Billets qui ont 'Compagnon, Antoine' comme auteur.

Principes d'indexation

Dans mon dernier livre, par exemple, j'ai souvent appelé Napoléon III «l'empereur», et Léon XIII ou Pie X «le pape», mais j'ai pris soin que toutes les occurrences où «l'empereur» désigne Napoléon III, et «le pape» Léon XIII ou Pie X, figurent dans l'index des personnes sub verbo Napoléon III, Léon XIII ou Pie X. Un «index des noms de personnes» doit inclure les contextes où ces personnes sont désignées, non seulement par leur nom propre, mais aussi par des périphrases descriptives ou dénotantes.

Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, p.80

31 mars 2009 : histoire des histoires de vie(s)

Encore en retard. Pas grave, je copierai sur sejan le moment venu :-)

Claude Lanzmann rappelait à Compagnon la semaine dernière que John Dillinger, le célèbre gangster, avait été abattu en 1934 devant le cinéma The Biograph theater, qui était connu alors pour avoir l'air conditionné.

Effectivement, il est toujours de remonté plus loin: le mot biographe apparaît à la Renaissance, mais c'est une exception.
Un ouvrage anonyme paru en 1583 s'intitule La biographie et prosopographie des rois de France jusqu'à Henri III, ou leurs vies brièvement décrites et narrées en vers, avec les portraits et figures d'iceux.
Ce livre a donné lieu à une querelle d'attribution. Les premiers grands bibliographes français, le père Jacques Le Long et Jacques Charles Brunet, au XVIIIe siècle, l'attribuent à Antoine du Verdier, lui-même bibliographe, mais qui ne cite pas ce livre parmi les siens. On voit ici se dessiner la connivence entre biographie et bibliographie qui sont deux sciences auxiliaires de l'histoire à l'âge classique (et nous avons vu que le texte fondateur de l'histoire de l'art est les Vies de Vasari).

Le terme bibliographe apparaît en 1752 dans le dictionnaire de Trévoux: «personne versée dans la connaissance des livres», soit un équivalent d'un documentaliste, d'un spécialiste des catalogues ou une sorte d'antiquaire.
Au XIXe siècle, le plus célèbre sera Querard, qui publie entre 1826 et 1842 un Dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France en quatorze volumes. Il y ajoute une série d'ouvrages qui traitent des cas particuliers: Les supercheries littéraires dévoilées en cinq volumes, un Dictionnaire des ouvrages-polyonymes et anonymes et un sur les auteurs écrivant sous pseudonyme.

Prosopographies
La biographie et prosopographie des rois de France jusqu' a Henri III est aujourd'hui attribuée au libraire qui l'a publié.
La prosopographie est une description des qualités physiques du personnage et de la personne. Ce livre a été attribué à du Verdier car — on ne prête qu'aux riches — du Verdier a publié en 1573 à Lyon une Prosopographie ou description des personnes insignes, enrichie de plusieurs effigies, & réduite en quatre livres.

La prosopographie est une pratique plus ancienne que l'écriture de Vies.
Aujourd'hui, le mot recouvre des biographies collectives. Cette dérive est due aux philologues de la science allemande. C'est l'étude des biographies d'un groupe ou d'une catégorie sociale.
Le modèle de ces prosopographies modernes est la Prosopographia Imperii Romani publiée à la fin du XIXe siècle par des savants allemands.
C'est un mot à la mode, on publie de plus en plus de dictionnaires, d'annuaires, de ce genre, par exemple au sujet de la IIIe République. Christophe Charle a publié un dictionnaire des professeurs du Collège de France, des recteurs d'universités, etc. On a vu paraître une République des avocats, sur le modèle de La République des professeurs de Thibaudet. Cela s'est considérablement développé depuis vingt ans.

Cela nous renvoie à Sainte-Beuve qui appelle sa critique des "portraits". Sainte-Beuve aime aussi les portraits de groupe : Chateaubriand et son groupe littéraire, Port Royal, sont des portraits de groupe.
En un mot, on se conduira avec Port-Royal comme avec un personnage unique dont on écrirait la biographie : tant qu'il n'est pas formé encore, et que chaque jour lui apporte quelque chose d'essentiel, on ne le quitte guère, on le suit pas à pas dans la succession décisive des événements; dès qu'il est homme, on agit plus librement avec lui, et dans ce jeu où il est avec les choses, on se permet parfois de les aller considérer en elles-mêmes, pour le retrouver ensuite et le revenir mesurer.
Sainte-Beuve, Port Royal, chapitre I
On voit donc que les années de formation et les années de maturité ne sont pas traitées de la même manière, et qu'il y a une attention au groupe et au contexte.

Quelles sont les différences entre les Vies anciennes et classiques et les biographies modernes?
1e différence Les Vies sont un genre noble et élevé, une gesta , tandis que la biographie est sécularisée. Quand on lui donne le nom de "vie", c'est pour la styliser. C'est le cas d'André Maurois, par exemple, qui publie en 1923 Ariel ou la vie de Shelley ou en 1927 La vie de Disraëli. Ce n'est pas "vie", mais "la vie", qui renvoie à une existence réelle.

2e différence La vie est une unité de mesure, comme pour Œdipe. L'intérêt porte sur la fin de la vie. Comme le dit Montaigne, on ne peut rien dire d'une vie avant de savoir comment elle s'est terminée; tandis que la biographie porte plutot sur la formation.
Bien sûr, nous sommes toujours à la fois modernes et anciens. Dans une biographie, nous allons assez vite au dernier chapitre, nous avons l'instinct de saisir la vie par la mort.

Xénophon a écrit une histoire qui s'appuie sur des récits de vie, des portraits: la Cyropédie, vie de Cyrus, etc.

Mais ce sont surtout quatre auteur qui ont fondé ce genre, avant tout romain:
  • Cornelius Nepos et son Histoire des grands hommes, De viris illustribus
  • Suétone et Les vies des douze Césars
    Il s'agit de l'histoire de l'Empire à travers les douze césars. Il s'agit davantage de portraits que de récits, composés selon un plan rhétorique et non chronologique. La naissance et la carrière, origine familiale, présages annonciateurs de son avènement, magistratures exercées, campagnes militaires, œuvre législative et judiciaire, mort et présages annonciateurs de sa mort, etc)
  • Plutarque et Les vies parallèles .
    Il s'agit de cinquante biographies présentées par paires, un Grec/un Romain.
  • Diogène Laërce et Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres
    Là aussi chaque personnage est présenté selon le même plan: vie, anecdotes, doctrine, liste des œuvres plus une morale en forme d'épigramme.
Ces quatre auteurs serviront de référence à Montaigne.
Il s'agit de vies exemplaires. L'exemplarité est recherchée davantage que l'exactitude. La vie des Césars, par exemple, est destinée davantage à la réflexion sur les vies qu'à la description des vertus.

Puis survient l'inflexion médiévale vers la piété. Il va s'agir avant tout de raconter la vie des saints. L'œuvre la plus connue est La légende dorée , qui suit le calendrier liturgique. Elle raconte pour chaque saint leur vie, leurs miracles et leur martyre. Ce livre était destiné à être utilisé dans les sermons. L'idée était les exemples sont plus efficaces que les règles, plus efficaces que la morale. le but était d'inciter à l'imitation, d'où peut-être la méfiance des modernes.

A la renaissance, on lit à nouveau Plutarque et Suétone. Parce que les récits sont fragmentaires, il est possible de les lire pour autre chose que leur exemplarité.
Montaigne les lira pour autre chose. Il cherchera les faits réels, les contradictions, les idiosynchrasies. Par exemple, il relève qu'Alexandre est cruel et clément, que Plutarque est doux et colérique. Il note que l'odeur de la sueur d'Alexandre est suave: voilà ce que Montaigne retient de Plutarque.
C'était une afféterie consente de sa beauté, qui faisait un peu pencher la tête d'Alexandre sur un côté, et qui rendait le parler d'Alcibiades mol et gras : Jules César se grattait la tête d'un doigt, qui est la contenance d'un homme rempli de pensées pénibles : et Cicéron, ce me semble, avoit accoutumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous.
Montaigne, Essais, De la prétention, Livre II, chapitre XVII
Tous ces détails sont dans Plutarque. (La coquetterie d'Alexandre deviendra la sprezzaturra des courtisans.)
Alexandre apparaît dès le premier chapitre des Essais. Le chapitre 36 des Essais intitulé "Des plus excellents hommes" prouve une grande attention aux Vies de Plutarque.
Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisants et aisés: et quant et quant l'homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu: la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événements : plus à ce qui part du dedans, qu'à ce qui arrive au dehors: ceux là me sont plus propres. Voilà pourquoi en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marri que nous n'ayons une douzaine de Laërce, ou qu'il ne soit plus étendu, ou plus entendu: car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies.
Ibid, livre II, chapitre X
Ce qui intéresse Montaigne, ce sont les délibérations. De même dans le chapitre De l'éducation des enfants:
En cette pratique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la mémoire des livres. Il pratiquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C'est une vaine étude qui veut : mais qui veut aussi c'est un étude de fruit estimable : et la seule étude, comme dit Platon, que les Lacédemoniens eussent réservé à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part là, à la lecture des vies de notre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion.
Conclusion
Au XVIIe siècle, la vie des écrivains devient la nouvelles hagiographie. Il se développe le genre des Anas. Elles privilégies l'anecdote et la concaténation, comme l'Huetiana.

Ce sont des recueils d'éloges académiques, de propos de table, etc. Le modèle, c'est Montaigne. La biographie intervient au moment de la laïcisation du monde. Elle concerne la vie d'une seule personne. C'est un mot d'érudit, Sainte Beuve lui préfère celui de causerie. C'est ainsi qu'il écrit à la mort de Juliette Récamier: «Je me garderai bien ici d'essayer de donner d'elle une biographie, les femmes ne devraient jamais avoir de biographie, vilain mot à l'usage des hommes, et qui sent son étude et sa recherche. Même lorsqu'elles n'ont rien à cacher, les femmes ne sauraient que perdre en charme au texte d'un récit continu. Est-ce qu'une vie de femme se raconte?»1.


Ainsi, la vie est pour les femmes, la biographie pour les hommes.
Mais bien sûr, ce n'est plus vrai aujourd'hui, ou tout le monde a droit à sa biographie.


Cela se termine ainsi, à ma grande incrédulité. Moi qui me souvient encore de l'évocation mythique de Michelet lors du dernier cours de la première année.


Notes
1 : Causeries du lundi, 4e édition Garnier, tome I, p.124

Séminaire n°6 : Tzvetan Todorov – Les Mémoires inachevés de Germaine Tillion

Je suis heureuse de voir enfin Todorov, dont le livre Face à l'extrême est une référence personnelle importante. Il a un accent léger et un atout incomparable: il ne lit pas ses notes! Vive la vieille école!

Sejan fournit une bibliographie et un résumé de ce séminaire.

Les Fragments de vie de Germaine Tillion seront bientôt édités. Ce sont des papiers trouvés dans un tiroir. Durant cette heure de séminaire, Todorov va nous raconter pourquoi ces papiers sont restés impubliés.

La question est à peu près: comment l'histoire peut-elle rendre compte de l'expérience individuelle, et inversement? Et doit-elle le faire?


En quittant Ravensbrück, Germaine Tillion a passé quelques mois en Suède, d'avril à juillet 1945. Elle publiera alors un texte sur Ravensbrück à la demande d'Albert Béguin qui dirige les Cahiers du Rhône: A la recherche de la vérité. Dans ce texte, elle refuse le récit. Elle veut montrer l'expérience collective, et conformément à ce que sa formation universitaire lui a appris (la méthode de l'ethnologie selon Mauss), elle se dépouille de son expérience.

A quelques exceptions près, d'ailleurs, on remarque que les ethnologues et sociologues n'écrivent pas sur leurs expériences: Norbert Elias ne parlera pas des tranchées, ni Marcel Mauss de la guerre, ni l'assistant de Marcel Mauss1...
Les exceptions seront Marc Bloch et Germaine Tillion.

E lle assistera au procès des gardiens des camps en 1946 et prendra conscience de l'impuissance de la justice devant l'étendue du crime.
Les morts sont innombrables mais chaque agonie est individuelle. D'autre part, il n'y a à la barre que dix à cinquante témoins: or il est faux qu'on puisse comprendre toutes les agonies à partir de quelques témoignages. (aporie de Germaine Tillion).

L'histoire est un processus de généralisation. Le phénomène de "réfraction historique" fait perdre l'expérience individuelle.

En 1947, l'International African Institute de Londres lui demande les résultats de son travail effectué entre les deux guerres (travail interrompu par la guerre et l'entrée dans la Résistance. Germaine Tillion découvre alors qu'elle ne peut plus écrire comme avant, elle ne peut écrire un rapport purement objectif. Elle doit composer entre son ressenti et les données objectives de son expérience.
L'International African Institute refusera ce travail: travail impubliable, Germaine Tillion "raconte trop sa vie".

En 1956-57, elle retourne en Algérie. Là, elle pensait pouvoir séparer l'étude de la vie, mais elle découvre que les deux sont inséparables. Dilemme: beaucoup de ses anciens amis de la Résistance sont militaires tandis qu'elle se reconnaît dans la cause algérienne. Elle disait drôlement qu'elle avait pris en cinq ans (1940-1945) l'habitude d'être du côté des "terroristes".

Elle est élue à l'Ecole des Hautes Etudes. Elle rédige un livre dans lequel elle tente d'expliquer qu'il n'est pas possible de continuer à faire des études ethnologiques de la façon détachée qu'elle a apprise. Car si d'une part il y a bien accumulation de données et de faits, d'autre part il y a transformation de celui qui accumule ces données, transformation par ces données ou le fait de les accumuler.
Elle décide alors de systématiser sa démarche de 1947 et de démontrer qu'il est vain d'aspirer à la pure objectivité. Pour connaître les autres, il faut que ceux qui vivent apprennent à regarder, ceux qui regardent apprennent à vivre.

L'information n'est pas la connaissance. La connaissance est le résultat d'une interaction entre le sujet (qui devient autre) et l'information (qui devient sens).
Les faits seraient à la partition musicale ce que l'expérience humaine est à la gamme. Les deux sont nécessaires.

Germaine Tillion ne publiera pas ce livre, peut-être parce que c'était l'époque du règne progressant du structuralisme. Ce sont ces notes qui vont être publiées (si j'ai bien compris).

Vers la fin de sa vie elle publiera un autre livre sur Ravensbrück en mélangeant son témoignage à celui d'autres personnes. L'absence de parti pris est impossible.

Vers la fin de sa vie, plusieurs livres d'entretiens sont publiés. Elle dira dans le dernier que ce qu'elle préfère dans les livres des autres, ce sont les moments où ils parlent d'eux-mêmes, et qu'elle l'aura fait finalement peu — peut-être par pudeur.



1 : Dans la discussion de la fin, Compagnon fera remarquer qu'ils ont peut-être été échaudés par le précédent constitué par Jean-Norton Cru.

séminaire n°12: Joshua Landy - Un égoïsme utilisable pour autrui

Joshua Landy est professeur à Standford. Il a fait ses études à Cambridge et Princeton.
Il a écrit un livre sur la philosophie comme fiction, Philosophy As Fiction : Self, Deception, and Knowledge in Proust, avec ce mot de "deception" toujours si difficile à traduire en français. Il a réfléchi à la philosophie pour le "self-fashioning", la formation du moi, et la contribution de la littérature à la formation du moi.
Le titre de son intervention est "un égoïsme à l'usage d'autrui".

***


Je vais commencer par deux exemples. A la fin du Temps retrouvé, le narrateur, malade, décide d'utiliser son temps d'immobilisation à répondre à deux lettres, l'une pour s'excuser auprès de Mme Molé de ne pas pouvoir venir à une soirée, l'autre pour présenter ses condoléances à Mme Sazerat qui lui a appris la mort de son fils. Il répond aux deux, en regrettant de consacrer son temps aux mondanités, mais, ce qui est plus étrange, en regrettant également d'avoir répondu à Mme Sazerat:
je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours.1
On assiste ici à un renversement des valeurs. La création est le devoir réel, la politesse, la considération envers autrui ne sont que des devoirs secondaires.
Que faut-il en penser? Ce narcissisme est-il coupable? L'esthétique devient une éthique au sens fort du terme, un lieu qui demande des sacrifices. Nous en avons des exemples à travers plusieurs artistes, Elstir, Bergotte, ou Ruskin qui sacrifiait «tous ses plaisirs, tous ses devoirs et jusqu'à sa propre vie»2 à son art.

Si l'esthétisme n'est pas un hédonisme, d'où provient le statut normatif de ce devoir? Il existe un impératif de perfectionnement de soi: «nous ne nous créons en réalité de devoirs […] qu’envers nous-mêmes.»3
Il faut prendre le narrateur à la lettre: c'est pour nous qu'il fait ce qu'il fait. Quel cadeau nous fait-il? Quel est l'enjeu du roman? Le roman commence par nous exposer une incapacité d'être, le narrateur nous décrivant ses Mois successifs, une cathédrale, un air de musique, une rivalité entre deux personnages historiques, et reconnaît à la fin du livre, après la disparition d'Albertine : «ma vie m’apparut […] comme quelque chose de si dépourvu du support d’un moi individuel identique et permanent […]»4

Trois problèmes à résoudre
Il faut donc qu'il y est un Moi stable et permanent;
il faut accéder à ce Moi;
il faut avoir la capacité de transmettre ce que ce Moi a appris.
Il faut les trois, et il faut répondre à ces trois problèmes, problème ontologique, problème épistémologique et problème de communication.

"Je" change en continu. On diffère de soi, dans une division autant diachronique que synchronique, bien souvent je ne me comprends pas si je tombe face à d'anciens de mes actes ou de mes écrits. Si par miracle je tombe sur une facette stable de mon être, je n'ai à ma disposition pour l'exprimer que le langage menteur.
Au Ve siècle avant J.C., Gorgias avait déjà remarqué qu'il n'y avait pas de vérité, que si elle existait on ne pourrait pas la connaître, et que si on arrivait à la connaître on ne pourrait pas la dire.

Trouver un Moi stable
La solution trouvée par Proust au premier problème est une épiphanie mnémonique. Un Moi permanent qui se souvient est la condition de la possibilité de la mémoire involontaire. La mémoire involontaire n'est possible que si une partie du Moi est inchangeante (je dirais qu'elle est également la preuve de l'existence de cette partie stable du Moi (remarque du blogueur)). C'est la mémoire qui rend l'identité de soi possible. John Locke a ainsi déterminé ce qui faisait l'identité de soi: tant qu'un individu peut répéter en lui-même la mémoire d'une action passée, il est le même Moi.

Comment accéder à ce Moi?
Les données du sens ne sont pas structurées en elles-mêmes par l'esprit, ainsi que l'ont montré Kant et Nietzsche. Nous déformons ce que nous voyons et nous sommes incompréhensibles à autrui. Qu'on songe par exemple aux réactions en dyptique du narrateur découvrant en Rachel l'amour de Saint-Loup, ou de Saint-Loup contemplant la photographie d'Albertine, avec la même réaction étonnée et incrédule: «c'est ça, la jeune fille que tu aimes?»

Comment savoir au juste qui je suis?
Si je suis ma percepetion, il est impossible de me saisir directement, il me faut un miroir. Ici, c'est l'amour qui sert de miroir. Un homme a toujours la même façon de s'enrhumer, il tombe également amoureux des mêmes personnes et de la même façon. Il faut s'observer amoureux, observer sèchement ses actes plutôt que privilégier l'observation a priori.

Nous avons donc résolu deux problèmes: le problème ontologique (par la mémoire) et le problème épistémologique (en s'observant amoureux).

Comment exprimer cette connaissance du Moi?
Le langage trahit le vrai Moi (dans le sens où il dit autre chose que la vérité du Moi). Il faut donc faire un détour pour accéder à la vérité. Ce détour, c'est le style:
car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune.5
Je suis ceux que j'ai étés, la longue série des Moi qui balisent mes jours. Mon Moi est égal à l'intégrale de mes Moi.
La narrativité est très en vogue chez les Anglo-Saxons, et elle recouvre quelque chose de très vrai.

1/ La narration est provisoire et recouvre des croyances illusoires. Imaginons que vous soyez Mme Verdurin. Si l'on se place à la fin du XIXe siècle, votre prise de position pour le dreyfusisme représente une erreur sociale et vingt ans de retard dans votre ascencion de l'échelle sociale. Mais si l'on se place vingt ans plus tard, c'est l'acte le plus porteur de votre vie.
L'avenir a ainsi le pouvoir de changer le passé.
Pourquoi par exemple le narrateur interrompt-il son récit de son amour pour Gilberte pour nous signaler incidemment une Albertine, nièce de Mme Bontemps? Parce qu'il connaît le futur. On assiste ainsi à une réécriture continue de l'histoire. Les nouvelles éditions sont permanentes, aucune n'est "vraie".

2/ D'autre part la narration doit être esthétique. Les philosophes se réclament du récit, mais écrit sans style.Ce que comprend Proust, c'est que les techniques littéraires sont indispensables.
Car à l'inverse, si Albertine compte, pourquoi nous parler de Gilberte? L'épisode de l'amour pour Gilberte ne cause pas l'amour pour Albertine, il le prépare, comme la sonate de Vinteuil prépare le septuor. C'est ce que Genette appelle une amorce: un geste proleptique non causale. Les divers Mois conspirent ainsi à produire un Moi unifié.

3/ La narration du Moi n'a presque aucune valeur en elle-même. Mais en écoutant l'histoire des autres j'apprends à raconter mon histoire. En apprenant à raconter mon histoire j'apprends à raconter le futur.
Cela permet de maximiser le plaisir, cela m'habitue à vivre au futur antérieur. J'apprends à vivre autobiographiquement.

Mais alors ?

C'est une conclusion inattendue: le but de tout cela n'était-il pas de raconter une vie?
Oui et non : oui pour le narrateur, non pour Proust. Proust invite tout le monde à écrire.

Est-ce que le narrateur va écrire la Recherche du temps perdu? Non. Il vient d'écrire ce que nous venons de lire. La vie continue, ce que nous venons de lire est à réécrire. C'est une réécriture permanente à la façon de Pierre Ménard.
La plus grande différence entre Proust et son personnage, c'est que Proust a déjà écrit tandis que le narrateur ne sait pas s'il écrira.
Non, tout le monde ne doit pas écrire une biographie, mais vivre la vie en tant que littérature.

Où est le devoir ici ?

1/
Certes, ce que j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui.6
Que va nous apporter Marcel? la découverte de la vision du monde par un autre:
Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre […]7
L'art nous donne les moyens de détruire les murs de la cellule sollipsiste.

En 1917, Weber porte un diagnostic pénétrant sur notre époque en évoquant le désenchantement du monde: la technique permet de faire des prévisions, nous pouvons maîtriser la nature, il y a de moins en moins de miracles et de plus en plus de phénomènes naturels.
Weber a négligé que chaque fois que la religion s'est retirée a eu lieu un réenchantement moderne et multiple; car Dieu remplissait de multiples fonctions (cf. Nietzsche), des fonctions de rédemption, d'épiphanie, de mystère, d'infini, fonctions maintenant éclatées entre de nombreux intervenants:
ce n’est pas un univers, c’est des millions, presque autant qu’il existe de prunelles et d’intelligences humaines, qui s’éveillent tous les matins.8
Proust nous fournit une nouvelle perspective, il réenchante le monde.

2/ Dans le même temps, il s'agit d'un geste altruiste. Il s'agit de fournir aux autres les moyens de se connaître. Il présente un processus ''a posteriori'' qui remontent des effets aux causes.

Hervé Picherit s'est posé une question simple: quand Swann tombe-t-il amoureux d'Odette pour la première fois?9 La réponse est surprenante: Swann tombe huit fois amoureux d'Odette pour la première fois, mais chaque fois pour des raisons différentes: parce qu'elle semble lui échapper, parce qu'elle semble lui appartenir, parce qu'il désire l'esthétiser, parce qu'elle plaît à Charlus, parce qu'elle lui montre de la bonté, etc.
Le lecteur doit choisir entre ses possibilités, quitte à ce qu'il rende compte après du choix qu'on a fait. Selon la belle phrase d'Antoine Compagnon, nous sommes interloqués, perplexes, mais cette incertitude doit aboutir à une certitude subjective et stable, car si l'origine de la philosophie est dans l'émerveillement, sa fin est un savoir, la philosophie est un outil pour se connaître.

La Recherche est un exemple de la façon d'organiser son histoire, ses souvenirs. Elle donne l'exemple d'une pensée hypotactique, c'est-à-dire qui sait organiser tous les éléments d'une vie. Il ne suffit pas de raconter, il faut se reconstruire.

A la recherche du temps perdu est un roman formatif. C'est terrain pour se former, un livre à lire et à relire. Il faut relire des passages ou la phrase qu'on vient de lire. C'est un livre à lire en invitant le lecteur à croire ou ne pas croire. C'est un processus d'autoformation, la Recherche est un entraînement à la vie.

3/ La lecture est un processus où il importe de tomber dans des pièges.
4/ La Recherche est un modèle formel pour la construction de soi et de son histoire.
5/ pas noté

Finalement, est-ce moral ou non?
Il y a une moralité de l'artiste.
Le cadeau que nous fait Proust réenchante le monde. C'est un geste altruiste.
''La Recherche'' est un roman formatif en ce qu'il nous présente un modèle formel. Il permet l'aiguisement des capacités, de la foi pour se raconter même si c'est une foi qui tient de l'illusion lucide. La lecture est une expérience et le narrateur le sait. Lire un roman, écouter une sonate, regarder un tableau sont des activités qui possèdent une temporalité propre.
Il n'y a pas d'idé dans le septuor, tout au plus des motifs. C'est un événement, c'est une expérience.

***


Question de AC: S'agit-il d'un apprentissage de ce qui devait être ou d'un futur ouvert?
JL : Je n'ai pas de réponse. Il me semble que le champ est ouvert, il existe plusieurs manières de se raconter sa vie. On peut raconter sa vie de manière extrêmement convaincante et échouer, comme Krap, de Beckett: il dévoue sa vie à son art, et au moment de sa mort, onze exemplaires de son livre ont été vendus, dont certains à des bibliothèques d'outre-mer (précise-t-il dans un raffinement de cruauté).
AC: mais si Beckett écrit ce genre de roman, c'est aussi en réaction à Proust.
JL : ce serait une longue discussion…

la version de sejan.



Notes :
1 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1040
2 : Préface de Proust à La Bible d'Amiens, de John Ruskin
3 : La Prisonnière, Clarac t3, p.98
4 : La Fugitive, Clarac t3, p.594
5 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.895
6 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1036
7 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.895
8 : La Prisonnière, Clarac t3, p.191
9 : H. G. Picherit, The Impossibly Many Loves of Charles Swann: The Myth of Proustian Love and the Reader's "Impression" in Un amour de Swann

Proust entre deux siècles, chapitre par chapitre

Finalement, Antoine Compagnon nous démontre peut-être que La recherche est un roman raté, et que c'est pour cela que nous l'aimons et que nous pouvons continuer à le lire, un peu comme Swann pouvait aimer Odette parce qu'elle n'était pas son genre.

Introduction

Le roman : début et fin écrits ensemble. "deux piles" "si puissamment fondées" "qu'à peu près n'importe quoi pouvait s'insérer au milieu".
Symétrie dans la symétrie Temps perdu/Temps retrouvé, côté de chez Swann/Côté de Guermantes. Point d'inflexion: Sodome et Gomorrhe I. l'entre-deux.

A la recherche du temps perdu est le roman de l'entre-deux, pas de la contradiction résolue et de la synthèse dialectique, mais de la symétrie boiteuse ou défectueuse, du déséquilibre et de la disproportion, du faux pas [...]
Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.13

Une œuvre classique n'est pas une œuvre qui transcende le temps, c'est au contraire une œuvre déconcertante dans tout présent, dont le sien.
Ibid, p.16

Voici donc une série d'études sur l'entre-deux de la Recherche du temps perdu [...] Comment l'écriture fait verser la doctrine, voilà ce que chaque chapitre voudrait faire sentir, étant entendu que ce dévers définit la littérature.
Ibid, p.19

I. Le dernier écrivain du XIXe siècle et le premier du XXe siècle

première version de ce chapitre dans Equinoxe n°2, 1988.

La place de Proust en littérature est analogue à celle de Manet en peinture: fut-il le dernier des grands classiques ou le premier des révolutionnaires?
Ibid, p.27

Classicisme ne signifie donc pas intemporalité d'une œuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l'œuvre qui passe de mode.
Ibid, p.29

Les plus grands écrivains du XIXe siècle ont raté leur œuvre, dit Proust. Compagnon rejoint ici la réflexion de ce cours-là Pages équivoques voire contradictoires de Proust sur l'unité des grandes œuvres: l'unité trouvée ou donnée après coup est-elle meilleure ou pire que l'unité a priori?

Les pages équivoques sinon contradictoires de La Prisonnière sur l'incomplétude ou l'insuffisance des grandes œuvres du XIXe siècle, que Proust ne paraît pas confirmer après l'avoir dénoncée, qu'il semble au contraire excuser au nom de l'authenticité, définissement, plus encore que la fin du Temps retrouvé, l'unité idéale de la Recherche du temps perdu comme une aporie. S'oposant à l'ensemble du XIXe siècle, Proust prend la parti d'une unité préméditée, mais qui soit pourtant aussi vitale, réelle et organique que l'unité rétrospective, projetée après coup sur l'œuvre faite par Balzac ou Wagner. [1]
Ibid, p.37

La décadence fin de siècle: goût du détail, idôlatrie, nostalgie des valeurs perdues. En théorie, la vision organiciste de Proust s'oppose à cet éclatement.

Proust ne peut pas venir à bout du problème de l'unité de l'œuvre. Il n'est pas philosophe. À la recherche du temps perdu n'est pas un ouvrage de philosophie appliquée. Mais les contradictions irrésolues du point de vue de la doctrine rendent compte de la forme même du roman. Si les œuvres du XIXe siècle sont incomplètes parce que leur unité est rétrospective et en ce sens fortuite, mais si une unité préalable reste dogmatique et artificielle, quelle sera l'unité de la grande œuvre de l'entre-deux des siècles, sinon du XXe siècle? Elle devrait être à la fois préalable et postérieure, prospective et rétroactive, conscient et inconsciente, préméditée et cependant méconnue: ainsi l'œuvre serait à la fois organique et formelle, vitale et en même temps logique. Est-ce une utopie, une aporie? Non, mais voilà pourquoi la Recherche du temps perdu devait se boucler sur elle-même. Elle devait raconter l'histoire d'une vocation afin que la découverte après coup de l'unité de la vie par le héros fût le principe déjà mis en œuvre par le narrateur durant tout le livre, à l'insu du lecteur.
Ibid, p.49

Le roman proclame qu'il veut dégager des lois mais en réalité est totalement probabiliste.

II. Fauré et l'unité retrouvée

première version de ce chapitre dans The Romanic Review, t.LXXVIII, n°1, 1987.
analyse des mélodies de Fauré. sources de la sonate de Vinteuil.
Fauré : exemple de l'œuvre "multiple et qui conserve un sens de 'lunité et de la totalité"

III. « Racine est plus immoral »

première version de ce chapitre dans la Revue des sciences humaines, n°196, 1984.
Compagnon démontre que les allusions à Racine, véritable leitmotiv dans Sodome et Gomorrhe, évoquent des situation d'inversion. Racine est lié à l'homosexualité.
Compagnon démonte les texte en remontant à leur genèse grâce à l'exploration des brouillons.
Réévaluation de Racine au tournant du siècle : Racine romantique
Quelques commentaire sur la la dissertation de Gilberte

Le réalisme de Racine, devait encore dire Brunetière , ne tient pas à la ressemblance de son théâtre avec les mœurs de la cour, mais à sa peinture de la femme et à son immoralisme.
Ibid, p.96

IV. Huysmans, ou la lecture perverse de la Renaissance italienne

première version de ce chapitre dans André Guyaux, Christian Heck et Robert Kopp (éd.), Huysmans. Une esthétique de la décadence.
Réflexions s'appuyant sur la Vierge à l'enfant entre deux saints attribuée à Francesco Marmitta, sur une copie de ce tableau par Gustave Moreau, sur un passage de Certains de Huysmans.
Recherche dans les brouillons pour voir se développer et se modifier le thème du "caoutchouc" d'Albertine, armure moulante. Dans le texte final il restera des allusions aux versions précédentes, scories qui paraissent des erreurs quand on ne connaît pas l'évolution des brouillons.
thème de la jeune fille garçonne et du jeune homme femme. Inversion.

V. Tableaux vivants dans le roman

première version de ce chapitre dans Michel Contat (éd) L'auteur et le Manuscrit, 1989.
Etude des notations personnelles de Proust sur les pages vides de ces brouillons.

VI. « Ce frémissement d'un cœur à qui on fait mal »

première version de ce chapitre dans la Nouvelle Revue de psychanalyse, n°33, 1986. Réflexions sur le sadisme de Proust. Baudelaire et le mal. La mère du narrateur dans Contre sainte Beuve n'aime pas Baudelaire parce qu'il a des jugements méchants.
Toute jouissance profane les mères.

Si l'idée de méchanceté le [le narrateur] fait souffrir, c'est qu'elle existe quand même, qu'on peut agir par méchanceté. Or, personne ne semble le faire dans le roman. Mlle Vinteuil fait mal par amour, Rachel par bêtise. Seul le héros conçoit la vraie et joyeuse méchanceté , celle de son grand-oncle et la sienne, mais le narrateur le couvre.
Le mal est l'un des lieux où la distinction du héros et du narrateur s'impose, car jamais l'éventuelle méchanceté de celui-là n'est analysé par celui-ci, d'habitude si prolixe.
Ibid, p.176

Quelle est la nature du mal dans La recherche? Le désir.

VII. « Le soleil rayonnant sur la mer », ou l'épithète inégale

Analyse du style. Qu'est-ce qu'un style réussie? Un vers de Baudelaire: «le soleil rayonnant sur la mer». Revient comme un leitmotiv dans l'œuvre proustienne, exemple du vers parfait.
Qu'est-ce qu'un beau style pour Proust? Contre l'épithète rare (Goncourt) ou inattendu (Mme de Cambrener ou Sainte-Beuve)). Le beau style, c'est l'anomalie syntaxique.
Quelques beaux exemples chez Racine.
Une page d'analyse du vers de Baudelaire:

Mais le « soleil rayonnant sur la mer » n'est guère séparable du « rien ne me vaut » qui le régit :
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
Le statut du pronom personnel fait hésiter, selon que l'on donne au verbe « valoir» un sens transitif, celui de « faire obtenir quelque chose à » un sens transitif, celui de « faire obtenir quelque chose à quelqu'un », ou intransitif, celui de « coûter, correspondre à, être équivalent à ». Or le sens transitif est le plus courant avec le pronom personnel - comme dans « Qu'est-ce qui me vaut cet honneur ? » -, tandis que le sens intransitif est habituel sans le pronom - comme dans « Tout cela ne vaut pas... ». Mais les deux locutions sont ici croisées, embouties dans un tour venu de la syntaxe latine, le dativus ethicus ou pronom expressif d'intérêt atténué, familier en français, indiquant un rapport intime entre l'action et la personne qui parle, comme dans le : « Qu'on me l'égorgé tout à l'heure » de Molière.
Le pronom déconcertant et l'audace, le charme syntaxique du vers reposent ainsi sur un emprunt au latin : le fait ne surprendra pas chez Baudelaire, il justifie que Proust voie en lui un classique. S'il en fallait une preuve encore, une variante de la publication préoriginale de Chant d'automne l'apporterait, la seule variante significative du poème : reposant sur une épithète banale et manquant du datif éthique, elle rend du coup éclatante la beauté du vers et saisissant son déhanchement syntaxique, elle révèle que la beauté du vers est inséparable du déhanchement syntaxique. Baudelaire avait écrit d'abord, et publié dans la Revue contemporaine en 1859 :
Et rien, même l'amour, la chambre étroite et l'âtre,
Ne vaut l'ardent soleil rayonnant sur la mer.
« L'ardent soleil rayonnant sur la mer » est sans aucune magie. Même si l'« ardent soleil » n'était pas un cliché, l'adjectif qualificatif antéposé figerait la combinaison et produirait une épithète de nature au lieu de suggérer une impression subjective. « Ardent » anticipe « rayonnant » et le réduit à un synonyme redondant. L'épithète de nature antéposée attire le substantif du côté du premier hémistiche, ce qui marque la césure ; le participe présent postposé est immobilisé dans le second hémistiche, ce qui oriente la lecture vers une valeur explicative du participe. En l'absence du pronom personnel, « valoir » est dépourvu d'ambivalence, limité à « Tout cela ne vaut pas... », une carte postale. Mais l'éviction de l'adjectif et l'addition du pronom, sans toucher au second hémistiche déjà achevé, déplaceront la coupe entre le battement des monosyllabes et la procession du participe. De la version de la Revue contemporaine au vers des Fleurs du Mal - 99 degrés et 100 degrés-, le contraste est si frappant qu'il illustre à lui seul la conception qu'a Proust de l'originalité du style comme inégalité syntaxique, parfaitement fondue dans l'épithète baudelairienne.
Ibid, p.227

VIII. Brichot : étymologie et allégorie

Recherche des sources de connaissance de Proust: quels auteurs a-t-il lu ou consulté? Enqête à partir des brouillons et de la correspondance.
A quoi bon ces trois passages sur l'étymologie? Fait éclater la cohérence du roman, n'appartient pas à l'ensemble. Collage, en cela, moderne.

Les étymologies de Brichot représentent ainsi, dans la Recherche du temps perdu, la mise en cause la plus violente du modèle de l'œuvre organique, cohérente, autonome, où la partie et le tout s'impliquent l'un l'autre de toute nécessité. Elles relèvent de la liste ou du catalogue, non de l'intrigue et du développement. On peut en ajouter ou en retirer à plaisir, ce que fait Proust. Leur agencement arbitraire tient du montage et non de la composition, et elles sont elles-mêmes le produit de montages. Proust juxtapose les analyses de Cocheris pour vadum, vetus et vastatus, il chipe une anecdote de-ci de-là pour expliquer tel ou tel nom, il obtient des noms de lieux inédits en combinant des radicaux celtiques et norois. L'effet provocateur est indissociable de la forme du montage.
La toponymie procède du collage d'une matière étrangère dans le roman. Arbitraire, ce collage dépend du hasard. Nulle part ailleurs l'œuvre de Proust n'appartient aussi manifestement à un univers probabiliste tout en prétendant à un déterminisme supérieur. Elle mime ou parodie de grandes lois, ici celles de la phonétique historique. Les étymologies, prélevées dans un système où elles font sens, celui de l'histoire et de la philologie, sont de purs fragments détachés d'une totalité organique, des curiosités. Comme telles, elles deviennent des signes vides, et illustrent une fois de plus la tension qui règne partout dans le roman entre les intermittences irréductibles et les réminiscences régies par la loi de la mémoire involontaire, entre le vain détail et l'ensemble organique, entre l'oubli et la mémoire.
[...]
Une donnée importante de l'œuvre allégorique selon Benjamin est aussi en jeu dans les fragments étymologiques : la mélancolie qui s'attache à la fascination pour le fragment isolé et insignifiant. Le sens s'est perdu, le sens qui était présent à l'origine, pour qui entendait « Eudes le Bouteiller » dans Dou-ville ou « ruisseau de la vallée » dans Balbec. L'histoire est vécue comme une perte du sens, un déclin. La leçon personnelle du héros, passant de « L'âge des noms » à « L'âge des choses », se double d'une leçon historique. L'histoire est un paysage primordial pétrifié. À la recherche du temps perdu se présente comme une œuvre circulaire et typologique, mais, au long du grand arc qui relie « Combray » et Le Temps retrouvé, il n'est pas toujours donné au lecteur d'aller des parties au tout afin de constituer un sens au travers d'un cercle herméneutique. L'interprétation bute par exemple sur ces intermittences, ces aspérités que sont les étymologies. Elles constituent l'un des moments les plus mélancoliques du roman, avec l'intrusion massive d'un indécidable savoir, une sorte d'équivalent des kyrielles de « soit que... » où les phrases proustiennes se défont dans la recherche exhaustive des motifs d'une action, là où l'extrême déterminisme rencontre un probabilisme généralisé, un indéterminisme absolu. L'analyse étymologique, comme l'enquête psychologique, s'émiette en détails, se détache de toute finalité dans un souci obsédé et fatalement déçu de l'origine. Ainsi les étymologies, tout en constituant une tumeur du roman, confirment son fonctionnement, où la loi s'abîme dans le hasard, où les intermittences de l'oubli se donnent pour des faits de mémoire. À la recherche du temps perdu est un roman de l'oubli plutôt qu'un roman de la mémoire, notait d'ailleurs Benjamin.
Ibid, p.253-254

rapprochement de l'érudition et de l'inversion : deux cercles fermés, deux coteries. En être ou pas.

IX. Mme de Cambremer, née Legrandin, ou l'avant-garde à rebours

L'inversion constitue une race, il y a transmission de caractères familiaux. Réincarnation d'un ancêtre féminin dans un corps d'homme (Mme de Marsantes/Charlus : une ressemblance)

Pourquoi insister sur la définition par Proust de l'inversion comme réincarnation d'un ancêtre ou la résurgence de la race dans l'individu? [...] L'inversion demeure dans l'œuvre de Proust le meilleur modèle de l'intersection de ces deux temporalités hétérogènes, la race et le moment, selon les termes de Taine, ou l'imitation et l'innovation, pour revenir à Darwin et au darwinisme social. [...] Or, Proust conçoit d'autres entre-deux temporels comme l'inversion, en particulier le temps de l'art, et cela permet de comprendre la situation paradoxale de son propre roman entre les deux siècles. [...] Entre la temporalité évolutionniste et la temporalité révolutionnaire, il [Proust] croit à une temporalité intermittente de l'art, une temporalité critique, en fin de compte indéterministe.
Ibid, p.277

L'article rejoint les idées développées dans ce cours : l'art ne progresse pas de façon linéaire, ou même, il n'y a pas de progrès en art.

Cette mise en question de l'avant-garde ne revient nullement, il faut y insister, à une défense de l'arrière-garde. Il s'agit au contraire de n'identifier le moderne ni au décadent ni au futuriste mais au critique par essence. J'ai évoqué Barrès. Mais Proust ne partage pas le déterminisme de Barrès, selon lequel il n'y a point de début qui ne soit le prolongement du passé et pour qui l'histoire est un tout indivisible. L'œuvre n'est jamais dépassée si elle est critique, dans son présent et dans notre temps. Tradition, rupture : la tradition est faite d'œuvres rompues, non en rupture mais rompues. Ou, comme l'exprima Proust dans l'une de ses dernières prises de position en juillet 1922, une réponse à une enquête sur le renouvellement du style :
1° La continuité du style est non pas compromise mais assurée par le perpétuel renouvellement du style. [...]
2° Je ne « donne nullement ma sympathie » (pour employer les termes mêmes de votre enquête) à des écrivains qui seraient « préoccupés d'une originalité de la forme ».
Où je retrouve les deux propositions que j'ai tenté d'avancer. C'est son défaut de sens historique qui a sauvé Proust du XIXe siècle - et aussi du XXe siècle.
Ibid, p.297, conclusion du chapitre

Notes

[1] Qu'est donc en train de faire Compagnon si ce n'est reconstituer une cohérence après coup en rassemblant divers articles dont le seul point commun est de commenter Proust?

Proust entre deux siècles

Ce livre rassemble des articles le plus souvent parus dans diverses revues. Il propose des analyses de La Recherche à partir de différents points de vue et éclaire la genèse de l'œuvre à travers une critique génétique impressionnante de précision. Il s'agit de démontrer à la fois comment ou combien Proust appartient au XIXe siècle, par sa formation et ses références (qui peuvent être des modèles ou des repoussoirs), et de montrer par quoi il échappe à cette esthétique pour créer son propre style et sa propre langue.
Ces différents articles permettent un mise en perspective des cours et des séminaires du Collège de France, qui s'inscrivent dans la continuité d'une réflexion entreprise depuis des années par l'ensemble des chercheurs. Chaque chapitre pourrait être rattaché à un séminaire de l'an passé.

Antoine Compagnon développera plus tard certaines de ces analyses, et notamment la thèse que l'on retrouvera dans Les Antimodernes: ce sont les conservateurs qui font les révolutionnaires, le classique, c'est celui qui n'appartient à aucune époque, et qui donc peut se lire à toutes:

Quel sens Proust donne-t-til au classissisme, sinon celui de la tradition des œuvres qui, en leur temps, firent scandale en dépit d'elles-mêmes? C'est la «suite presque continue» à laquelle on reconnaît à présent que Baudelaire et Manet appartiennent: un seuil est équivoque, l'enchaînement l'emporte avec le recul, la continuité efface les traces de rupture. Classissisme ne signifie donc pasintemporalité d'une œuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l'œuvre qui passe de mode.
Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.29

Proust veut échapper au reproche d'inachèvement ou d'accumulation sans ordre: son œuvre est une œuvre construite, dont l'ordonnance ne peut se comprendre qu'à la fin. Il s'agit de ne pas ressembler aux grandes œuvres "ratées" du XIXe siècle. Son idéal est un idéal de poussée organique, comme en témoigne ce compliment à Anna de Noailles «...vous grandissez comme un arbre[1]» : l'œuvre doit avoir une nécessité et une cohérences internes.


Sous l'éclairage de Compagnon, le texte de La Recherche apparaît comme un étrange champ archéologique, des traces ça et là incompréhensibles étant le signe d'anciennes versions effacées. A plusieurs reprises un mot, un nom, n'a de sens que par rapport aux brouillons, le texte définitif ne permettant pas de comprendre les allusions.
Exemple: une phrase semble indiquer qu'Albertine était présente au dîner de La Raspelière, ce qui était vrai dans une version antérieure du texte :

Enfin, comme l'indique cette note de régie, c'était Albertine, et non le héros, qui, dans le manuscrit, s'intéressait aux étymologies et interrogeait Brichot: elle était présente dans le train vers La Raspelière et au dîner Verdurin. Il en reste une trace non corrigée dans la troisième leçon, où on lit que les noms ont perdu leur charme «depuis le soir où Brichot, à la prière d'Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies», ce qui n'est plus le cas dans le roman.
Ibid, p.241

Le chapitre consacré à l'influence de Huymans sur Proust met en lumière les évolutions d'un motif proustien, en l'occurrence le "caoutchouc" d'Albertine, de sa première apparition dans les brouillons à son utilisation finale. Au départ, la description d'Albertine rappelle la description de la Vierge à l'enfant entre deux saints de Marmitta dans Certains, de Huysman. Puis ce brouillon évolue, fait appel à Saint-Georges, à la Méduse, à Nessus, à Mantegna. Finalement, la plupart de ces allusions disparaissent dans le texte définitif:

«Et, devant le caoutchouc d'Albertine [...] qui, collé, malléable et gris en ce moment, semblait moins devoir protéger son vêtement contre l'eau qu'avoir été trempé par elle et s'attacher au corps de mon amie comme afin de prendre l'empreinte de ses formes par un sculpteur, j'arrachai cette tunique qui épousait jalousement une poitrine désirée...»[2]
La dynamique de la métaphore n'a pas changé, c'est celle du vêtement qui masque et cependant découvre, à la fois ductile et sculptural, figeant le corps comme un modelage. Plus d'armure ni de bouclier, de saint Georges ni de Mantegna, mais dans le manuscrit on lit bien encore, au lieu de «tunique», «tunique de Nessus» que le dactylographe n'a pas déchiffrée et que Proust a omis de restituer. [...]
Ibid, p.123

L'analyse se poursuit, démontrant que les deux femmes prévues à l'origine, une jeune filles aux roses rouges et la femme de chambre de la baronne Putbus, disparaîtront quand Albertine sera inventée, Morel devenant son alter ego:

Albertine et Morel, à la place de saint Georges et de la Gorgone, les deux côtés vivement contrastés de l'androgyne décadent, seront, eux, impénétrables: voilà comment Proust à la fois se rattache au XIXe siècle et s'en détache, déplace la lecture perverse de la Renaissance italienne, exemplaire chez Huymans.
Ibid, p.126


Incidemment, Compagnon éclaire les réévaluations critiques dont font l'objet Racine et Baudelaire au tournant du siècle, Racine dont on célèbre la peinture des passions est tiré vers le romantisme tandis que Proust s'escrime à démontrer le classissisme de Baudelaire.


Enfin, l'idéal du style selon Proust est montré comme l'altération de la syntaxe :

Il [Proust] caractérise la façon d'écrire de Bergotte par «ces altérations de la syntaxe et de l'accent qui sont en relation nécessaire avec l'originalité intellectuelle»[3], ou celle de Flaubert par «les singularités immuables d'une syntaxe déformante[4]» : «Comme il a tant peiné sur la syntaxe, c'est en elle qu'il a logé pour toujours son originalité. C'est un génie grammatical.[5]»
Ibid, p.221-222


Notons pour finir cette formule inattendue de Compagnon :

Le grand style réside toujours du côté de l'atténuation, de l'euphémisme et de la litote. Proust se montre ici fidèle à une poétique de la brevitas ou de la brièveté. Cela ne veut pas dire qu'il fait court, et il est plutôt connu pour la longueur de ses phrases, mais bien qu'il fait bref, c'est-à-dire non périodique.
Ibid, p.224


Au total, il se dégage de ce livre un style et une méthode Compagnon, fondés sur une connaissance à la fois large et précise des brouillons et d'une vaste bibliographie des contemporains et des amis de Proust, style et méthode qui se dévelopent et se résolvent dans des démonstrations rigoureuses. Au-delà de Proust, la réflexion porte sur les critères de l'œuvre destinée à rester, à devenir «un classique».

Je voudrais avoir montré qu'une œuvre reste présente et vivante par ses failles ou ses disparités, que ses malfaçons sont les indices de son enracinement dans le temps. Elle suscite des interprétations renouvelées parce qu'elle ne répond pas aux questions qu'elle pose et qui demeurent irréductibles.
Ibid, p.299, début de la conclusion

Notes

[1] lettre de février 1913

[2] A la Recherche du temps perdu, Pléiade Tadié t.III, p.258-259

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, t.I, p.545

[4] «A propos du "style" de Flaubert», Contre Sainte Beuve, Pléiade p.593

[5] «A ajouter à Flaubert», Contre Sainte Beuve, Pléiade p.299

La sonate de Vinteuil

Dans une dédicace du Côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle en 1918, Proust énumère une longue série de modèles: la Première Sonate pour piano et violon opus 75 (1885) de Saint-Saëns; Wagner, pour L'Enchantement du Vendredi saint de Parsifal; la Sonate pour piano et violon de Franck (1886) par Enesco; le prélude de Lohengrin; une chose de Schubert; enfin «un ravissant morceau de piano de Fauré1». Selon une lettre à l'automne de 1915 à Antoine Bibesco, il s'agirait de la ''Ballade'':
…la Sonate de Vinteuil n'est pas celle de Franck. Si cela peut t'intéresser (mais je ne pense pas!) je te dirai l'exemplaire en mains, toutes les œuvres (parfois fort médiocres) qui ont «posé» [pour] ma Sonate. Ainsi la «petite phrase» est une phrase d'une sonate [pour] piano et violon de Saint-Saëns que je te chanterai (tremble!) l'agitation des trémolos au-dessus d'elle est dans un Prélude de Wagner, son début gémissant et alterné est de la Sonate de Franck, ses mouvement espacés Ballade de Fauré, etc. etc. etc.2
Proust songe peut-être à la Ballade lorsque Swann, entendant la Sonate chez les Verdurin, dans «Un amour de Swann», se souvient de la première audition qu'il en a faite un an auparavant:
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet…3
L'analyse paraît fidèle au rytme lent de la Ballade, à la course imprévue du premier thème, exposé trois fois, la troisième en un simple rappel après l'exposition du deuxième thème. Le rapprochement permet en outre de comprendre que la sonate de Vinteuil est le plus souvent jouée au piano seul dans la Recherche du temps perdu. En effet, avant la version de 1881 de la Ballade, pour piano et orchestre, Fauré avait composé en 1879 une version pour piano seul.
Or, la Ballade est sans aucun doute l'œuvre la plus originale de la jeunesse de Fauré. Dans son intérêt pour elle, il faut croire que Proust fut sensible à sa structure formelle. Voici de que Fauré en disait à son amie Mme Clerc en septembre 1879, sur le chemin de Munich, au cours d'un voyage où il devait entendre la Tétralogie:
…les morceaux de piano n°2 et n°3 ont pris une importance plus considérable grâce à un n°5 qui est un trait d'alliance entre le 2 et le 3. C'est-à-dire que par des procédés nouveaux quoique anciens j'ai trouvé le moyen de développer, dans une sorte d'intermède, les phrases du n°2 et de donner les prémices du n°3 de façon que les trois morceaux n'en font qu'un. Cela est donc devenu une Fantaisie un peu en dehors de ce qui se fait, je voudrais du moins en être sûr.4
L'équivoque de l'ancien et du nouveau est de celles que Proust soulignera souvent, chez Baudelaire par exemple. Mais le plus important est le souci d'unité dont témoigne le musicien, en des termes voisins de ceux auxquels Proust aura recours pour définir l'unité de son roman. Fauré rend compte de la construction élaborée de la Ballade: il y eut d'abord une suite de fragments ou de morceaux séparés, avant que ceux-ci trouvent leur unité. Les trois morceaux disjoints auxquels il fait allusion correspondent aux trois thèmes, un point d'orgue subsistant dans l'œuvre entre les deux premiers.
Le premier mouvement, andante cantabile, introduit lentement le thème A: souple, gracieux, ingénu, sur accompagnement d'accords, il serait celui que Proust décrit lorsque Swann se remémore, chez les Verdurin, sa première audition de la sonate de Vinteuil. Le thème B, allegro moderato, apparaît après un point d'orgue. «C'est un motif descendant, une sorte de gamme qui emprunte tout à coup des contours compliqués très "fin de siècle", écrit Jean-Micle Nectoux5. Les thèmes A et B sont ensuite développés. Suit une brève transition, andante, sur un thème d'appel C, servant à introduire le second mouvement, l'allegro central de la pièce. Son thème C' est une variation rythmique et une transformation expressive du thème d'appel C, et il le développe avec le thème B: c'est la «sorte d'intermède» qu'évoque Fauré dans sa lettre. Un court andante réintroduit alors le thème C, qui sera véritablement développé dans le troisième mouvement, l'allegro moderato final, où il s'épanouit dans des trilles, qui, bien que nullement réalistes ni descriptifs, suggèrent des chants d'oiseaux et des feuilles agitées. A cause de cette impression de forêt, l'œuvre fut rattachée à l'esthétique impressionniste. Proust ne l'ignore pas, et la première description de la sonate de Vinteuil, ou plutôt de son effet sur Swann, rappelle évidemment l'impressionnisme, en particulier dans la comparaison coloriste entre la partie de piano et «la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune6». Mais Swann va au-delà de l'impression fin de siècle et pénètre la composition élaborée de la pièce: «Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique7». De l'impressionnisme au formalisme: sachant apprécier le chef-d'œuvre de jeunesse de Fauré, datant de 1879, Proust annonce en fait les goûts de l'entre-deux-guerres, période avant laquelle la conception neuve de la Ballade de Fauré resta incomprise, ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Nectoux8. Appartenant au XIXe siècle, présentée par Fauré lui-même avec modestie, peut-être pusillanimité et sûrement ambiguïté, comme le résultat de «procédés nouveaux quoique anciens», la Ballade n'en est pas moins l'une des premières œuvres annonçant le XXe siècle: elle invente sa propre forme sans schéma préconçu, elle adopte une stucture convergente, A-B-C'-B'-C, le mouvement central développant les thèmes exposés dans les mouvements extrêmes. Ainsi l'exposition du thème C dans le finale succède à son développement dans l'allegro central. La Ballade de Fauré échappe résolument aux critiques de Proust contre l'absence de conception et d'unité des œuvres du XIXe siècle, telles qu'il les exprime dans La Prisonnière.

Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.58 et suivantes.



Notes :

1 : Contre Sainte-Beuve, Pléiade p.565
2 : Correspondance, t.XIV, p.234-236)
3 : Pléiade Tadié, t.I, p.207
4 : Fauré, Correspondance, Flammarion, p.96
5 : Fauré, Seuil, p.38
6 : RTP, Tadié, t.I p.205
7 : Ibid, p.250
8 : Fauré, op.cit., p.40

Sans illusion

… la pensée ne m'est pas très agréable que n'importe qui (si on se soucie encore de mes livres) sera admis à compulser mes manuscrits, à les comparer au texte définitif, et à en induire des suppositions qui seront toujours fausses sur ma manière de travailler, sur l'évolution de ma pensées, etc. Tout cela m'embête un peu…

Lettre de l'été 1922 à M. et Mme Sidney Schiff, Correspondance générale, t.III, p.51
Exergue choisi par Antoine Compagnon pour son livre Proust entre deux siècles.

Cours n°1 : justification du titre

Avertissement en forme de refrain: notes mises en forme et en récit après coup. Ne pas imputer les éventuelles incorrections de syntaxe ou de vocabulaire à A. Compagnon, il s'agira de mes erreurs.
Evidemment, les notes suivantes sont inutilement précises, tout à votre bénéfice. Pour moi-même je n'aurais gardé que les idées forces. (Cette précision à l'attention de ceux qui s'étonneront de l'absurde minutie de ces notes, qui s'apparente à de la coquetterie : c'en est; je ne dirais pas que je m'en targue, mais reconnaissons que cela me fait rire et que cela me plaît ainsi: merci donc, chers lecteurs, d'être l'occasion d'en faire trop.)
Ainsi, il s'agit, j'en ai bien peur, de tout sauf d'une synthèse.


En commençant ce cours, je suis remplis d'incertitude sur ce qui convient de faire, même si j'ai reçu de nombreux conseils de la part de mes collègues. Je considère ces premières semaines comme des expériences qui permettront de trouver le ton juste. Il y aura trois semaines d'ici Noël, que je vais consacrer à justifier ce titre, «Proust, mémoire de la littérature». J'ai invité des intervenants pour l'heure de séminaire, le premier interviendra la semaine prochaine. Aujourd'hui je suis seul, je parlerai deux heures.

Pourquoi avoir choisi Proust ?

Tout n'a-t-il pas déjà été dit sur Proust? Il fait l'objet d'une bibliographie galopante. En 2005, seul Sartre a fait l'objet d'une bibliographie plus importante, et c'était "l'année Sartre". Proust détient donc une sorte de record parmi les Français.
Faut-il dès lors déclarer un moratoire? interdire de parler de Proust pendant vingt ans?
Depuis onze ans que je fais cours à la Sorbonne, j'ai toujours évité d'étudier Proust, sauf les années où il était au programme de l'agrégation. Lorsqu'un étudiant venait me proposer un sujet de thèse sur Proust, je le décourageais: «Qu'aurez-vous de nouveau à dire sur Proust?» Evidemment, on me répondait parfois: «ce sera nouveau parce que je n'ai jamais parlé de Proust» [rires] mais on sait bien que la probabilité que quelque chose de nouveau soit dite est très faible.

Parler de la mémoire à propos de Proust, c'est ajouter la difficulté à la difficulté: on est dans le poncif, la mémoire est la tarte à la crème des études proustiennes, la madeleine, les pavés inégaux, le bruit de la cuillère (qui est une fourchette dans les brouillons) dans Le Temps retrouvé... Félicité de la mémoire involontaire: l'identité des sensations permet d'échapper au temps.

En fait, je dirais qu'aujourd'hui, les études proustiennes présentent un assez fort potentiel. En effet, on n'a pas encore pris la mesure des nouvelles publications parues dans les années 80 au moment que Proust est tombé dans le domaine public. Il n'y a pas eu le même mouvement de la recherche que dans les années 50 suite à la publication de Contre Sainte-Beuve (1953) et Jean Santeuil (1954). Jusque dans les années 50, Proust n'intéressait qu'un petit cercle, on lui reprochait de ne pas aborder les questions morales et sociales.
A partir des années 50, et après la découverte de Contre Sainte-Beuve et Jean Santeuil, Proust est publié dans la Pléiade et devient un classique: les travaux se multiplient alors.

Le même mouvement ne s'est pas produit dans les années 80. Le nombre de notes a peut-être fait peur. La recherche a sans doute été découragée. Les travaux très étroits se sont multipliés. Pour écrire des synthèses, il faut désormais quasi obligatoirement lire des brouillons, ce qui fait peur.
Il est temps de relancer la recherche. Il faut trouver un lieu d'où parler.
Dans les années 70, on attaquait les textes via la narratologie, la psychologie, la théorie du roman.
Aujourd'hui, je pense que la critique doit se faire à partir de l'histoire, de l'histoire de la culture ou de l'histoire culturelle. Nous ne connaissons toujours pas bien le contexte fin de l'œuvre de Proust. Chaque fois que je cherche à comprendre un passage difficile, un mot, une phrase, je me dis qu'il faudrait avoir lu tout ce que Proust a lu pour respirer cet air du temps qui souffle dans La Recherche. C'est mon sentiment d'éditeur de Sodome et Gomorrhe. La Recherche est un texte très épais de culture, très dense; il est donc légitime de reparler de Proust après tout ce qui a été dit.

Roland Barthes a donné ici en 1978 une conférence intitulée "Longtemps je me suis couché de bonne heure", publiée d'abord dans un des volumes des conférences de cette maison. Elle fut ensuite développée en un cours, son dernier cours ici, La Préparation du roman, dans lequel Roland Barthes se mettait en position d'écrire un roman. Il s'agissait pour Roland Barthes de parler de "Proust et moi", non pour se comparer, mais pour s'identifier. Ainsi que je l'ai dit la fois dernière, Barthes réhabilitait ainsi l'émotion et l'empathie que la critique post-structuraliste avait condamnées. Il ne s'agissait pas d'une identification au héros, mais à l'auteur comme artisan.
Roland Barthes avait l'intention de donner ici un séminaire sur Proust et la photographie. Hélas, il ne se remis jamais de son accident et ne revint pas. Ce cours est donc un hommage à Roland Barthes.

Donc nous avons vu pourquoi Proust, pourquoi mémoire. Mais pourquoi "mémoire de la littérature? Le "de" français est ambigu, comme toujours.
- D'une part le génitif peut être subjectif : la mémoire que possède la littérature, ce dont elle se souvient;
- d'autre part le génitif peut-être objectif : la mémoire dont la littérature peut faire l'objet, les choses qui se souviennent de la littérature.
On a donc les couples sujet/objet, agent/patient.

1/ Dans le premier sens, la littérature est une mémoire.

Il y a une différence entre mémoire et histoire. La Recherche est une mémoire. Tout y est, ou du moins beaucoup de choses. Elle se présente comme une somme de la culture, une intégrale de la culture. La Recherche est un contenant d'une mémoire française : comment La Recherche est-elle parvenue à s'identifier à notre mémoire? Il conviendrait de lister autant ce qui s'y trouve que ce qui ne s'y trouve pas. Ce second aspect ne sera pas traité aujourd'hui.

Je vais évoquer un passage en abyme, un passage emblématique de La Recherche qui montre le fonctionnement de la mémoire. Il s'agit du dîner de Norpois chez les parents du narrateur. Le héros apprend que Norpois voit souvent Gilberte et Mme Swann. Norpois s'offre pour parler de lui. Le narrateur a un geste spontané de tendresse et de reconnaissance qu'il arrête et qu'il réprime: «J'en ébauchai presque le geste que je me crus seul à avoir remarqué.»[1] Il s'agit donc d'un geste destiné à l'oubli. L'incident est infime mais suffit à expliquer que Norpois ne parlera pas du narrateur à Mme Swann. Ce n'est que beaucoup plus tard que le narrateur apprendra pourquoi Norpois n'a rien dit.
Le passage suivant décrit le rapport à l'autre :

Il est difficile, en effet, à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui; par peur de nous exagérer notre importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel sont obligés de s'étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la mémoire de ceux avec qui nous causons. C'est d'ailleurs à une supposition de ce genre qu'obéissent les criminels quand ils retouchent après coup un mot qu'ils ont dit et duquel ils pensent qu'on ne pourra confronter cette variante à aucune autre version. Ibid, p.477

On pense ici à Dostoïevski et ses réflexions sur le rapport intime à l'autre.

Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l'humanité, la philosophie du feuilletonniste selon laquelle tout est promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du «Premier Paris» nous dit d'un événement, d'un chef d'œuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut «son heure de célébrité»: «Qui se souviendra de tout cela dans dix ans?», à la troisième page, le compte rendu de l'Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un poème de peu de valeur qui date de l'époque des Pharaons et qu'on connaît encore intégralement? Ibid, p.477

On voit l'opposition tout s'oublie/insignifiance des choses <=> tout se conserve/mémoire fabuleuse de tout. Ce que retiennent les érudits sont des choses infimes. Et c'est ainsi que le héros comprend pourquoi Norpois n'a jamais parlé de lui chez les Swann:

Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui s'y trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il était ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir de bien à tous, d'ailleurs habitué par sa professions et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait «vu le moment où j'allais lui baiser les mains», je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs. Ce potin m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain; et je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ. Ibid, p.478

Il y a ici une comparaison remarquable entre ce geste que le narrateur pensait avoir été le seul à avoir remarqué et le geste d'urbanité à la cour d'Assourbanipal (Gaston Maspero faisait partie des manuels scolaires de l'époque, Proust avait dû le lire à l'école).
Il s'agit d'une analyse de l'image que l'autre a de nous-mêmes; ce rapport éthique à nous-mêmes qu'est la vision de l'autre.
La scène est construite en miroir, le narrateur est confronté à l'image qu'un autre a de lui. Il découvre le potin, la rumeur rapportée. Le potin est la mémoire des choses infimes et des choses honteuses. Le narrateur avait voulu reprendre son geste, on pense à la honte de Raskonikov dans Crime et Châtiment.
«J'eus peine à me retenir» : un mouvement de honte que l'on voudrait avoir oublié, mais il y a une mémoire de tout, y compris de ce qu'on voudrait avoir oublié.

Je vais citer un autre passage, une parenthèse qui concerne la grand-mère du narrateur: celui-ci la surprend à son retour de Balbec (après le célèbre coup de téléphone), elle qui ne le sait pas revenu: «par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d'assister brusquement à notre propre absence».[2]

Il y a une mémoire de tout, nous insisterons sur cela aujourd'hui — sur la dimension éthique de la littérature. L'écume du monde est conservée par la littérature comme une mémoire de la culture.
La littérature : c'est elle qui se souvient, qui conserve tout comme dans une nouvelle de Borges — l'abîme sans fond de la littérature.

2/ Dans le second sens, il s'agit de la mémoire que l'on a de la littérature.

le plus simple : la récitation, le par cœur.

Voici le seul passage de La recherche où les mots "mémoire" et littérature" figurent de façon très rapprochée. Il s'agit de la visite du Dr du Boulbon lors de la maladie de la grand-mère. C'est un spécialiste des maladies nerveuses (au passage, éloge des nerveux (tous les écrivains sont nerveux) qui sont le sel de la terre)). Il va diagnostiquer une maladie nerveuse, ce qui est un diagnostic erroné. C'est l'occasion d'un portrait ironique d'un docteur dont le modèle serait Charcot ou Adrien Proust. Il s'agit d'un médecin autoritaire (le Dr Brissot). Il écoute les malades au lieu de les ausculter:

Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards où il y avait peut-être l'illusion de scruter profondément le malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanée mais devait être devenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir qu'il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l'empire sur elle

(vous connaissez cette structure en "ou" qui multiplie les hypothèses)

— il commença à parler de Bergotte.
— Ah je crois bien, Madame, c'est admirable; comme vous avez raison de l'aimer! Mais lequel de ses livres préférez-vous? Ah! vraiment! Mon Dieu, c'est peut-être en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman le mieux composé: Claire y est bien charmante; comme personnage d'homme lequel vous est le plus sympathique?

Au lieu d'ausculter la malade, le docteur parle de littérature. Nous avons droit comme souvent au commentaire rétrospectif du narrateur.

Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler littérature parce que, lui, la médecine l'ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa largeur d'esprit, et même, dans un but thérapeutique, pour rendre confiance à la malade, lui montrer qu'il n'était pas inquiet, la distraire de son état. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de ma grand'mère était bien intacte. Ibid, p.301

Nous avons droit ici à une satire du médecin, en deux temps : d'abord / mais depuis. Mais le narrateur lui donne un peu raison sur la fin : le médecin se trompe, mais sa mise à l'épreuve de la malade est pertinente.
La mémoire de la littérature est un indice de familiarité avec la littérature.
Cela dépend des gens, aussi : certains ont une excellente mémoire de la littérature, ils se souviennent de l'intrigue de tous les romans qu'ils ont lus, et d'autres pour qui c'est toujours la première fois.

Ainsi, le deuxième sens, "la mémoire de la littérature", est indemme chez la grand-mère.
Il y a donc deux sens à "la mémoire de la littérature", la littérature se souvient et on se souvient de la littérature. J'y ajouterai un troisième sens.

3/ Dans un troisième sens, la littérature se souvient de la littérature.

Il y a un repli des deux sens l'un sur l'autre. C'est surtout cela que je voudrais aborder, qui ranime un certain nombre de vieux démons: la citation, l'allusion, l'intertextualité, la bibliothèque, la philologie, l'archéologie,...

Je voudrais faire une mise en garde: je ne souhaite pas du tout insister sur un enfermement, une réflexivité, une autonomie de la littérature, mais montrer comment, s'appuyant sur la littérature, c'est comme cela que la littérature parle du monde. En portant la littérature vers l'avant elle s'ouvre au monde.
N'oublions pas que la notion d'intertextualité vient de Bakhtine, du dialogisme de Bakhtine, et donc du dialogue, une démarche très concrète tournée vers l'autre, alors que la notion d'intertextualité a eu tendance à se replier sur elle-même.


(fin du cours. La deuxième heure demain)

PS : La version de sejan

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade (1954) t.1 p.477

[2] Le côté de Guermantes, Pléiade (1954) t.2, p.140

Filon

Evidemment, je tiens un filon : distiller lentement tout au long de la semaine la transcription de l'heure de cours d'A. Compagnon, puis celle de l'heure de séminaire, et je remplirai ce blog sans même y penser. C'est tentant.
Je vais essayer de m'en tenir à deux billets par semaine. Je vais également tenter de retrouver les références des citations données en cours (ceux qui possèdent la dernière édition de Proust dans la Pléiade peuvent laisser les références à cette édition dans les commentaires, je les ajouterai (nous débuterons ainsi en live des tables de correspondance à la façon des tables des Pensées de Pascal (j'aime tout ce qui ressemble à des codes secrets ou des transpositions)).

Comme je le disais à Tlön dans un précédent commentaire, je suis arrivée encore trop tard (les portes ont été ouvertes à 15 heures pour 16 heures 30). Antoine Compagnon est la coqueluche du tout-Paris! J'aime arriver au Collège de France, voir les gens devant moi prendre la même direction que moi, et nous roulons comme des gouttes dans la même rigole vers le même ruisseau... C'est amusant. Et toujours cette même prédominence de personnes qui paraissent retraitées (évidemment, il n'y a qu'elles qui ont le temps, grommelle H., toujours aimable): où sont les étudiants?
Je suis donc arrivée trop tard pour être dans l'amphithéâtre principal (Marguerite de Navarre), les appariteurs ont ouvert une autre salle. J'ai rarement vu un personnel aussi aimable, des gens aussi courtois et professionnels, ne refoulant personne, n'étant jamais brusques, répondant et orientant toujours poliment, et même avec le sourire (on mesure à ce genre de notations à quel point j'ai (nous avons?) l'habitude d'être malmenée par toute personne détenant une parcelle de pouvoir), je bénis cette administration capable de décider en trente secondes d'ouvrir une salle quand la précédente est pleine, et je m'étonne que cette salle soit parfaitement sonorisée, et que la retransmission visuelle soit parfaite. Oui, je suis un peu traumatisée par tout ce qui ne fonctionne jamais dans l'administration...

L'âge et l'aspect de A. Compagnon sont le sujet de nombreuses conversations. C'est à peine poli et cela me fait rire. Vient-on l'entendre ou le voir? La question reste ouverte.
Ma voisine s'endort. Je prend des notes. Les lunettes d'Antoine Compagnon sont moins grandes que je ne le pensais. Ses mains sont blanchies par l'écran. On ne peut distinguer l'écriture sur les feuilles qu'il tient devient devant lui. Il parle d'une voix nette, agréable, tranquille. A plusieurs reprises il me fait penser à un prêtre ou à un pasteur en chaire.

Le cours demain ou après-demain.

La méthode de Thibaudet

A sa mort en 1936, Albert Thibaudet s'était imposé comme l'un des observateurs le plus avisé de la vie littéraire et politique de la Troisième République. En ce temps-là on croyait encore que la condition humaine ne pouvait être comprise sans la littérature, qu'on vivait mieux avec la littérature, et la critique littéraire faisait figure de discipline souveraine, rendait légitime de parler de tout sans être spécialiste de rien.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.253

Je n'avais jamais entendu parler de Thibaudet avant de lire ce livre. Je crois que Thibaudet me plaît beaucoup:

Certes, concédait Thibaudet, pour « repérer les empreintes » et « restituer le mouvement » de la création, «il y faudrait des sens et une finesse de Peau-Rouge», ce nez qui manquait à Taine et que Bergson appelait intuition: «[…] supposer l'œuvre non encore faite, l'œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieure à elle, qui la dépose et qui la dépasse.» Pour cette critique « qui épouserait la genèse même de l'œuvre », l'intelligence ne suffisait pas, et la «sympathie de sentiment» devenait vitale. C'est pourquoi Thibaudet estimait, dans une maxime qui le définit tout entier, que « la muse véritable de la critique c'est l'amitié », à l'œuvre dans les meilleures pages de Sainte-Beuve et indispensable pour réaliser la «création continuée de l’artiste par la critique». Bergson reconnaissait son idéal: «l’auteur qu’on étudie ne sera plus comparé à d’autres, ou ne le sera qu’accessoirement ; on le comparera plutôt à lui-même, en adoptant pour un instant son mouvement, en définissant ainsi sa direction, ou mieux sa tendance.»
Thibaudet n’a jamais été plus fidèle à cette méthode que dans son Flaubert (et dans son Montaigne posthume), suivant le fil de la biographie, mais sans la moindre psychologie, combinant intelligence et instinct à la recherche de l’unicité d’un être dans les méandres de l’œuvre. Ramon Fernandez pensait qu’entre ses premiers ouvrages un peu denses, le livre sur Mallarmé, et surtout Trente ans de vie française qui a, suivant une image de leur auteur, la consistance d’ «une soupe d’Auvergnat où la cuillère tient toute seule», et les alertes essais plus tardifs, les Valéry, Amiel, Mistral et Stendhal, Thibaudet avait trouvé son équilibre dans le Flaubert, où il « "épouse" la vie, la durée de son auteur, le rythme et les nuances intérieures du génie de celui-ci.» Sa démarche, ni objective ni subjective, repose sur l’identification avec l’écrivain, parcouru comme un paysage ou un territoire: «Ce qu’il faut envisager, disait Thibaudet, ce n’est pas une ligne avec des hauts et des bas, c’est un ensemble, un pays moral et littéraire dans sa durée et sa complexité.» Voir une vie et une œuvre comme un pays, c’est casser la linéarité de l’histoire par la multiplicité de l’instant.»

Ibid., p.269

Un peuple nain

La souveraineté populaire était depuis longtemps la bête noire de De Maistre. A propos de «l'admirable Burke», il demandait à un ami dès janvier 1791 : «Comment trouvez-vous que ce rude sénateur traite le grand tripot du Manège et tous les législateurs Bébés? Pour moi j'en ai été ravi, et je ne saurais vous exprimer combien il a renforcé mes idées anti-démocrates et anti-gallicanes. Mon aversion pour tout ce qui se fait en France devient de l'horreur.»
La «canaillocratie» et les «législateurs Bébés»: de Maistre ne perd jamais l'occasion de ces pointes assassines ironisant sur le peuple souverain. Suivant le Petit Robert, la première attestation de bébé en français, de l'anglais baby, daterait de 1841. Suivant le Grand Robert, cependant, qui se réfère à Dauzat, la date serait 1793. Comme la citation de De Maistre le montre, les choses sont imprécises et plus compliquées. Suivant Littré, en effet, «Bébé», avec la majuscule — or de Maistre met, semble-t-il, cette majuscule —, était le surnom du nain du roi Stanislas, duc de Lorraine (1739-1764), diminutif et pauvre d'esprit, avant que le substantif ne désignât une personne de petite taille, puis un tout petit enfant. Parlant de «législateurs Bébés», de Maistre pense donc vraisemblablement à des nains plutôt qu'à des nouveaux-nés, au peuple diminué, rabougri déchu, plutôt au peuple enfant, en puissance, prêt à grandir [...]»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.139

Paradoxe des antimodernes

«Les Royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques», apprend Lousteau à Rubempré dans Illusions perdues: «par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature, tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et le thème classique[1].» C'est le début d'un chiasme dont Baudelaire se moquait : pas plus conservateurs en art que les adeptes du progrès social, «des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société[2]» — précoce anticipation de la thèse de Thibaudet sur le tempérament dextrogyre des lettres en face d'une vie politique d'inclination sinistrogyre.
L'ambiguïté de Chateaubriand, modèle de l'antimoderne, est exemplaire. Rêvant à son destin si la Révolution n'avait pas eu lieu, il voyait un médiocre portrait dans un grenier oublié: «[...] si l'ancienne monarchie eût subsisté [...], je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. "C'est votre grand-oncle François, le capitaine du régiment de Navarre: il avait bien de l'esprit! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots: Retranchez ma tête, et dans l'Almanach des Muses la pièce fugitive: Le Cri du cœur[3].» En lui, nageur entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves[4]»,s'accomplit une alliance étrange de penchants conservateurs et progressistes; son romantisme politique combine une révolution spirituelle et esthétique avec une réaction politique; il réclame silmutanément l'autorité (du roi) et la liberté (de la presse); il est à la fois authentiquement ultra et véritablement libéral; avec lui commence l'esthétisation de la politique.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.127


Notes

[1] Balzac, Illusions perdues, Pléiade t.V, p.337

[2] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Pléiade, t.I, p.691

[3] Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe, Pléiade, t.II, p.654

[4] Ibid, p.1027

Citation d'une citation d'une citation

Pas de meilleure description de l'antimoderne qu'à la faveur du portrait croisé de de Maistre, et de Bonald par Emile Faguet, qui souligne combien «[l]eurs natures intellectuelles sont opposées.1». De Maistre «est un pessimiste» qui exagère à plaisir l'existence du mal, tandis que Bonald est «un optimiste» qui «voit l'ordre et le bien immanents au monde». «L'un est extrêmement compliqué, et captieux, et a mille détours. L'autre […] a le système le plus simple, le plus court et le plus direct. — L'un est est paradoxal à outrance, et croit trop simple pour être vraie une idée qui n'étonne point. L'autre voudrait ne rien dire qui ne fût absolument traditionnel et de toute éternité […]. — L'un est mystificateur et taquin, et risque scandale au service de la vérité. L'autre, grave, sincère et d'une probité intellectuelle absolue.» Bref, «l'un est un merveilleux sophiste, et l'autre un scolastique obstiné.2»
Notre préférence va au premier: pessimiste, compliqué, paradoxal et taquin.»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.19
Ce "taquin" m'enchante.



Note
1 : Emile Faguet, «Joseph de Maistre», Politiques et moralistes du XIXe siècle. Première série, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1891, p. 69.
2 : Idid, p. 69-70.

Les antimodernes d'Antoine Compagnon

L'antimoderne est souvent réactionnaire, bien sûr, mais pas toujours. Il se situe, selon la formule que le dernier Barthes utilisa pour lui-même, «à l'arrière-garde de l'avant-garde». C'est un «mécontemporain» façon Péguy qui vitupère en général, donne rendez-vous au pire et se distingue du traditionaliste ou du conservateur en ceci qu'il n'ignore rien de ce qui est mort dans le passé — qu'il se dispense donc de chérir en vain. […] Du coup, le profil de l'antimoderne se précise: c'est un moderne non dupe, un homme de droite qui vient de gauche, un pessimiste qui ferraille contre les aficionados de l'Avenir radieux, un esprit gyrodextre mal vu par les notables des deux camps, et toujours en délicatesse avec son temps. Or il se trouve que ce genre d'individu — le sous-titre de cet ouvrage suggère qu'on en rencontre «de Joseph de Maistre à Roland Barthes» — fut sans cesse l'aiguillon et le sel de notre histoire littéraire. Sans cet «agent double», sans sa manie d'avancer en liberté et à reculons, de résister au credo du jour, le moderne se calcifie. […]

extrait de la critique de Jean-Paul Enthoven dans Le Point du 21 avril 2005 portant sur Les Antimodernes d'Antoine Compagnon
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