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Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 5 et 6

5. Les initiales et le jeu de la lettre

Ce que j'ai, improprement sans doute, nommé «bégaiement textuel» peut se redoubler d'un effet d'initiales que nous verrons d'abord cachées parce qu'accompagnées de signifiants qu'elles ont habituellement mission de désigner «in absentia». Ainsi, dans Les Gommes, le titre de Wallas : «Agent spécial» (p.41), c'est encore son nom. Ses lettres finales initiaient respectivement chacun des termes et la syllabe finale du syntagme répercute la syllabe, redoublée en son inversion (al-la) qui forme le centre du nom. Produisant littéralement les initiales, la lecture, par contrecoup, isole ironiquement la dernière syllabe de Wallas, «l'as».

Et le jeu ne s'arrête pas là. Voyons un peu, sous cet angle, Daniel Dupont. La présence d'un doublet :«Albert Dupont», en distorsion, invite à accorder encore plus d'importance à la formulation initiale qui demeure la plus fréquente. Ainsi le redoublement des initiales (assez fréquent dans ce roman), conduit à se demander si Daniel Dupont ne porte pas sa mort en sautoir. «Daniel Dupont (...) ancien professeur à l'Ecole de Droit (...) Décédé» (p.30). L'art délicat du télégramme exige, comme chacun sait, des prouesses de laconisme. Celui que doit envoyer Wallas peut fort bien se deviner comme un simple énoncé de cinq lettres: « DDDCD ».
Traitées en un raccourci familier («dédé»), ces mêmes initiales font rimer Daniel Dupont avec un de ses assassins hypothétiques : André V.S. Ce qui produit (ou accrédite) en quelque lieu du texte la probabilité du suicide.

Lorsqu'apparaissent explicitement des lettres, chiffre ou abréviations, un message cryptographique pourra s'y lire selon le même procédé. Mais il faut noter qu'alors les lettres seront souvent dissociées du nom qu'elles résument, produisant par elles-mêmes une sorte de commentaire «off» ou des questions posées au texte Ainsi en est-il de cette séquence de la Maison de Rendez-vous où apparaît, après la description d'une fille dans un magazine contemplé par le balayeur, la formule : «S.L.S. Tel.: 1-234-567» (p.80). Le soupçon porté aussitôt sur un «narrateur peu scrupuleux qui semble ignorer le sens des trois initiales» ainsi que le numéro de téléphone outrageusement «irréaliste» qui lles accompagne éveillent aussitôt l'impression d'un message chiffré. Qui peut se lire ainsi : «Est-ce Elle? (voire même, «Est-ce L?» Laureen ou Lorraine), Est-ce tel?» que ce «narrateur peu scrupuleux» l'énonce.

Ainsi en est-il encore dans Projet avec les initiales de Joan Robeson : « J'y erre. » Il est alors (p. 56) justement question de sa disparition et des recherches entreprises pour la retrouver.
Il se peut même que le choix des lettres qui désignent dans l'Immortelle les trois «personnages» principaux découle entièrement de la volonté de faire apparaître un message ironiquement banal, par la simple succession de l'ordre alphabétique: «Elle aime N», et ce d'autant plus que cette dernière ne peut absolument pas passer, contrairement au L (Laïla, Lâle, Eliane justement,etc...) pour une initiale (c'est «André Varais» qu'elle désigne).

Et puisque nous avons fait ce détour par le cinéma, sous la forme du script, signalons que c'est d'un même procédé que relève la réécriture de L'Eden et après en N a pris les dés, sans doute passé par l'intermédiaire: «les dés à N» (L'Eden —> Le . d. a. n).
La lettre à fonction strictement (en apparence) descriptive n'est pas exclue du jeu. Bien au contraire. Dans Les Gommes, on le sait, l'assassin présumé suivi par l'ivrogne (p.121, 123) porte un imperméable dont le dos s'orna d'une déchirure en forme de L. Wallas, lui en porte tieux dans son nom. Ce que souligne l'épellation téléphonée du patron : «Wallas. Il s'appelle Wallas. Double vé, a, deux èl, à, èss. Wallas» (p.124). Qn remarquera qu'ici la graphie multiplie les lettres («èl» pour L) et va jusqu'à produire deux mots pour me seule lettre (« Double vé » pour W. On aura, dans Le Voyeur, de la même façon : «i grec» pour y. Ce n'est pas sans effet sur la lecture).
Ses deux L désignent donc bien, encore une fois, Wallas comme l'assassin, mais confirment aussi que «le crime vient d'un autre monde». Le docteur Juard n'est-il pas un «faiseur d'anges»? Ainsi Wallas serait une image séraphique ironique (le «deus ex machina» moqué) mais aussi un ressuscité des morts, le «Lazare» (Wallas-Lazare) annoncé par Garinati (p.23). En délicat filigrane, la dérision du personnage romanesque et de ses prétentions à la nature : le voilà aussi irrémédiablement crevé que le grand Pan.

Et dans ce roman, ce n'est point tant le temps que le texte qui «donne la solution». La narration cache dans son jeu un «as» : Wallas. Elle le cache tout en le révélant à une lecture un tant soit peu attentive. Car le texte est miné, nous en avons déjà eu quelques preuves, et miné jusqu'au paragramme. Ainsi, celui de la page 41, qui, une fois de plus, donne la solution: «La pièce était dans l'obscurité, voir à quel moment exactement la main non prévenue allume. Un autre à sa place... L'assassin toujours retourne.» Il est significatif que Wallas se lise par «voir», «allume» et «place», on croit l'avoir démontré. Mais travaillons encore un peu les lettres de ce supplétif qu'est Wallas.

Voyons Bona annoncer sa venue à Garinati : «Ils nous envoient un agent spécial. Un M. Wallas» (p. 39). Le « Monsieur », on le voit, est écrit, comme dans une adresse, par son initiale seule. Rien ne vient l'empêcher de jouxter le W de Wallas. Cette collusion invite qui lit l'intertextualité restreinte formée par le discours de Robbe-Grillet à reconnaître dans l'un l'inversion graphique de l'autre. Une telle lecture, le pasage de Wallas à Mathias ainsi que la présence dans Projet des deux frères interchangeables W et M l'accrédite sans doute. S'il faut une preuve locale, signalons, dans la même page: « Il n'a pas eu beaucoup de mal à le dénicher ce Wallas...»
Donc, Wallas est M. Allas (M. Alias, sorti justement du «Café des Alliés» et prototype de l'Elias de T.E.E., de l'Eliane de L'Immortelle aussi), comme par une faute typographique.

Les résultats obtenus en faisant tourner la lettre initiale nous incitent à la déplacer encore. Contentons-nous, cette fois, d'un demi-tour. Il fait apparaître, comme par hasard, le sigma majuscule des grecs (ne sommes-nous pas en milieu secrètement Hellène). Le «Sallas» [sigma majuscule, impossible sur ce blog] ainsi obtenu est un parfait palindrome (comme le sera, plus tard, dans des proportions plus modestes, Ava), représentation graphique la plus parfaite du redoublement spéculaire dont plus d'une occurrence est discernable dans Les Gommes. Or ce palindrome s'obtient par le recours de l'étranger linguistique et fait aussi apparaître, entre les deux parenthèses ainsi formées, le «mais» grec. Wallas n'est-il pas tout entier désigné par cette fonction adversative vite devenue alternative?
Puisqu'il est dit que «les équipages se recrutent à l'étranger » (p.19) et que le patron déclare par téléphone son encombrant pensionnaire au «Service des étrangers» (p. 124), franchissons donc la frontière.

6. Le nom d'ailleurs

Opposés à l'archétypal « Dupont », bien qu'ils puissent aussi relever d'une minorité nationale, «Wallas» et « Garinati » dénotent l'étranger. Et ils rencontrent une autre étrangeté : le nom réduit à une trace ambiguë : «André VS.» Un rapprochement s'impose entre ces trois noms d'assassins. Tous trois portent l'adversatif: grec pour Wallas, latin pour Garinati (Garinati: anti) et Vs (qui peut se lire comme une abréviation de «versus». Il est d'ailleurs ainsi utilisé dans les pays anglo-saxons). Ces trois «hommes contre» («André», le mâle grec, seul prénom de cette trinité) sont dirigés par deux noms : celui du chef de police : «Fabius» et celui du chef de bande: «Bona.» Tous deux ont quelque apparence latine, encore que «Bona» se résolve en l'innocent «Bonaventure». Mais la première lettre à venir compléter son nom, c'est le fort dangereux V et Fabius, quant à lui, fournit la finale S. N'est-ce pas dire déjà que l'apparition du nom sur le calque VS ne se pourra obtenir que par quelque collusion entre police et pègre. Et, par ailleurs, Garinati n'est-il pas déjà épuisé, non profitable, comme l'énonce l'anagramme: «gain tari». Il lui faudrait sans doute le «grain» d'une gomme et le «tain» d'un miroir pour être opérationnel. Il ne peut donc que s'en retourner (Garinati -> «girant (i)»), faisant place à Wallas. On n'a que faire d'un italien ou d'un corse dans une affaire gréco-latine.

Mais si nous quittons maintenant le champ des langues mortes («la musique de mots perdus» p.15), peut-on faire, dans le nom, s'en agiter une vivante? Wallas n'est pas seulement grec et français, il est aussi d'allure germanique (et plus d'un toponyme en a aussi l'accent dans Les Gommes). Ainsi, l'opéra apparu (p. 23-24) peut-il se lire comme La Walkyrie, autre histoire de famille, s'il en fût. Ainsi la présence fréquente aux abords de Wallas de formules pouvant passer pour des équivalents du «Was» et même du «lass» allemands. Mais il y a mieux et beaucoup plus troublant. Le patron, s'interrogeant (p.30) sur ce qui motive l'attente de Garinati, accoudé près du pont, formule: «Qu'est-ce qu'il attend là? Qu'il passe une baleine?» Justement, serait-on tenté de dire. Garinati n'attend-il pas Wallas, comme le texte le souligne dans la même séquence. Et Wallas, notre néo-germain, n'est-il pas «Wal (lass)»: c'est-à-dire en partie et en passant par l'allemand : «la baleine»? Une rue «Jonas» n'est d'ailleurs pas loin. On devine les objections. A ce jeu, n'y a-t-il pas danger d'un panglotisme triomphant, pour lequel tout texte serait écrit, à la limite, en toute langue. Immédiatement, bien sûr, vient à l'esprit l'exemple limite, le polygrammé Finnegans Wake. Capture par l'anglais (langue seconde de Joyce, comme on l'a plaisamment souligné) de multiples langues indo-européennes, non, pour en assurer l'impérialisme mais pour en célébrer l'éclatement joué. Or, il faut le souligner, Finnegans Wake n'est pas illisible. Il peut se lire entièrement en anglais. Si l'on me poussait un peu, j'ajouterais qu'il peut aussi se lire entièrement en français. Tout dépendra de la langue-référence choisie par le lecteur parmi celles qui s'y exhibent. Ce paradoxe farceur vise à souligner un phénomène encore trop escamoté: le contexte capture. Comme il arrive à la citation, pris dans la trame, le ou les mots étrangers s'y font naturaliser. En vertu d'un phénomène de pseudo-traduction, de transcription plutôt que j'appellerai pour l'opposer au « principe de Pangloss », loi des bons élèves, le «principe numéro deux», plaisir des cancres, en hommage à Gide qui va maintenant nous permettre de l'illustrer.

Dans Paludes, Gide s'amuse à faire faussement traduire: «numero deus impare gaudet» par «le numéro deux se réjouit d'être impair» où seul, comme pour redoubler la plaisanterie, «se réjouit» est une traduction, le reste n'étant que décryptage homophonique.
La «douce Pauline» des Gommes, l'inexplicablement disparue, avec « la musique de mots perdus » qui lui fait cortège, n'est-elle pas comme un écho de «la bonne Pauline » dont des générations de potaches préférant voir tricoter les oies que courir les animaux ont appris à se demander où elle était passée («ouk elabon polin» et sa «traduction»: où qu'est la bonne Pauline). Etonnons-nous aussi des «traductions» du Projet, des stupéfiantes «marijeanne», des spiritueuses «marie sanglante» qui en oublient d'être «foutues». Demandons-nous si la polychrome Joan Roberson, rousse négresse à la peau claire ne se colore pas aussi grâce à son prénom, du jaune qui lui manquait. Et sondons un peu, en guise de vérification, un texte où les langues étrangères sont constamment présentes dans la fiction bien que la narration feigne d'en ignorer la trace: ''La Maison de Rendez-vous''.

Telle transformation d'un jardin en un remède opérée par une traduction de son nom («Tiger balm garden» p.29 = «baumes du tigre», p.166), tel baptême par une synecdoque passant par deux langues (le sculpteur R. Jonstone), tel autre par un anagramme formant à partir du français un prénom étranger (la rafle de police et Sir Ralph), autant d'évidences d'un travail de la langue étrangère. Transcrite tout autant (et même plus) que traduite. Ainsi, au niveau des titres, il faut se demander si Sir Ralph ne programme pas les «sœurs» Kin et Kito, si l'enlaidissement progressif de Ava n'est pas exigé par certaine prononciation de son titre qui pourrait même faire apparaître le principe aléatoire : les dés (la prononciation française de «New York» n'énonce-t-elle pas le «nous» par quoi se désigne le procès narratif de Projet). On pourra même considérer le nom comme le générateur d'une description, par l'entremise de notre «principe numéro deux». Par exemple « Jonestone » déclenchant la séquence narrative de la jaune «stone» (p.78-79).

Certain nom fameux se profilant dans la marge mérite qu'on s'y arrête. Constatons d'abord l'importance de «Hong-Kong» dans la .génération sonore des noms (comme, de la même façon, c'est dans le lieu : la «Villa bleue» que s'inscrit l'hôtesse: Eva, Ava, etc.). «Ho», «Kim», «Kito» en sont des dérivés comme l'est d'ailleurs «Johnston» lui-même. Ceci posé, remarquons la présence de la reine anglaise : Victoria, Queens road, Queen Street. Le «vieux roi fou» ne doit-il pas finir par se traduire en «King» et former ainsi en rencontrant le nom de la ville, un nom, apparu dans les marges du texte qui en propose alors la résurgence narrative. Ainsi, lorsque nous lisons la description de «l'Enlèvement d'Azy» (p.55) : «monolithe de trois ou quatre mètres de hauteur qui représente un orang-outang gigantesque portant sur son épaule, où il la retient d'une main négligente, une belle fille grandeur nature, aux trois quarts dévêtue, qui se débat sans espoir tant ses dimensions sont dérisoires par rapport à celles du monstre», une voix ironique ne formule-t-elle pas «King-Kong» dans ce qu'il faut ici encore nommer l'«infra-texte».

Le nom étranger, le nom d'ailleurs est devenu un ailleurs du texte.
Mais aussi, et sans cette fois le recours à une autre langue, le nom peut énoncer l'ailleurs littéraire en faisant jouer l'intertextualité généralisée dont il est alors le signal. Car, parce qu'il renvoie à une pluralité de référents, le nom est une connexion, au même titre que certaines phases ou certaine parenté de fiction, ces deux indices que faisait jouer Morrissette pour reconnaître dans Les Gommes, Brighton rock et quelque Simenon «cités». Il parlait d'ailleurs aussi de Sartre.

Or n'apparaît-il pas, dès les premières pages des Gommes, en rapport avec le café, un certain Antoine dont plus d'un attribut fait venir sur le bout du texte le Roquentin de La Nausée. Qu'on en juge plutôt : «Ce crétin d'Antoine avec sa gymnastique suédoise tous les matins. Et sa cravate rose l'autre jour. Hier» (p.12). Et, une ligne plus bas : «Drôle de petite tache; une belle saloperie, ce marbre, tout y reste marqué. Ça fait comme du sang.» Encore : «Entre deux eaux, des masses incertaines passent, hors d'atteinte (...) Antoine avait son chapeau; ça lui donne l'air malin son chapeau! Son chapeau et sa cravate rose.» Une telle saturation d'au moins tout le début du texte n'autorise-t-elle par certain rapprochement entre «le café des Alliés» et «le rendez-vous des cheminots», entre la célèbre tranche de tomate et la non moins célèbre racine, le travail d'épuration du texte de Robbe-Grillet faisant bien apparaître ce que l'objet sartrien gardait encore de «sens».
On sait d'ailleurs que bon nombre de critiques (dont je suis) considèrent La Nausée comme un texte précurseur et que bien d'autres, encore plus nombreux (et dont je ne suis pas) font encore de Robbe-Grillet un écrivain « phénoménologique »: on n'a qu'à penser, par exemple, à l'interprétation d'Olga Bernal.

Veut-on d'autres titres amenés par un nom et confirmés par certains éléments (de fiction cette fois)? Garinati, surtout si l'on considère que les trois dernières lettres peuvent tomber d'être aisément capturées dans ce que j'ai appelé le « bégaiement textuel », n'est-il pas quelque peu Garine? Il est même l'anti Garine. Les Conquérants n'est-il pas en partie présent, dans la fiction, par l'hypothèse du crime politique notamment, et accrédité dans la narration par cette apparition, ô combien malicieuse: «Mark et Lengler» (p.47, 48). La raison sociale d'une entreprise capitaliste formée à partir de Marx et Engels, d'autant plus que ce « Langler » peut fort bien se lire: «l'anglais».

Ne pourra-t-on s'autoriser d'une semblable lecture pour faire apparaître dans la marge du Voyeur un nom tu qui formule presque Mathias, en position stratégique, «Le démon au corps » attribué maintes fois à Jacqueline n'est-il pas une tentative du texte pour éviter en la frôlant la formule toute faite et littéraire du «diable au corps» dont la présence aurait convoqué «Marthe», un peu trop proche de Mathias pour que celui-ci ne se trouve pas ainsi, déjà accouplé à Jacqueline. On me reprochera sans doute ici certain trafic de vedettes littéraires. Et après? La lecture n'est pas un culte. C'est une lutte serrée dont s'ulcère plus d'un qui se voudrait inculte. Tout texte se lit par une bibliothèque, fût-ce la verte. Tout lecteur multiplie ou caviarde le texte des branchements non programmés de sa propre culture ou de son inculture (qui n'a pas l'une et l'autre?). La citation? Une prime au bon élève, uneméprise au mauvais qui ne s'en soucie guère et n'en est pas pour autant un mauvais lecteur. La petite croix d'or que dans Glissements progressifs Robbe-Grillet dédie pieusement à Bataille produira peut-être une citation pour qui n'a pas lu Bataille, une citation peut-être du dernier film vu au «Midi-minuit» ou à la Villa bleue.
A plus forte raison tout nom, en soi une citation, devient infailliblement suture de textes.

Qu'en est-il maintenant lorsque le nom désigne un personnage historique? Le «Henri Martin» de Dans le Labyrinthe, dont la présence semble d'abord exigée par son aptitude à remplir des initiales qui sont le chiffre d'un des processus narratifs de base, ce «Henri Martin», double prénom, quel est-il, qui furent-ils?
Le Parisien y reconnaîtra une avenue fort bourgeoise et peut-être son éponyme : l'historien, député et faiseur de manuels. L'homme d'un certain âge y verra le marin communiste de la célèbre affaire. Le plus jeune se souviendra de sa trace : murs et rues de l'hexagone criblés d'exhortations à libérer cet homme. Un plus jeune encore n'y lira rien, tout au plus un proverbe. Le curieux aidé d'un dictionnaire, ou le connaisseur, saluera en lui un peintre assez obscur. Quel «Henri Martin»? ou encore qui, «Henri Martin»? Voire même «Henri Martin» ou «Ralph Johnson» ou n'importe qui, quelle importance?

Si on veut considérer qu'il fait référence, le texte semble privilégier le marin et l'historicien. Les personnages « historiques » ainsi choisis s'opposent par plus d'un trait. Encore faut-il les «lire». De multiples tensions font jouer dans la communauté d'un nom les attributs textualisés de référents adverses. Mais justement, parce qu'il est un espace ambigu, parce qu'il unit dialectiquement ceux qui entre autres, le portèrent et parce qu'il les unit ailleurs que dans le «réel», ce nom oblige à textualiser les personnes historiques, à travailler le discours qui les porte et non à les voir. Il transforme des individus en texte», un texte autre, une tangente à Dans le Labyrinthe et non sa lecture.
Il est aussi l'index d'un autre livre (L'Affaire Henri Martin) et d'un manifeste (celui dit «des 121», signé, comme on sait, par Robbe-Grillet). Engage-t-il pour autant le texte? Certes pas autrement que dans cet effet de rappel. Car la référence ne parvient pas à « prendre », perdue dans un réfèrent textuel. Mimant une pratique, sociale, le texte la déjoue, car il articule ce signifiant à d'autres qui ne sont que du texte, qui, cernés, sont ainsi empêchés de rejoindre la galaxie des autres discours, qui ne peuvent que les désigner sans les atteindre. Comme le mot «chien» qui n'aboie pas mais reste à la niche qu'il forme, le «Henri Martin» de Dans le Labyrinthe, fut-il voulu en référence à l'autre, ne fera jamais parvenir aucun tract, fût-ce ce livre même, à personne.

Mais il est là, présence insistante, ineffaçable, qui n'est pas une réponse mais une question sans fin.
Puisqu'il ne peut « représenter » une personne, puisque l'espace où il se marque est la parenthèse d'un texte, les sens viendront au nom de relations textuelles et son code, sa langue à partir de quoi (et contre quoi) la narration le fera parole (comme nous l'avons vu), ce sera le système du nom, propre à chaque roman ou film et cet autre système, plus vaste, propre à l'œuvre dans son ensemble toujours provisoire. C'est maintenant sous l'angle de cette double articulation que nous l'envisagerons.

Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 1 et 2

Lecture de L'onomastique R-G au rusé Ulysse

« Mes amis m'appellent Dum, dit Monsieur. Spiro, tant je suis vif et gai. D-U-M. Anagramme de mud. » Samuel BECKETT, Watt, p. 28.

1. Le propre et les communs

Le nom, au moins littéraire, est un curieux accroc au tissu textuel. Signifiant pur, il semble commander des fastes de perdition et de production sémiques où lui seul reste épargné. Le Rouge et le Noir, par exemple, est tissé de tout sauf de Julien Sorel. Il parle de lui mais ne le parle pas. Du moins à première apparence.

Car faut-il bien décidément le dire pur signifiant? N'est-il pas, aussi bien, pur réfèrent, s'épargnant l'étape ambiguë du signifié? N'est-il pas, radicalement, un signe béant et clos tout à la fois? Ouvert à toutes les réalités extra-textuelles qui l'accréditent comme renvoi et qu'il vise comme envoi, fermé à toute textualité que pourtant il commande.

Souverain de n'être qu'un index, son massacre ne sera-t-il pas en fin de compte son sacre. Seul « non mot » du texte, n'en sera-t-il pas en effet le maître mot, retrouvé comme un générateur dégénéré. Son identité ambiguë n'a d'égale que l'ambiguïté qu'il lègue à toute identité. Julien Sorel se perd dans l'identique de tous les possibles. Le patronyme est, bien sûr, un nom collectif, un nom commun. Mais qui ne peut se résoudre à redevenir commun comme «impropre» donc propre au figuré, propre à la consommation figurale.

Or, Balzac parlant de son projet totalisateur et incommensurable ne parle-t-il pas de faire concurrence à l'état-civil, c'est-à-dire une morne succession, illisible et recensaire, de signifiants sans autres signifiés que leurs référents démesurément absents. Quel silence dans ces déclinaisons d'identités s'annulant de leur paradoxale interchangeabilité!

Or, qui peut encore, n'étant pas quelque savant soucieux de référents ou de références, «lire» les multiples généalogies qui émaillent les textes sacrés. Ces livres de noms sont des doubles cénothaphes: plus de représentation sous le référent, plus de langage sous l'inscription.

Mais voici qu'un pillard envahit la tombe vide et s'émerveille de la présence qu'il y découvre : la sienne. Voici qu'une lecture enfin se fait qui est une écriture. Les grammes de pierre et les phones emmurés s'animent en disloquant le nom pour en faire en fin du conte cette sacrilège farce: une phrase.

Rabelais énonce «Gargantua», «Pantagruel», «Gargamelle» et le nom propre devient à la fois commentaire et générateur, réinvesti enfin, recirculant. Et son rapport au commun devient dialectique: il en est la source et l'embouchure confondues, l'aval et l'amont mêlés.

Dans sa liberté baptiste, l'écrivain est à la fois et tout uniment un étymologiste qui produit ce qu'il remonte en feinte, un fabricant de faux qui paradoxalement sont les seuls authentiques ayant cours dans son espace sans cesser un seul instant d'être des simulacres, un producteur enfin de ce qui est déjà produit.

Le palindrome pourrait bien servir à représenter ce va-et-vient perpétuel (et faussement tautologique) du propre au commun: et celui-ci en particulier que j'inscris comme chiffre à cette communication: «mon nom».

Tout texte ne décline-t-il pas une fausse identité vraie, comme le Moby Dick de Melville qui s'ouvre sur cet incipit (d'ailleurs faussement incipit, précédé qu'il se trouve être justement, d'une «Etymology» et d'«Extracts», virtuellement hors-fiction mais déjà en texte, feinte d'avertissement trop long et trop «travaillé» pour pouvoir représenter une simple adresse: «call me Ishmaël». C'est-à-dire, convoquez-moi en me nommant, nommez-moi ainsi si bon vous semble, c'est un pacte que je vous propose, et remarquez bien que ce pseudonyme sera mon vrai nom comme réfèrent textuel, tout en jouant de la référence inter-textuelle au livre (la Bible) et en feignant cette chose textuellement improbable: un état civil. Et peut-être faudrait-il pour rendre compte de cette paradoxale présence-absence du nom propre au texte, forger quelque formule sur le modèle de l'existence lacanien, quelque chose d'aussi joyeusement barbare que, par exemple : « ex-tête texténuée »…

Quelqu'un proposait, ici même, il n'y a guère, la «description d'un archonte» titre (de communication) visant le titre (de roman) par la métaphore du titre (de noblesse, pour ainsi dire). Je voudrais offrir, quant à moi, la description d'un archonte contrarié, d'un titre descendu en texte.

En invoquant, avant de m'y perdre moi-même, la figure tutélaire de mon dédicataire, Ulysse, le premier des subversifs textuels, le premier à avoir éborgné le cyclope multipliparleur (Polyphème) en donnant comme réponse le faux unique, le commun pour le propre, le discours pour le réfèrent, le signe de la perte pour le gage de la mémoire. Que fit-il donc en vérité sinon réaliser le nom même de ce benêt géant, lui répondant en le lisant, s'en servant de nom pour l'errance irrésistible de son innommable absence.

«A letter, a litter» dit Joyce. N'énonce-t-il pas ainsi que, par le jeu de la lettre, l'eschatologie a fait place à la scatologie, c'est-à-dire finalement au discours de la matière qu'est le texte.

2. Problématique

Isolé, du moins, en français, par la majuscule impérissable qu'il porte en quelque endroit de la phrase qu'il apparaisse, le nom propre, comme mis entre guillemets, est une exhibition de la lettre et du mot: l'une griffe minimale qui se greffe aisément, l'autre prépondérant souverain qui se combine mais ne se distribue pas. L'une vaut souvent, comme on sait, pour l'autre profilé en laconisme derrière elle. L'initiale est la litote du nom.

Dans la pratique des échanges généralisés que sont, de plus en plus, les textes du Nouveau Roman, le nom propre, par le spectaculaire de sa position, est travaillé de tensions dispersives plus évidentes, plus radicales que celles qui adviennent à tout autre signifiant. Il est condamné, loin de toute adéquation référentielle à la présence qu'il désigne (c'est d'une telle adéquation qu'on peut qualifier «Gargantua», «Grandgousier», etc.), à être perpétuellement défait, refait. Mais quelque chose de son ancien statut d'intouchable lui reste qui exemplifie les mines dont il est éventré. Les autres mots, en effet, ne tombent que d'une minuscule et il faut de toute façon qu'une lecture les élise nom propre pour pouvoir par la suite en déceler le saupoudrage dans telle séquence narrative qu'il commande en secret.

A l'étal, le nom propre se débite encore plus aisément.

Sa plastie exhibée le prédispose, pourvu qu'un imaginaire crayon s'y place palimpseste, à imploser. Cette implosion qui le transforme en discours, une explosion conséquente la relaie pour l'éparpiller dans son environnement, tant lointain qu'immédiat. Parfois il en ressort intact, parfois tout autre, ailleurs.

Il lui arrive, on le voit, le même accident qu'au «personnage» (quand celui-ci n'est pas encore un simple «actant») qu'il coiffe et dont il est bien souvent la redondance ou le résumé, le ramage ou le ramas, avant qu'une pratique plus conséquente n'en fasse le générateur, voire la contestation.

DQ cette situation particulière résultent un certain nombre d'avatars qu'il convient maintenant d'énoncer.

1) Intratextuellement :
a) Le démembrement du nom peut aboutir à un atomisme littéral, il peut aussi n'être que le transport de son unité légèrement modifiée, du thème à sa variation. La limite maximale de ce système est la totalité du texte et l'impossibilité qui en découle de reconnaître le nom comme cellule dispersée. Sa limite mininiale est le nom lui-même, restant localisé, comme la redondance des textes qui le forment. Dans ce dernier cas cependant, la verticalité de la lecture qui y dénombre plusieurs strates et les superpose, en quelque sorte, l'énonce espace, jeu.

b) Son articulation, syllabique ou syntagmatique, le troue implicitement en maints endroits qui peuvent ne pas coïncider. Il est ainsi susceptible de lacune dont la mise en scène s'effectuera parfois par des points de suspension. L'absence alors manifestée en lui-même sera le signe d'une absence encore plus radicale (je pense, bien sûr, au «A…» de La Jalousie). Sous ce dernier aspect, le nom n'est plus seulement trace ou signe mais amorce d'une production, énoncé d'un projet d'écriture que la lecture elle-même peut réaliser. Il est donc ainsi provocation d'une lecture invitée à se contempler comme production risquée.

c) La tête qu'il lève un peu partout dans le texte, sa majuscule initiale, va relever par le dessin qu'elle exhibe d'une rhétorique de la forme graphique, voire d'une géométrie métaphorique. Et encore, cette même initiale va jouer le rôle parfois d'un minimum hiéroglyphique à phonétiser pour en faire un discours homophonique dont la duplication, pour apparaître, se doit d'être écrite, quand bien même implicitement. C'est ce type particulier d'olorime : le rébus, dans lequel la lettre doit passer par le son pour se multiplier lettres d'un autre discours. Je citerai l'exemple du «L.H.O.O.Q.» de Duchamp et sa réciproque (l'autre lettre sous les sons): L'Abbé C. de Bataille.

2) Dans l'intertextualité restreinte :
a) Sa totalité retranscrite dans un autre roman créera des raccords surprenants, non pour assurer d'une permanence, référentiellement extratextuelle, comme chez Balzac ou même Faulkner, mais pour multiplier le second de la convocation du premier ainsi réactivité. Mais bien souvent cette multiplication désignée ne sera qu'une feinte servant à prendre au piège justement l'illusion référentielle, déjouée de s'être crue assurée dans l'intertextualité. Car du Jean Robin du Voyeur à celui de L'Homme qui ment c'est la dissemblance du «personnage» ou de «l'actant» ainsi désigné qui frappe d'abord. Le nom ainsi décollé, tout au plus pourra-t-on être tenté d'en faire le signe d'une fonction actancielle à laquelle il serait attaché. Ce qui reviendrait à accorder la permanence, refusée au «personnage », à la fonction, à faire du texte un conte, un conte lu par Propp. Il ne saurait évidemment en être question.
Mais transporter le même nom d'un texte à un autre, n'est-ce pas plutôt mettre en scène ce «hasard objectif ou non» dont parle le premier avertissement de La Maison de Rendez-vous?
La coïncidence instituée dérision et composante du texte.

b) Par ailleurs, un discours du nom, une interonomastique se développe. Ainsi le nom n'est plus seulement indice et provocation d'intertextualité mais provisoire réalisation d'une série spécifique. Texte court qui s'articule, s'oppose et concourt au texte long (comme le font, à des degrés divers, le titre, la citation, et même parfois le dialogue), mais aussi dans sa transformation texte dont le travail peut être la mise en abyme d'une essentielle articulation, d'un profond pli du discours intertextuel. Ainsi, comme nous le verrons, l'inversion graphique de l'initiale qui de Wallas produit Mathias matérialise une inversion de la fiction, des deux romans, si l'on prétend, uniquement pour les aises de l'exposé, que la fiction se puisse considérer indépendamment des processus narratifs qui la génèrent.
On notera que le transport de la variation onomastique, de l'inter-texte à l'intra-texte est un des aspects de ce changement radical opéré à partir de La Maison de Rendez-vous. Dans ce roman et le suivant le patronyme est nettement désigné comme une cellule en travail à l'intérieur même du texte, un pseudonyme errant dans sa forme même, autogénérateur en tant qu'il pose les limites de sa transformation mais aussi travaillé par la narration dont il accrédite les hypothèses. Ainsi, dans la Maison de Rendez-vous, Georges Marchat (p. 97), nom venu des Gommes, devient-il le Marchand (p. 130) exigé par le métier (négociant) que lui attribue provisoirement la narration, avant de se représenter comme une simple variation de la forme du verbe, passé simple devenu participe présent (Marcha(t), p. 97 — Marchant, p. 161). Encore faut-il nuancer : c'est essentiellement la systématisation du procédé et non son absolue nouveauté qui caractérise la deuxième période R-G. Car nous en verrons déjà l'amorce dans Les Gommes, Le Voyeur et Dans le labyrinthe, à des niveaux et selon des modalités divers. Nous ne nous sommes jusqu'à présent attachés qu'au nom pris isolément. Or, il existe à l'intérieur de chaque roman un système onomastique représenté par l'ensemble des noms qui s'y lisent. Le sens et la fonction d'un nom isolé ne se peuvent abstraire du système qui les articule à d'autres noms.
Ricardou mentionnait ici même, il y a quatre ans, The Sound and the Fury, à propos du prénom commun : «Quentin», attribué à deux «personnages» de sexe différent. Avec une rapidité qu'exigeait son propos. Mais cette confusion prend tout son sens d'être confrontée à une autre confusion, celle qui voit «Jason» désigner le père et le fils, et à une autre encore par laquelle «Maury» désigne l'oncle et le neveu. En outre, il y a dans le même texte un étonnant travail sur le nom : l'un des deux «Maury», est rebaptisé «Benjamin» puis diminué (trace onomastique de sa castration) en «Benjy», ce qui le rapproche encore de sa sœur «Candace», elle-même diminuée en « Caddy». Au bout du parcours, le prénom commun à référence américaine («Maury») a été oblitéré par l'américanisation en un diminutif d'une référence biblique («Benjamin»). Mieux, l'autre diminutif («Caddy») rime avec un nom commun (« caddie ») et cette lecture du nom propre en nom commun est, comme chacun sait, un des ressorts de la narration. Ce n'est pas tout: il faut aussi signaler l'opposition entre l'onomastique répétitive de la famille blanche et celle, pléthorique, individualisée, de la famille noire qui la double. Avec cette admirable conséquence: la seconde mère de ce «Benjy» doublement amputé, la servante noire Dilsey revendique l'éternité de son propre nom. Le nom blanc se répète et s'effrite, le nom noir perdure, intangible. Nous n'aurons garde, dans le cours de cet exposé, d'oublier cette leçon. Mais nous n'aurons cure, il va sans dire, de retrouver chez Robbe-Grillet le même symbolisme.

3) Dans l'intertextualité généralisée:
Par sa nature de simulacre référentiel, le nom propre est condamné à citer. Ce qui s'engouffre en lui n'est alors pas seulement un autre «personnage» littéraire homonyme mais aussi éventuellement un personnage historique. Le discours qu'il convoque ainsi n'est pas seulement le discours littéraire ou artistique mais aussi l'histoire (comme il se voit avec Dans le Labyrinthe mais aussi avec La Maison de Rendez-vous et Projet pour une révolution à New York). L'histoire se trouve alors désignée comme un imaginaire, une organisation symbolique ambiguë, renvoyée à sa nature de discours par l'ironique visée qui en réarticule la textualité ailleurs, dans un roman par exemple. Les noms historiques, travestis d'avoir part à une fiction, ne sont plus alors «vedettes» qu'au sens précis que ce terme prend en bibliothéconomie.

On peut sans doute voir là une dérision de la fixation individualiste de l'histoire bourgeoise. Le personnage «historique» tiré par le nom, n'est pas plus assuré que le personnage «romanesque», bien au contraire. L'historiographie marxiste ou celle de l'Ecole des Annales ne sauraient sans doute trouver à redire à cette mise à plat digne de la sotie. Mais il faut se garder d'attribuer au «Johnston and Co» de La Maison de Rendez-vous, même placé par la fiction dans un contexte asiatique où se passe maint traficottage, la même fonction qu'au célèbre « Macbird », de lire le «Henri Martin» de Dans le Labyrinthe comme le «Tricky Dick» de Our Gang (Philipp Roth). Il ne saurait s'agir chez Robbe-Grillet de satire politique. Néanmoins la présence dans le texte d'un nom historique (mais à la limite, tous les noms ne le sont-ils pas, et par définition) n'est pas sans entraîner quelques conséquences sur lesquelles il nous faudra revenir.

On ne baptise pas impunément. Le Watt de Beckett en est la preuve, qui propose un Mr. Nixon et un Mr. Spiro, s'exposant ainsi à de bien curieuses lectures, certes imprévues, comme en témoigne sa date de composition (1945). La lecture s'embarrasse peu d'anachronisme.

Du point de vue de l'intertextualité, le corps du nom, s'il est par certain côté l'étranger au texte, est aussi le sas par où se déverse irrépressiblement un autre discours. C'est la plus incontrôlable des écluses. Comment s'étonner, dès lors, qu'étant une xénolexie il ne se trouve parfois redoublé d'une xénologie. Une langue étrangère peut en effet servir à le tracer. Et le texte alors le traduira avant de le disséminer, lui faisant ainsi subir une double transformation. Il s'en pourra même, sans le nommer, servir de générateur comme, je l'espère, nous le verrons.

Sous l'angle de l'intertextualité généralisée, je discerne donc trois fonctions du nom : la citation «littéraire », la citation «linguistique», la citation «historique».

Les divers aspects du travail du nom que je viens sommairement d'énoncer, il est aisé de voir qu'ils ne caractérisent pas indifféremment toute onomastique romanesque (bien que l'on puisse sans doute, au prix de quelques modifications, les y faire concourir). Cette problématique et sa méthodologie sont au contraire directement produites par ma lecture de la pratique de Robbe-Grillet. C'est donc déjà une analyse allusive qui s'est proposée ici. Il me reste maintenant à l'expliciter, à la renvoyer au texte d'où elle vient. Mais ce texte si divers, le souci d'une certaine efficacité me contraindra à ne point l'aborder dans toutes ses manifestations. Ainsi, l'onomastique cinématographique, dans ses particularités essentielles dont je toucherai quelques mots, pose des problèmes différents que je ne saurais vraiment traiter dans un espace aussi limité. Par ailleurs, l'expérience cinématographique m'apparaît avoir eu une part décisive à la différence de traitement que subit le nom romanesque à partir de La Maison de Rendez-vous. Je ne me référerai donc aux deux derniers textes que dans la mesure où j'y verrai l'aboutissement de certains procédés constants seulement amorcés dans les textes précédents.

Aussi bien ce travail lui-même n'est-il qu'une amorce.

Il me suffirait amplement que par le biais d'analyses hasardées, de lectures risquées, il posât quelques questions pertinentes. Un deuxième travail, récupérant les oublis volontaires ou accidentels de celui-ci pourrait alors y puiser quelque assurance comme déjà il en tire un titre, juste retour des lettres : «le souverain, ça varie». Pour lors, contentons-nous de son avarie.
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