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Etablir un texte avec les pieds

Après Brunnenburg, le Voyage à pied gagnera, avec tout le reste des archives Pound, la Beinecke Library, à la fin des années soixant-dix; c'est là que Donald Gallup, alors conservateur du fonds de littérature américaine à Yale, en tentera à son tour la transcription. Au bout d'une vingtaine de pages, il lui faut déclarer forfait. Rien d'étonnant à cela, car, entretemps, le manuscrit était devenu une jungle quasi impénétrable: des cahiers autographes originaux, trois seulement avaient survécu intacts (soit une centaine de pages environ); quant aux cent soixante pages restantes, elles formaient une liasse de feuilles volantes, entremêlées de papiers à en-tête de divers hôtels, de bouts de notes prises à la Bibliothèque nationale et de bribes de chinois destinées aux derniers Cantos — tout cela sans aucun ordre perceptible, entassé en vrac et au petit bonheur dans trois cartons. Sans compter l'écriture! Des pages et des pages minuscules, couvertes des jambages pressés du voyageur, dont la seule vue aurait fait défaillir d'effroi le plus patient des paléographes.

Quand enfin ces pages me sont venues entre les mains, et qu'à mon tour j'ai tenté de les déchiffrer, j'ai vite compris qu'avec un texte aussi rebelle à toute philologie, la seule voie d'interprétation qui s'offrait empruntait les routes de France. Je me suis donc armé de courage, de cartes Michelin et des guides que Pound lui-même avait consultés en son temps — le Baedeker de 1907 sur le sud de la France, le guide Joanne des Pyrénées de 1877 et l'ouvrage de Justin H. Smith, Troubadours at home — et j'ai mis mes pas dans ses traces de l'été 1912. J'ai ainsi découvert que presque toujours les détails réels de la géographie que j'avais sous les yeux permettaient de résoudre les énigmes les plus obscures du manuscrit. Cette méthode de recherche «pédestre» (selon le terme de Donald Davie), qui exige que l'on fasse constamment la navette entre le royaume des référents topographiques réels et le domaine des signifiants écrits, infirme la plupart des théories modernes sur la textualité1.

Richard Sieburth, p.9 de la préface à Sur les pas des troubadours en pays d'oc, d'Ezra Pound





1Donald Davie, The Cantos: Towards a Pedestrian Reading, in Paideuma, vol.I, n°1 (printemps 1972), p.55-62. Les premières explorations menées par Davie sur le territoire autour de Chalais et d'Aubeterre ont ouvert la voie à cette expédition du Voyage à pied.

Ceci n'est pas un quizz culturel

Cette remarque est à mes yeux fondamentales. C'est ce que je tente d'expliquer régulièrement à propos du travail sur les Églogues: nous effectuons un travail austère et humble, indispensable et plaisant, mais qui présente l'inconvénient de casser le rythme du texte et d'une certaine façon de le rendre incompréhensible, puisque les résonances ne s'ordonnent et ne se développent que lorsqu'on lit sans arrêt, sans réflexion, lorsqu'on passe comme passe un passant ou un promeneur dans un paysage curieux et beau, connu et mystérieux à la fois (voyage dans le parc de Landor).

Ce détour par la lecture approfondie ("sans hâte", ai-je trouvé chez les joyciens: unhurried reading) est nécessaire, mais ne doit pas faire oublier la joie simple de lire.
L'essentiel des obscurités des textes poétiques de Pound est maintenant aplani par la prolifération des guides, gloses, commentaires en langue anglaise. Cependant, ces gloses ne sont pas encore accessibles au lecteur français, et surtout elles réduisent le texte, par avance, au statut de quizz culturel, et font des Cantos un «Trivial Pursuit» de la culture universelle. Ce n'est pas ainsi que Pound entendait qu'on le lise, il croyait aux vertus d'une culture vivante, élaborée peu à peu lors de confrontations ardues et directes avec des œuvres, des documents, des cultures parfois très éloignées de la nôtre. «Rien ne peut se substituer à une vie humaine», répète Pound à la fin de sa vie, méditant sur le prix qu'il avait payé pour vivre jusqu'au bout la culture qu'il avait contribué à créer.

Or un fait central doit ici être souligné: tout, dans l'œuvre de Pound, se répond, s'éclaire, se commente. Pénétrer dans le maquis des textes c'est apprendre à explorer un pays dont il faut à la fois apprendre la langue et comprendre les coutumes, avant de goûter la fraîcheur de ses récits fondateurs.

Ezra Pound, Je rassemble les membres d'Osiris, extrait de la préface de Jean-Michel Rabaté, p.8

Obstination

En novembre 1915, les efforts en vue de trouver un éditeur pour Dédalus, dont la parution s'achevait dans l'Egoist de septembre, s'intensifièrent. Le roman avait été refusé en mai par Grant Richards, l'éditeur de Joyce (si tant est qu'on ait pu dire qu'il en eût un). Martin Secker le refusa en juillet et Herbert Jenkins en octobre (Pound écrivit à Joyce par la suite que Secker «pensait que Dédalus était du bon travail mais ne croyait pas à sa réussite financière»). Lorsque Joyce dit à Pinker de retirer le manuscrit des mains de Duckworthet de l'envoyer à l'éditeur français Louis Conard, Pinker et Pound l'en dissuadèrent. En novembre, Miss Harriet Weaver offrit de le faire publier aux frais de l'Egoist, mais elle ne put trouver un imprimeur pour le faire (selon la loi anglaise non seulement l'auteur et l'éditeur mais aussi l'imprimeur sont passibles de poursuites). Pound et Pinker continuèrent de chercher un éditeur commercial.

présentation de Forrest Read
in Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, p.69




Si tous les imprimeurs refusent de faire votre roman je dirai à Miss Weaver de le publier avec des blancs et puis nous mettrons et collerons à ces endroits les passages supprimés, tapés à la machine sur un bon papier. Même si je dois le faire moi-même.

lettre de Pound datée du 16 mars 1916
Op. cit., p.85

Prière

Dieu ait pitié de tous les pauvres marins du bateau de la vie littéraire.

Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, 21 juillet 1914, p.40

Cratyle en Chine

En Europe, si on demande à quelqu'un de définir quelque chose, sa définition s'éloigne toujours des choses simples qu'il connaît parfaitement, elle se renfonce dans un région inconnue, une région d'abstraction de plus en plus éloignée.
Ainsi, si vous lui demandez ce qu'est le rouge, il répond que c'est une «couleur».
Si vous lui demandez ce qu'est une couleur, il vous répond que c'est une vibration ou une réfraction de la lumière, ou une division du spectre.
Et si vous lui demandez ce qu'est une vibration, il répond que c'est une sorte d'énergie, ou bien quelque chose de ce genre-là, jusqu'à ce que vous en arriviez à un mode d'être, ou de non-être. En tout cas, vous perdez pied, ou bien c'est lui qui perd pied.
[…]
[Le Chinois] veut définir le rouge. Comment peut-il le faire dans un dessin qui n'est pas peint en rouge?
Il réunit (ou son ancêtre réunissait) les dessins abrégés des choses suivantes: une rose, de la rouille, une cerise, un flamand rose.
[…]
Le «mot» ou idéogramme chinois pour rouge est basé sur quelque chose que tout le monde connaît.
[…]
Fenollosa expliquait comment et pourquoi un langage écrit de cette manière NE POUVAIT QUE RESTER POETIQUE; simplement il ne pouvait pas ne pas être ni rester poétique puisqu'aussi bien une colonne de caractères écrits anglais pouvait ne pas rester poétique.

Ezra Pound, a.b.c. de la lecture, chapitre 1
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