En 1964, Susan Sontag publia un article sur le "Camp" appelé à devenir la référence pour cette notion. Elle n'en donne pas de définitions, ou plutôt elle en donne plusieurs, évoluant entre mauvais goût, farce, plaisir de l'exagération, définissant le "Camp" avant tout comme une attitude esthétique. Le "Camp" s'explique finalement davantage par des exemples que par des explications, étant la jouissance "d'en faire trop" ou le rire intérieur devant celui qui en "fait trop" avec un imperturbable sérieux (car celui qui jouit du "Camp" ne se départit jamais d'une invisible ironie, d'un indécelable recul, d'une certaine cruauté finalement, tandis que celui qui en est l'origine involontaire produit naïvement ce qu'il pense être la Beauté ou l'Art: aux premiers le "Camp", aux seconds le kitsch, le "Camp" devenant la jouissance d'un kitsch TROP kitsch pour être vrai).

A l'usage, il se trouve que j'apprécie énormément le "camp". Je faisais du "camp" sans le savoir.

L'article de Sontag prend la forme de cinquante-huit notes comme autant de fragments, dédiées à Oscar Wilde.

Le "Camp" est fondamentalement ennemi du naturel, porté vers l'artifice et l'exagération.
Susan Sontag, L'œuvre parle, p.307

1. Pour commencer par des généralités: "Camp" est un certain modèle d'esthétisme. C'est une façon de voir le monde comme un phénomène esthétique. Dans ce sens — celui du Camp — l'idéal ne sera pas la beauté; mais un certain degré d'artifice, de stylisation.
ibid, p.309

2. Il n'y a pas seulement une vision "camp", une manière "camp" de voir les choses. Le "Camp" est une qualité qui se découvre également dans les objets ou la conduite de diverses personnes. Il y a des films, des meubles, des vêtements, des chansons populaires, des romans, des personnes,des immeubles, porteurs de la qualité "camp"... Cette distinction a une grande importance. Le regard "camp" peut transformer entièrement telle ou telle expérience; mais on ne saurait voir sous un aspect "camp" n'importe quoi. La qualité "camp" ne se trouve pas exclusivement dans le regard du spectateur.
ibid, p.309

5. [...] L'art "camp" est, le plus souvent, un art décoratif qui met plus particulièrement en relief la forme, la surface sensible, le style, au détriment du contenu.
ibid, p.310

6. En un sens il est tout à fait correct de dire: "C'est trop bon pour que ce soit "camp", ou "c'est trop important", c'est-à-dire pas assez en marge. (il nous faudra revenir sur ce point.) Ainsi sera "camp" la personnalité et la plupart des ouvrages de Jean Cocteau, mais pas ceux d'André Gide; les opéras de Richard Strauss, mais pas ceux de Wagner; les mélanges conçus à Liverpool et Tin Pan Alley, mais pas le jazz. D'un point de vue sérieux, de nombreux exemples de "Camp" sont, soit des œuvres ratées, soit des fusmisteries. Pas tous néanmoins. Ce qui est "camp" n'est pas nécessairement l'œuvre ratée, l'art à son niveau inférieur; mais certaines formes d'art gagnent à être vues sous l'angle du "Camp" — les meilleurs films de Louis Feuillade, par exemple, qui méritent très sérieusement admirés.
ibid, p.310

16. Ainsi la sensibilité "camp" est-elle à la fois aiguë et révélatrice que certains éléments peuvent être pris dans un double sens. Mais il ne s'agit pas des deux étages bien connus de la signification, celui d'un sens littéral qui se distingue parfaitement d'un sens symbolique. Il s'agit plutôt de la distinction entre le sens, sens quelconque, de l'objet en lui-même, et le sens de l'objet conçu comme pur artifice.
ibid, p.314

23. L'élément essentiel du "Camp", naïf ou pur, c'est le sérieux, un sérieux qui n'atteind pas son but. Il ne suffit pas évidemment que le sérieux manque son but pour recevoir la consécration du "Camp". Seul peut y prétendre un mélange approprié d'outrance, de passion, de fantastique et de naïveté.
ibid, p.316

25. La marque distinctive du "Camp" c'est l'esprit d'extravagance. [...] Le "Camp", c'est souvent la marque du démesuré dans l'ambition de l'artiste, et pas simplement dans le style même de l'œuvre. [...]
ibid, p.317

26."Camp", c'est un art qui se prend au sérieux, mais qui ne peut être pris tout à fait au sérieux, car il "en fait trop". Titus Andronicus et Strange interlude sont presque "camp", ou pourraient être interprétés comme tels. Pur "Camp", fréquemment, les morceaux d'éloquence, les attitudes publiques de de Gaulle.
ibid, p.317

27. Une œuvre qui aurait pu être "camp" ne l'est pas du fait qu'elle a atteint son but. Les films d'Eisenstein sont rarement "camp" car, en dépit de l'outrance, il atteignent pleinement la réussite dramatique. Il aurait suffit d'en "faire" un peu plus pour que ce soient de grands morceaux de "Camp" — en particulier, les époques I et II d'Ivan le Terrible. [...]
ibid, p.317

37. La première forme de sensibilité, celle de la grande culture, se fonde solidement sur la morale. La seconde, sensibilité de l'excès, qui inspire souvent l'art "d'avant-garde" contemporain, tire avantage d'une perpétuelle tension entre l'esthétique et la morale. La troisième, le "Camp", n'a que des préoccupations esthétiques.
ibid, p.322

38. Le "Camp", c'est une expérience du monde vu sous l'angle de l'esthétique. Il représente une victoire du "style" sur le "contenu", de l'esthétique sur la moralité, de l'ironie sur le tragique.
ibid, p.322

41. Le "Camp" vise à détrôner le sérieux, le "Camp" est enjoué, à l'opposé du sérieux. Plus exactement, le "Camp" découvre une forme de relation nouvelle, et plus complexe, avec le sérieux. On peut se moquer du sérieux et prendre la frivolité au sérieux.
ibid, p.323

42. On est séduit par le "Camp" quand on s'aperçoit que la sincérité ne suffit pas. La sincérité peut être ignorante, et prétentieuse, et d'esprit étroit.
ibid, p.323

44. Le "Camp" nous propose une vision comique du monde. Une comédie, ni amère, ni satirique. Si la tragédie est une expérience d'engagement poussée à l'extrême, la comédie est une expérience de désengagement, ou de détachement.
ibid, p.323

55. Le goût "camp" est avant tout une façon de goûter, de trouver son plaisir sans s'embarrasser d'un jugement de valeur. Le "Camp" est généreux. Son but: la jouissance. Le cynisme, la malice: purs artifices (Ou, s'il s'agit de cynisme, parlons d'un cynisme mou.) Le goût "camp" ne propose pas de prendre au sérieux ce qui est de mauvais goût: il ne se moque pas de l'œuvre achevée, du drame authentique. Mais il parvient à apprécier, à trouver un goût de réussite à des tentatives passionnées qui ont abouti à l'échec.
ibid, p.327

56. Il y a de l'amour dans le goût "camp", de l'amour de la nature humaine. Il goûte, sans vouloir s'ériger en juge, les menus triomphes et les outrances abusives de la "personnalité"... Le goût "camp" valorise chaque objet de son plaisir. Ceux qui sont pourvus de cette forme de sensibilité ne cherchent pas à se moquer de l'objet qu'ils nomment "camp". Ils en jouissent. Le "Camp", c'est de la sensiblerie.
(Il faudrait ici faire une comparaison entre le "Camp" et une bonne partie du "Pop Art". Le "Pop Art", quand ce n'est pas simplement du "Camp", procède d'un état d'esprit à la fois comparable et fort différent. Le "Pop Art" est plus sec et plus plat, plus sérieux, plus détaché de son objet, nihiliste en fin de compte.)
ibid, p.327