Billets pour la catégorie Brasseur, Roland :

Malabar prédit

[…] Malabar prédit (exemple de 1959: «Vous vous noyez dans les complications, soyez plus simple».)

Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de je me souviens, p.66

La vache qui rit

La société Grosjean, de Lons-le-Saunier, exploite depuis 1926 un fromage fondu, La Vache sérieuse. La concurrence devient agressive:
«Le rire est le propre de l'homme, le sérieux celui de la vache».

Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de je me souviens, p.157

Le cinquante-quatrième jour, de Roland Brasseur

Je me suis bien amusée.

Il s'agit d'un roman paru aux éditions Baleine, éditeur du Poulpe: il s'agit donc a priori d'un roman policier. Cependant, s'il y a mystère, il n'y a pas meurtre, ni même crime. C'est un roman du doute, deux questions se posent:
- le maître secret de Georges Perec (sans e accent aigu) est-il Pierre Benoit (sans i circonflexe)?
- Claude François lisait-il Perec avant d'écrire ses chansons?


La première partie du livre donne des éléments biographiques sur Pierre Benoit, la façon dont il est perçu par Proust («Léon Daudet écrit de temps en temps que je suis le premier écrivain français, ce qui me fait un certain plaisir, et qu'après moi c'est Pierre Benoit, ce qui détruit le plaisir.»1 p.68 du Cinquante-quatrième jour), elle analyse et résume les romans de Pierre Benoit et démontre que celui-ci a largement puisé dans les classiques pour trouver des sources d'inspiration et les noms de ses personnages.
Puis le héros-narrateur, Pierre de Gondol (PdG), libraire de son état, découvre des inédits de Perec et une plaquette de poèmes de jeunesse de Benoit qui font vaciller ses convictions et sa raison. Il cherche alors alors des certitudes auprès des amateurs de Georges Perec, amateurs éclairés et universitaires fous.
La progression des faits avérés vérifiables aux faits imaginaires invérifiables est insensible et parfaite, j'ai regretté que l'auteur prenne la peine de démonter sa belle mécanique. J'aurais préféré qu'il laisse le lecteur se débrouiller seul, le moment où la logique bascule n'étant pas si difficile à repérer.


Mais ce qui fait le véritable intérêt du livre n'est pas là. C'est une mine de petits faits vrais ou moins vrais sur Pierre Benoit et Georges Perec (il faudrait tout vérifier, mais connaissant Roland Brasseur, 95% des renseignements doivent être vrais), un roman à clé concernant l'univers perecquien, une ode à la littérature.

Deux mouvements antagonistes parcourent le roman: d'une part le héros est un fou de littérature, il est persuadé par exemple que W. ou le souvenir d'enfance est écrit à partir de Jules Verne et tente de le prouver. Il reprend Vingt mille lieues sous les mers:
Une phrase avait attiré particulièrement mon attention: «En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait une ville détruite, ses toits effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant à terre.»
J'étais persuadé de l'avoir lue dans W. Je vérifiai. Presque tous les mots étaient là, mais disséminés dans le texte. La phrase de Jules Verne était absente.
''Ibid.'', p.30
Dans la même lignée, le héros fait la liste impressionnante des sources de Pierre Benoit: toute la littérature y passe (p.64). Saussure voyait des anagrammes partout, Gondol voit des centons partout. Que les mêmes lettres et les mêmes mots soient les os et la chair de tout texte ne paraît pas l'effleurer.

Cependant lorsque ce sont les universitaires, les «herméneutes délirants» (p.199), qui font le même genre d'extrapolations, Gondol se rend compte de l'aspect outré des démonstrations qu'il expose platement. C'est en fait le charme profond du livre pour tout lecteur qui connaît lui-même le vertige de l'interprétation (ce que j'appelle le syndrome Kinbote) : on a beau savoir qu'on exagère, cependant, cependant, une intime conviction, un désir de croire, un tel désir que le texte nous révèle ce qu'il a caché à tous les autres…

La disparition sous la forme de la non-apparition, de la non-advenue, hante les personnages du livre; ce qui n'a pas eu lieu les obsèdent:
- Pourquoi Perec n'a-t-il jamais évoqué le millefeuille?
L'intervention du jeune chercheur andorran part d'un constat. Dans la tentative d'inventaire des aliments liquides et solides que j'ai ingurgités au cours de l'année mille neuf cent soixante quatorze», Perec mentionne soixante-quinze pâtisseries, si l'on compte les clafoutis qu'il classe à part. Dans cette liste, pas de millefeuille. L'orateur analyse longuement l'absence de millefeuille dans La Vie mode d'emploi, remarquant a contrario la relative abondance de gâteaux et sucreries (mousseline aux fraises, charlottes aux myrtilles, mint cake, tarte aux compotes, etc), abondance d'ailleurs prévue dans le «Cahier des charges» rédigé par Perec avant l'écriture du roman. Cette absence est le masque d'une présence obtuse, pour reprendre un terme utilisé par Roland Barthes dans sa «Note de recherche sur quelques photogrammes d'Eisenstein», Cahiers du cinéma, numéro 222, juillet 1970, pages 12-19: au chapitre XXIII, page 134, «une lourde table à quatre feuilles et à piétement central» et, au chapitre LXXIX, p.472, la ville de Milwaukee permettent, selon une technique oulipienne plagiée par anticipation dans la page «Jeux» du numéro 121 de Fripounet et Marinette, la recomposition MIL-waukee + quatre-FEUILLEs=MILLEFEUILLE.
Ibid., p.124
- Pourquoi Perec, dans son lipogramme en e des Chats de Baudelaire n'a-t-il utilisé aucun des mots du même lipogramme composé par Benoit dans sa jeunesse?
Que l'un des 37 poèmes de Dalby [Benoit] soit un lipogramme en e n'a rien d'étonnant. Ce qui en revanche est proprement stupéfiant, c'est que, à l'exception des insignifiants «nos» et «mais», aucun des mots du texte de Dalby ne se retouve dans celui de Perec.
Ibid., p.191
- Quels sont les livres que Pierre Benoit n'a pas écrits? (p.196)

Etc. (Que dire du jeune Coréen qui commence par traduire les cases noires des mots-croisés de Perec? et des anagrammes du nom de l'auteur dissimulé dans le texte? (j'en ai repéré trois, j'en donne un: blond à rassurer) et des citations glissées ça et là dans le texte, Proust, Flaubert, les paroles de My way? et des jeux sur les chiffres?)

Le chapitre 26 est un fantastique exercice de style sur le sonnets Les chats de Baudelaire (Les amoureux fervents et les savants austères). Il en propose 37 variations. Je donne quelques premiers vers et leur contrainte:
vers monosyllabique: Le gros bouc en plein rut et le clerc un peu terne
le synonymique: Les dévots passionnés et les lettrés blafards
le canino-antonymique: L'esseulé négligent, le cancre rigolard

Enfin, à un autre niveau, il apparaît que ce livre a aussi pour objectif (secondaire? Il me semblait que oui, mais finalement, ça pourrait être l'inverse… comment savoir?) de soutenir la biographie de Perec par Vlad Bodelis («La plupart des perecquiens patentés font mine de la dédaigner, tout en la gardant à portée de la main. Il lui arrive d'avoir trop d'imagination, mais il a recueilli un nombre incalculable de témoignages et je crois qu'il pourrait t'être utile» (p.79)) et de se moquer de Brenda Mergan («D'abord vérifier l'exactitude des anagrammes, et de leur transposition en prose; à le négliger pour Alphabets, une Brenda dont je tairai charitablement le nom patronymique a perdu quelques peu de sa crédibilité, si mes renseignements sont exacts.» (p.90) Les coups de griffe se multiplieront, tant et si bien qu'à ma grande surprise, j'ai trouvé une réponse sur le net).

Tout cela donne un nouveau relief à ce que j'ai entendu pendant une semaine, (la moitié des personnages du livre étaient présents à Cerisy), cela me permet de comprendre deux ou trois allusions de-ci de-là. (Et je bénis le ciel de ne pas avoir su à ce moment-là avec qui je me trouvais. Cela m'aurait beaucoup trop impressionnée, tant de spécialistes d'un coup).



Note
1 : tome XXI de la Correspondance de Marcel Proust. lettre à Sir Vidal Sassoon
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