Billets pour la catégorie Valensin, Auguste :

Les langues — réflexions et méthode

… Lu dans Gide ce qui est mon propr cas: il dit aimer l'étude des langues — comme celle du piano — parce que chaque jour on peut y faire quelque progrès, s'assigner des buts et avancer avec sûreté, infaillibilité… C'est cela! Quand une langue ne demande plus aucun effort et n'offre plus aucune occasion de progrès, elle cesse d'attirer ceux qui goûtent précisément cette activité de jeu et ces acquisitions régulières.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Et soudain, je me rends compte en lisant ces lignes que pour moi, apprendre une langue avait peu de choses à voir avec le travail: il y avait ceux qui étaient doués (retenaient vite, avaient l'oreille musicale, n'étaient pas intimidés par leur accent) et ceux qui n'y arriveraient jamais, ou très mal, dont je faisais partie.
Voilà donc une occasion de me mettre sérieusement au travail et de me consoler de n'avoir jamais fait de musique!
Si j'avais à apprendre le latin, je procèderais à peu près comme j'ai fait pour l'italien: je me fixerais une douzaine d'œuvres, que je traduirais avec l'aide d'une traduction, mais en m'imposant de me rendre compte de la traduction, d'en justifier le détail. Puis, cette demi-douzaine d'œuvres, je me fixerais de les lire sans les épeler, de me les rendre familières. Et il y aurait Virgile, (un peu de Bucoliques, un peu de Géorgiques, un peu d'Enéide; de quoi faire trois cents page de Virgile), Horace (deux cents pages), Cicéron (plus facile; cinq cent pages). Cela irait très lentement pour certains auteurs, plus vite pour d'autres… Je me ferais un programme triennal: avec une moyenne de trente à quarante pages par mois, la première année, de cinquante à soixante pages la deuxième, de quatre-vingt-dix la troisième…
Ibid. p.317

Plusieurs remarques:
Valensin a sans doute appris le latin à l'école (douze heures par semaine au collège en 1906, crois-je me souvenir), désapprouve-t-il la méthode utilisée? Ou n'est-elle souhaitable que pour les enfants car trop scolaire, justement?
Il ne parle pas de grammaire: je suppose que c'est ce qu'il entend par «rendre compte de la traduction»: cela signifie de traverser les grammaires (les livres) transversalement, par leur index, car le texte peut renvoyer à tout moment à n'importe quelle règle, sans hiérarchie.
Trente à quarante pages par mois, une par jour, trois cent soixante à quatre cent quatre vingt par an… Mais bien lire ou bien comprendre (ce qui est par exemple mon cas en anglais) ne garantit absolument pas de bien parler (syntaxe et accent). Il faut faire du thème, beaucoup de thème, j'ai toujours été trop paresseuse pour le thème, alors que c'est la vraie pratique de la langue.
Son étude de la langue [l'italien] est conduite avec rigueur. Il constitue des paquets de fiches, sur lesquelles il note les mots inconnus trouvés dans ses lectures. Il a toujours sur lui un paquet de trente fiches. On le rencontre, dans la rue, dans le tram, ses fiches au creux de la main. Il les révise inlassablement. «Tout est das le rabâchage, la persévérance.»
Ibid. p.183

22 octobre 1944. Sur la langue allemande. Je me suis remis depuis quelque temps à l'anglais après m'être aperçu que je le comprenais assez pour lire avec plaisir une nouvelle sans le secours du dictionnaire. Et je continue à lire de l'allemand. Cette dernière langue est beaucoup plus difficile, mais j'estime qu'elle s'écarte assez du français pour offrir, du point de vue pédagogique, les avantages qu'on demande au latin. Bien traduire de l'allemand, c'est vraiment interpréter; surtout si l'on a, comme moi, appris l'allemand par les racines, c'est-à-dire sans faire correspondre un mot français à chaque mot allemand. Pour moi, les mots allemands n'ont pas une acception fixe, un sens unique, ou des sens précis, entre lesquels le contexte permet de choisir; ils produisent pour ainsi dire leur sens chaque fois qu'ils se présentent; et, en dehors de tout contexte, leur signification reste virtuelle et plastique, insaisissable (car saisir une signification, c'est la fixer par un mot) et vague, consistant en une certaine direction de pensée… Par exemple, que veut dire Stimmung? Dans telle phrase, ce mot signifie disposition. Dans telle autre,… dans telle autre… et ainsi de suite. La plupart du temps, j'ignore ces signification que donne le dictionnaire. Stimmung signifie pour moi quelque chose pour quoi je n'ai pas de mot français jusqu'à ce que je le voie dans une phrase et alors il me faut trouver, il me faut découvrir le mot français correspondant à ce que Stimmung me suggère. Pratiquer ainsi la lecture de l'allemand la rend sans doute plus laborieuse, mais combien plus intéressante. Je suis convaincu que c'est ainsi que les Allemands eux-mêmes pensent les mots de leur langue.
Ni l'anglais, ni l'italien, ni l'espagnol, pour ne parler que des langues que je connais, ne se prêtent à être traités de la même manière. Là, un mot correspond la plupart du temps à un mot.
Ibid. p.324-325

Gide et la foi

Pour M.Pic.

C'est d'une curieuse manière que le Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— «Ici, André Gide.»
Etonnement. Insistance.
— «Puis-je venir vous voir, mon Père? C'est pour une consultation grave et urgente.»
Dans une interview, le 24 décembre 1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:

«Vous confier l'objet précis de sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci: André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au camp de condentration une personne menacée. Le moyen comportait de sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule… gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas. Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup!…
Ce jour-là, nous devînmes amis…»

Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres:

«Longue entrevue avec André Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits catholiques… qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent… Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]…, de X. qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses insuccès… de Valéry, des fils de Valéry… François serait remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses autrement, c'est de l'égoïsme… Vouloir satisfaire à un besoin…
Nous nous quittons très sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur.»

En septembre 1947, à Paris, le Père note encore:

«Vu longuement Gide, chez lui… Sujet religieux, tout de suite… Je lui dis: «Sans un au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde.» Il me répond: «Il dépends de nous qu'elle ne le soit pas», ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de Roger…»

Quand Gide est malade à Nice, à la clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18 octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. «Longues confidences très intimes, de Gide.» Quelques jours après, Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs!

Leurs amis communs notent avec amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au téléphone: même accent, même manière d'appuyer sur les syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre, Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de sympathie, de séduction.

Le Père s'amusait beaucoup de ces ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les séparait.
Au cours de l'interview dont il a été question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide:

«Je sais ce qu'on peut reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommader à la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité, peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense que c'est fini… Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé définitivement dans son choix: incroyant et athée. Mais à l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme à Dieu: je crois éperdument à la Miséricorde.»

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232

Coeur, raison, conscience

Premier stade : primauté au cœur, de bonne foi.
Cependant, avec l'âge, l'expérience, la connaissance, il apparaît que la raison doit primer sur le cœur (ce qui transparaît dans «l'enfer est pavé de bonnes intentions», par exemple (ce qui rend si dangereuse cette manie de légiférer en réaction à l'émotion)). Ce faisant, les choix pourront paraître "durs", manquant de douceur. Ce sont des choix privilégiant la raison, donc le long terme.
(Oui, je généralise quelque chose qui paraît ne concerner que la foi. Mais Valensin est jésuite, il est dans l'application perpétuelle du "discernement" qui va permettre de choisir l'action adéquate pour "une plus grande gloire de Dieu"; ou plus simplement, pour les athées, pour plus de justice et de rectitude).
Moi aussi, j'ai dit: si l'on croit, la logique est de tout laisser, etc. Et c'est le raisonnement du cœur, lequel n'est pas mauvais. Le raisonnement de la Raison est différent: si l'on croit, la logique est de faire la volonté de Dieu. Entre le cœur et la Raison, on ne peut être approuvé de donner la préférence au cœur (en cas de conflit) qu'à une condition: c'est de ne pas se rendre compte de la faute que l'on commet; elle devient alors le contraire d'une faute et Dieu accepte ce qu'on lui offre. Mais pour celui qui à compris la suprématie absolue de la Raison, celle-ci étant entendue au sens le plus large du mot, il n'y a pas d'hésitation possible: le cœur doit aimer ce que veut la Raison; en dehors de là, il n'y a plus de sentiment, mais du sentimentalisme.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Quelques pages plus loin, Valensin s'en prend à la recherche de preuves métaphysiques de Dieu.
Supposons-le [un enfant] éveillé comme intelligence et réclamant une preuve métaphysique: étant donné son bagage philosophique, il ne peut être question de lui administrer un argument savant; on lui dira simplement que le monde n'a pas pu se faire tout seul. Le voilà satisfait; c'est bien; mais fier aussi: et c'est ridicule ou navrant. Il se compare aux autres qui n'ont pour eux que leur conscience; lui, il croit avoir avec lui sa Raison. Mais combien de temps cela va-t-il durer?

Arrivé en classe de philo, il s'aperçoit que la peuve sur laquelle il s'appuyait est un peu simpliste… Il cherche quelque chose de plus rigoureux; mais comme les exigences de rigueur croissent avec la culture, il faut attendre que sa formation soit achevée pour que son choix soit définitif. Bienheureux, encore, s'il tombe sur les bonnes preuves! Et s'il rate les vraies preuves, les preuves satisfaisantes; si, de ce fait, il reste en détresse, tant pis pour lui! C'est à soi-même qu'il doit s'en prendre. Dans une question tragique sérieuse, de vie ou de mort, où il joue tout, alors qu'on ne lui demandait qu'être «une conscience», il a voulu être «un cerveau»; mais le salut est promis aux justes et non pas aux savants.

Ibid, p.236-237
La décision droite se trouve donc dans la conscience par-delà la Raison, d'où la hiérarchie cœur < Raison < conscience. Le mystère, c'est que cette conscience, cet instinct du bien et du mal, est présente dès le début chez l'enfant; c'est la Raison qui aura tendance à vouloir l'étouffer. La conscience n'est pas le cœur, elle n'est pas guidée par l'apitoiement ou la compassion, mais par la justice.
Ces lignes de Valensin datent de 1931. Comment ne pas penser à la montée de l'hitlérisme, aux mesures d'euthanasie contre les handicapés sous prétexte de pitié ou de calcul rationnel?

Les lectures dangereuses

(lettre de sa mère vers 1894 ou 1895)

Ne crois pas, mon bien cher Auguste, que ce soit, seulement, par des lectures frivoles d'une littérature corrompue1 que se forment les écrivains et les littérateurs…

Auguste Valensin, textes et documents inédits rassemblés par Marie Rougier et Henri de Lubac, Aubier Montaigne, 1961, p.16





1 Il s'agissait de Musset.
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