.8 (t1-Clarac)/p.8 (t1-Tadié)

[4] La Fugitive, p.557 (t3-Clarac)

[5] voir les précisions de Tlön dans les commentaires.

[6] La Fugitive, p.573 (t3-Clarac)

[7] Le Temps retrouvé, p.1031 (t3-Clarac)

[8] Du côté de chez Swann, p.81 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[9] Du côté de chez Swann, p.82 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[10] A l'ombre des jeunes filles en fleurs p.529 (t1-Clarac)/p.519-523 (t1-Tadié)

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