Véhesse

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mercredi 6 mai 2020

Procrastiner efficace

En 2009, Elena Bodnar a gagné l'IgNobel (le Nobel des trucs bizarres qui vous font rire avant de vous faire réfléchir) dans la catégorie santé publique avec un soutien-gorge pouvant se tranformer en deux masques.

En parcourant la liste de l'œil, je suis tombée sur cet article qui m'a intriguée (je souffre de procratination aiguë). C'est de John Perry, gagnant 2011 dans la catégorie littérature.

Traduction à la volée, comme d'habitude.

————————

« N'importe qui est capable d'abattre n'importe quelle quantité de travail, à condition que ce ne soit pas le travail qu'il serait censé être en train de faire à cet instant précis1
Robert Benchley in Chips off the Old Benchley, 1949

Cela fait des mois que j'ai l'intention de rédiger cet article. Pourquoi suis-je finalement en train de m'y mettre? Parce que j'ai enfin dégagé un peu de temps libre? Non. J'ai des copies à corriger, des livres à commander, une demande de bourse à examiner, des projets de thèses à lire. Si je travaille à cet article, c'est pour éviter de me mettre à toutes ces tâches. C'est l'essence de ce que j'appelle la procrastination structurée, une stratégie extraordinaire que j'ai découverte et qui transforme un procrastinateur en un personne efficace, respectée et admirée pour tout ce qu'elle est capable d'accomplir par unusage rationnel de son temps.
Tous les procrastinateurs remettent à plus tard ce qu'ils ont à faire. La procrastination structurée est l'art de mettre ce défaut à profit. L'idée-clé est que procrastiner ne signifie pas ne rien faire du tout. Il est rare qu'un procrastinateur ne fasse absolument rien; il effectue des tâches utiles à la marge, comme jardiner, tailler ses crayons ou dessiner le diagramme de la future réorganisation de ses dossiers quand il s'y mettra.
Pourquoi le procrastinateur s'attelle-t-il à ces tâches? Parce qu'elles sont un moyen de ne pas faire quelque chose de plus important. Si la seule tâche qui restait au procrastinateur était de tailler ses crayons, aucune force au monde ne parviendrait à l'y obliger. En revanche, le procrastinateur peut être amené à effectuer une tâche difficile et importante à point nommé à condition que cela lui évite de s'atteler à quelque chose de plus important encore.

La procrastination structurée consiste à organiser votre to-do-list de façon à exploiter ce constat. La liste que vous avez en tête est sans doute hiérarchisée par ordre d'importance. Les tâches qui paraissent les plus urgentes et les plus importantes apparaissent en tête. Mais il faut ajouter en dessous des tâches utiles. Effectuer ces tâches est une façon de ne pas s'occuper de celles plus haut dans la liste. Cette structure repensé de to-do-list transforme le procrastinateur en citoyen précieux. En fait, le procrastinateur peut même acquérir, comme c'est mon cas, la réputation d'abattre une grande quantité de travail.

Mon expérience la plus parfaite de procrastination structurée, je l'ai connue quand ma femme et moi étions chercheurs en résidence à Soto House, un dortoir de Stanford. Dans la soirée, confronté à des copies à corriger, des conférences à rédiger, des réunions à préparer, je quittais notre cottage proche du dortoir et j'allais dans la salle commune jouer au ping-pong avec les pensionnaires, ou discuter dans leur chambre, ou juste m'assoir là pour lire les journaux. J'acquis ainsi la réputation d'être un terrifique chercheur en résidence et l'un des rares professeurs du campus à passer du temps avec les lycéens et à les connaître. Quelle ironie: jouer au ping-pong pour ne rien faire de plus important et acquérir la réputation de Mr Chips.

Les procrastinateurs ont souvent un mauvais réflexe. Ils essaient de réduire leurs engagements en supposant que s'ils n'ont plus que quelques tâches à effectuer, ils arrêteront de procrastiner et s'y attèleront. Mais cela va à l'encontre de la nature primordiale du procrastinateur et élimine leur source première de motivation. Les quelques tâches de leur liste seront par définition les plus importantes, et la seule façon de les éviter sera de ne rien faire du tout. Cette méthode amène à devenir une larve sur canapé, non une personne efficace.

Parvenu à ce point, vous vous demandez peut-être : «Que devient la tâche en haut de liste, celle que personne ne fait jamais?»
Je reconnais que se présente ici un potentiel problème.

L'astuce est de choisir le bon type de projet pour le haut de la liste. Le type idéal a deux caractéristiques: d'une part il paraît avoir une dealine précise (mais en réalité ce n'est pas le cas); d'autre part il paraît terriblement important (mais en fait non). Heureusement, la vie abonde de cette sorte de tâches. A l'université, une large majorité de tâches appartiennent à cette catégorie, et je suis persuadé que c'est le cas dans la plupart des vastes institutions.
Prenons par exemple ce qui se trouve en haut de ma liste aujourd'hui. Il s'agit de finir un article pour un volume de philosophie du langage. Il était à rendre il y a onze mois. J'ai abattu un énorme nombre de travaux afin d'éviter d'y travailler. Il y a quelques mois, rongé de remord, j'ai écrit une lettre à l'éditeur pour m'excuser d'être aussi en retard et l'assurer de mon intention de me mettre au travail. Ecrire cette lettre était bien sûr une façon de ne pas travailler à l'article. Il se trouva alors que je n'étais pas beaucoup plus en retard que tous les autres. Et dans quelle mesure cet article est-il important? Pas si important qu'à un moment donné quelque chose qui paraisse plus important ne surgisse. Alors je me mettrai à y travailler.

Autre exemple, cette commande de livres que je dois passer pour mes élèves. Je suis en train d'écrire en juin. En octobre, je dois donner un cours d'épistémologie. J'aurais déjà dû passer la commande à la librairie.
Il est facile de considérer que c'est une tâche importante avec une deadline urgente (pour vous, les non-procrastinateurs, je ferai remarquer qu'une deadline devient vraiment urgente lorsqu'elle est dépassée d'une ou deux semaines.) Je reçois des rappels quasi quotidiens de la secrétaire du département, des étudiants me demandent parfois ce qu'ils doivent lire, et le bon de commande se trouve en plein milieu de mon bureau, juste en dessous de l'emballage du sandwich que j'ai mangé mercredi dernier. Cette tâche est presque en haut de ma liste; elle me tracasse et me motive pour me consacrer à d'autres corvées utiles mais quelque peu moins importantes.
En réalité, la librairie est très occupée à traiter les commandes passées par les non-procrastinateurs. Si je donne la mienne mi-août, tout se passera bien. Il faut juste que je choisisse des livres réputés et connus publiés chez des éditeurs compétents. Entre aujourd'hui et disons le premier août, je vais prendre un autre engagement plus important en apparence. Alors ma psyché remplira le bon de commande avec plaisir afin d'éviter de s'atteler à cette nouvelle tâche.

Parvenu à ce point, le lecteur observateur peut se dire que la procrastination structurée exige une certaine capacité à s'auto-berner, puisque que l'on est perpétuellement en train de monter une pyramide de Ponzi contre soi-même.
Tout à fait. Il faut être capable d'identifier et de s'investir dans des tâches à l'importance surévaluée et aux deadlines illusoires tout en se faisant croire qu'elles sont importantes et urgentes. Ce n'est pas un problème, car pratiquement tous les procrastinateurs ont d'excellentes capacités à s'auto-berner. Et quoi de plus noble que d'utiliser un défaut de son caractère pour estomper les conséquences d'un autre défaut?



Note
1 : ce qui est exactement ce que je suis en train de faire en effectuant cette traduction.

jeudi 30 avril 2020

Lire la Recherche

Pour ceux qui n'arrivent pas à s'y mettre cela vous aidera peut-être.




Ce qui s'incrirait sans faiblir dans ce projet, dont je me suis demandé un moment s'il s'agissait du Gorafi. (En fait non: un poisson d'avril).
Et un problème de math pour ceux qui s'ennuient (via Proustonomics).

dimanche 26 avril 2020

Laurent Chamontin

Amis, ouvrons ce noir alcool
Le coronavirus nosocomial

Elisabeth Chamontin
Le blog perspectives ukrainiennes nous a appris la mort de Laurent Chamontin, spécialiste de la Russie au XXIe siècle, dans la nuit du 14 au 15 avril 2020. Il souffrait d'un cancer, il est mort du Covid-19.
Dans notre petit cercle d'amis, il était une voix nécessaire pour lutter contre la désinformation, pour nous traduire des articles russes ou ukrainiens, pour décrypter une conséquence que nous n'apercevions pas.
Il a été enterré vendredi au cimetière de Pantin.

Le Diploweb remet à la une un entretien avec lui.

Laurent Chamontin parlait couramment russe et a travaillé tant en Russie qu'en Ukraine. Peu après l'annexion de la Crimée en mars 2014, il a publié L'empire sans limite. La problématique du livre était exposée ainsi :
En bref, approcher le monde russe reste encore aujourd'hui une aventure, qui conduite parfois ceux qui s'y hasardent dans des situations qu'on croirait sorties des lettres de Custine ou des pages les plus absurdes des Âmes mortes de Gogol. Cette permanence, qui signale, comme nous le verrons, une résistance à la modernisation particulièrement spectaculaire, ne laisse pas de surprendre, tant il est peu banal d'être la patrie de Gagarine, de Tolstoï, de Chagall, de Tchekhov, d'Akhmatova et de tant d'autres, et tout à la fois d'avoir si peu à offrir à ses enfants. La fureur de Vladimir Vyssotski, découvrant combien l'Allemagne fédérale vaincue était oppulente en comparaison de l'URSS1, ne serait pas aujourd'hui apaisée, après une transition économiques qui figure sans conteste parmi les plus brutales de l'histoire humaine, avec une dégringolade de l'ordre de 40% du PIB en parité de pouvoir d'achat par habitant dans toutes les républiques de l'ancien espace soviétique1.
Chercher à comprendre un tel paradoxe […] est le propos de cet ouvrage […].

Laurent Chamontin, L'empire sans limite, éditions de l'aube, p.34


Le livre est une promenade exploratoire dans l'histoire et la géographie, la géographie influençant l'histoire et les mentalités. La frontière est cette ligne qui ne doit pas être franchie pour ne pas mettre à mal le mensonge et une vie en vase clos.
Dans un premier temps, au XVIe et XVIIe siècles, tant que l'Empire des tsars est capable d'anéantir lors de son expansion des formes étatiques inférieures ou comparables aux siennes, la préoccupation du pouvoir en matière de contrôle frontalier est surtout d'empêcher le contribuable de s'enfuir; apparaît à cette occasion, comme nous l'avons déjà noté, un lien étroit entre l'impossibilité pratique d'assigner une frontière au monde russe et celle d'ébaucher un contrat social. En effet, dans un espace capable d'engloutir toute croissance démographique, la notion de propriété n'a pas grand poids, pas plus que celle de garantie juridique qui lui est intimement liée; quant au processus de conquête, il est inséparable de la fuite devant l'avancée d'un pouvoir dont, précisément, l'impossibilité de contrôler ses confins est l'un de ses problèmes majeurs.

Dit autrement, là où l'Europe connaît un cadre territorial précocement fixé — par la Manche, les Pyrénées, les frontières du traité de Verdun…—, cadre qui va évoluer mais non disparaître, et une densité de population élevée, la Russie connaît à l'inverse une absence de cadre fixe et une densité faible dont on voit bien comment ils conduisent à un destin sans équilavent. Il revient au poète et diplomate Fiodor Tiouttchev d'exprimer la démesure inhérente à celui-ci et son caractère inaccessible à la raison dans ses œuvres:

«Moscou, la ville de Pierre, celle de Constantin,
Telles sont du règne russe ls villes sacrées,
Mais où en est la fin? Où sont les limites,
Au Nord, à l'Est, au Sud et au Couchant?
[…]
Sept mers intérieures et sept grands fleuves…
Du Nil à la Neva, de l'Elbe à la Chine,
De la Volga à l'Euphrate, du Gange au Danube…
Tel est le royaume russe2
[…]

Cet imaginaire hérité de l'histoire russe n'empêche pas qu'après plusieurs siècles d'incubation confinée, la question des frontières change de nature pour l'Empire, quand celui-ci est confronté à l'émergence de l'Etat-nation européen, forme d'organisation qui le surpasse visiblement en matière d'efficacité, à partir du XVIIIe siècle.

Quand Custine visite la Russie en 1839, il peut mesurer, à l'aune des contrôles tatillons qu'il subit à l'entrée du territoire russe, combien le système patrimonial mâtiné de prussianisme affirme son irréductible différence vis-à-vis du système juridique fondé sur la propriété qui lui est familier […]
[…]
Notons auparavant en la matière une extraordinaire continuité à laquelle la Révolution ne met pas fin, bien au contraire; après tant d'autres voyageurs — par exemple Dominique Lapierre à l'occasion de son voyage de 1956 dans l'URSS en cours de déstalinisation3 ou Primo Levi lors de ses tributalions d'ingénieur nomade4 —, l'auteur de ces lignes a pu constater par lui-même en 1987 combien le camp socialiste, menaçant jusqu'à son crépuscule, était sur ce point le digne héritier de l'autocratie, depuis la frontière sino-soviétique jusqu'au Rideau de fer.

En quittant la gare chinoise de Manzhouli, après un contrôle débonnaire réalisé au son d'une musique guillerette, le voyageur avait soudain l'occasion de voir en face le visage du socialisme réel, incarné après quelques centaines de mètres par les gardes-frontières armés faisant irruption dans les wagons avec leurs chiens de guerre, dans un paysage soudain hérissé de barbelés. Arrivant à la gare de Zabaïkalsk après plusieurs heures d'immobilisation en pleine steppe à des fins de contrôle, il pouvait alors contempler sa conversion à l'humour soviétique en contemplant une banderole tournée vers la Chine qui annonçait triomphalement «Notre politique est une politique de paix», qu'il était comme de juste, interdit de photographier. La lenteur des trains laissait environ six jours pour se remettre de ce premier contact, avant la découverte de la frontière polonaise. Le naïf qui croyait qu'une frontière interne au camp socialiste offrirait un visage plus avenant était alors contraint de réviser ses illusions, au vu du garde-frontière armé en faction à l'entrée du pont sur le Boug à Brest-Litovsk. La gare de Francfort-sur-Oder, point d'entrée en République démocratique allemande, couverte de drapeaux rouges portant l'inscription «Amitié» en plusieurs langues, atteinte après franchissement d'un pont gardé par une sentinelle flanquée d'une kalachnikov, permettait de parachever le déniaisement des plus endurcis. On était alors prêt pour l'apothéose berlinoise: les rails se perdant dans les herbes folles, au bout du quai de la gare de Friedrichstrasse, au-delà de la verrière dont les travées étaient parcourues, faut-il l'écrire, par des gardes-frontières en armes5.

Aux émotifs qu'un contrôle inquisitorial déstabilise, le passage des frontières dans les républiques issues de l'URSS peut encore aujourd'hui réserver quelques sensations fortes — rien cependant de commun avec les pratiques passées; il faut voir dans cette atténuation un signe, modeste mais univoque, de la normalisations assurément fort lente du monde russe dans le domaine des libertés individuelles.
[…]
[…] il nous faut nous interroger sur les déterminants profonds de la tradition de contrôle frontalier tatillonne et soupçonneuse dont nous venons de mettre en évidence la permanence à travers les âges. Pour ce qui concerne le cas des étrangers entrant sur le territoire de l'Empire, la confiscation des livres de Custine6 — qui n'est pas tout à fait une relique du passé, puisque la déclaration des imprimés à la douane ukrainienne était toujours de mise cent soixante-dix ans plus tard — nous aide à progresser vers une réponse, qu'on peut d'ailleurs trouver chez le même auteur. Quand on lit sous sa plume qu'en Russie «dire la vérité, c'est menacer l'Etat», […], on comprend immédiatement quel type de problème peut poser un écrit non contrôlé par la censure impériale, ce qui est est par définition le cas des livres d'origine étrangère.[…]
[…] Quant à l'URSS, elle se situe évidemment dans la continuité de cette attitude soupçonneuse en tant qu'incarnation en marche de l'idéal communiste, mythe fondateur qui explique la profonde défiance du pouvoir à l'égard des soldats qui avaient vu l'autre côté du miroir quand ils avaient combattu à l'Ouest7. De même, tout Soviétique revenant de l'étranger était ipso facto un facteur de subversion potentielle; quant à ceux qui partaient à jamais, ils rappelaient, comme les Allemands de l'Est avant 1961, que l'on pouvait choisir de ne pas être thuriféraire, ce qui était encore plus insupportable.
[…]
Il n'est donc pas étonnant que le franchissement ou le démantèlement des frontières se retrouve en bonne place parmi les figures emblématiques du démontage du vase clos: la possibilité de sortir de chez soi et d'y revenir en rapportant un peu d'air frais est l'un des plus sûrs remèdes dontre la folie de l'enfermement.

Laurent Chamontin, L'empire sans limite, les édition de l'Aube, 2014, pp.171-182

Durant tous les mois de sa maladie, je n'ai jamais cessé de penser à son commentaire sur cette photo (14 février 2019: comme c'est allé vite):






Notes
1 : Marina Vlady, Vladimir ou le vol arrêté, Paris, Fayard, 1987.
2 : D'après les sources journalistiques citées par la version russe de Wikipedia.
3 : Dominique Lapierre, Il était une fois l'URSS, Paris, Robert Laffont, Pocket, 2005
4 : La Clé à molette, traduction de Roland Stragliati, Paris, Robert Laffont, Pavillons, 2006
5: Revenir en ce lieu après l'avoir connu dans de telles circonstances, le retrouver trépidant et banal au milieu d'une ville ressuscitée, tout cela produit une impression digne des rêves les plus baroques.
6 : opus cité, lettre onzième du 14 juillet 1839
7 : Nicolas Werth, La terreur et le désarroi : Staline et son système, Paris, Perrin, 2007

lundi 13 avril 2020

Zoonoses

Je continue De l'inégalité parmi les sociétés. Pour les sociétés humaines, le bétail est un avantage, mais il est également porteur de maladies. Celles-ci ont d'autant plus de risque de muter pour franchir la barrière des espèces que les hommes vivent prochent de leurs animaux, boivent leur lait ou se servent de leur fèces comme engrais.

Je rappelle que la question posée est de comprendre pourquoi certaines populations ont pris l'avantage sur d'autres au cours des siècles. Les chapitres précédents ont étudié les cultures et le bétail domesticables selon les régions. Celui-ci aborde les épidémies. Le début de ce chapitre m'a bien fait rire.
Un cas clinique dont j'ai eu connaissance grâce à un ami médecin devait illustrer, de manière pour moi inoubliable, les liens entre le bétail et les cultures. Mon ami était encore novice lorsqu'il fuat appelé à traiter un couple qui souffrait d'un mal mystérieux. Que l'homme et la femme eussent des difficultés de communication entre eux, et avec mon ami, n'arrangeait pas les choses. Le mari, petit et timide, souffrait d'une pneumonie due à un microbe non identifié et n'avait qu'une connaissance limitée de l'anglais. Sa belle épouse faisait office de traductrice: inquiète de l'état de son mari, le milieu hospitalier l'effrayait. Mon ami était aussi épuisé par une longue semaine de travail et par ses efforts pour deviner quels facteurs de risque peu communs avaient pu produire cette étrange maladie. Sous l'effet du stress, il avait oublié toutes les règles de confidentialité: il commit l'affreuse gaffe de prier la femme de demander à son mari s'il n'avait pas eu de relations sexuelles susceptibles de causer cette infection.

Sous les yeux du docteur, le mari devint cramoisi, se recroquevilla au point de sembler encore plus petit, comme s'il avait voulu disparaître sous ses draps, et bredouilla quelques mots d'une voix à peine audible. Soudain, la femme hurla de rage et se dressa devant lui. Avant que le médecin ait pu l'arrêter, elle se saisit d'une grosse bouteille métalique, l'assena de toutes ses forces sur la tête de son mari et sortit en trombe de la chambre.

Le médecin mit un certain temps à ranimer le patient et plus longtemps encore à comprendre, à travers son anglais haché, ce qui avait provoqué la fureur de sa femme. La réponse se précisa peu à peu: il confessa avoir eu des relations sexuelles répétées avec des moutons lors d'une récente visite sur la ferme familiale; peut-être était-ce à cette occasion qu'il avait contracté ce mystérieux microbe.

À première vue, l'incident paraît étrange et dépourvu de signification générale plus large. En réalité, il illustre un immense et important sujet: celui des maladies humaines d'origine animale.

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, p.290, collection Folio.

jeudi 9 avril 2020

Cinq livres scientifiques et historiques pour éclairer la période du covid-19

Traduction d'un article de The Economist.
De la peste de Londres à la grippe espagnole et au-delà
Rubrique Arts et Littérature, le 4 avril 2020.

Je suis consciente de l'ironie de traduire un article qui conseille des livres non-traduits… Mettons que cela me plaît de traduire.

Note de l'éditeur : The Economist rend accessible certains de ces articles les plus importants sur l'épidémie du covid-19 aux lecteurs de The Economist Today, notre newsletter quotidienne. Pour la recevoir, rubrique coronavirus.

L'épidémie de grippe espagnole qui commença en 1918 tua environ cinquante millions de personnes en quelques années — davantage que les quatre ans de guerre précédents. Les jeunes adultes semblaient mourir de façon disproportionnée de ce qui était une forme particulièrement virulente du virus de la grippe. Comme les médecins étaient impuissants face à la maladie, les pays fermèrent leurs frontières et rejetèrent le blâme les uns sur les autres. Ce livre raconte non seulement l'histoire de la dévastation que connut cette époque, mais aussi celle d'un siècle de travail de détective qui fut nécessaire aux scientifiques pour comprendre pourquoi cette maladie fut si mortifère.

  • Spillover2 de David Quammen - éditions W.W. Norton
Certaines des épidémies qui ont causé le plus de victimes parmi les humains sont d'origine animale. Des primates non humains furent à l'origine du VIH; la grippe transite par les oiseaux et les coronavirus par les chauves-souris. Quand le système immunitaire humain est confronté pour la première fois à quelque chose qui vient de franchir la barrière des espèces — maladies dite zoonoses — il peut être terrassé. En suivant la piste de plusieurs zoonoses, ce livre explique comment de telles maladies émergent, pourquoi elles sont si dangereuses et quels sont les endroits de la planète où les prochaines risquent d'apparaître.

De nos jours, les libertés et les habitudes quotidiennes de nombreux pays sont entre les mains des épidémiologistes. En étudiant les pandémies, ces mathématiciens ont modélisé des scénarios pour expliquer comment l'interdiction de voyager, la distanciation sociale ou le confinement domestique pouvaient influencer la trajectoire du covid-19. Ce livre retrace l'histoire de cette science aujourd'hui essentielle, depuis ses origines quand elle étudiait la diffusion de la malaria au début du XXe siècle jusqu'à son rôle central au XXIe dans la prédiction de toute propagation, des maladies aux fausses informations.

  • Journal de l'année de la peste de Daniel Defoe - Oxford University Press
Journal d'un homme durant l'année 1665 quand la peste bubonique dévastait Londres, faisant cent mille victimes. Le livre raconte la transformation de la ville au fur à mesure de la progression de la maladie; il décrit les rues fantômes ou emplies des plaintes et des odeurs de la souffrance. Defoe n'avait que cinq ans en 1665 et il a écrit son livre, qui entremêle détails historiques et imagination, plus de cinquante ans après les événements. On suppose qu'il s'est appuyé sur les journaux que son oncle Henry Foe a tenu à l'époque.

  • The End of Epidemics4 de Jonathan Quick and Bronwyn Fryer - édition St Martin’s Press
Publié il y a deux ans, le message limpide de ce livre aurait dû être plus largement diffusé : plannification, préparation et transparence dans la communication sont primordiales quand il s'agit de réparer les énormes dommages sociaux et économiques causés par une nouvelle maladie. Étudiant les enseignements des épidémies du passé, les auteurs en tirent des leçons sur la façon dont des institutions pourraient coopérer pour prédire, modéliser et prévenir de futures pandémies.



Notes
1: Le Cavalier blême.
2: Contagion (si je devais traduire, je choisirais Zoonoses).
3: Les lois de la contagion.
4: La fin des épidémies

mercredi 8 avril 2020

Comment allons nous vivre à l'ère atomique ?

Traduction à la volée de l'extrait ci-dessous.

«Comment allons-nous vivre à l'ère atomique?» Je suis tenté de répondre: «Eh bien, de la même façon que vous auriez vécu au XVIe siècle quand la peste sévissait à Londres quasi chaque année, ou de la façon où vous auriez vécu à l'époque des Vikings quand chaque nuit des pillards scandinaves pouvaient accoster et vous trancher la gorge; ou tout simplement comme vous vivez déjà, à l'époque du cancer, de la syphillis, de la paralysie, des détournements d'avion, des accidents de chemins de fer ou d'automobiles.

En d'autres termes, ne nous exagérons pas la nouveauté de notre situation. Croyez-moi, cher monsieur ou chère madame, avant que la bombe atomique ne soit inventée vous et tous vos proches étiez déjà condamnés à mort ; et un pourcentage élevé d'entre nous va mourir de façon déplaisante. En fait, nous avions un immense avantage sur nos ancêtres — les anesthésiques, et nous l'avons encore. Il est parfaitement ridicule de gémir et d'afficher une tête de six pieds de long parce que les scientifiques ont ajouté une méthode de mort violente et prématurée à un monde qui en regorge — monde dans lequel la mort n'est pas une possibilité mais une certitude.

C'est le premier point à souligner et la première action à entreprendre est de nous ressaisir. Si nous devons tous disparaître sous une bombe atomique, faisons en sorte que cette bombe nous trouve en train de nous conduire comme des êtres humains — en train de prier, travailler, enseigner, lire, écouter de la musique, baigner les enfants, jouer au tennis, bavarder avec nos amis autour d'une pinte et d'un jeu de fléchettes — et non massés ensemble comme des moutons apeurés, obsédés par la bombe. Ils peuvent briser nos corps (un microbe peut faire cela) mais il ne doivent pas dominer nos esprits.

C.S. Lewis, Préoccupations de notre temps (1986, posthume)
"How are we to live in an atomic age?" I am tempted to reply: "Why, as you would have lived in the sixteenth century when the plague visited London almost every year, or as you would have lived in a Viking age when raiders from Scandinavia might land and cut your throat any night; or indeed, as you are already living in an age of cancer, an age of syphilis, an age of paralysis, an age of air raids, an age of railway accidents, an age of motor accidents.

"In other words, do not let us begin by exaggerating the novelty of our situation. Believe me, dear sir or madam, you and all whom you love were already sentenced to death before the atomic bomb was invented: and quite a high percentage of us are going to die in unpleasant ways. We had, indeed, one very great advantage over our ancestors—anaesthetics; but we have that still. It is perfectly ridiculous to go about whimpering and drawing long faces because the scientists have added one more chance of painful and premature death to a world which already bristled with such chances and in which death itself was not a chance at all, but a certainty.

"This is the first point to be made: and the first action to be taken is to pull ourselves together. If we are all going to be destroyed by an atomic bomb, let that bomb when it comes find us doing sensible and human things—praying, working, teaching, reading, listening to music, bathing the children, playing tennis, chatting to our friends over a pint and a game of darts—not huddled together like frightened sheep and thinking about bombs. They may break our bodies (a microbe can do that) but they need not dominate our minds."

C.S. Lewis, Present Concerns

dimanche 5 avril 2020

Do it yourself

a self-made widow

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des vers 47-48 du canto I

vendredi 3 avril 2020

A perdre le souffle

Je me souviens de cette nouvelle de Poe.

L'homme sans souffle ou Loss of Breath.

jeudi 2 avril 2020

Notre besoin de protéines

J'ai toujours entendu des explications romantiques sur le cannibalisme, comme absorber les vertus et le courage de l'ennemi. Voici une explication davantage biologique:
Les enfants de nouvelle-Guinée exhibent le ventre gonflé caractéristiques d'un régime riche en fibres mais déficient en protéines. les Néo-Guinéens jeunes et vieux se nourrissent couramment de souris, d'araignées, de grenouilles et autres petits animaux dont ne voudraient pas les populations qui, ailleurs, disposent de gros animaux domestiques ou de gros gibier sauvage. La pénurie de protéines est probablement aussi la raison pour la quelle le cannibalisme était si répandu dans les sociétés traditionnelles des hauts plateaux.

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, Folio, p.220

vendredi 27 mars 2020

Pourquoi nous ne mangeons pas de carnassiers

Quelles caractéristiques doit avoir une espèce pour être domesticable, domestiquée?
Sous toutes les latitudes, un individu de toute espèce sauvage a pu être apprivoisé, mais domestiquer une espèce, c'est autre chose: la faire se reproduire, changer sa morphologie, sélectionner certaines aptitudes.

Domestiquer de gros mammifères fait une différence dans l'évolution de la société qui y parvient: celle-ci acquiert un apport de protéines et un moyen de transport.
Jared Diamond liste cinq les caractéristiques nécessaires d'une espèce pour être domesticable.
Régime alimentaire. Chaque fois qu'un animal mange une plante ou un autre animal, la conversion de la biomasse alimentaire en biomasse pour le consommateur a une efficacité très inférieure à 100%: en règle générale, aurtour de 10%. Autrement dit, il faut environ 4500 kilos de maïs pour donner une vache de 450 kilos. Si l'on veut veut obtenir plutôt 450 kilos de carnivore, on doit lui donner 4500 kilos d'herbivores nourris avec 45000kilos de grains. Même parmi les herbivores et les omnivores, maintes espèces, comme les koalas, sont trop difficiles dans le choix de leur alimentation pour qu'on songe à en faire des animaux de ferme.
Du fait de cette inefficacité fondamentale, aucun mammifère carnivore n'a jamais été domestiqué à des fins alimentaires. […] A la limite, la seule exception est celle du chien […] Cependant, le chien n'a été régulièrement consommé qu'en dernier recours, dans des sociétés privées de viande […]

Rythme de croissance. Pour qu'il soit intéressant de les entretenir, les animaux domestiques doivent aussi croître rapidement. Ce qui élimine les goriles et les éléphants, alors même que ce sont des végétariens peu regardants sur le choix de leur nourriture et qu'ils donnent beaucoup de viande. Quel éleveur de gorilles ou d'éléphants attendrait quinze ans que ses bêtes atteignentl'âge adulte?[…]

Problèmes de reproduction en captivité Nous autres, humains, n'aimons pas copuler sous le regard de nos congénères; c'est le cas également de certaines espèces animales potentiellement précieuses. Ce fait a déjoué les efforts pour domestiquer le guépard, le plus véloce des animaux terrestres, alors même que nous avions de bonnes raisons de le faire depuis des milliers d'années.
[…] A l'état sauvage, plusieurs frères guépards pourchassent une femelle des jours durant: cette cour sommaire sur de longues distances semble nécessaire pour que la femelle en question ovule et devienne sexuellement réceptive. Les guépards refusent habituellement d'accomplir en cage cette cour rituelle.
Un problème analogue a déjoué les efforts pour élever des vigognes, chameaux sauvages des Andes […]

Mauvais penchants. […] Un autre candidat par ailleurs adapté se disqualifie pour des raisons évidentes: le buffle d'Afrique. Il croît rapidement jusqu'à atteindre une tonne et vit en troupeau avec une hiérarchie de dominance bien développée (trait caractéristique dont nous aurons l'occasion d'évoquer les vertus). Mais ce buffle est considéré comme le grand mammifère d'Afrique le plus dangereux et le plus dangereux. […] De même, les hippotames, végétariens de 4 tonnes, feraient de magnifiques animaux de basse-cour s'ils n'étaient si dangereux. Ils tuent plus d'homme chaque année qu'aucun autre mammifère africain, y compris les lions. […]
[à propos des zèbres] Malheureusement, les zèbres deviennent terriblement dangereux en vieillissant. […] Les zèbres ont la fâcheuse habitude de mordre et de ne plus lâcher leur victime. Chaque année, ils blessent plus de gardiens de zoo que les tigres! […]

La nervosité. Les diverses espèces de gros mammifères herbivores n'ont pas toutes la même réaction au danger venant des prédateurs ou des êtres humains. Certaines espèces sont nerveuses, rapides et programmées pour détaler à la moindre menace. […] Naturellement les espèces nerveuses sont difficiles à garder en captivité. Si on les enferme dans un enclos, elles risquent de paniquer: soit elles meurent sous l'effet du choc, soit elles s'acharnent jusqu'à la mort dans leurs tentatives de fuite. […] aucune espèce de gazelle ne l'a jamais été [domestiquée]. Essayez donc de domestiquer un animal qui s'emballe, qui s'assomme aveuglément contre les murs, qui peut bondir jusqu'à neuf mètres de haut et courir à quatre-vingts kilomètres à l'heure!

La structure sociale. En fait, la quasi-totalité des espèces de grands mammifères domestiqués sont celles dont les ancêtres sauvages partagent trois caractéristiques sociales: elles vivent en troupeaux, respectent une hiérarchie de dominance élaborée et n'ont pas de territoire bien défini. […]

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, p.251-259

mercredi 25 mars 2020

Mariage

Banquet de noces. La société éméchée chante.
Mme Cloche, priée de montrer ses talents, mugit une lugubre histoire de marin estropié dont la fiancée préfère épouser un jeune homme très bien au premier abord mais qui, par la suite, devient alcoolique et fou; alors la fiancée recherche le marin estropié, mais ses camarades l'ont consommé un jour de vent d'ouest et il n'en reste plus qu'un petit morceau de mollet conservé dans la saumure. Etranglée par l'émotion, Mme Cloche supprime le contenu de son verre de cointreau avant de continuer: la fiancée prend le petit morceau de mollet, et elle le mange et elle se jette ensuite du haut d'un phare dans l'Océan homicide, en chantant: Il était un p'tit marin, un p'tit marin de France…

Cette lugubre aventure suscite une impression considérable.
— T'aurais pu nous chanter quelque chose de plus drôle, lui dit Dominique.

Raymond Queneau, Le Chiendent, p.286
Pour l'anthologie cannibale.

lundi 23 mars 2020

Protestations à la Russe

Il y a un mois, ce qui déchainait les passions, c'était la bite à Griveaux. Derrière cette machination se cachait un activiste ou un artiste (selon votre façon de voir), Piotr Pavlenski, dont le passé est plus compliqué que ne le laissent croire ceux qui veulent en faire un agent déstabilisateur de Poutine pendant la campagne des municipales:
Habitué des « performances » choquantes, Piotr Pavlenski se réclame de l’anarchisme. Moins artiste qu’activiste, il utilise la provocation dans des buts toujours politiques. Lauréat du prix Vaclav Havel, de la « dissidence créative », il est considéré comme un opposant au régime russe. En 2012, en soutien au groupe Pussy Riot, dont les membres avaient été arrêtées pour une chanson anti-Poutine, déclamée dans une cathédrale moscovite, Piotr Pavlenski se coud les lèvres et déambule sous les flashs des photographes.

L’année suivante, il s’enroule nu dans des barbelés « contre les lois liberticides », et se cloue les testicules aux pavés de la place Rouge, à Moscou, pour dénoncer « l’apathie » et « l’indifférence » de la société russe. Lors d’une autre démonstration, l’activiste se coupe un lobe d’oreille, alors qu’il est assis nu sur le mur d’enceinte d’un institut psychiatrique où des dissidents ont autrefois été internés.

La Croix, le 16 février 2020
Ce qui m'a étonnée, c'est de retrouver les mêmes actes dans L'Exil éternel, le journal d'une médecin autrichienne internée au Goulag. Faut-il considérer qu'il y a une tradition russe dans cette façon de protester?
Nous sommes entre 1945 et 1955.
A cette époque, dans le camp régnait une certaine agitation, une tension, et peut-être la raison en était-elle grave, même si un événement n'avait pas été exempt d'un certain comique. A environ vingt kilomètres de nous, presque dans l'inaccessible taïga, se trouvait un camp disciplinaire dont les occupants se regroupaient souvent pour protester, mais menaient aussi des actions individuelles qui avaient l'air fantastiques. Pour ne pas aller travailler, l'un d'eux s'était cloué au plancher par un «organe christique». Pour cela, il avait choisi son prépuce. On le voit, on pouvait attendre toutes sortes de choses des gens de là-bas, on les vivait ensuite.

Angela Rohr, L'Exil éternel, 2019 ed. les Arènes, p.319



[…] C'était un «voleur dans la loi» qui avait reçu dix jours de cachot, injustement à son avis, et qui protestait à présent en faisant une grève de la faim depuis huit jours déjà; cela n'aurait pas été gravee s'il n'avait pas aussi refusé de boire de l'eau.
Un tchéckiste l'avait menacé la veille de le nourrir artificiellement et là-dessus l'homme s'était cousu la bouche. Il n'y avait pas un prisonnier qui n'ait une aiguille et du fil cachés dans son vêtement, et tout à fait par hasard, c'était un fil blanc qu'il avait utilisé pour se fermer la bouche.
Après la découverte de son acte, l'ophtalmologiste avait coupé les fils le long des lèvres mais sans les retirer et on les voyait autour de sa bouche.

ibid p.366




Remarque pour plus tard quand nous aurons oublié le contexte : billet écrit pendant la deuxième semaine de confinement due à l'épidémie de coronavirus, billet qui rappelle qu'un mois plus tôt, la France avait des sujets d'émoi plus futiles.

samedi 21 mars 2020

Germes

Aujourd'hui que nous sommes reclus pour cause d'épidémie, j'ai ouvert De l'inégalité parmi les hommes, car je me souviens de ce que m'en avait dit Olivier (qui est à l'origine de mon achat de ce livre il y a quelques années — jamais lu): «Diamond explique qu'il faut être beaucoup plus intelligent pour survivre dans la jungle qu'en ville. L'important pour survivre en ville, c'est d'être résistant aux maladies.»

La traduction du titre est nulle. Cela devrait être Fusils, pierreries et acier: Guns, Gems, and Steel.
Du moins c'est ce que je croyais jusqu'à hier soir, quand je me suis avisée que c'était Guns, GeRms, and Steel: Des fusils, des germes et de l'acier.
Etrange confusion durant toutes ces années, qui prend tout son sel aujourd'hui.
Mon impression que les Néo-Guinéens sont plus dégourdis que les Occidentaux repose sur deux raisons faciles à saisir. En premier lieu, les Européens vivent depuis des milliers d'années dans des sociétés densément peuplées avec un gouvernement central, une police et une justice. Dans ces sociétés, les maladies infectieuses épidémiques des populations denses (comme la petite vérole) ont été historiquement la principale cause de décès, tandis que les meurtres étaient relativement rares et l'état de guerre l'exception plutôt que la règle. La plupart des Européens qui échappaient aux maladies mortelles échappaient aussi aux autres causes potentielles de mort et parvenaient à transmettre leurs gènes. De nos jours, la plupart des enfants occidentaux (mortinatalité exceptée) survivent et se reproduisent, indépendamment de leur intelligence et des gènes dont ils sont porteurs.

A l'opposé, les Néo-Guinéens ont vécu dans des sociétés aux effectifs trop faibles pour que s'y propagent les maladies épidémiques de populations denses. En fait, les Néo-Guinéens traditionnels souffraient d'une forte mortalité liée aux meurtres, aux guerres tribales chroniques et aux accidents, ainsi qu'à leurs difficultés à se procurer des vivres.

Dans les sociétés traditionnelles de Nouvelle-Guinée, les individus intelligents ont plus de chances que les moins intelligents d'échapper à ces causes de mortalité. Dans les sociétés européennes traditionnelles, en revanche, la mortalité différentielle liée aux maladies épidémiques n'avait pas grand-chose à voir avec l'intelligence: elle mettait plutôt en jeu une résistance génétique liée aux détails de la chimie physique. Par exemple, les porteurs du groupe sanguin B ou O résistent mieux à la variole que ceux du groupe A.

En conséquence, la sélection naturelle encourageant les gènes de l'intelligence a probablement été beaucoup plus rude en Nouvelle-Guinée que dans les sociétés à plus forte densité de population et politiquement complexes, où la sélection naturelle liée à la chimie du corps a été plus puissante.

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, Folio, p.23-24

dimanche 9 février 2020

Chronique contemporaine de l'islam en France

Un matin tu te réveilles (14 février 1989, presque un anniversaire) au son du radio-réveil, tu apprends qu'un auteur dont tu n'as jamais entendu parler est condamné à mort par une fatwa, mot dont tu ignores le sens et l'existence, lancé par un imam iranien.
Fuite, protection policière, vie en éclats.

Un midi chez le coiffeur tu apprends que Cabu et Wolinski se sont fait assassiner parce qu'ils avaient dessiné le Dieu des musulmans.

Un soir en lisant Twitter tu comprends vaguement qu'une ado se fait insulter et menacer parce qu'elle a dit qu'elle détestait la religion, en particulier l'islam. Tu ne fais pas trop attention parce que ce n'est pas la première fois que Twitter s'enflamme, Zineb el Rhazoui en a déjà fait les frais, tu te dis que ça va passer, qu'est-ce qu'ils ont inventé encore?
Et puis ça devient n'importe quoi, tellement n'importe quoi que j'ai envie de hurler. La France entière est tombée sur la tête, c'était bien la peine d'avoir Voltaire, c'est le chevalier de la Barre all over again.

Je tente une chronologie:
Le 19 janvier, Mila poste une vidéo où elle dit :«[…] Je déteste la religion […], le Coran, il n'y a que de la haine là-dedans, l'islam, c'est de la merde […]». Elle reçoit des menaces de mort, quelqu'un poste son adresse en ligne, son domicile est protégé par la police, elle ne va plus au lycée.
Le 23 janvier, une enquête est ouverte pour retrouver les auteurs des menaces, mais une autre contre Mila, pour vérifier s'il y a eu «incitation à la haine raciale».
Depuis quand une religion est-elle une race? A ce compte-là, pourquoi ne pas avoir poursuivi Rushdie et Wolinski?
(Heureusement, le parquet a conclu qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre…)
Le 29 janvier, la ministre de la justice Nicole Belloubet prononce une phrase bizarre: «l'insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de conscience» (si les Manif pour tous se souviennent de cela à leur prochain rassemblement!!)
Le 31 janvier quelques personnes appellent à la raison: voici une tribune juridique rappelant la loi sur le blasphème et la réaction de Mme Badinter dénonçant la lâcheté ambiante. (Je pense à Houellebecq et son Soumission : il était en dessous de la vérité).
Le 3 février Ségolène Royal prend Mila à partie plutôt que de la défendre (mais depuis quand prend-on parti pour les menaçeurs et non pour les menacés? Qu'est-ce qui tourne pas rond? La gauche devrait se trouver un autre nom, Jaurès ne la reconnaîtrait pas.)
Pendant ce temps, la jeune fille confirme ce qu'elle pense de la religion en général, tout en présentant des excuses si elle a blessé des croyants en particulier. (Chapeau bas : je l'imaginais effondrée, avec ses parents catastrophés à l'idée de devoir déménager, etc. Elle a du cran et paraît moins tête de linote que je ne l'aurais imaginé.)
Cerise sur le gâteau, c'est Le Pen qui finit par dire quelque chose de sensé: «Dans notre pays de libertés, ce n’est pas à #Mila de s’excuser: c’est à ceux qui la menacent de mort, la harcèlent, l’insultent, de rendre des comptes devant la justice. » (Me voilà bien: en train de citer Le Pen!)
Résumé le 4 février de Jean Quatremer: «Piégés par le discours sur "l’islamophobie" des islamistes, une partie de LREM et surtout de la gauche a permis à l’extrême-droite de récupérer le combat pour la laïcité, la liberté d’expression, le droit à l’athéisme, le féminisme, etc. A ce niveau de bêtise, chapeau bas 👏.


La règle est pourtant simple, claire: une victime n'est pas coupable. Elle est victime. Elle peut être désagréable, vulgaire, idiote, naïve, méchante, on peut ne pas souhaiter prendre le thé avec elle et garder ses distances. Mais elle n'est pas coupable. Le coupable, c'est celui qui émet des menaces, et bien sûr, celui qui les met à exécution.


Et pour ajouter à la confusion — ou pour la conforter, pour mieux démontrer que plus aucune norme de base n'est respectée ou même connue — des policiers de confession musulmane sont mis à pied sans réelle raison. Depuis quand être musulman est-il un délit? On voudrait ghettoïser et susciter le ressentiment qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Nous avons besoin de policiers musulmans, nous avons besoin que le recrutement dans la police représente le profil de la société française.
Noam Anouar est la victime en creux de la même hystérie que Mila.

Etre musulman n'est pas un délit.
Détester les religions, trouver la religion musulmane complètement con n'est pas un délit.
Menacer de mort est un délit.

dimanche 27 octobre 2019

Des listes

Entre décembre 2018 et avril 2019 un jeu a couru sur FB et Twitter : poster sept couvertures de livres sans commentaire.
J'ai relevé les listes d'amis à qui j'avais demandé de jouer ou qui m'avaient demandé de participer.

Emmanuel :
Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde
Simenon, La chambre bleue
Didi-Huberman, Survivance des lucioles
Toby Barlow, Crocs
Thomas Bernhard, Maîtres anciens
Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Gertrude Stein, The world is round
Jackson, Nous avons toujours habité au château
Celan, La rose de personne
Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan

Maurice
Perec, La vie mode d'emploi
Mallarmé, œuvres complètes en classique garnier
Thomas Mann, L'élu
Kafka, La muraille de Chine
Gérard d'Houville, L'inconstante
Thieri Foulc, Le lunetier aveugle
Bodon, La Quimera (en occitan)

Patrick
Elizabeth Legros Chapuis, Regarder la Grèce
Lacarrière, L'été grec
Pausanias, Description de l'Attique
A t'Serstevens, Itinéraires de la Grèce continentale
Gail Holst, Road to Rembetika
Henri Miller, Le colosse de Maroussi
Patrick Leigh Fermor, Mani - Voyages dans le sud du Péloponnèse

Jack (américain)
A Woman in Berlin
Sir Thomas Malory Le morte d'Arthur
Thomas Babington Macaulay, The history of England
John Paul Russo, I.A. Richards - His life and Work
Ammiel Alcalay, Memories of our Future
Philip Ball, Critical Mass
Raymond Williams, Culture & Society 1780-1950
Michael Gottlieb, Memoir and Essay
Tom Weidlinger, Modernism, madness and the American Dream
The Canongate Burns

Aymeric
Harry Mulisch, La découverte du ciel
Hérodote- Thucydide dans la Pléiade
Sandor Marai, Confession d'un bourgeois
Léon Chestov, La philosophie de la tragédie
Ryszard Kapuscinski, Ébène
Albert O Hirschman, Un certain penchant à l'autosubversion
Harry G Frankfurt, On bullshit
Philippe Garnier, Honni soit qui Malibu
Christopher Mc Dougall, Born to run
Nicolas Bouvier, Routes & déroutes
Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs?
Romain Gary, Les enchanteurs
Hilary Putnam, La philosophie juive comme guide de vie
Alex Ross, The rest is noise
Ismael Reed, Mumbo Jumbo
Saul Bellow, Ravelstein
Vaclav Havel, Audience; Vernissage; Pétition
Armand Robin, Audience de la fausse parole
Dostoïevski, Les Démons (les Possédés)
Tolstoï, Guerre et Paix
Quincy par Quincy Jones
Jean Gagnepain, Leçons d'introduction à la théorie de la médiation
Boulgakov, Le maître et Marguerite
Peter Manseau, Chanson pour la fille du boucher
Leo Strauss, Droit naturel et histoire
Marc-Alaing Ouaknin, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles
Angré Agassi, Open

Valérie
Jean-Yves Pranchère et Justine lacroix, Le procès des droits de l'homme
Alfred Döblin, Voyage en Pologne
Ephraïm E Urbach, Les sages d'Israël
Hans Jonas, Souvenirs
Arnold Zweig, Un meurtre à Jérusalem
Françoise Frenkel, Rien où poser sa tête
Douglas Hofstadter, Le Ton beau de Marot
Mariusz Szczygiel, Gottland
Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné
Cavafy
Auguste Diès, Autour de Platon
Lieutenant X., Langelot agent secret
Ryszard Kapuscinski & Hanna Krall, La mer dans une goutte d'eau
Renaud Camus, L'Inauguration de la salle des Vents

Philippe
Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour
Pierre Jean Jouve, Les Noces
Thomas Bernhard, L'origine; La cave; Le souffle; Le froid; Un enfant
Renaud Camus, Journal romain
Michel Chaillou, La France fugitive
Hervé Guibert, L'incognito
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
Marguerite Yourcenar, Archives du Nord
Göran Tunström, L'oratorio de Noël
Sain-John Perse, Amers
Alexis Curvers, Tempo di Roma
Thomas Mann, Les Buddenbrook
Marguerite Duras, Les petits chevaux de Tarquinia
Jean Louis Schefer, Chardin

Laurent
Baudelaire, Les fleurs du mal
Claude Tannery, Le cavalier, la rivière et la berge
R.A. MacAvoy, A trio for Lute
David Lindsay, Un voyage en Arcturus
Raymond Guérin, L'apprenti
Charles Dickens, David Copperfield
L'empreinte de l'oméga (BD)

Guillaume
Stéphane Mallarmé, Pour un tombeau d'Anatole
Henry James, The sacret Fount
Yves Bonnefoy, Récits en rêve
Adalbert Stifter, Cristal de roche
Henri Michaux, Ecuador
Sagas islandaises
Jean Giono, Les récits de la demi-brigade
Richard Krautheimer, Rome portrait d'une ville
Henri Thomas, Poésies
Philippe Jaccottet, La seconde semaison
J M Coetzee, Youth
Stendhal, La chartreuse de Parme

Laurent C
Françoise Sagan, Bonjour Tristesse
Alexandre Soljénytsine, Une journée d'Ivan Dénissovitch
Gogol, Les âmes mortes
Simon Leys, Essai sur la Chine
Joseph Conrad, The Shadow-line
Julien Gracq, Le rivage des Syrtes
Kafka, La métamorphose (bilingue)

la souris
Claude Pujade-Renaud, Martha et La danse océane
Sarah l Kaufman, The art of Grace
Cynthia Voigt, Une fille im-pos-sible
Jennifer Homans, Apollo's Angels
Ariane Bavelier et Natacha Hofman, Itinéraires d'étoiles
Colette Masson, La danse vue par Maurice Béjart
David Hallberg, A body of work
Karen Kain, Movement never lies
Marie Glon, Isabelle Launay, Histoires de gestes

Florence
Stephan Zweig, Le monde d'hier
Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud
Nathalie Azoulai, Titus n'aimait pas Bérénice
Nicolas Bouvier, L'usage du monde
Primo Levi, Poeti
Garcia Marquez, Cent ans de solitude
Paul Nizan, Aden
Jean Starobinski, La poésie et la guerre

samedi 19 octobre 2019

Les émigrants

J'avais découvert le nom de Sebald avec Compagnon, sans prendre jusqu'ici le temps de le lire.

Je viens de terminer Les émigrants. Quatre nouvelles, dit Compagnon. Difficile de savoir s'il s'agit de nouvelles ou de «docu-fictions». Difficile de ne pas avoir l'impression qu'il s'agit de "vrais" récits, même s'ils paraissent trop précis pour qu'il soit possible que l'auteur ait recueilli à quatre reprises auprès de quatre personnes différentes autant d'informations reprenant les mêmes motifs.

Il s'agit de la reconstitution de la vie de personnes âgées ou mortes en remontant à leur enfance, reconstitution qui parsème dans le même mouvement des éléments de la biographie de l'auteur (où était-il, à quelle date, pour y faire quoi, avec qui). De nouvelle en nouvelle l'intrigue temporelle se tisse plus serrée et dans la dernière nous avons à la fois l'histoire du fils et de la mère — mère qui est aussi la seule dans le livre à mourir du nazisme, les quatre personnages principaux des récits ayant, comme de juste, immigré — ou ayant été sur un autre sol au bon moment, sans que cela ait été précisément prémédité.

Comment ne pas penser à Modiano, en particulier dans la façon de distribuer et disséminer les dates et repères dans le texte. L'écriture est cependant plus dense, fourmillante de détails, que les décors vides et désertés de Modiano.

Je ne vais souligner que deux motifs : les rêves et les évocations de Nabokov.

1/ Les rêves jouent un rôle important. Entre le rêve et la réalité il n'y a qu'une frontière brouillée par le temps, et la première victoire est de savoir distinguer entre les deux. C'est en regardant un film qu'un souvenir revient à Sebald, et la scène du film est celle où
«Caspar [Hauser] […] distingue pour la première fois onirisme et réalité en introduisant le récit qu'il fait par ces mots: Oui, j'ai rêvé.»
W.G. Sebald, Les émigrants, Actes Sud, 1999, p.28
Dans la deuxième nouvelle, un personnage retrouve le souvenir pendant que ses yeux sont bandés, comme si être aveugle permettait une plongée en soi-même. Ce premier phénomène se double d'un autre: le souvenir est dit aussi clair qu'un rêve précis. A y réfléchir, cela jette un doute sur la valeur d'un souvenir dont l'exactitude relève de celle d'un rêve.
Ce merveilleux Grand Bazar, raconta Mme Landau, Paul le lui avait décrit en détail, un jour de l'été 1975 où, à la suite d'une opération de la cataracte, il était alité les yeux bandés dans une chambre d'hôpital de Berne, et voyait, comme il l'avait dit lui-même, aussi claires que dans le rêve le plus précis, des choses dont il n'aurait pas cru qu'elles fussent encore présentes en lui. (p.66)
Dans la troisième nouvelle, le rêve joue le rôle du témoin, nièce, fils ou amie, qui raconte une époque. Ce rêve s'étend sur plusieurs pages, et l'on peut dire que c'est un rêve très «précis», qui fourmille de détails (de bien trop de détails pour être un rêve).
Plus tard, dans ma chambre d'hôtel, j'entendais dans la nuit le bruissement de la mer et un rêve vint me visiter. (p.146) […] Comme toujours ou presque dans les rêves, les morts ne parlaient pas et semblaient un peu contrits et abattus. (p.147) […] Par ailleurs, quand il m'en souviens maintenant, mes rêves de Deauville étaient remplis de murmures permanents, qui avaient pour origine les bruits circulant sur Cosmos et Ambros.(p.149) […] De fait, e seul être qui me parût aussi impénétrable que lui était cette comtesse autrichienne, femme au passé obscur, qui tenait sa cour dans les recoins secrets de mon imagination onirique deauvillaise.(p.151)
La particularité de ce rêve, c'est que sa fin n'est pas nette, il n'y a pas de réveil, mais un glissement entre rêve et réalité.
La première fois que j'avais remarqué la princesse Dembowski, c'était lorsque dehors, sur la terrasse devant le casino, elle avait fait ce qu'aucune autre femme hormis elle n'eût osé faire: enlever son chapeau d'été blanc et le poser à côté d'elle sur la balustrade. Et la dernière fois, c'était le jour où, sorti de mon rêve deauvillais, je m'étais approché de la fenêtre de ma chambre d'hôtel. L'aube pointait. Incolore, la plage se confondait encore avec la mer et la mer avec le ciel. Et c'est alors qu'elle était apparue, dans la lueur blême qui se répandait peu à peu, sur la promenade des Planches déserte à cette heure. Attifée avec le plus mauvais goût qui soit, maquillée à outrance, elle passait tenant au bout d'une laisse un lapin blanc angora. Elle était escortée d'un clubman en livrée vert acide qui, dès que le lapin refusait d'avancer, se penchait pour lui donner un peu du chou-fleur géant qu'il renait serré dans le creux de son bras gauche.(p.151-152)
Or le contenu du rêve renvoie à l'été 1913 (p.148) tandis que Sebald se rend à Deauville en septembre 1991 (p.140). S'agit de la même personne en très vieille dame, ou d'un rêve éveillé, comme le suggère la bizarrerie du lapin et du chou? (Inutile de vouloir trouver des recoupements sur Google, le nom de la comtesse est faux, nous a-t-on prévenu.)

La nouvelle se poursuit en nous rapportant le contenu d'un journal tenu par le personnage principal en 1913. Lui aussi rêve: «Nombreux rêves peuplés de voix étrangères qui parlent et s'interpellent.» (p.164); «4 décembre: cette nuit, en rêve, travervé avec Cosmo l'étendue vide et scintillante du fossé du Jourain. Un guide aveugle nous précède.»(p.170)
J'ai étendu la citation jusqu'au guide aveugle: là encore, être aveugle permet d'accéder à d'autres voies de connaissance — mais en rêve. Par ailleurs, la traversée du Jourdain en compagnie d'un aveugle ne peut qu'évoquer Charon.

Un rêve très précis de reconstitution historique apparaît également dans la dernière nouvelle. Le personnage raconte une période hallucinatoire qu'il a eu dans les années 60:
Et un autre jour, dit Ferber pour parachever son récit, il s'était vu en rêve, il ne savait plus si c'était de jour ou de nuit, inaugurer en 1887, aux côtés de la reine Victoria, le palais des Expositions érigé pour la circonstance à Trafford Park. (p.208)
L'utilisation habilement enchevêtrée des rêves, des récits de souvenirs d'un personnage, des carnets ou lettres retrouvés et des indications de l'auteur lui-même en train de voyager pour mettre ses pas dans les pas de ses personnages permet une grande fluidité de la narration, un feuilleté temporel insensible. Le lecteur passe d'un lieu à l'autre ou d'une époque à l'autre en s'en apercevant à peine. Ce n'est pas du temps retrouvé; plutôt une immersion dans du temps disparu.


2/ Nabokov apparaît comme un motif réccurrent. S'agit-il d'un hommage à l'écrivain; ou Nabokov est-il considéré ici comme l'émigrant modèle, l'archétype de l'immigrant? Il revient dans chaque nouvelle, d'abord nommément, puis simplement comme une silhouette à filet à papillons.

Voici les occurrences:
Dans la première nouvelle, Nabokov est évoqué lors d'une séance de diapositives où le personnage principal partage ses souvenirs (et pour les lecteur, l'évocation même de ces séances diapositives des 70, alors considérées comme modernes, comme plus tard dans le livre le sera la théière électrique de Manchester, teinte les pages de démodé. Ce n'est pas la nostalgie, mais le passé de mode, l'enfui sans regret.)
A plusieurs reprises nous vîmes aussi Edward armé de jumelles de campagne et d'une boîte à herboriser, ou bien le Dr Selwyn en bermuda, avec une sacoche en bandoulière et un filet à papillons. L'un de ces clichés rappelait jusque dans les détails une photo de Nabokov prise dans les montagnes dominant Gstaad, que j'avais découpée quelques jours auparavant dans une revue suisse. (p.27)
Cette première évocation s'accompagne d'une photo de Nabokov. Ce qui m'a touchée, c'est que trois pages plus loin, le Dr Selwin raconte sont départ de Lituanie: «Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train» (p.30), ce qui est exactement l'image de Nabokov's Dozen: «the door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.»

Tous les enfants d'Europe partis en exil ont-ils cette image en tête?

Dans la deuxième nouvelle, le personnage principal (Paul) et celle qui racontera son histoire à Sebald (Mme Landau) se rencontrent parce que celle-ci lit une bibliographie de Nabokov:
Cette confidence fut suivie d'un long silence, que Mme Landau interrompit pour ajouter qu'elle était asise sur un banc de la promenade des Cordeliers à lire l'autobiographie de Nabokov quand Paul, après être déjà passé deux fois devant elle, l'avait abordée avec une politesse frisant l'extravagance pour lui parler de sa lecture et partant de là, l'avait entretenue durant tout l'après-midi et aussi dans les semaines qui suivirent en un français quelque peu suranné mais absolument correct. (p.58)
Dans la troisième nouvelle, le personnage principal, profondément dépressif, se fait interner en 1953 dans une maison de repos américaine nommée Ithaca. Sa nièce lui rend visite plusieurs fois et c'est elle qui raconte:
Je me revois encore comme si c'était hier, dit tante Fini, assise à la fenêtre près del'oncle Adelwarth, par une belle journée cristalline de l'été de la Saint-Martin; un air frais venait de l'extérieur et nous regardions par-delà les arbres à peine agités par la brise une prairie qui me faisait penser à l'Altamachmoos, quand au loin est apparu un homme entre deux âges qui tenait devant lui un filet blanc au bout d'un manche et faisait de temps à autre des bonds étranges. L'oncle Adelwarth regardait fixement devant lui mais n'en remarqua pas moins ma stupéfaction et dit: it's the butterfly man, you know. He comes around quite often.(p.124)
A la même période, Nabokov vit à Ithaca.

Dans la quatrième nouvelle, le Palace de Montreux, en Suisse, apparaît d'abord, en 1936, durant l'enfance du personnage principal. Une nouvelle précédente évoquait, comme un faux signe, l'hôtel Eden de Montreux (p.95). C'est au Palace que Nabokov terminera ses jours.

Le personnage y retourne plus tard, entre 1964 et 1967. En souvenir de la randonnée accomplie avec son père en 1936, il gravit le Grammont et contemple le paysage du sommet:
Ce monde à la fois proche et repoussé à une distance inaccessible, dit Ferber, l'avait attiré avec une telle force qu'il avait craint de devoir s'u précipiter, et l'aurait sans doute fait si, tout à coup — like someone who's popped out of the bloody ground —, ne s'était trouvé devant lui un homme d'une soixantaine d'années tenant un grand filet à papillons de gaze blanche et qui, dans un anglais aussi élégant qu'impossible à identifier, l'avait prévenu qu'il était temps de songer à redescendre si l'on voulait encore arriver à Montreux pour le dîner. En revanche, Ferber dit ne pas se rappeler s'il avait effectué la descente en compagnie de l'homme au filet à papillons. Le retour du Grammont s'était complètement effacé de sa mémoire, de même que les derniers jours passés au Palace et le retour en Angleterre. La raison exacte et l'ampleur de cette tache d'amnésie étaient restées une énigme malgré les intenses efforts qu'il avait prodigués pour essayer de se souvenir. Quand il tentait de se transporter à l'époque en question, Ferber se revoyait dans son atelier, attelé pendant près d'un an, quelques brèves interruptions mises à part, à la difficile réalisation du Man with a Butterfly Net, portrait sans visage qu'il considérait comme l'une de ses œuvres parmi les plus ratées, étant donné qu'à son avis il n'existait aucun point de repère, fut-il approximatif, pour rendre compte de l'étrangeté de la vision à la base de sont tableau. (p.206-207)
Amnésie et souvenirs, couches qui surnagent ou s'enfoncent : notons la similitude avec la technique du peintre Ferber — et de l'auteur-narrateur Sebald: «Comme il applique les couleurs en grandes quantités, et qu'au cours de son travail il ne cesse de les gratter sur la toile, il s'est accumulé sur revêtement du sol une croûte de plusieurs pouces d'épaisseur, mêlée de poussière de charbon, en grande partie solidifiée mais devenant plus fine sur les bords, qui ressemble par endroits à une coulée de lave, et que Ferber prétend être le seul vrai résultat de ses efforts incessants, autant que la preuve tangible de son échec.» (p.191) Ferber confie à Sebald les lettres de sa mère. Celle-ci raconte avoir croisé un petit garçon russe en 1910 à Kissingen:
[…] deux messieurs russes très distingués nous rattrapèrent, dont l'un, d'allure particulièrement majestueuse, était en train de faire une remontrance à un petit garçon de peut-être dix ans qui, trop occupé à chasser les papillons, s'était attardé au point qu'on avait dû l'attendre. La leçon n'avait guère eu l'effet escompté car en nous retournant un peu plus tard, nous vîmes le garçon courir loin dans la prairie en brandissant son filet. Hansen affirma avoir reconnu dans le plus âgé des deux messieurs distingués le président du premier Parlement russe, Muromzev, en villégiature à Kissingen. (p.252)
Il s'agit de la Douma. La biographie de Nabokov par Brian Boyd (que sans doute il faut lire puisque Mme Landau la lisait) précise que Muromtsev avait recommandé au petit garçon avant la promenade de ne pas chasser les papillons car «cela gênait le rythme de la marche» (p.84 de l'édition Princeton University Press). Et la mère de Ferber, lorsqu'elle raconte sa demande en mariage, écrit:
Je ne sus que répondre et me contentai de hocher la tête, et bien que tout se brouillât autour de moi, je vis néanmoins avec la plus grande netteté, sautant avec son filet à papillons dans la prairie, le petit garçon russe que j'avais depuis bien longtemps oublié, de retour en messager du bonheur de cette journée d'été, qui maintenant allait laisser échapper sans tarder de sa collection les plus beaux appollons, vanesses, sphinx et machaons, en signe de ma libération prochaine. (p.253)
Il existe sur internet des articles sur la signification de la présence de Nabokov dans Les Émigrés.

mercredi 7 août 2019

Puisqu'irresponsable signifie déni de responsabilité

Encore un massacre à l'arme automatique aux Etats-Unis. Comme lors de l'attentat de Nouvelle-Zélande en mars dernier, le meurtrier évoque le «Grand remplacement», expression lancée par Renaud Camus il y a quelques années1; Renaud Camus dont la défense consiste à dire que les assassins ne l'ont pas lu (il s'agirait donc d'une malheureuse coïncidence?2). Je me demande combien de nazis avaient lu Mein Kampf. Parfois j'ai l'impression que c'était surtout les opposants à Hitler qui l'avaient lu).

— Malheureuse, quelle analogie es-tu en train de faire!
— Cette analogie s'appuie sur une remarque de Tzedorov dans Face à l'extrême: les décisions ou les actes3 que nous devons prendre ou poser en temps de paix sont les mêmes qu'en temps de guerre. Ce sont leurs conséquences qui diffèrent.

Je me souviens de cette interview dans le cadre des manifestations de Charlottesville en août 2017. Les néo-nazis (croix gammée et KuKluxKan) chantaient: «ils ne nous remplaceront pas», «les juifs ne nous remplaceront pas». Deux ans déjà.

Soit RC est bête à manger du foin4 et il ne voit réellement pas le danger à exprimer une pensée qui encouragent des fous furieux; soit il est de mauvaise foi et il se rend parfaitement compte de ce qu'il fait, mais il trouve que la haine du juif, du noir, du musulman, est un faible prix à payer si cela doit préserver «la race blanche» ou «la civilisation occidentale»5 de la «mixité»6 ou du «remplacement».
Je penche pour la deuxième solution.

Réveillée vers trois heures du matin par la pensée de ce dessin de juillet dernier représentant Trump attisant la haine des suprémacistes. On ne saurait mieux résumer ce que je pense des positions camusiennes.





Note
1 : c'est même le titre d'un livre. L'éditeur peut se frotter les mains, il va sans doute y avoir un contrat de traduction.
2: ne prenons pas de risque et précisons: ironie!
3: car les paroles, à plus forte raison publiques, sont des actes («quand dire, c'est faire»).
4: quels que soient par ailleurs ses talents d'écriture : un artiste mais pas un intellectuel.
5: ce qui est à peu près synonyme chez lui (je l'imagine déjà écrire trois pages pour démontrer que c'est faux, que je l'ai mal compris (il aime tant démontrer qu'on ne l'a pas lu et mal compris — tant que je finis par me demander si ce n'est pas plus important pour lui que d'être lu et compris — à tel point qu'à chaque fois qu'il a commencé à être reconnu par la presse (avec le chien Horla, les Demeures, un mea culpa de la presse lent et progressif), il a aussitôt fait le nécessaire pour être détestable), que «ce qu'il voulait dire c'est que…», dans sa fameuse technique qui consiste à insister sur un détail dans l'espoir de démontrer que le reste de la démonstration ne tient pas. Hélas pour lui, ce n'est pas une démonstration mais un tableau, et ce n'est pas parce qu'on a peint de travers un arbre dans un coin que l'ensemble du tableau n'est pas valable.)
6: la haine de la mixité est davantage le cheval de bataille de Richard Millet que celui de Renaud Camus.

lundi 24 juin 2019

La tombe d'à côté

Retour de la traduction à la volée.
D'abord j'ai cru à une histoire vraie, puis je me suis dit que j'étais trop crédule et que c'était une fiction (après tout le twittos s'appelle sixthformpoet), puis j'ai lu les commentaires.
Il est fort possible que ce soit une histoire vraie.
Après tout, l'auteur est anglais.
UN
Mon père mourut. Début classique pour une histoire drôle. Il fut enterré dans un petit village du Sussex. J'étais très proche de mon père et j'allais donc très souvent sur sa tombe. J'y vais encore. [Pas de panique, cela va devenir plus drôle.]

J'apportais toujours des fleurs; ma mère y allait souvent et elle apportait toujours des fleurs; mes grand-parents étaient encore vivants et ils apportaient toujours des fleurs. La tombe de mon père ressemblait souvent à un troisième prix mérité de l'exposition florale de Chelsea.

Parfait. Cependant, je me sentais coupable envers le type enterré à côté de mon père. Il n'avait JAMAIS de fleurs. Il était mort à 37 ans le jour de Noël; personne ne lui apportait de fleurs; et maintenant la tombe d'à côté s'était transformée en boutique de fleuriste éphémère. Alors je commençai à lui apporter des fleurs. JE COMMENÇAI Á ACHETER DES FLEURS Á UN MORT QUE JE N'AVAIS JAMAIS RENCONTRE.

Je le fis un certain temps sans jamais en parler à personne. C'était une private joke à usage interne; je rendais le monde meilleur un bouquet après l'autre. Je sais que ça peut paraître bizarre mais je me mis à penser à lui comme à un ami.

Je me demandais si nous avions une connexion cachée, quelque secret qui m'aurait attiré à lui. Peut-être étions-nous allés à la même école, avions-nous joué dans le même club de foot ou quelque chose comme ça. J'ai fini par googler son nom: dix secondes plus tard je l'avais trouvé.

Sa femme ne lui apportait pas de fleurs PARCE QU'IL L'AVAIT ASSASSINEE — LE JOUR DE NOËL. Après avoir assassiné sa femme, il avait également assassiné ses beaux-parents. Après cela il avait sauté devant le seul train passant dans le tunnel de Balcombe durant cette nuit de Noël.

C'était pour CELA que personne ne lui laissait de fleur. Personne sauf moi, bien sûr. Je lui apportais des fleurs tous les quinze jours; tous les quinze jours DEPUIS DEUX ANS ET DEMI.

Je me sentais terriblement mal par rapport à sa femme et ses beaux-parents. Bon, je n'allais pas leur apporter des fleurs tous les quinze jours pendant deux ans et demi, cependant j'avais l'impression de leur devoir des excuses.

Je trouvai où ils étaient enterrés, j'achetai des fleurs et j'allai au cimetière. Comme je me tenais debout devant leurs tombes et marmonnais des excuses, une femme apparut derrière moi. Elle voulut savoir qui j'étais et pourquoi je laissais des fleurs à sa tante et à ses grands-parents. MOMENT EMBARRASSANT.

Je m'expliquai; elle dit OK, c'est bizarre mais plutôt gentil. Je répondis merci, oui c'est un peu bizarre et, mon dieu, JE LUI PROPOSAI DE PRENDRE UN VERRE. Á ma grande surprise, elle dit oui. Deux ans plus tard, elle me dit oui de nouveau quand je la demandai en mariage car c'est ainsi que j'ai rencontré ma femme.

[FIN]

mardi 7 mai 2019

Le concept de Dieu après Auschwitz

Rivages Poche, (1984), 1994 traduit par Philippe Ivernel.

Préalables :
1/ Kant : la théologie spéculative appartient à la raison pratique. Il est raisonnable et légitime de s'interroger sur le sens de Dieu même si aucune réponse n'est possible (vérifiable).
2/ Il s'agit du Dieu juif: Dieu unique et très bon.

La question : comment Dieu a-t-il pu laisser mourir son peuple à Auschwitz? Pourquoi n'est-il jamais intervenu?

Si l'on considère les trois attributs de Dieu, bonté, toute-puissance, intelligibilité, on s'aperçoit qu'une réponse logique n'est possible que si seuls deux attributs sont vrais simultanément:
Si Dieu est tout-puissant et bon et qu'il a laissé se produire Auschwitz, alors il est inintelligible, incompréhensible. Or la Torah, la Révélation, postule que Dieu se révèle et nous parle, que nous pouvons le comprendre à notre mesure.
Si Dieu est tout-puissant et intelligible et qu'il a laissé se produire Auschwitz, alors il n'est pas bon. Or la bonté fait partie du concept de Dieu, pour nous. (citation p.31: «La bonté, c'est-à-dire la volonté de faire le bien, est certainement indissocable de notre concept de Dieu […]). Intelligible et bon, Dieu n'est donc pas tout-puissant. S'il a laissé Auschwitz se produire, c'est qu'il ne pouvait pas l'empêcher.

Comme l'ont expliqué certains cabalistes, Dieu a retenu sa puissance (tsimtsoum) pour faire de la place à la création. Il a tout donné à l'homme, c'est maintenant à l'homme de lui donner. Dieu dépend désormais des hommes, il a besoin de notre aide, comme l'a exprimé Etty Hillesum: «[…] Vous ne pouvez nous aider, nous devons Vous aider à nous aider […]» cité en note 12 p.44)


Dans l'essai qui suit, Catherine Chalier pose alors la question suivante: « […] quelle différence existe-t-il entre la pensée d'une transcendance sans puissance et l'affirmation de son inexistence?»
Il existe une autre façon de concevoir Dieu que comme l'ultime recours contre l'horreur. Elle nous est donnée par ceux justement qui ont témoigné d'un Dieu proche jusque dans leur dénuement. Les maîtres de la Torah ont insisté sur ce Dieu au cœur du monde et non à ne trouver qu'aux limites de la science ou de la catastrophe. La responsabilité de la création pèse sur les hommes, mais ceux-ci peuvent vivre avec Dieu à leur côté s'ils sont capables de l'entendre:
En effet, le Dieu qui, selon la tradition cabaliste surtout, est avec les hommes, ne ressemble pas à une puissance qui maîtrise le cours des choses. Ce Dieu leur a dit qu'ils doivent apprendre à vivre sans cette hypothèse rassurante mais infantile, tout en leur promettant qu'ils peuvent Le rencontrer, dès maintenant, quand ils consentent à entendre Sa parole comme à eux adressée et à Lui répondre, avec cette difficulté, insurmontable pour beaucoup, que seule la réponse permet d'entendre l'appel.

Catherine Chalier, "Dieu sans puissance in Le concept de Dieu après Auschwitz, p.65

samedi 4 mai 2019

Comment vivre avec vingt-quatre heures par jour ?

Le titre est un pastiche des titres du genre Comment vivre avec cinq euros par jour. Ecrit en 1910, c'est l'ancêtre des livres de développement personnel, avec la particularité d'être écrit par un Anglais : un livre de self-help à l'humour british.

La méthode tient en une phrase : apprenez à vous concentrer. Le but : devenir spécialiste dans un domaine aimé en y consacrant une heure et demie trois soirs par semaine.

Le plus étonnant : l'auteur considère que le but le plus haut qu'on puisse se proposer est l'étude de la poésie.
En revanche, lire des romans ne présente pas d'intérêt particulier car cela ne demande aucun effort (or le but est de s'améliorer).
Mais si vous n'aimez pas la poésie, concentrez-vous sur le domaine de votre choix.


De quoi l'écouter en anglais.

Deux lectures recommandées par ce livre (je ne vérifie pas si elles existent en français):
- William Hazlitt, On poetry in general (Hazlitt n'a même pas une page wikipedia en français).
- Elizabeth Browning, Aurora Leigh

jeudi 2 mai 2019

Martha Nussbaum's Feminist internationalism

in Ethics vol 111/1, octobre 2000. p64-78

Synthèse en 30 secondes.

Pourquoi la dénonciation des inégalités politiques, sociales, économiques que subissent les femmes partout dans le monde n'est-elle pas mieux prise en compte par le droit international et les instances internationales? (par opposition à l'abolition de la torture ou la dénonciation du racisme, par exemple, très largement acceptés)

D'une part cette prise en compte se heurte aux Etats qui lui opposent la tradition, les mœurs, la religion: les droits des femmes passent en second derrière ces domaines. Toute signature d'accord international donne lieu à une liste impressionnante d'exceptions de la part des pays signataires.

D'autre part les femmes elles-mêmes ne sont pas d'accord entre elles. Les femmes des pays hors Occident s'opposent notamment au concept d'universalité (des droits universels) qui leur rappelle trop l'Occident et les colonies et souhaitent l'examen de leur conditions particulières selon le pays, la classe, la race, etc. Elles revendiquent une place plus importante accordée aux droits sociaux et économiques avant les droits civils et politiques (première revendication des femmes en Occident).

Deux outils ou méthodes sont proposés comme options :
"le voyage autour du monde", qui revient à voir le monde à travers les yeux des autres (méthodes en trois phases, voir Maria Lugones, «Playfullness, 'World travelling' and Loving perception»);
Une méthode similaire est le "transversalisme" qui consiste à rester enraciné dans son histoire et son identité tout en se déplaçant pour comprendre les racines des autres femmes en dialogue.
Une autre méthode est "la communauté imaginaire" proposée par Chandra Mohanty (concept emprunté à Bendict Anderson) qui permet une "amitié horizontale" et une alliance politique et stratégique qui ne nivelle pas les différences de statuts entre les différentes femmes.


NB : à vrai dire ces méthodes sont peu expliquées dans l'article et mériteraient un développement à part entière.

mardi 30 avril 2019

L'Europe est-elle chrétienne? d'Olivier Roy

Synthèse en trente secondes (exercice de concentration recommandé, paraît-il).


L'Europe n'est plus chrétienne (et surtout plus catholique) car une rupture anthropologique, commencée en 1965, a eu lieu: la société ne partage plus les valeurs que l'Eglise, au nom de la loi naturelle, a érigées depuis Vatican II en principes non négociables, valeurs articulées autour du sexe et de la famille: pas de divorce, pas de contraception, pas d'IVG, pas de PMA, pas d'homosexualité.
Aux USA ces valeurs sont défendues par les protestants évangéliques qui sont également contre le contrôle des armes et contre l'immigration, ce qui facilite leur agrégation politique autour du parti républicain.

A l'inverse, l'Eglise catholique défend le droit du faible et de l'immigré. L'Eglise est donc contre la libération des mœurs et pour la protection des plus faibles.
Cela fragilise la société française car aucun parti politique n'a adopté la même position que l'Eglise sur ces deux pôles: l'extrême-droite est indifférente à la libéralisation des normes sexuelles mais se bat contre l'émigration tandis que la gauche (et ce qui fut les chrétiens démocrates, disparus du paysage) favorable à une politique d'accueil rejette les normes sexuelles et familiales imposées par le discours ecclésial.

Par ailleurs, chaque fois que la Cour européenne est appelée à trancher une question tenant au religieux, elle trouve des solutions qui désacralisent les signes religieux en en retenant le caractère culturel (la croix simples bouts de bois, le pastiche de la Cène ouvrant droit à un préjudice moral individuel (et non relevant du blasphème)), accélérant la sécularisation de la société.

samedi 20 avril 2019

Les dons pour Notre-Dame expliqués par un Syrien

Je continue à traduire quelques articles ou tweets pour les non-anglophones.
Celui-ci est particulièrement triste parce que c'est un Syrien lui-même qui explique à ses concitoyens, aux musulmans, à tous ceux qui s'émeuvent de la somme colossale réunie en si peu de temps pour Notre-Dame, pourquoi ce n'est pas le cas pour les monuments du Moyen-Orient.
C'est triste parce que l'explication est terriblement humaine, ressortissant à l'émotion et au court terme; parce que par contrecoup elle donne une bonne description de l'état géopolitique du Moyen-Orient.

Avant de passer à la traduction, vous trouverez ici une compilation d'à peu près toutes les opinions qui sont passées sur le net depuis le 15 avril.

Traduction du thread de S.Rifai.
Depuis l'incendie de Notre-Dame et l'émotion mondiale et les promesses massives de dons, je vois d'innombrables tweets (principalement d'arabes et de musulmans) qui se demandent pourquoi il n'y a pas eu une telle réaction et un tel soutien international quand les monuments du Moyen-Orient (certains deux fois plus vieux que Notre-Dame) sont démolis ou détruits.

1 - Un monument religeux et historique connu et renommé dans le monde entier filmé en direct alors qu'il brûle au centre de l'une des principales capitales européennes, ça fait la une. Au Moyen-Orient, cela arrive tous les jours.

2 - C'est un événement unique, avec un début et une fin dans un intervalle de vingt-quatre heures. Cette église n'est pas en train de brûler depuis 14-18.

3 - Cette durée maximise l'effet de choc et concentre la compassion. Les gens voient quelque chose et souhaitent agir rapidement. C'est aussi simple que cela.

4 - Pour les donneurs potentiels, la solution pour reconstruire un monument historique incendié est très simple. On donne de l'argent, on paie des entrepreneurs, on relève le bâtiment incendié. Dans notre cas, c'est un peu plus compliqué.

5- 99% des promesses de dons initiales ont été faites par des millionaires français et par des entreprises multimillionaires françaises. Voilà des gens qui doivent à la France leur bien-être et leur fortune et qui n'hésitent pas à lui rendre la pareille. Au Moyen-Orient: 99% des millionnaires sont soit des dictateurs soit leurs cousins ou leurs amis…
Ces gens n'en ont rien à cirer de ce qui se passe ou ce qui brûle dans leur pays. Donc ne soyez pas étonnés.

6- Pas de conspiration ici: 99% de TOUS les monuments du Moyen-Orient ont été soit découverts par des explorations occidentales, soit préservés par de l'argent occidental ou ont survécu grâce au parrainage occidental.

7- Alors la ferme, honte sur vous et tâchez de préserver tout monument créé par l'homme, quelles que soient sa religion ou ses croyances.

dimanche 30 décembre 2018

A la vôtre

Le "Shutdown" : je ne sais pas s'il y a une traduction officielle du terme en français. C'est la fermeture des administrations américaines lorsque le budget de l'année suivante n'est pas voté par 60% des sénateurs, ce qui arrive tous les ans (ou presque, je n'ai pas vérifié) depuis qu'Obama a été élu: les républicains ne supportaient pas un président noir (interprétation libre et biaisée de moi-même, je l'admets), maintenant les démocrates surveillent Trump.

Les salariés de l'administration gouvernementale (j'évite "fonctionnaires" tant le statut est différent) sont au chômag et ne sont plus payés jusqu'à ce qu'un accord soit trouvé. Cette année le vote a achoppé sur le financement du "Mur" (entre guillemets: LE mur, le célèbre mur à construire entre le Mexique et les Etats-Unis. Trump voulait cinq milliards pour le financer, il en a obtenu un.)

Donc l'administration fédérale est fermée. Une célèbre brasserie située sur une colline au dos du Capitole a proposé les cocktails suivants, à cinq dollars pour les salariés au chômage sur présentation de leur badge (c'est une brasserie très cotée, les coktails coûtent ordinairement un bras).

(Ce qui m'impressionne, c'est l'engagement de la direction. En France, les établissements ménagent la chèvre et le chou, les commerçants refusent le plus souvent d'être sur une liste électorale, etc.)


2018-1221-cocktails-shutdown.jpg




Pas Mattis à s'en faire 1
Mad Dog 20/20 & Vodka. Commandez-le, buvez-le et partez.

Mexico paiera pour ça 2
Tequila bleue Montezuma, jus d'orange, grenadine.

L'affaire du bain moussant 3
Bourbon, jus de citron, soda, un goût de récusation.

La bourgeoisie AOC 4
Champagne brut, pêche, chaleur porto-ricaine.

Pétarade au mur-frontière 5
Téquila, liqueur Galliano, jus d'orange, ajoutez des glaçons.

Butina on the rocks 6
Vodka Stolichnaya, bière au gingembre, sucre liquide, framboises.

La coupe de Stephen Miller 7
Fin, tonic, liqueur St Germain et aucun remord (un trait du vin de la maison).



Notes :
1 : référence à la démission du secrétaire à la Défense James Mattis, considéré comme le pôle stable de la Maison blanche. Cette démission suscite l'inquiétude mondiale.

2 : cela vaut à peine une note (mais j'écris pour plus tard): référence au mur anti-immigration que Trump a juré de construire entre le Mexique et les USA — en le faisant financer par le Mexique.

3 : à l'origine, un fait divers dans l'Ohio: une prisonnière s'est échappée de prison et a été retrouvée dans un bain chaud dans une maison de retraite sans que personne n'explique cette situation. C'est devenu un podcast d'actualités anti-Trump: «Le ministère de la justice a accusé le Président d'avoir dirigé des manœuvres pour manipuler les élections de 2016; Mueller [directeur du FBI entre 2001 et 2013 et procureur chargé de l'enquête dans cette affaire] a révélé de nouvelles connections entre le gouvernement russe et la campagne de Trump; le Président se débat pour conserver des équipes dans son administration.»

4 : Référence à l'attaque trumpienne contre les vins français.

5 : jeu de mot sur "wall banger" / Wallbanger, un cocktail existant.

6 : Maria Butina, espionne russe aux Etats-Unis qui a plaidé coupable le 13 décembre 2018.

7 : Stephen Miller est l'inspirateur des mesures anti-immigration les plus brutales. Il est apparu avec une nouvelle implantation de cheveux et les anti-Trump s'en moquent sur le thème «Trump n'aime pas les coupes ridicules, il va sans doute virer Miller» (voir ici à partir de cinq minutes).


Et je me dis que ce qui nous manque en France ce sont des journalistes pros ET drôles.

jeudi 27 décembre 2018

Entre esprit de Noël et défi 2019

Un twittos joue au jeu suivant : répondre à ses insulteurs en tentant de les faire changer d'état d'esprit le plus rapidement possible.


Voici des captures d'écran car c'est ainsi qu'il nous a transmis la conversation.


advil1.jpg



advil2.jpg



Traduction (adaptation : je ne suis pas très douée en insulte et ordure. Précisons que le twittos est basané. L'absence de ponctuation est sans doute due à l'utilisation du clavier du téléphone: on ne raffine pas trop, on privilégie la vitesse).

Michael : alors putain ferme-la et retourne là d'où tu viens connard
Abdul : tu es vraiment beau gosse sur ta photo de profil
Abdul : tu utilises quoi pour avoir les dents aussi blanches
Michael : je suis plutôt beau gosse en général mais là un peu malade en ce moment1
Michael : c'est ma copine qui l'a prise ce n'est pas vraiment ma préférée mais j'aime la photo
Michael : j'aime ta barbe. ça me plairait d'en avoir une
Abdul : moi j'utilise du charbon actif en capsules. je les ouvre et je me brosse les dents avec ça paraît bizarre et ça a un goût bizarre mais c'est magique pour polir les dents
Michael : on en trouve où
Abdul : n'importe quel magasin genre cvs
Michael : merci pour l'astuce et désolé d'avoir été grossier dors bien mec
Abdul : dors bien mon pote des bises






Note
1 : rn = right now

jeudi 13 décembre 2018

Entre histoire vécue et micro-nouvelle

Je ne sais pas pourquoi ce tweet d'avril 2016 s'est retrouvé dans ma TL en octobre 2018.

Ce thread m'émeut, il décrit l'enchaînement des circonstances qui vous amène à faire des choses que vous n'auriez jamais acceptées au départ, pour qu'à la fin il ne vous reste rien — rien d'autre que la consolation d'avoir fait ce qui devait être fait.
Qu'il le décrive si bien, c'est aussi l'art du scénario (des scénarios, des embranchements possibles à chaque niveau du récit), ce qui suppose chez les concepteurs du jeu, au-delà des combats et de l'animation, une véritable volonté de conter et de mettre en scène.
Ce thread montre aussi la façon dont ces jeux méprisés par ceux qui ne les pratiquent pas font intimement partie de la vie de ceux qui jouent: où se situe ce récit, est-il biographique ou pas? Après tout, l'auteur a réellement passé des heures devant son écran et s'est véritablement fait du souci et a fait des choix éthiques, entre son chien, les dragons, la fillette…: «nous sommes fait de l'étoffe de nos rêves ».
Cela montre la façon dont le jeu est sérieux, faisant ressortir nos réflexes les plus profonds. (Oui les joueurs méchants sont méchants — mais les joueurs gentils sont gentils. #Breivik)

Je le traduis rapidement. Je conserve la syntaxe et la ponctuation haletantes et inorthodoxes. Je précise que je n'ai jamais joué à Skyrim, mais qu'il me semble que c'était le jeu utilisé pour les décors du Ring à Dessau en 2015.


Patrick Lenton est un auteur australien. Il a écrit A Man entirely made of Bats, non traduit à ce jour.



Le pire moment dans Skyrim a été quand j'ai trouvé dans une cabane ce chien dont le propriétaire était mort, et bien entendu j'ai adopté le chien parce que je ne suis pas un monstre

et j'aime ce chien, mais je bats la campagne pour tenter d'accomplir des quêtes, de sauver le monde et du barda, mais ce bon chien

Mais ce bon chien essaie toujours de m'aider à combattre géants et dragons, et voilà, «NON, NE TOUCHEZ PAS A MON CHIEN»

et je dois combattre à 300% plus dur pour empêcher mon chien d'être dévoré par les dragons et honnêtement je n'ai jamais été aussi angoissé

et c'est alors que j'apprends que je peux construire un abri et que mon chien pourra y vivre; alors je passe les quatre jours suivants de ma vie à construire un truc

pendant que les bandits et les dragons continuent à attaquer mon chien pendant que je cherche du foutu minerai et que je construis un putain de solarium pour mon clébard

et ensuite le chien ne reste pas dans la maison et je découvre que je dois d'abord adopter un enfant, et qu'il faut que mon enfant aime mon chien

alors je vais dans un orphelinat pour découvrir qu'ils sont maltraités par une femme diabolique, alors je la tue

mais ensuite je ne peux plus adopter d’enfant parce qu'ils sont libres! Alors j'erre dans Skyrim à la recherche d'un enfant sans parent quelque part

et je n'aime même pas les enfants

et ensuite je trouve enfin une fillette mendiant dans Whitherun, et ça devient «merci maman!» sans arrêt (je joue une sorcière-chat)

et ensuite je découvre que la fillette NE S'INSTALLE PAS DANS MA MAISON PARCE QUE JE N'AI PAS PRÉPARÉ UN LIT CONVENABLE POUR ELLE

ALORS JE DÉCIDE DE CONSTRUIRE UNE NOUVELLE MAISON AU BORD D'UN PUTAIN DE LAC PARCE QUE JE ME DIS QUE CE SERA UNE BONNE PLACE POUR ÉLEVER DES ENFANTS OU JE NE SAIS QUOI

MAIS D'ABORD JE DOIS DEVENIR DUC DE FALKREATH ET MENER TOUTES CES QUÊTES POUR AIDER DES GENS POUR QU'EN RETOUR ILS ME DONNENT UN COIN DE TERRE

et mon chien me suit TOUJOURS, il est TOUJOURS à deux doigts de se faire tuer à chaque combat, et je suis juste une putain de mère tendue et terrifée

passons; ensuite je rencontre un autre foutu chien sur la route, mais c'est un putain de chien-démon, et lui aussi vient avec moi

et voilà — des mois se sont écoulés dans le jeu, le monde est envahi de dragons, et je suis entièrement concentré sur mon projet immobilier

Enfin je construis ma nouvelle maison au bord du lac et je vais chercher ma fille (qui vit dans la rue depuis deux mois environ)

voilà — LITTÉRALLEMENT, les mendiants ne peuvent pas faire les difficiles, mais parce que je n'ai pas préparé un bon lit pour elle, elle dort sur un banc dans Whiterun

et elle vient habiter ma maison qui se trouve à côté d'une grotte de loups et d'un cercle incantatoire de nécromancien, mais tant pis

et j'entre dans ma maison avec mon foutu chien, attendant qu'elle adopte mon chien pour que je puisse retourner sauver le monde

et elle ADOPTE UN PUTAIN DE RAT

VOICI CE BRAVE CHIEN ADORABLE QUI NE SOUHAITE QUE S'ÉTENDRE AU COIN DU FEU

ET ELLE SAUTILLE ÇA ET LA AVEC UN RAT GÉANT

à la même période je me suis mariée avec une lady du nom de Mjoll la lionne parce qu'elle est a du mordant et qu'elle fera une bonne mère lesbienne

et bizarrement, son «ami» Aerin emménage lui aussi dans notre maison

et voilà — avons-nous une liaison polyamoureuse et élevons-nous notre fille SDF et son rat? parce que c'est cool

et je décide d'aller chercher un frère à ma fille toute nouvelle pour qu'il adopte le chien. Du moins espérons-le.

et ça marche — le garçon veut du chien, mon chien aime le garçon, tout va bien, l'adoption du chien est un succès.

et je peux enfin redevenir le sauveur de Tamriel

sauf que je découvre alors que l'«ami» de Mjoll, Aerin, n'arrête pas de crier «Crétin de chien» à mon chien adorable.

alors j'ai attendu qu'il sorte pour essayer de le refouler dans sa PROPRE MAISON

en théorie, pouvais-je le repousser dans le lac? en tout cas, je me suis trompé et je l'ai repoussé dans le cercle du nécromancien

et il en est mort

et ma femme me vit le tuer, et elle m'attaqua, et je ne voulais pas la tuer, alors je me suis enfui

et donc je ne pourrai jamais revenir chez moi; mais même si j'ai détruit mon mariage et tué un homme

je sais que mon chien est en sécurité.

FIN. MERCI.
@PatrickLenton 5 avr. 2016

worst part of Skyrim was when I found that dog whose owner died in a cabin, and then I of course had to adopt the dog bc i'm not a monster

and I fucking love this dog, but i'm wondering around trying to solve quests and save the world and junk, but this good dog

this good dog always tries to help out fighting giants and dragons, and it's like 'NO DON'T HURT MY DOG'

and i have to fight like 300% harder to save my dog from being eaten by a dragon and i've honestly never been so anxious

so then I find out that I can build a homestead and my dog can live there, so the next four days of my life are building shit

while bandits and dragons still attack my dog while i'm bloody mining ore and building a goddamn solarium for my pooch

and then the dog won't stay in the house, and I discover I have to adopt a child first, and the child has to like my dog

so i go to an orphanage, to discover they are being mistreated by an evil woman, so I kill her

but then I can't adopt a child any more because they are free! So I wander Skyrim looking for a parent-free child somewhere

and I don't even like children

and then finally I find some girl begging in Whiterun, and she's all like 'thanks Mum!' (I play a lady cat-wizard)

and then I discover that the girl WON'T MOVE INTO MY HOUSE BECAUSE I DIDN'T MAKE A PROPER BED FOR HER

SO I DECIDE TO BUILD A NEW HOUSE, ON A FUCKING LAKE BECAUSE I FIGURE IT WILL BE A GOOD PLACE TO RAISE CHILDREN OR WHATEVER

BUT FIRST I HAVE TO BECOME A THANE OF FALKREATH AND DO ALL THESE QUESTS TO HELP PEOPLE BEFORE THEY GIVE ME A PLOT OF LAND

and my dog is STILL following me around STILL nearly dying in every fight, and I'm just a tense, scared motherfucker

anyway, then I meet another goddamn dog on the road, but it's a fucking demon dog, and it comes with me too

and it's like - months have passed by in the game, the world is being invaded by dragons, and I'm just focused on real estate

finally i build my new lakefront house, and go find my daughter (who has been living on the streets for about two months)

it's like - LITERALLY, beggars can't be choosers, but bc i didn't make a nice bed for her, she sleeps on a bench in Whiterun

and she moves in to my house, which is right next to a cave of wolves and a necromancers summoning circle, but whatev

and I walk into the house, with my goddamn dog, waiting for her to adopt my dog so I can go save the world

and she's ADOPTED A FUCKING RAT

THERE IS THIS GORGEOUS, BRAVE DOG WHO JUST WANTS TO SETTLE DOWN IN FRONT OF A HEARTH

AND SHE'S FLOUNCING AROUND WITH A GIANT RAT

in the meantime, I get married to a lady named Mjoll the Lioness, bc she's hot to trot and will be a good lesbian mother

and weirdly, her 'friend' Aerin, moves into our house too

and it's like - do we have a polyamorous relationship and are raising our homeless daughter and her rat? bc that's cool

so I'm like 'i'll go and find a brother for my new daughter' and he can adopt the dog. Hopefully.

and it works out - the boy wants my dog, my dog likes the boy, everything is fine, the dog has been successfully adopted.

and finally i can go back to being the saviour of Tamriel.

although I then discover that Mjoll's "friend" Aerin keeps yelling 'stupid dog' at my gorgeous dog.

so I waited until he was outside and I try to make him fuck off back to his OWN HOUSE

my theory was that I could shout him into the lake? anyway, I misjudged and shouted him into the necromancer circle

and he died

and my wife saw me kill him, and attacked me, and I didn't want to kill her, so i ran away

so I just never went back to my house, but even though I destroyed my marriage and killed a man

i know that my dog is safe.

THE END. THANK YOU


Denise Banister
Oy vey, it took me this long to realize thi is about a game and not your vacation.

mercredi 12 septembre 2018

A l'enterrement de Michel de Certeau (13 janvier 1986)

Notons l'étonnement des a-religieux devant l'intelligence et la finesse de — certains — croyants : non, être croyant, ce n'est pas obligatoirement être fruste.
Pour le reste, savourons :
Elisabeth Roudinesco se tient dans l'assistance aux côtés de Serge Leclaire et tous deux sont aussi étonnés par l'intelligence de l'oraison funèbre et l'audace des hommages. Elisabeth Roudinesco réalise de manière spectaculaire ce qu'elle savait déjà, le rayonnement de Certeau dont témoignent le nombre et la diversité des participants à la cérémonie: «Serge Leclaire me dit: "Regarde. Qui a Paris aujourd'hui peut rassembler dans une même salle des gens aussi divers et qui se détestent tous ?"»

François Dosse, Michel de Certeau, le marcheur blessé, p.13-14, La Découverte, 2002

vendredi 20 juillet 2018

Mieux que le langage des fleurs : le langage des broches

Quelques nouvelles de Trump :



Durant sa visite en Grande-Bretagne, Trump a rencontré la reine Elizabeth, arrivant en retard pour le thé ou passant devant elle lors de la revue de la garde (mais qu'il est mal élevé. Cela me dépasse.)

Ce matin je suis tombée sur ce thread (fil) extraordinaire de @SamuraiKnitter sur les broches de la reine.
Je traduis pour partager et conserver. (J'essaie de conserver le style de la twittos, sans trop harmoniser la syntaxe, mais en ajoutant parfois des mots pour rendre la compréhension plus fluide.)
#BroochDecoderRing #DecoderLesBrochesDeLaReine
Les renseignements suivants reposent principalement sur le travail de la blogueuse qui tient Le coffre à bijoux de Sa Majesté. Si vous vous y rendez (je vais donner le lien), SACHEZ QUE LA BLOGUEUSE NE VEUT RIEN SAVOIR DE CES ELUCUBRATIONS POLITIQUES, QUE CE N'EST PAS POUR CELA QU'ELLE BLOGUE, donc allez-y mollo.

Allons-y. Il vous faut quatre-vingt douze ans de contexte. La reine (ci après QE, Queen Elisabeth) a toujours aimé les broches et donc tout le monde lui en offre. Absolument tout le monde. Il y a peu de temps une association de courses hippiques lui a offert un présent en remerciement d'une vie entière de soutien: le "trophée" était une broche. Vous avez compris le principe.

QE fait également des centaines et des centaines d'apparitions en public, et dans 95% des cas ou plus, elle porte une broche. Et la broche a TOUJOURS un sens. Ou des insignes de régiments militaires: si elle passe également en revue des troupes, elle porte leurs insignes pour ce faire.

Un chef d'Etat lui offre une broche? S'il lui rend visite, elle la portera ou portera quelque chose qu'il lui aura offert (ceci est valable pour toutes sortes de bijoux). Pour elle il s'agit presque d'ordres royaux.

Cela posé, elle a porté trois broches pendant que tRUmp était à Londres en même temps qu'elle: le jour de son arrivée, le jour du banquet et le jour où elle l'a rencontré personnellement lors d'un thé. (Entre parenthèses, il l'a fait attendre 12 minutes pour le thé. Il est arrivé en retard à un thé AVEC LA REINE DE CETTE FICHUE ANGLETERRE).

Le jour de son arrivée est celui a le plus retenu l'attention. Ce jour-là, elle portait une broche offerte par les Obama lors de leur dernière visite en Angleterre.

Cela est déjà amusant en soi. Elle porte une broche offerte par les Obama. Mais il y a mieux: ce n'est pas UNE broche américaine — n'importe laquelle aurait fait l'affaire. Elle a choisi CELLE-CI. Celle-ci a été achetée par Michelle et Barack Obama sur leurs cassette privée et offerte en tant que cadeau personnel.

Et dans la mesure où les Obama sont eux aussi Experts en Ces Matières Subtiles, ils ont choisi une épingle très modeste en matériaux très modestes. Le message était "Nous vous offrons quelque chose que vous aimez, d'une valeur purement sentimentale puisque c'est un signe d'amitié et non la marque d'une visite d'Etat."

A travers les années, les Etats-Unis ont offert de multiples joyaux à la reine et je suis sûre que son habilleuse aurait pu les trouver tous ou chacun en cinq minutes. Mais QE a choisi la pièce la plus SENTIMENTALE de sa collection, celle qui lui a été offerte EN SIGNE D'AMITIE PAR LES OBAMAS EN TEMPS QUE PERSONNES PRIVEES.

Le jour suivant, deuxième broche. C'était le jour des audiences, elle reçoit au moins une fois par semaine pour maintenir le lien avec le Commonwealth. Ce jour-là elle recevait le roi et la reine de Belgique, également pour le thé. Elle portait une broche de saphir.

Elle s'appelle la broche du jubilé de saphir et elle a été offerte à la reine d'Angleterre pour ses onze milliards d'années de règne (OK, 65). Par le Canada. Vous savez, le pays contre lequel tempête Trump et qu'il agonit d'injures. Un pays du Commonwealth et l'un des plus grands allié du Royaume-Uni. Celui-là même.

Il est composé de plus de dix carats de saphir de différentes nuances de bleu et il est juste époustouflant.

broche-jubile-saphir.jpg


Jolie manière de creuser une tranchée sans dire un mot.

Et le jour du thé, QE a porté une innocente broche en diamant, «élégante mais pas "oh purée!!"», si l'on songe à ce que contient le coffre hérité de sa mère.

Les observateurs de joyaux s'en sont presque évanouis, car il s'agit de la broche portée sur la célèbre photo des «trois reines en deuil», la broche portée par la reine-mère.

3-reines-en-deuil.jpg broches-reines-en-deuil.jpg


QE s'est présentée au thé avec les tRUmps avec la broche que sa mère portait lors des FUNERAILLES OFFICIELLES de son père.

Jeu, set et match pour la reine Elizabeth. Que les dieux sauvent la reine, ou elle leur bottera le cul à eux aussi.


La twittos donne ensuite des renseignements variés en fonction des réactions et questions de ses lecteurs.
A propos des vêtements de la reine :
J'ajoute des détails donnés par un ami sur la tenue de la reine.

Le tailleur que portait la reine pour le thé était exactement celui qu'elle portait pour ouvrir la session parlementaire après la réorganisation qui a suivi le référendum sur le Brexit. «Je pense que c'est désormais la tenue officielle qui signifie "Je n'approuve pas"».


A propos de la princesse Michael de Kent :
Il y a quarante ans, l'un des cousins de la reine a épousé une femme désormais connue sous le nom de princesse Michael de Kent. Celle-ci est une raciste notoire. Au premier déjeuner de Noël en famille où elle devait rencontre Megan Markle, elle portait cela:

broche-raciste.jpg


Si vous tapez «broche Princesse Michael de Kent» dans Google, vous obtiendrez CETTE photo dans un article du Harper sur le sujet. L'incident est célèbre dans un coin reculé du territoire des observateurs de joyaux.

Aux XVII et XVIIIe siècles, ceux dont l'Empire britannique faisait la fierté aimaient retrouver leurs "sujets" dans des objets d'art. Celui-ci s'appelle une broche Blackamoor et ce bijou correspond aux statues de jeunes boys noirs portant des torches au bout des allées.

Pour rencontrer Megan Markle.
Qui était alors fiancée à Harry.

La princesse a affirmé avec force que tout cela n'était qu'un ENORME malentendu et qu'elle ne s'était pas douté LE MOINS DU MONDE qu'une épingle nommée BROCHE BLACKAMOOR était de mauvais goût.

Mais un type qui est sorti avec sa fille a dit que la princesse avait sur sa propriétés deux moutons noirs nommés Venus et Serena, donc je vous laisse juge.

Nous espérions tous que Serena moucherait la princesse Michael lors du mariage; mais il s'est trouvé que Serena est bien trop distinguée pour remettre à sa place une vieille dame blanche, même quand celle-ci l'aurait mérité.


Une précision sur la broche du jubilé (la suite de l'exercice d'interprétation):
ET PUISQUE J'EN SUIS A COMMENTER, @jadewhisk a souligné le point suivant:

Vous savez, la broche canadienne d'Elisabeth pourrait être considérée comme un FLOCON DE NEIGE1 PARTICULIER.

Si la reine connaît l'expression "flocon de neige", c'est forcément la raison pour laquelle cette broche a été choisie. Celle-ci n'avait encore jamais été portée car la reine porte toujours une broche en forme de feuille d'érable qui lui a été offerte par le peuple canadien quand elle était jeune.

Ah non, je me trompe : la broche a été offerte à la reine-mère lors d'un voyage au Canada dans les années 30. Offerte par le roi. Donc c'est un cadeau que les parents bien-aimés de la reine se sont fait.

Depuis, la broche a toujours été LA broche "Bienvenue, Canada !"

broche-canada-2.jpg broche-canada-1.jpg

broche-canada-3.jpg broche-canadabffa7.jpg


Je ne suis pas capable de même commencer à imaginer ce que pensait la reine, mais les faits sont les suivants:
1. QE possède une broche associée si étroitement au Canada que celle-ci est devenue un signal de reconnaissance.
2. Ce n'est pas cette broche qu'elle a portée.

3. Elle a choisi un bijou qu'elle n'avait jamais porté auparavant.
4. Celui-ci a la forme d'un flocon de neige, à peu près.
5. Il avait été décrit comme un flocon de neige dans un article de presse sur le sujet. 6. QE a amplement prouvé qu'elle est un maître dans l'art de la guerre des broches.

Il m'est également venu à l'esprit que sur les trois broches, deux étaient les présents de chefs d'Etats prépondérants et la troisième appartenait à sa mère, qu'Hitler appela «la femme la plus dangereuse d'Europe» à cause de la façon dont elle mobilisa les Londoniens durant le Blitz.


La twittos ajoute des détails sur l'art des bijoux dans la Couronne britannique.
Tout cela provient de Twitter, je suis des embranchements dans la conversation d'où les impressions de redites.
Quelques infos que j'oublie que les gens ne connaissent tout simplement pas.

La broche flocon de neige était neuve, elle n'avait jamais été portée. Un cadeau du Canada. Habituellement, QE conserve ce genre de joyau pour des occasions où il sera vu par la foule. Surtout un cadeau d'un pays du Commonwealth. Le CANADA.

A la différence des trusts de joyaux de la plupart des familles royales, au Royaume-Uni il faut l'accord de la reine pour porter tout bijou venu du coffre. Personne ne sait si elle propose des bijoux ou si Camilla ou Kate (le plus souvent) font des demandes. Sans doute les deux.

Mais chaque fois qu'un bijou d'une certaine importance est porté (les diadèmes portées par Kate et Meghan incluses), sachez que la reine a donné sa permission expresse, soit pour cette occasion soit sous forme d'un prêt à lont terme.

Et pour conclure ce fil sur une note plus joyeuse que PMoK2 et sa broche raciste, voici les broches que la reine a porté pour les mariages de Will et Harry :

Pour le mariage de Will et Kate, elle a porté la broche noeud.
A l'origine le bijou a été acheté par sa grand-mère et QE en a hérité quand la reine Mary est morte dans les années 50.

broche-faveur44cf5.jpg


Le nœud est appelée "lacs d'amour" dans le symbolisme européen, et les nœuds sont utilisés en héraldique pour représenter un mariage. Il est utilisé le plus souvent pour maintenir les broches coquelicots le 11 Novembre.

QE a porté une broche dans la famille depuis longtemps et qui symbolise l'amour et le mariage et rappelait un proche que la reine aimait.

Quand la reine est apparue portant la broche «Lacs d'amour» aux yeux des observateurs de joyaux nous avons émis un "Oooohhh !" à l'unisson.

Ce qui fait que lorsque Harry and Meghan se sont acoquinés, nous étions, disons, plutôt curieux. (Il se peut qu'il y ait eu des paris de placer, mais c'est difficile d'avoir d'établir une cote car cette dame possède des milliers de broches).

(Et les observateur de joyaux parient de préférence sur les diadèmes).

QE portait la broche Richmond pour le mariage d'Harry et Meghan.
A l'origine, c'est un CADEAU DE MARIAGE de la ville de Richmond à sa grand-mère Mary.

broche-richmond.jpg


Ici, je loupe quelque chose. Je suis américaine, je loupe de nombreux détails et JE SAIS que je loupe quelque chose. Punaise, quel lien peut-il y avoir entre le Sussex et Richmond?

Mais en tout cas, pour les mariages QE aime porter des pièces depuis longtemps dans la famille. Et cela veut signifie quelque chose car elle possède BEAUCOUP de pièces modernes qui lui ont été offertes durant son règne vraiment très long.

QE a prêté des pièces à Kate, certaines de façon permanente, d'autres pour un événement précis, mais toutes les pièces étaient dans la famille depuis LONGTEMPS, et je soupçonne qu'elle pousse Kate à porter davantage de clinquant que Kate ne le ferait d'elle-même.

Mais parmi d'autres pièces, Kate s'est vu prêtée plusieurs des diadèmes favoris de la reine, le diadème "Lover's Knot" associé à Diana (on dirait qu'il va devenir le diadème courant de Kate) et un bracelet que Phillip a offert à la reine elle-même.

Pour l'instant QE n'a prêté à Meghan que son diadème de mariage (celui de la reine Mary) mais je m'attends au même genre que pour Kate : des pièces classiques de longue date dans la famille. Elles auront sans doute une signification. Je vais les tenir à l'œil.

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MAIS ATTENDEZ, IL Y A PLUS! je crois que j'ai compris le sens de la broche lors du mariage d'Harry et Meghan. Il y a un Richmond dans le Sussex, qui est la pairie du nouveau couple : le duc et la duchesse de Sussex.


Question d'un twittos qui en profite, suivie de la réponse.
[un twittos :] : Avez-vous des infos sur cela ?

apres-le-brexit.jpg 3


[Réponse :] : Quoi, la broche? C'est le Cullinan V.

broche-cunillan-V-1.jpg


D'autres morceaux de la pierre d'origine sont incrustés dans la couronne et le sceptre impériaux.
Une façon de rappeler à tous qui elle est.

D'habitude je ne sais pas répondre à ce genre de question sur le vif, mais cette broche est depuis toujours ma préférée de tous ses bijoux.

[le twittos :] : Troll level: LA REINE DE CETTE FICHUE ANGLETERRE. Par ailleurs, je sais qu'elle est au-delà de tout reproche en ce qui concerne sa connaissance du protocole, mais j'aime à penser qu'il y a un spécialiste en joyaux dans la maison royale qui les catalogue et discute avec elle des choix possibles avant chacune de ses apparitions, c'est-à-dire chaque jour.

[Réponse :] : En effet. Cette spécialiste s'appelle Angela Kelly. Elle dessine et supervise la confection de tous les vêtements de la reine et de certains de ses chapeaux.


Note:

1 : snowflake, flocon de neige, décrit des personnes fragiles prêt à fondre à la première contrariété. Trump aime utiliser ce mot comme une insulte à l'encontre de ses opposants.
2 : PMoK : princess Michael of Kent (qui ne peut s'appeler princesse Marie-Christine car elle n'est pas née princesse, selon la lettre patente de George V en 1917).
3 : Tenue de la reine pour ouvrir la session parlementaire après le Brexit. Je suis désormais certaine que le chapeau avait un sens…

samedi 23 juin 2018

Bibliograhie au carrefour de l'astrobiologie, de la théologie et de l'écologie

Une liste de livres entre biologie, astronomie et théologie.
Pour ma part, je songe à l'une des nouvelles de L'homme tatoué de Bradbury, dans laquelle on comprend, à la fin il me semble, que Jésus est en train de revivre son sacrifice sur une autre planète dans un autre espace-temps parmi d'autres vivants: tout créature doit être sauvée.

Bibliographie constituée par Anne-Marie Reijen, docteur en théologie, invitée par l'université de Princeton pendant un an d’un programme, financé par la NASA et la John Templeton Foundation, s’interrogeant sur l’impact de la théologie et de l’éthique dans le domaine de l’astrobiologie («astrobiologie: y a-t-il de la vie ailleurs dans l'univers? mais en réalité, nous ne pourrons jamais dire non»).

Je regroupe les livres selon leur langue.
  • Dominique Bourg, Une nouvelle Terre. Pour une autre relation au monde, DDB, 2018
  • Pascal Génin, Le Choc des cosmologies. 2500 ans d'histoire. Perspectives théologiques, Lessius, 2016
  • Bruno Latour, Où aterrir? Comment s'orienter en politique?, La Découverte, 2017
  • Pierre Teilhard de Chardin, La place de l'homme dans la nature, Seuil, 1949
  • Jean-Pierre Verdet, Une histoire de l'astronomie, Seuil, 1956 (1949)


  • David C. Catling, Astrobiology. A very Short Introduction, Oxford Press, 2013
  • Yves Congar, "Has God Peopled the Stars? in The Wide World My Parish. Salvation and its Problems, Helicon Press, 1961
  • Lewis Dartnell, Life in the Universe. A beginner's Guide, Oneworld, 2017 (bonne vulgarisation, un peu agaçant parfois, à lire avant Catling)
  • Stephen J. Dick, The Impact of Discovering Life Beyond Earth, Cambridge University Press, 2015
  • Amanda Hendrix & Charles Wolforth, Beyond Earth. Our Path to a New Home in the Planets, Penguin, 2016
  • Ray Jayawardhana, Strange New Worlds. The Search for Alien Planets and Life Beyond Our Solar System, Princeton University Press, 2011
  • C.S. Lewis, "Religion and Rocketry" in Fern-Seed and Elephants and Other Essays on Christianity, Fontana/Collins, 1975
  • Howard E. Mc Curdy, Space and the American Imagination, Smithsonian Institution Press, 1997
  • Raimon Panikkar, The Rythm of Being. The Unbroken Trinity, Orbi Books, 2010 (ouvrage fondamental)
  • John Polkinghorne, Theology in the Context of Science, Yale University Press, 2009
  • Martin Rees, Our Cosmic Habitat, Princeton University Press, 2017
  • Carl Sagan, Cosmos, Ballantine, 2013 (1980)
  • Caleb Scharf, The Copernicus Complex. Our Cosmic Insignifiance in a Universe of Planets and Probalities, Scientific American/Farrrar, Straus and Giroux, 2014
Au cinéma, une recommandation : Premier Contact de Denis Villeneuve.

mercredi 20 juin 2018

Les "j'aime" sur Facebook disent tout (ou presque) de vous

Suite au scandale Cambridge Analytica j'ai fait quelques recherches sur les premières études sérieuses portant sur FB. J'ai choisi deux études de l'équipe Michal Kosinski, David Stillwell et Thore Graepel publiés en 2013 et 2015, elles-mêmes commentées (donc simplifiées) dans la revue en ligne de l'université de Cambridge.

En 2013 ce genre d'études me faisait sourire : comme si j'avais des choses si graves à cacher — comme si tout n'était pas dit frontalement et comme s'il était nécessaire de le déduire (de l'avantage de vivre en démocratie, de ne pas devoir cacher ses opinions ou ses façons de vivre).
Cinq ans plus tard c'est beaucoup moins drôle : Trump a été élu (retrait des USA du Conseil des droits de l'homme de l'ONU pas plus tard qu'hier — scandale des camps d'enfants migrants, dénonciation de l'accord avec l'Iran, installation de l'ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, climatoscepticisme, etc) et la Russie aurait joué un rôle dans le Brexit (— Quel est son intérêt? Nous-mêmes sommes contents de nous débarrasser des Anglais! — Tout ce qui affaiblit l'Europe est favorable à Poutine).

L'Europe (l'Union européenne) semble avoir pris la menace au sérieux. En France, la "RGPD" (protection des données personnelles) est entrée en vigueur le 25 mai 2018 (c'est elle qui provoque les mails de mise à jour concernant la politique d'utilisation de vos données personnelles que vous recevez presque chaque jour en ce moment).

Je mets en ligne la traduction des articles et études fondateurs — parce que cela me paraît important de toujours remonter à la source.
Voici tout d'abord l'article en ligne présentant l'étude de 2013 de Kosinski, Stillwell et Graepel.

Remarque: traduction à la volée, n'hésitez pas à corriger en commentaires. C'est volontairement que j'utilise des expressions parfois différentes de celles communément utilisées (par exemple je traduis "sensitive" par "confidentielle") en partant du principe qu'en 2013 ce n'était sans doute pas encore figé et que par ailleurs, les traductions homonymiques sont souvent des paresses de traduction. Que "privacy" ne soit pas un mot en français mais un ensemble de notions est intéressant (et pose bien des problèmes). Le contexte m'a amené à traduire "digital" par "internautique".
On remarquera qu'on parle de modèle statistique et non d'intelligence artificielle. Ce n'est pas la même chose mais en 2018 j'ai l'impression qu'on utilise souvent l'un pour l'autre.
11 Mars 2013 : Les données internautiques peuvent exposer au grand jour les traits de caractère et les particularités privées de millions de personnes.

L'étude montre que les "traces" laissées par ce qui semble un comportement anodin sur internet — ici les "j'aime" sur Facebook — permettent de déduire les caractéristiques personnelles privées d'un internaute avec une très bonne exactitude. L'étude soulève d'importantes questions sur le marketing personnalisé et la protection de la vie privée sur internet.

Une nouvelle étude publiée aujourd'hui dans le journal PNAS montre qu'à partir d'une analyse automatique portant simplement sur les "j'aime" d'un utilisateur de Facebook — une information aujourd'hui publique par défaut — on peut estimer avec une exactitude surprenante sa race [ou sa couleur?], son âge, son QI, sa sexualité, sa personnalité, sa consommation de drogue et ses opinions politiques.

Dans l'étude, les chercheurs décrivent les "j'aime" de FB comme une «classe générique» d'enregistrements internautiques — de même type que les recherches via des moteurs de recherche ou l'historique de navigation — et laissent entendre que de tels outils peuvent être utilisés pour extraire des données confidentielles sur pratiquement n'importe qui régulièrement en ligne.

En collaboration avec Microsoft Research Cambridge, les chercheurs du centre de psychométrie de Cambridge ont analysé les données de plus de 58000 utilisateurs américains de FB qui ont fourni leurs "j'aime", leurs profils démographiques et les résultats du test psychométrique passé sur l'application MyPersonnality.

Les utilisateurs acceptèrent de fournir leur données et consentirent à ce que leurs informations de profil soient enregistrées pour analyse. Leurs "j'aime" sur FB alimentèrent des algorithmes et furent corrélés avec leurs informations de profil et les résultats de leur test de personnalité.

Les chercheurs ont créé un modèle statistique capable à partir des seuls "j'aime" sur FB de prédire les données personnelles d'un utilisateur. Le modèle s'est révélé fiable à 88% dans la détermination du sexe masculin, à 95% dans la distinction entre Afro-Américains et Américains caucasiens et fiable à 85% dans la différenciation des Républicains et des Démocrates. Chrétiens et Musulmans sont correctement appréhendés dans 82% des cas et une exactitude de bon niveau — entre 65 et 73% — a été obtenue concernant le statut familial et la consommation d'alcool ou de drogue.

Cependant peu d'internautes ont cliqué "j'aime" sur des sujets relevant explicitement de ces caractéristiques. Par exemple, moins de 5% des gays ont cliqué "j'aime" sur des sujets aussi évidents que le mariage gay. Les prédictions reposent sur des "recoupements" — l'agrégation d'une énorme quantité de "j'aime" sur des sujets moins précis mais plus populaires comme la musique ou les shows télévisés — pour fournir des profils personnels criant de vérité.

Même des détails personnels à première vue opaque comme le fait que les parents de l'internaute se soient séparés avant les 21 ans de celui-ci sont exacts à 60%, un pourcentage suffisant pour que l'information soit "utile aux publicitaires" commentent les chercheurs.

Tandis qu'ils mettent en lumière l'opportunité pour le marketing personnalisé d'améliorer ses services en ligne par l'utilisation de tels modèles, dans le même temps les chercheurs mettent en garde sur les menaces que court la vie privée des internautes. Ils avancent que de nombreux consommateurs en ligne pourraient trouver qu'un tel niveau de dévoilement par l'utilisation d'internet sort des limites de l'acceptable — puisque des compagnies, des gouvernements et même des particuliers pourraient utiliser des logiciels de prédiction pour déduire des "j'aime" de FB ou d'autres "traces" internautiques des informations hautement confidentielles.

Les chercheurs ont également étudié des traits de personnalité comme l'intelligence, la stabilité émotionnelle, l'ouverture d'esprit et l'extraversion. Alors que de telles caractéristiques plus cachées sont bien plus difficiles à évaluer, l'exactitude de l'analyse est étonnante. L'étude portant sur l'ouverture d'esprit — de ceux qui détestent le changement à ceux qui l'accueillent avec plaisir — démontre que l'observation des seuls "j'aime" est à peu près aussi révélatrice que les résultats d'un vrai test de personnalité individuel.

Certains "j'aime" ont une corrélation forte mais d'apparence incongrue ou erratique avec une caractéristique personnelle, comme les Curly Fries avec le QI, ou la peur des araignées1 avec les non-fumeurs.

Pris dans leur ensemble, les chercheurs sont convaincus que les diverses approximations de traits de personnalité glanés à partir des seuls "j'aime" sur FB peuvent potentiellement constituer le portrait de millions d'utilisateurs autour du monde avec une surprenante exactitude.

Ils soulignent que le résultat implique une possible révolution dans l'évaluation psychologique qui — à partir de cette étude — peut être menée à une échelle jamais atteinte auparavant, sans coûteux questionnaires ou centres d'évaluation.

«Nous pensons que nos résultats, aujourd'hui fondée sur les "j'aime" de FB, peuvent s'appliquer à un éventail plus large de comportements sur internet» observe le directeur des opérations au centre psychométrique Michal Kosinski, qui a conduit l'étude avec son collègue de Cambridge David Stillwell et Thore Graepel de Microsoft Research.

«Les mêmes prévisions peuvent être inférées de toutes sortes de données internautiques, avec ces "recoupements" secondaires d'une remarquable exactitude — déduisant statistiquement des informations confidentielles que les gens peuvent ne pas vouloir dévoiler. Vu la diversité des traces internautiques laissées par les gens, il est devenu de plus en plus difficile pour un individu de les contrôler.

Je suis un grand fan et un utilisateur actif des nouvelles technologies si enthousiasmantes. J'apprécie les recommandations de livres données automatiquement, ou que FB sélectionne les interventions les plus pertinentes pour mon fil d'actualité, dit Kosinski. Cependant, je peux imaginer des situations où les mêmes données et la même technologie seront utilisées pour déterminer vos opinions politiques ou votre orientation sexuelle, menaçant votre liberté ou même votre vie.

La simple éventualité que ceci puisse se produire pourrait détourner les gens de l'utilisation d'internet et diminuer la confiance entre les individus et les institutions — et contrarier le progrès technologique et économique. Les utilisateurs ont besoin d'avoir le contrôle de leurs données et d'en connaître l'utilisation en toute transparence.»

Thore Graepel de Microsoft Research ajoute qu'il l'espère que cette étude va contribuer aux discussions en cours à propos de la vie privée : «Les consommateurs attendent avec raison qu'une forte protection de leurs données soit mise en place au niveau des produits et services qu'ils utilisent. Cette étude pourrait bien servir à leur rappeler qu'il faut adopter une conduite prudente dans leur façon de partager des informations en ligne, qu'il faut paramétrer leurs contrôles de confidentialité et ne jamais partager de contenu avec des interlocuteurs mal identifiés.»

David Stillwell de l'université de Cambridge ajoute: «J'utilise FB depuis 2005 et je vais continuer à le faire. Mais je vais sans doute paramétrer avec plus de soin les outils de privatisation de profil que FB met à ma disposition.»

Pour plus de renseignements, merci de contacter fred.lewsey@admin.cam.ac.uk


Note:

1 : That Spider is More Scared Than U Are : une étude de 2012 a montré que les gens ayant peur des araignées les voient plus grosses qu'elles ne sont. Cette phrase ("les araignées ont plus peur de vous que l'inverse") est destinée à les rassurer et sans doute aussi à protéger les araignées.

lundi 18 juin 2018

Le conflit comme responsabilité

S'il [un homme] récusait sa tâche particulière sous prétexte qu'elle est en conflit, ou au moins en concurrence avec les intérêts que d'autres représentent, il trahirait des frères et des enfants, il abandonnerait sa fonction, particulière mais nécessaire à tous — et cela au nom d'un universalisme utopique. En cessant de cultiver la portion de terre qui lui est confiée et en croyant mieux travailler ainsi pour tous, il cesserait tout travail puisqu'il n'y a de travail que particulier. Pour éviter les tensions qu'entraînent ses devoirs envers quelques-uns et pour reconnaître ainsi les droits de tous, il poserait comme principe d'une charité (ou d'une justice) universelle idéale la négation de la charité effective due à son prochain immédiat. A se vouloir le témoin de l'universel, il se prendrait pour un Dieu responsable du tout, alors qu'il est seulement responsable de la part que lui alloue sa condition d'homme. Les hommes sont en conflit précisément parce qu'ils ne sont pas des dieux: tout ne dépend pas de chacun d'eux, mais seulement cela.

Michel de Certeau, L'Etranger (ou l'union dans la différence), p.24-25, Desclée de Brouwer, Paris 1991

vendredi 15 juin 2018

Les Anneaux de Saturne

Une carte du voyage de Sebald se trouve ici.

Ici un thread (une série de tweets qui s'enchaînent) sur le même voyage effectué en mars dernier.

mardi 12 juin 2018

Une lettre manque et le texte part de travers

Eutopia : le lieu du bien
Utopia : l'absence de lieu

L'Utopie ou la meilleure forme de gouvernement résonne alors ironiquement: la meilleure forme de gouvernement n'existe pas.

«Thomas More ne sort jamais de l'ambiguïté entre rêve et projet.»

lundi 30 avril 2018

Les flocons de neige sont-ils des SJW ?

J'ai compris récemment que snowflakes (flocons de neige) n'était pas qu'une insulte trumpienne concernant ses opposants mais une appellation générationnelle qualifiant les jeunes nés dans les années 90, qui seraient moins résistants (à tout) et trèèès susceptibles.

Je trouve ce matin un thread sur Twitter (une suite de tweets qui s'enchaînent pour raconter une histoire) sur les SJW (social justice warrior, guerrier de la justice sociale ou pour la justice sociale). Jusqu'ici ce n'était pour moi que des gens un peu ridicules dans leur façon de s'indigner pour toutes les causes et créer des pétitions sur change.org (la plaie!) —mais bien gentils car il vaut mieux cela que penser l'inverse —mais agaçants car cette façon d'agir sur le net est aussi une façon de ne pas sortir dans le froid pour s'investir au quotidien et mettre la main à la pâte («Sois le changement que tu souhaites voir advenir», pour citer un autre genre de tendance).

Si j'en crois ce thread sur Twitter, c'est bien davantage et peut-être différent. Le phénomène commencerait juste à se développer en France même si on en a vu des prémices dans divers domaines. L'association que je fais avec le flocon de neige tient à la susceptibilité, au côté écorché vif du personnage.
Ce qui m'a intéressée dans ce thread, c'est aussi la notion d'«appropriation culturelle» que je vois apparaître de plus en plus souvent, pour s'indigner d'une indignation que je ne comprends pas (enfin, je comprends pourquoi ils s'indignent (puisqu'ils l'expliquent) mais je ne comprends pas ce que cela a d'indignant, ou même c'est leur indignation qui m'indigne (par exemple quand Twitter s'indigne d'un motif sur des chaussettes qui reprend un motif africain)).

Voici le thread (la twittos est franco-américaine):
1) Un petit guide sur les #SocialJusticeWarriors (#SJW) suite aux événements de #Tolbiac et tout le marasme qui s’en est suivi, parce que je suis assez étonnée de la méconnaissance des gens en #France et sur #Twitter. Il reste central aux #US depuis quelques années. (à dérouler)

2) Car oui, comme beaucoup de mouvements culturels celui-ci nous vient directement des US et du #Canada, et met la lutte militante pour le progrès social en son centre, tjs sous le prisme d’un rapport de force à une minorité : #genre, #handicap, #racisme, #sexisme, etc…

3) Donc si t’es twittos #anglophone tu vas sûrement rigoler, parce que tu t’es déjà retrouvé embourbé dans des échanges impossibles et que tu connais exactement le sujet… Tu pourras donc passer ton chemin, car tu n’apprendras rien de spé.

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«C'est moi qui juge de qui est offensé.»


4) Je crois que le déclic pour faire ce thread a été de voir le visage en #PLS de #Ménard face à #Juliette de #Tolbiac, comme #KO face à quelque chose qui le dépassait. Ce regard est révélateur d’un fait: la classe #politique française n’est pas préparée à ce qui va suivre.

5) #Juliette aura ici le mérite en 2:20 d’utiliser pas mal de #gimmick du #SJW: racisé (#racialization), #oppression blanche (#whiteprivilege), non-mixité de genre ou de race, homme #cis blanc (white cis male)…

Le lien de la vidéo

6) Je me mets ici à la place d’un « profane », ça choque. « Mais que dit #Juliette ? Suis-je encore en vie ou déjà mort…?»… Sachez que Juliette débite exactement ce que ces meufs en cheveux bleu te sortent à l’entrée des #campus américains, souvent de manière agressive.

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Le coiffeur: kesce tu veux ?
« Je veux que tout le monde sache que tout m'offense »
Le coiffeur : OK, je vois.


7) Dans son procédé « d’argumentation », on voit d’ailleurs d’où vient le problème et tous les maux de la société: le «#white cis male», ou homme blanc dont le sexe correspond à la naissance. «Cis hein? dont le sexe… quoi?»
Oui, « cis », comme le contraire de « trans ».

8) L’hypothèse sur laquelle TOUT repose, et c’est très discutable, est que l’homme blanc, à travers le #colonialisme et même de manière intrinsèque, s’approprie la #culture des minoritaires et l’utiliserait à ses fins. En oppressant les autres #minorités si possible.

9) Le mâle blanc, les blancs, l’#occident enfin cette espère de sphère d’influence est composée d’individus ayant des privilèges institutionnalisés par rapport aux minorités.
Ah oui, le blanc c’est pas forcément la couleur de peau hein, c’est une posture de domination.

10) J’aime souvent le rappeler par mon exemple personnel… #Métisse de mon papa noir et ma maman blanche j’ai déjà eu quelques échanges AHURISSANTS sur des campus US comme #UPenn.
« acting white » et « #bounty » sont des «insultes» qu’une meuf blanche peut te sortir #OKLM.

11) Allez une petite pic pour rigoler volée sur #Reddit pour le #meme (😘 à /r/France )

12) On pourrait rigoler et dire «Hey! merde, moi votre #CulturalAppropriation j’appelle ça de l’échange culturel m’voyez! C’est inhérent à l’humanité»
AH AH! Vous avez fait preuve de raison, c’est mal!
L’#AppropriationCulturelle d’abord, ça marche que dans un sens.

13) Car oui, des africains qui écoutent de la musique classique, ce n’est pas de la CA.
Des asiatiques regardant un match de foot, ce n’est pas de la CA.
Un type qui gribouille de l’impressionnisme au fin fond de l’#Amazonie, ce ne serait pas de la CA.
La CA, c’est les blancs.

14) Du coup, l’appropriation culturelle, c’est comme une météorite, tu sais pas quand et où ça va tomber, mais quand tu vois les flammes c’est déjà trop tard.
Les exemples sont nombreux, on va en prendre deux trois emblématiques.
Je ferai pê un genre de liste si j’ai le temps.

15) Je vais volontairement occulter l’evt du #Gamergate de 2011, evt fondateur… #Wikipedia FR a quelques articles dessus relativement objectifs (Toujours faire attention aux sections wikipedia occupés par des « militants », la US est foutue).
Non, on va prendre les plus funs.

16) 2015 : #Marvel annonce la sortie d’une nouvelle ligne de #Comics, et propose pour la sortie 50 pochettes d’albums « historiques » de #RAP détournés par hommage en mode comics.
Hommage? Détournement #raciste diront d’autres…

17) 2016 : Un chauffeur de taxi arbore une «dashboard doll» hawaïenne, une statuette sur son TB.
La nana retourne le taxi en invoquant une offense envers le peuple hawaien et demande de la retirer. En foutant le bordel comme une bonne #SJW. (ST anglais)

18) 2016 : La commission des droits de l’homme de la ville de #NYC sous la législature de @NYCMayor sort une note pour rendre illégales les discriminations envers 31 genres (donc reconnus!)
Pourquoi ne pas criminaliser la #discrimination tout court?

19) Le #whitewashing, qui consiste à prendre un acteur blanc en lieu et place d’un personnage d’une minorité «racisée». Johnny Depp dans #LoneRanger ou Emma Stone dans Aloha.
Le #blackwashing n’existe pas, je vous vois venir avec votre Jeanne d’Arc!

20) Les tresses. Oui, les tresses.
Avant 2010, une meuf avec des tresses ça faisait SWAG leftist, tolérante et ouverte.
En 2018, une meuf blanche avec des tresses c’est une personne qui méprise la population noire.
Pareil, ça vient en France. Les meufs faisez gaffe.

21) Un des premiers exemples qui m’a alerté pour la France : les sushis et la nourriture.
Après ce thread vous ne la verrez plus comme avant. Par contre vous pouvez manger votre blanquette de veau par terre avec de la confiture. SSSSPA PA-REIL !

22) Mon exemple français préféré : le sac décathlon. Peu de gens non anglophones en France ont relié cette série de tweets bizarres à ce courant. Pourtant on est en plein dedans, en plein de-dans.

23) Un autre aspect est également que l’appropriation culturelle est TOUJOURS une agression, JAMAIS un hommage. NEVER EVER.
L’exemple d’@AntoGriezmann en #HarlemGlobtrotters est bon à ce titre.
« Y’a jamais eu de blanc dans l’équipe? Tu nous emmerdes avec ta raison!»

24) Enfin, et la cerise sur le gâteau, c’est que les luttes sont toujours basées sur une subdivision toujours plus petites des communautés. Il faut appartenir à une communauté, ça fait #SWAG. Le problème est qu’à force on arrive à des mouvements contradictoires.

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Si le Titanic coulait en 2016:
— Désolé Monsieur, les femmes et les enfants d'abord.
— Je rêve ou vous venez de m'assigner un genre?

25) Rachel #Dolezal par ex, une activiste pour la défense du droit des #afros américains, désormais Nkechi Amare Diallo, qui s’identifie comme une noire et qui embête bien les #SJW. Pour cause : elle est l’appropriation culturelle personnifiée (et une #wigger au passage).

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26) #Bounty : noirs acquis à la cause des blancs. A l’instar de la confiserie, noir dehors blanc dedans. Encore appelé en français « nègre de maison ».
#Wigger ou #wigga : blanc se comportant comme un noir. Construit à partir du W de white et le igga de nigga (« nègre blanc »)

27) Ces mouvements tendent donc à être contradictoires sur certaines causes (raciales, genre), et on voit émergence de LOL movements parmi ces groupuscules extrême gauche, comme impérialisme gay par exemple, qui n’en est qu’une extension exotique.

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«Vous êtes activiste sur FB? Racontez-moi à quel point vos statuts ont changé le monde.»


28) Et je reviens donc naturellement sur notre #Juliette et la réaction outrée de la baguetto-bereto-touitosphere invoquant un truc totalement hors sujet : la raison. Car comme dans toute #polémique actuelle, nous sommes bien dans un duel de l’affect face à la raison.

29) «#Juliette est dans une #secte!»
«Mais que font-ils à nos enfants?»
« Elle est cinglée la petite, faut l’enfermer !

(Et je passe sous silence ce que j’ai un peu vu comme tweets de nos très chers #JVCOM1825 ou mec en mal de « #feminazis ». Pas bien bouh)

Sauf que non.

30) Il serait incomplet de réduire ces individus à des gens sous l’emprise d’une secte, d’un revers de main comme ça. Le phénomène est plus complexe et trop grave pour se contenter d’une explication pareille. Maintenant c’est à l’#Europe de connaître «ce truc».

31) Ce sont pour moi des individus en perte de repère et de sens, dont le chemin croise twitter et quelques personnalités charismatiques (@RokhayaDiallo par exemple)
Donc ça aurait pu être ça ou autre chose.

32) Et c’est là où je veux faire part de mon inquiétude, c’est qu’une réaction «raisonnée» face à ça serait de contre réagir et de haïr ce mouvement au point d’en devenir un #sjw hunter, comme je l’ai été à une époque. Je les trouvais racistes…

33) Ces mouvements alimentent naturellement le moulin de l’extrême droite en invoquant des thèses irraisonnées et bancales. Le caractère exclusif de la rhétorique, classique dans l’extrême gauche («t’es avec nous ou contre nous») n’aide pas en cela.

34) Je vois donc clairement deux camps enfler, et je me sens de plus en plus à l’étroit au milieu… Disclaimer, il convient également de relativiser sur le fait que les minorités sont souvent celles qui «gueulent», mais là sur Twitter je ne me sens plus réfléchir. Fin.
L'humour va devenir un sport hyper-dangereux. Quand la team premier degré confond le rire et le complot, le pastiche et la fake news…

dimanche 18 mars 2018

Nux

Nux, entre lux et nox, nuit et lumière.

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lundi 12 mars 2018

L'expo Picasso à la Vieille Charité

Il est exposé un livre dont je n'avais jamais entendu parler : Djamila Boupacha de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi.
Picasso a accepté de faire un dessin pour récolter des fonds : il fallait acheminer les témoins, faire des tracts, informer et mobiliser l'opinion.

Où est Djamila Boupacha aujourd'hui ? Une vieille dame en Algérie.
Gisèle Halimi quatre-vingt-onze ans, Djamili Boupacha quatre-vingts ans. Cela aurait-il un intérêt de les réunir aujourd'hui pour un regard rétrospectif ?

A lire.

lundi 6 novembre 2017

De Narnia à Hegel en un coup

Selon l'évidence énoncée par Platon, on ne reconnaît que ce que l'on a déjà rencontré : ainsi la dimension christique des Chroniques de Narnia ne peut-elle être perceptible qu'à un chrétien :
Le nom de Dieu y est tu. Mais le silence qui est fait sur son nom libère aussi le champ d'une reconnaissance. L'œuvre contraint ainsi l'interprétation théologique. Elle peut être lue athéologiquement par celui que nulle connaissance du monde de la foi n'habilite à reconnaître, dans le monde de la féerie, un reflet du monde de la foi. Mais ce ne sera pas une lecture plénière ; celle-ci exige en effet une fusion des horizons (comme l'exige toute lecture), et c'est bien l'horizon du monde de la foi (et non pas simplement celui du monde de la vie, ou de la conscience de l'homme contemporain, etc.) qui doit s'y fondre avec celui de l'œuvre. Le Christ pseudonyme de Lewis, et son Dieu anonyme, ne sont déchiffrables que si les noms de Dieu et du Christ ont déjà été prononcés.

Jean-Yves Lacoste, Narnia, monde théologique ?, p.27
Ce qui est vrai pour un conte de fée l'est aussi pour un texte philosophique. Entre avènement de la raison et Parousie, quel écart ? Lire Hegel quand on est chrétien c'est se trouver sur un chemin balisé de signes de reconnaissance, signes invisibles à celui qui ne les connaît pas.
Un parallèle peut être éclairant, quoiqu'un peu peu surprenant. Nul ne peut aujourd'hui douter que la théologie trinitaire et la christologie soient le secret de la Logique de Hegel. Le principe de sa dialectique de l'être, de l'essence et du concept (qui décrit la vie concrète de l'esprit) est la médiation, qui est réconciliation. Et le fond de la médiation logique, la dernière instance de la fondation, est bel et bien l'œuvre trinitaire et christologique dans laquelle l'Absolu pose dans l'être l'autre que lui, et se le (ré-)concilie. Il importe peu que la théologie d Hegel ait ses déficits. Il importe en revanche qu'une structure christologique et trinitaire puisse être déployée sans que le savoir positif de la foi ne soit explicitement convoqué au lieu de ce déploiement. Du coup, la Logique s'expose elle aussi à une lecture athéologique : un bref coup d'œil à l'histoire des études hégéliennes suffit à le monter.

Ibid., p.27

vendredi 19 mai 2017

Buveurs d'eau, buveurs de vin

La collection Orphée (éditions La Différence) présentent deux Anthologie Grecque, I et II — une III est annoncée.

La première est La Couronne de Méléagre (puisque qu'anthologie signifie guirlande, couronne), poète syrien entre le second et premier siècle avant Jésus-Christ. C'est une anthologie d'épigrammes, forme plutôt que genre, prévient la préface. Ce sont souvent des épitaphes, mais aussi des poèmes d'amour parfois lestes ou des complaintes devant le temps qui passe. La préface de Dominique Buisset revient sur la critique textuelle qui permet de reconstituer vaille que vaille La Couronne originale. Elle donne également des éléments de métrique.
A cette occasion, j'ai découvert avec ravissement que l'on connaissait la liste des bibliothécaires de la bibliothèque d'Alexandrie et que le premier d'entre eux, Zênodote, est celui qui a divisé l'Odyssée en vingt-quatre chants.

La seconde, La Couronne de Philippe, date de deux siècles plus tard, sous le règne de Caligula et de son successeur. Sa teneur change, les poèmes retenus parlent surtout d'amours et de vins, ils sont plus faciles à lire aujourd'hui (moins de références à des dieux, à des généalogies divines, à des batailles) que l'autre Couronne. Il s'agit de défendre la forme courte contre la forme savante, le moment présent et la jouissance contre l'abstinence et l'étude. Sous ce combat de goût et de forme, ce qui se joue, c'est la transformation d'un monde, des mythes à la science.

Dans la préface, Dominique Buisset en éclaire les enjeux, opposant les buveurs de vin amoureux d'épigrammes et de l'instant présent aux buveurs d'eau (de la source Hippocrène, la source du cheval, né du sabot de Pégase et séjour favori des Muses), archivistes savants tournés vers l'avenir.
[…] Mais force est de constater qu'il se manifeste, dans la Couronne de Philippe, une opposition entre deux conceptions divergentes de la fonction même de la poésie, voire deux conceptions du monde. On dirait que les «buveurs de vin» attribuent au poème, comme au vin, un rôle de «divertissement», au sens fort. Dionysos, ou Bacchos, le dieu du vin, est traditionnellement appelé aussi Lyaïos, celui qui délivre, le Libérateur, parce qu'il procure l'oubli des misères de la condition humaine. Or c'est précisément la fonction que certains assignent au poète.[…]
[…]
Il vaut mieux revenir à l'épigramme A.P. XI, 31 d'Antipater. Elle pourrait passer, n'étaient les onze autres, pour une simple remarque de sagesse pratique: ceux qui ne boivent que de l'eau et gardent la tête froide durant les festins sont dangereux car ils sont en mesure de répéter le lendemain les propos qui ont pu échapper aux autres sous l'effet du vin. Mais le véritable grief n'est pas là: par essence, le vice est dans la mémoire. Les «buveurs d'eau» se souviennent des paroles, mythôn; le mot joue sur l'ambiguïté: propos de table, ou mythe, c'est-à-dire, par excellence, un des premiers grands instruments de l'interprétation du monde.

On peut imaginer les «buveurs de vin» doublement désemparés. Ils refusent le souci, commun à la pensée mythique et à la pensée rationnelle, de rendre le monde intelligible. Or ils assistent, d'Héraclite à Platon et aux savants du musée d'Alexandrie, au changement d'objet et au perfectionnement — c'est-à-dire, à leur yeux, à l'aggravation — des procédures de la mémoire humaine. Tandis que d'autres Grecs passent des mythes et de l'âge héroïque à la cité, à la philosophie et à la science, ils se retirent dans le suspens de l'esthétisme. Il serait même abusif de dire qu'ils chantent pour passer le temps, ils le nient — ou il s'efforcent, comme Antipater dans sa chevauchée vers l'Hadès, de faire de la brièveté de la vie une valeur aristocratique. Mais la mémoire impose le temps. Elle est l'instrument du discernement et du classement des connaissances acquises sur le monde, la condition de leur exploitation et de leur progrès. Elle est aussi l'instrument de la discrimination entre ancien et nouveau, c'est-à-dire le moyen d'échapper à la répétition et aux bégaiements de l'histoire. Garder mémoire — critique — des poèmes homériques, c'est se donner la liberté de jouir encore, à volonté, de leur lecture, mais également celle de ne pas les reproduire à l'infini: la mémoire de l'ancien est la chance du neuf.

Les «buveurs de vin», eux, font d'un désespoir philosophique une attitude esthétique. Ils veulent se donner l'illusion — on peut la trouver belle — que le travail de la mémoire est sacrilège et sans objet, puisqu'à leurs yeux, par nature, les chefs-d'œuvre ne roulent pas avec tout le reste dans le cours du temps et de l'histoire.

On pourrait trouver des échos à ce genre d'attitude même au delà de la fin du monde païen, dans la Confession de l'Archipoète, par exemple, ou en percevoir un, peut-être, dans ce que Dante appellera, au chant III de l'Enfer, il gran rifiuto: la posture d'hommes convaincus, dès avant d'entrer là-bas, qu'il n'y a rien à laisser, puisqu'il n'y a a pas d'espérance.

Dominique Buisset en préface à La Couronne de Philippe, Orphée La Différence 1993, p.17-19

mardi 16 mai 2017

Jeunesse imberbe

Dans cette anthologie réunie par Méléagre (puisque couronne signifie anthologie), quelques vers chantent l'amour des jeunes garçons, avant que le poil ne leur pousse au menton — ou ailleurs. Le poil est le signe d'une jeunesse (nous dirions enfance) enfuie.

Soulignons la traduction de Dominique Buisset, alerte et gaie.
Ta jambe, Nicandre, se couvre de poils
prends garde qu'à ton insu
la même chose n'arrive à ton cul !
Tu verras quelle disette
d'amoureux ! mets-toi bien à temps dans la tête
que la jeunesse s'en va quand on la rappelle.

Alcée de Messénie
in la Couronne de Méléagre - Anthologie grecque I, traduction Dominique Buisset, Orphée la Différence 1990, p.21
Ne pas confondre avec Alcée de Mytilène, prévient le texte.

lundi 15 mai 2017

La philosophie

«Die Philosophie aber muss sich hüten erbaulich sein zu wollen», écrit Hegel dans la préface de sa Phénoménologie de l'Esprit; mais y eut-il jamais philosophie qui voulut s'en garder vraiment? Enseigner n'est ce pas déjà édifier? Et «le plus important», est-ce bien un objet d'enseignement?

Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, "Sur les rives de l'Ilissus", éd Non Lieu, 2017, p.21

mardi 2 mai 2017

Lanceur de mode

Renaud Camus est un précurseur. N'a-t-il pas dès 2012, avant Dupont-Aignan, rallié le Front National, prenant prétexte que la fille était plus fréquentable que le père; et ne s'est-il pas abstenu dès 2002, avant les "abstentionnistes"?
Comme je reconnais auprès de Paul Otchakovsky que je n'ai pas voté pour Jacques Chirac, il commente:
«En sommes tu as laissé les autres faires le sale travail… »
C'est un peu ça.

Renaud Camus, Outrepas, p.192, Fayard, 2004


Précision car internet supporte mal les sous-entendus : ce billet dénonce avec amertume le ralliement au FN et l'abstention.

mardi 21 février 2017

Les vraies femmes

Ce soir c'était à la la librairie Palimpseste — en face de la Sorbonne III où en d'autres temps j'avais trouvé à la bibliothèque l'article de Maurice Mesnage utilisé dans Les Églogues — qu'avait lieu une lecture d'extraits de Sauvé d'Alfhild Agrell et des Vraies femmes d'Anne-Charlotte Leffler, dont le Théâtre complet a été traduit par Corinne François-Denève.

Je possédais un avantage comparatif par rapport au reste de l'auditoire puisque j'avais vu, ou plutôt entendu, Sauvé dans son intégralité en décembre — ayant cependant oublié la puissance de l'exposé de Viola décrivant la nasse où elle était enfermée, l'impossibilité de s'en échapper sans prendre le risque qu'on lui interdise de voir son enfant — et la soudaine voie vers la liberté qui s'ouvre devant elle.

Les Vraies Femmes est peut-être plus navrant encore quand l'héroïne qui fait tout pour sauver sa mère et sa sœur de la misère où les conduisent des maris viveurs et égoïstes (ou simplement gâtés, habitués dès l'enfance que tout leur soit dû de par leur statut d'homme) constate: «certaines femmes sont comme des chiens, plus elles sont maltraitées, plus elles aiment leur maître», mettant en lumière tout ce qui reste d'actuel dans le combat féministe: la nécessité de convaincre non seulement les hommes, mais aussi les femmes. Les évolutions juridiques sont indispensables mais insuffisantes, ce sont les convictions intimes et leur mise en pratique que l'on doit convertir.
Là encore, comme pour Sauvé (ou Sauvée?), le titre est ambigu: qui sont "les vraies femmes"? celles qui se rebellent contre l'ordre établi, ou celles qui s'y soumettent? Cependant le constat fondamental reste le même: il n'y a pas de liberté sans autonomie financière: les héroïnes d'Agrell et Leffler travaillent et lorsqu'une somme d'argent leur est dévolue en propre, c'est la liberté qui s'offre. (Dans mon envolée lyrique contemporaine, je ne peux que vous encourager à aller prêter 25 dollars à un projet ou à un autre sur kiva).

En attendant que les pièces soient montées (je saisis au passage une conversation qui parle du mécénat de Volvo ou Ikéa, mais hélas, ils s'intéressent surtout au contemporain), d'autres lectures sont prévues:
- le 8 mars 18h30 à la bibliothèque nordique : lecture intégrale des Vraies femmes
- le 22 avril à 14h au théâtre Berthelot de Montreuil : lecture des Vraies femmes et Sauvé
- le 21 mai à 17h à la maison des étudiants suédois à la Cité universitaire de Paris : lecture de Ah! l'amour !

Les comédiens étaient ceux de décembre auxquels s'ajoutait Barbara Castin: Pierre Duprat, Benoit Lepecq, Marion Malenfant, Fabienne Périneau et Joffrey Roggeman.
Marion Malenfant a une expressivité et un timbre qui conviennent particulièrement aux rôles qui lui sont dévolus.

lundi 20 février 2017

Trump et l'or noir

Je traduis le message d'une amie américaine sur FB issu de la concaténation de plusieurs sources anglophones: Time Magazine, NY Times, The Atlantic, The Guardian UK. C'est à confronter aux informations que vous possédez par ailleurs: il s'agit de donner des éléments de réflexion inaccessibles à ceux qui ne lisent pas l'anglais.

«
Au cas où vous n'ayez pas fait le lien entre les derniers éléments fournis par la presse: Poutine possède la plus grande compagnie pétrolière de Russie. Il a conclu un contrat de 500 milliards avec le PDG d'Exxon Mobil. Obama a mis en place des sanctions qui ont interrompu l'exécution de ce contrat. La Russie est alors intervenue illégalement au niveau de notre [celui des USA] système pour faire élire Trump. Quand la CIA en a averti le Congrès en septembre dernier (James Comey1 participait lui aussi à cette réunion), Mitch McConnell a refusé que cela soit dit au peuple américain, faisant pression sur Obama en le menaçant de l'accuser de prendre parti durant la campagne électorale.
Comey a délivré sa lettre calomnieuse en absence de toute confirmation2. La femme de Mitch McConnell a intégré le gouvernement Trump. Le PDG d'Exxon Mobil est maintenant secrétaire d'Etat. Vous vous demandez encore pourquoi notre président a écarté si rapidement les découvertes de la CIA?… Le meilleur est à venir… Voici quelques faits, faites-vous votre propre opinion:

1/ Trump doit 560 millions de dollars au groupe Blackstone3/Bayrock (l'un de ses plus gros créanciers et la principale raison pour laquelle il ne dévoile pas ses déclarations d'impôts).

2/ Blackstone est entièrement détenu par des milliardaires russes qui doivent leur position à Poutine et se sont fait des milliards en travaillant avec le gouvernement russe.

3/ D'autres entreprises qui ont emprunté à Blackstone affirment que lui devoir de l'argent, c'est comme en devoir au peuple russe, et que tant que vous leur en devez, il attend de votre part de nombreux passe-droits.

4/ L'économie russe chancelle sérieusement sous le fardeau de sa sur-dépendance envers les matières premières dont vous savez que les cours ont plongé ces deux dernières années, laissant l'économie russe se débattre pour régler sa dette.

5/ La Russie s'est senti poussée à influencer nos élections afin de garantir que les cours du baril de pétrole restent au-dessus de 65$ (ils gravitent actuellement autour de 50$).

6/ 80% des réserves de pétrole russes ne sont pas accessibles à un coût modique; la Russie ne peut donc réduire ses prix de revient de façon à être compétitive face aux 45$ américains ou aux 39$ de l'Arabie Saoudite. Avec la levée des sanctions de l'Iran, la Russie va devoir faire face à la production croissante d'un concurrent bon marché supplémentaire qui va repousser la Russie plus bas encore dans la liste des fournisseurs.
Quant aux sanctions iraniennes, les six pays qui les lèvent autorisent l'Iran à récupérer les milliards qui lui sont dus pour du pétrole extrait mais non réglé. L'Iran ne pourra accéder à ces milliards que si l'accord sur le nucléaire iranien est signé. Trump parle de dénoncer ces accords, ce qui aurait pour conséquence de remettre en cours les sanctions, et donc de rendre le pétrole russe plus compétitif.

7/ Rex Tillerson (choisi par Trump comme Secrétaire d'Etat) est à la tête d'Exxon Mobil, qui détient des brevets technologiques qui pourraient aider Poutine à extraire 45% de pétrole supplémentaire à des coûts significativement réduits pour la Russie, ce qui aiderait Poutine à faire entrer de l'argent dans les caisses pour permettre de reconstituer l'armée et de produire enfin en masse les systèmes nouveaux et améliorés inventés avant que l'économie russe ne s'affaiblisse tant.

8/ Poutine ne peut pas avoir accès à ces nouvelles technologies réductrices de coût OU à de l'argent hors du périmère du développement pétrolier à cause des sanctions américaines à l'encontre de la Russie, sanctions dues à l'implication russe dans la guerre civile ukrainienne.

9/ Attendez-vous à ce que Trump mette fin aux sanctions russes et dénonce l'accord sur le nucléaire iranien afin d'aider la Russie à reconstruire son économie, à renforcer Poutine et à rendre Tillerson et Trump encore plus riches, permettant ainsi à Trump de donner satisfaction à ses créanciers de Blackstone.

10/ Avec la haine organisée de Trump pour l'OTAN et les Nations-Unies et la force militaire russe reconstituée, la menace envers les Etats baltes est réelle. La Russie regagne un accès à la mer baltique à travers la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie et menace le transport maritime de millions de mètres cubes de gaz naturel entre l'Europe affaiblie et la Scandinavie, ouvrant un champ favorable au pétrole et au gaz russes vers l'est de l'Europe.
»


Note
1 : directeur du FBI
2 : cette lettre relançait la suspicion envers les mails d'Hilary Clinton. On reproche à Comey de l'avoir publiée trop tôt, sans vérifier que les soupçons avaient un fondement. A quelques jours de l'élection, le regain de soupçon a pu jouer en défaveur d'Hilary Clinton.
3 : j'avoue que l'homonymie avec le programme secret des films Bourne m'intrigue.
—————————————

Sources: Time Magazine, NY Times, The Atlantic, The Guardian UK.

In case you haven't connected the news dots... Putin owns the largest oil company in Russia. He made a 500 Billion dollar deal with the CEO of Exxon Mobil. Obama put sanctions in place which stopped that deal. Russia then hacked into our government in order to get Trump elected. When the CIA told Congress this in September (James Comey was also in that meeting), Mitch McConnell refused to tell the American people, blackmailing Obama saying he would frame it as playing partisan politics during the election. Comey released the infamous no-information letter. Mitch McConnell's wife was picked for Trump's cabinet. The CEO of Exxon is now the Secretary of State. Wonder why our President has been so quick to dismiss the CIA's findings?.........it gets better.....Here are some facts : Decide for yourselves
1) Trump owes Blackstone/ Bayrock group $560 million dollars (one of his largest debtors and the primary reason he won't reveal his tax returns)
2) Blackstone is owned wholly by Russian billionaires, who owe their position to Putin and have made billions from their work with the Russian government.
3) Other companies that have borrowed from Blackstone have claimed that owing money to them is like owing to the Russian mob and while you owe them, they own you for many favors.
4) The Russian economy is badly faltering under the weight of its over-dependence on raw materials which as you know have plummeted in the last 2 years leaving the Russian economy scrambling to pay its debts.
5) Russia has an impetus to influence our election to ensure the per barrel oil prices are above $65 ( they are currently hovering around $50)
6) Russia can't affordably get at 80% of its oil reserves and reduce its per barrel cost to compete with America at $45 or Saudi Arabia at $39. With Iranian sanctions being lifted Russia will find another inexpensive competitor increasing production and pushing Russia further down the list of suppliers.
As for Iranian sanctions, the 6 countries lifting them allowing Iran to collect on the billions it is owed for pumping oil but not being paid for it. These billions Iran can only get if the Iranian nuclear deal is signed. Trump spoke of ending the deals which would cause oil sales sanctions to be reimposed, which would make Russian oil more competitive.
7) Rex Tillerson (Trump's pick for Secretary of State) is the head of ExxonMobil, which is in possession of patented technology that could help Putin extract 45% more oil at a significant cost savings to Russia, helping Putin put money in the Russian coffers to help reconstitute its military and finally afford to mass produce the new and improved systems that it had invented before the Russian economy had slowed so much.
8) Putin cannot get access to these new cost saving technologies OR outside oil field development money, due to US sanctions on Russia, because of its involvement in Ukrainian civil war.
9) Look for Trump to end sanctions on Russia and to back out of the Iranian nuclear deal, to help Russia rebuild its economy, strengthen Putin and make Tillerson and Trump even richer, thus allowing Trump to satisfy his creditors at Blackstone.
10) With Trump's fabricated hatred of NATO and the U.N., the Russian military reconstituted, the threat to the Baltic states is real. Russia retaking their access to the Baltic Sea from Lithuania, Latvia and Estonia and threatening the shipping of millions of cubic feet of natural gas to lower Europe from Scandinavia, allowing Russia to make a good case for its oil and gas being piped into eastern Europe.

vendredi 17 février 2017

Qu'est-ce qu'un kenning ?

Christopher Tolkien publie la traduction de Beowulf par son père en concatenant les brouillons de celui-ci et en choisissant parmi ses cours et conférences un certain nombre de commentaires qu'il met en note.

Voici un commentaire des lignes 11.
10-11 «sur la mer où chemine la baleine» ; *10 ofer hronrade

hronrade est un kenning signifiant «la mer». Qu'est-ce qu'un kenning? […] Kenning est un mot islandais signifiant (dans cet usage technique particulier) «description». Nous l'avons emprunté à la critique vieil islandaise de la poésie allitérative norroise et utilisé comme terme technique pour désigner ces «composés descriptifs imagés» ou «brèves expressions» qui peuvent être «employés à la place d'un mot simple ordinaire». Ansi dire: «il a navigué sur le bain des fous de Bassan (ganotes bæth)» revient à utiliser un kenning pour signifier la mer. Vous pouviez, bien sûr, inventer vous-même un kenning, et tous ont dû être inventés par un poète à un moment ou à un autre, mais en matière de langage poétique vieil anglais, la tradition comprenait un cerain nombre de kennings bien établis pour désigner des choses comme la mer, la bataille, les guerriers, etc. Il relevaient de cette «diction poétique», tout comme «onde» à la place d'«eau» (fondée sur l'usage poétique latin d'unda) relève de la diction poétique du XVIIIe siècle.

Plusieurs kennings désignant la mer évoquent celle-ci comme le lieur dans lequel les oiseaux marins ou les animaux plongent ou se déplacent. Ainsi, ganotes bæth (qui, développé, signifie: «le lieu où plonge le fou de Bassan, comme un homme qui se baigne»); ou hwælweg («le lieu où les baleines partent faire leur voyage» comme des chevaux, des hommes ou des chariots parcourent les plaines terrestres), ou «les chemins des phoques» (seolhpathu), ou bien les «bains du phoque» (seolhbathu).

hronrade est évidemment lié à ces expressions. Néanmoins, il est tout à fait incorrect de le traduire (comme on le fait trop souvent) par «route des baleines». C'est incorrect stylistiquement, puisque les composés de ce genre paraissent en soi maladroits ou bizarres en anglais moderne, même si leurs composantes sont correctement choisies. Dans cet exemple en particulier, la malheureuse association des sonorités de cette route [whale road] avec celle de chemin de fer [rail road] accroît ce caractère inepte.

C'est incorrect dans les faits: rad est l'ancêtre de notre route moderne [road], mais cela ne signifie pas «route». L'étymologie n'est pas un guide fiable vers le sens. rad est le nom correspondant à l'action de ridan, aujourd'hui ride, et signifie: «le fait d'aller autrement qu'à pied», c.-à-d. «aller à cheval; se déplacer comme le fait un cheval (ou un chariot), ou comme un bateau à l'ancre»; de là, «un trajet à cheval» (ou plus rarement par bateau), un parcours (qu'il ait un but ou non)». Ce mot ne signifie pas la «piste» réelle et encore moins les pistes aux durs pavés, permanentes et plus ou moins droites, que nous associons à la «route».

En outre, hron (hran) est un mot spécifique au vieil anglais. Il signifie un genre de «baleine», à savoir d'animal de cette famille de mammifères qui ressemblent à des poissons. Lequel, précisément, on l'ignore; mais c'était quelque chose du genre du marsouin, ou du dauphin, probablement, en tout cas, moins qu'une vraie hwælroad»]. Il existe une affirmation en vieil anglais selon laquelle un hron mesurait environ sept fois la taille d'un phoque et une hwæl, environ sept fois la taille d'un hron.

Le mot en tant que kenning signifie donc «trajet du dauphin», c.-à-d., entièrement développé, les étendues sur lesquelles vous voyez des dauphins et des membres plus petits de la tribu des baleines jouer ou avoir l'air de galoper comme une rangée de cavalier sur les plaines. Voilà l'image et la comparaison que le kenning était censé évoquer. Rien de tel n'est évoqué par «route des baleines» [whale road], qui suggère un genre de machine à vapeur semi-sous-marine empruntant des rails de métal submergés, d'un bout à l'autre de l'Atlantique.

J.R.R. Tolkien, Beowulf, édité et présenté par Christopher Tolkien, Actes Sud 2015 (2014), p.161-163
Cela m'évoque irrésistiblement En Patagonie.

Je suis surprise du sens étroit que JRR Tolkien donne à «route»: route de la soie, route des oiseaux migrateurs, route des caravanes, il ne m'a jamais semblé que cela décrivait des pavés ou de l'asphalte, mais un parcours entre un départ et une arrivée. A-t-il raison en anglais ou force-t-il sa démonstrations?

dimanche 29 janvier 2017

Les six premiers jours de la fin du monde et du début de la résistance

Les sigles ne sont pas traduisibles tels quels, et parfois ils ne correspondent à aucune notion en français. En cas de doute je suis restée au plus près (office par bureau, agence par agence, etc). Cette liste a été publiée par un ami à et de Philadelphie. Les notes sont de mon fait.
Vous trouverez en fin de billet le texte en anglais.

Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds des programmes du Département de la Justice consacrés à la lutte contre les violences faites aux femmes.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Fonds national pour les arts.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Fonds national pour les humanités1.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de la Corporation pour l'audiovisuel public.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de l'Agence pour le développement des entreprises fondées par des personnes appartenant aux minorités2.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de l'Administration pour le développement économique.3.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de l'Administration pour le commerce international.4.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Partenariat pour l'extension des manufactures5.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Bureau de la police de proximité6.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de l'aide juridictionnelle.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de la Division des droits civils7 du Département de la Justice.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de la Division des ressources naturelles et environnementales8 du Département de la Justice.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de la Corporation pour les investissements outre-mer9.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat des Nations-Unies.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Bureau de la productivité de l'électricité et de la fiabilité énergétique10.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Bureau de l'efficacité énergétique et de l'énergie renouvelable11.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Bureau des énergies fossiles.

Le 20 janvier 2017, DT ordonne le gel du pouvoir réglementaire de toutes les agences fédérales.
Le 20 janvier 2017, DT ordonne au service des parcs nationaux d'arrêter d'utiliser les médias sociaux après que celui-ci ait retweeté des photos factuelles montrant côte à côte les foules assistant à l'investiture présidentielle en 2009 et 2017.
Le 20 janvier 2017, environ 230 manifestants anti-Trump sont arrêtés à Washington DC et sont poursuivis pour émeute criminelle, un chef d'accusation sans précédent. Parmi eux se trouvent des observateurs officiels, des journalistes et des médecins.
Le 20 janvier 2017, un membre des Travailleurs Internationaux du Monde (IWW) est blessé par balle à l'abdomen lors d'une manifestation anti-fasciste à Seattle. Il est dans un état critique.

Le 21 janvier 2017, DT se fait accompagner à une réunion avec la CIA par quarante groupies pour l'applaudir durant un discours qui consiste presque exclusivement à se décrire comme la victime d'une presse malhonnête.
Le 21 janvier 2017, le porte-parole de la Maison Blanche Sean Spicer tient une conférence de presse destinée principalement à attaquer la presse pour avoir montré avec exactitude la taille de la foule présente à la cérémonie d'investiture, affirmant que la cérémonie avait rassemblé la plus grande assistance de l'histoire, "point barre".

Le 22 janvier 2017, au cours d'un journal télévisé national, la conseillère de la Maison Blanche Kellyanne Conway défend les mensonges de Spicer, les appelant des "faits alternatifs"12.
Le 22 janvier 2017, durant une réunion DT semble souffler un baiser vers le directeur du FBI James Comey puis ouvre ses bras dans un geste d'étrange affection paternelle avant de le serrer dans ses bras en lui tapant le dos.

Le 23 janvier 2017, DT remet en cours la règle du bâillon mondial qui retire tout fonds aux organisations internationales qui mentionnent l'avortement, même en tant qu'option médicale.
Le 23 janvier 2017, Spicer annonce que les Etats-Unis ne tolèreront pas l'expansion chinoise dans les îles de la mer de Chine méridionale, faisant planer la menace d'une guerre avec la Chine.
Le 23 janvier 2017, DT répète le mensonge suivant lequel le vote "illégal" de trois à cinq millions de personnes lui a coûté le vote populaire.
Le 23 janvier 2017, on apprend que l'homme qui avait tiré sur le manifestant anti-fasciste à Seattle est relâché sans charge, bien qu'il se soit rendu de lui-même.

Le 24 janvier 2017, Spicer réitére le mensonge suivant lequel le vote "illégal" de trois à cinq millions de personnes a coûté le vote populaire à DT.
Le 24 janvier 2017, DT twitte sur son compte personnel Twitter une photo dont il dit qu'elle représente la foule à son investiture et qu'elle serait affichée dans la salle de presse de la Maison blanche. Bizarrement, cette photo est datée du 21 janvier 2017, le jour D'APRÈS l'investiture et le jour de la Marche des femmes, la plus grande manifestation de protestation de l'histoire contre une investiture.
Le 24 janvier 2017, l'agence pour la protection de l'environnement reçoit l'ordre de ne plus communiquer avec le public via les réseaux sociaux ou la presse et de geler toutes ses subventions et contrats.
Le 24 janvier 2017, le département de l'agriculture reçoit l'ordre de ne plus communiquer avec le public via les réseaux sociaux ou la presse et de ne plus publier aucun article ou résultat de recherche. D'autre part, toute communication avec la presse devra être autorisée par la Maison blanche et soumise à son droit de veto.
Le 24 janvier 2017, HR7, une loi qui prohibera toute subvention fédérale non seulement aux pourvoyeurs d'avortement, mais aussi aux couvertures assurancielles, y compris Medicaid, qui couvrent les frais d'IVG, est déposée à la chambre pour être soumise au vote.
Le 24 janvier 2017, le directeur du Département de la Santé et des services à la personne Tom Price qualifie "d'absurdes" les principes fédéraux concernant l'égalité des transgenres.
Le 24 janvier 2017, DT ordonne la reprise de la construction du Dakota Access Pipeline tandis que le congrès du Dakota Nord étudie une loi qui légaliserait le fait d'écraser en voiture des manifestants sur la route.
Le 24 janvier 2017, on découvre que les officiers de police ont utilisé des portables confisqués pour fouiller dans les emails et messages des 230 manifestants maintenant inculpés d'émeute criminelle pour avoir manifesté le 20 janvier, y compris les emails d'avocats et de journalistes qui contiennent des informations confidentielles de clients et d'informateurs.

Et le 25 janvier 2017, le mur et le bannissement des musulmans.
Voici à quoi ressemble la dictature au bout de six jours.


Cette liste a été publiée par un ami à et de Philadelphie. Je l'ai traduite quelques jours plus tard, le week-end. J'ajoute donc, en cette soirée du 29 janvier, que les aéroports se sont retrouvés dans la tourmente et qu'un juge courageux tient tête. (Il faudrait tout traduire.)


Note
1 : Pas d'équivalent français. Le NEH offre des financements pour certains projets à des institutions culturelles tels que musées, centres d'archives, bibliothèques, lycées, universités, télévisions publiques, stations de radio et également à des étudiants-chercheurs (traduit d'après wikipedia anglais).
2 : Je mets ici le lien vers l'agence elle-même. J'ai peur que le site ne disparaisse. C'est une agence gouvernementale fondée par Nixon faisant partie du Département du Commerce.
3 : Il s'agit d'aider les Etats et les villes ainsi que les individus vivant dans des zones peu favorisées à développer une croissance et des emplois durables.
4 : Cette administration soutient les entreprises américaines qui veulent se développer à l'export.
5 : Manufacturing : fabrication? Il s'agit d'encourager les partenariats entre PME des cinquante Etats plus Porto-Rico. Il s'agit également de partenariats public-privé.
6 : Ce bureau encourage et met en place des actions de prévention. L'abréviation donne "COPs".
7 : Créée en 1957, cette division lutte contre les discriminations fondées sur la race, la couleur, le sexe, le handicap, la religion, le statut familial et l'origine nationale.
8 : Cette division lutte par exemple contre la pollution de l'air ou de l'eau.
9 : Je ne suis pas sûre de comprendre: entre aide pratique, au niveau des entreprises, aux pays en voie de développement et outil de mainmise sur les ressources à l'étranger? Mais en est-il jamais autrement pour ce genre d'aide?
10 : Je n'ai pas osé traduire "de la transition énergétique", mais j'ai l'impression que c'est ça.
11 : ou plutôt celui-ci? Ici il y a peut-être réellement un intérêt de fondre les deux pour plus d'efficacité (mais dans la mesure où les deux s'opposent au pétrole, je doute que ce soit le but de Trump).
12 : Cette expression fait exploser les ventes de 1984 de George Orwell.


* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the DOJ’s Violence Against Women programs.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the National Endowment for the Arts.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the National Endowment for the Humanities.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Corporation for Public Broadcasting.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Minority Business Development Agency.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Economic Development Administration.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the International Trade Administration.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Manufacturing Extension Partnership.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Office of Community Oriented Policing Services.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Legal Services Corporation.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Civil Rights Division of the DOJ.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Environmental and Natural Resources Division of the DOJ.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Overseas Private Investment Corporation.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the UN Intergovernmental Panel on Climate Change.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Office of Electricity Deliverability and Energy Reliability.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Office of Energy Efficiency and Renewable Energy.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Office of Fossil Energy.
* On January 20th, 2017, DT ordered all regulatory powers of all federal agencies frozen.
* On January 20th, 2017, DT ordered the National Parks Service to stop using social media after RTing factual, side by side photos of the crowds for the 2009 and 2017 inaugurations.
* On January 20th, 2017, roughly 230 protestors were arrested in DC and face unprecedented felony riot charges. Among them were legal observers, journalists, and medics.
* On January 20th, 2017, a member of the International Workers of the World was shot in the stomach at an anti-fascist protest in Seattle. He remains in critical condition.
* On January 21st, 2017, DT brought a group of 40 cheerleaders to a meeting with the CIA to cheer for him during a speech that consisted almost entirely of framing himself as the victim of dishonest press.
* On January 21st, 2017, White House Press Secretary Sean Spicer held a press conference largely to attack the press for accurately reporting the size of attendance at the inaugural festivities, saying that the inauguration had the largest audience of any in history, “period.”
* On January 22nd, 2017, White House advisor Kellyann Conway defended Spicer’s lies as “alternative facts” on national television news.
* On January 22nd, 2017, DT appeared to blow a kiss to director James Comey during a meeting with the FBI, and then opened his arms in a gesture of strange, paternal affection, before hugging him with a pat on the back.
* On January 23rd, 2017, DT reinstated the global gag order, which defunds international organizations that even mention abortion as a medical option.
* On January 23rd, 2017, Spicer said that the US will not tolerate China’s expansion onto islands in the South China Sea, essentially threatening war with China.
* On January 23rd, 2017, DT repeated the lie that 3-5 million people voted “illegally” thus costing him the popular vote.
* On January 23rd, 2017, it was announced that the man who shot the anti-fascist protester in Seattle was released without charges, despite turning himself in.
* On January 24th, 2017, Spicer reiterated the lie that 3-5 million people voted “illegally” thus costing DT the popular vote.
* On January 24th, 2017, DT tweeted a picture from his personal Twitter account of a photo he says depicts the crowd at his inauguration and will hang in the White House press room. The photo is curiously dated January 21st, 2017, the day AFTER the inauguration and the day of the Women’s March, the largest inauguration related protest in history.
* On January 24th, 2017, the EPA was ordered to stop communicating with the public through social media or the press and to freeze all grants and contracts.
* On January 24th, 2017, the USDA was ordered to stop communicating with the public through social media or the press and to stop publishing any papers or research. All communication with the press would also have to be authorized and vetted by the White House.
* On January 24th, 2017, HR7, a bill that would prohibit federal funding not only to abortion service providers, but to any insurance coverage, including Medicaid, that provides abortion coverage, went to the floor of the House for a vote.
* On January 24th, 2017, Director of the Department of Health and Human Service nominee Tom Price characterized federal guidelines on transgender equality as “absurd.”
* On January 24th, 2017, DT ordered the resumption of construction on the Dakota Access Pipeline, while the North Dakota state congress considers a bill that would legalize hitting and killing protestors with cars if they are on roadways.
* On January 24th, 2017, it was discovered that police officers had used confiscated cell phones to search the emails and messages of the 230 demonstrators now facing felony riot charges for protesting on January 20th, including lawyers and journalists whose email accounts contain privileged information of clients and sources.
* And January 25th, 2017, the wall and a Muslim ban.
This is what a dictatorship looks like, and we're only on day 6.

mardi 24 janvier 2017

La supplication

Je me souviens d'un article décrivant le Déluge de Jérôme Bosch :«pour représenter l'inconcevable, Bosch a montré des poissons qui se noyaient.»
Dans La supplication, on enterre la terre.

L'héroïsme et la peur, l'ignorance et la lâcheté. La maladie, les animaux, l'alcool, la nature resplendissante. L'amour. La mort.

J'ai lu que les gens font un détour pour ne pas s'approcher trop des tombes des pompiers de Tchernobyl, enterrés au cimetière de Mitino. Et l'on évite d'enterrer d'autres morts près d'eux. Si les morts ont peur des morts, que dire des vivant ?

Svetlana Alexievitch, La supplication, p.248, J'ai lu (1998)

vendredi 20 janvier 2017

Blanche-Neige revisitée

— Une Ukrainienne vend au marché de grandes pommes rouges. Elle crie pour attirer les clients: "Achetez mes pommes! De bonnes pommes de Tchernobyl!" Quelqu'un lui donne un conseil: "Ne dites pas que ces pommes viennent de Tchernobyl. Personne ne va les acheter.
— Ne crois pas cela! On les achète bien! Certains en ont besoin pour une belle-mère, d'autres pour un supérieur!"

Svetlana Alexievitch, La supplication, p.55, J'ai lu (1998)

lundi 5 décembre 2016

Sauvé

Ce soir, je suis allée assister à la bibliothèque nordique (annexe de Ste-Geneviève) à la lecture de Sauvé, une pièce d'Alfhild Agrell, auteur suédoise de la fin du XIXe traduite pour la première fois en français par Corinne François-Denève. Cette lecture était effectuée par des comédiens dirigés par Benoît Lepecq.

L'argument de la pièce est ramassé: une jeune femme martyrisée par son mari et sa belle-mère se tait et ne vit que pour son jeune enfant. Un héritage soudain lui fait entrevoir la liberté, mais au même moment, son mari qui a commis un vol (sans que jamais le mot "vol" ne soit prononcé) aurait besoin de cette somme pour sauver son honneur: que va choisir la jeune femme: sa liberté ou l'honneur de la famille?

L'argument ainsi exposé paraît simpliste, mais la pièce dans le détail est plus ambiguë, intrigante, elle soulève bien des questions sans réponse: pourquoi l'oncle sauveur dans un premier temps (c'est lui qui apporte la somme d'argent en recommandant le secret) va-t-il dévoiler l'existence de la somme au mari? La jeune femme présentée comme une victime ne rêve-t-elle pas d'avoir sur son fils la même emprise (prédatrice) que sa belle-mère a sur son mari? Et que penser d'Oscar, le mari? viveur invétéré ou homme mal élevé (par sa mère), capable de revirement?
(En regard de ces subtilités, la fin paraît d'ailleurs quelque peu grossière, facile.)

Ce n'est qu'après coup que je me suis rendue compte que j'avais entendu Sauvée là où se lit Sauvé. La traductrice m'a appris que l'ambiguïté n'était pas levée par la grammaire suédoise et qu'il avait fallu faire un choix en français.

La lecture en elle-même, exécutée par des comédiens professionnels, était un réel plaisir.

Distribution : Pierre Duprat (Oscar), Benoit Lepecq (Milde), Marion Malenfant (Viola), Fabienne Périneau (la femme du recteur) et Joffrey Roggeman (Nils).

dimanche 13 novembre 2016

Après Trump (le jour d'après)

Des protestations géantes ont lieu à Los Angeles et New York. Sur FB le commentaire suivant explique: «nous ne manifestons pas pour dire que l'élection est illégale, mais pour dire qu'elle est catastrophique».

Mais tant que les gens n'ont pas peur de dire et montrer et écrire ce qu'ils pensent, tout va bien. (Les écoutes et analyses de la NSA (et autres dispositifs) ne sont-elles pas destinées à identifier les opposants au régime, intérieurs et extérieurs? Mais ensuite, quelle sont les décisions prises?)

J'en profite pour un exercice de traduction d'un texte qui explique: «Vous ne l'avez peut-être pas voulu, mais vous l'avez provoqué». (Une des règles de base, il me semble: avant de faire un geste irrémédiable, réfléchissez aux conséquences!)
Not all Trump supporters are racist, misogynist, xenophobes. All Trump supporters saw a racist, misogynist, xenophobe and said "this is an acceptable person to lead our country."
You may not have racist, misogynist, xenophobic intent, but you have had racist, misogynist, xenophobic impact.
Impact > intent.
So when you get called racist, misogynist, and xenophobic -- understand that your actions have enabled racism, misogyny, and xenophobia in the highest halls of our federal government, regardless of why you voted for him.
You have to own this. You don't get to escape it because your feelings are hurt that people are calling you names. You may have felt like you had no other choice; you may have felt like he was genuinely the best choice for reasons that had nothing to do with hate.
But you have to own what you have done: you have enabled racism, misogyny, and xenophobia.
Impact > intent. Always.

source : Phillip Howell sur FB


Tous les supporters de Trump ne sont pas racistes, mysogines et xénophobes. Tous les supporters de Trump ont vu un xénophobe raciste et mysogine et se sont dit: «Voila un dirigeant acceptable pour notre pays.»
Vous pouviez ne pas avoir d'intentions racistes, mysogines ou xénophobes, mais votre choix a des conséquences racistes, mysogines et xénophobes.
Conséquences > intentions.
Donc lorsqu'on vous traite de racistes, mysogines et xénophobes, comprenez: quelles que soient les raisons pour lesquelles vous avez voté pour Trump, vos actes ont rendu légitimes le racisme, la mysoginie et la xénophobie au plus haut niveau du gouvernement fédéral.
Vous devez accepter cette responsabilité. Vous ne pouvez y échapper au prétexte que vous vous sentez insultés quand des gens vous donnent ces noms. Vous pouvez avoir eu l'impression que vous n'aviez pas d'autre choix, vous pouvez avoir l'impression qu'il était véritablement le meilleur choix pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la haine.
Mais vous devez accepter la responsabilité de ce que vous avez fait: vous avez rendu légitimes le racisme, la mysoginie et la xénophobie.
Les conséquences dépassent les intentions. Toujours.

J'ai eu la surprise de trouver souligner dans un autre article l'importance de la politesse. L'importance de la politesse, c'est ce que j'aurai découvert en quatorze ans d'internet: quand elle disparaît, il faut s'attendre au pire, y compris de la part de personnes qui partagent à priori vos idées.
[…] This generally has been called the "hate election" because everyone professed to hate both candidates. It turned out to be the hate election because, and let’s not mince words, of the hatefulness of the electorate. In the years to come, we will brace for the violence, the anger, the racism, the misogyny, the xenophobia, the nativism, the white sense of grievance that will undoubtedly be unleashed now that we have destroyed the values that have bound us.

We all knew these hatreds lurked under the thinnest veneer of civility. That civility finally is gone. In its absence, we may realize just how imperative that politesse was. It is the way we managed to coexist.

If there is a single sentence that characterizes the election, it is this: "He says the things I’m thinking." That may be what is so terrifying. Who knew that so many tens of millions of white Americans were thinking unconscionable things about their fellow Americans? Who knew that tens of millions of white men felt so emasculated by women and challenged by minorities? Who knew that after years of seeming progress on race and gender, tens of millions of white Americans lived in seething resentment, waiting for a demagogue to arrive who would legitimize their worst selves and channel them into political power? Perhaps we had been living in a fool's paradise. Now we aren't. […]

Neal Gabler, Farewell America, le 10 novembre 2016


Ces élections ont été communément appelées "les élections de la haine" parce que chacun a déclaré qu'il détestait les deux candidats. Cela s'est avéré les élections de la haine à cause de, ne mâchons pas nos mots, la haine qui emplissait l'électorat. Dans les années à venir, nous allons faire face à la violence, à la colère, au racisme, à la mysoginie, à la xénophobie, à la préférence nationale, au sentiment d'injustice des Blancs qui auront sans aucun doute libre cours maintenant que nous avons détruit les valeurs qui nous unissaient.

Nous savions tous que ces haines rôdaient sous une très mince couche de civilité. Cette civilité a maintenant disparu. En son absence, nous pourrions être amenés à comprendre à quel point cette politesse était indispensable. C'est le moyen par lequel nous réussissons à coexister.

S'il y a une seule phrase qui caractérise cette élection, c'est «Il dit ce que je pense». C'est sans doute ce qui est si terrifiant. Qui savait que tant de dizaines de millions d'Américains avaient des pensées répugantes à l'encontre de leurs concitoyens américains? Qui savait que des dizaines de millions d'Américains se sentaient autant émasculés par les femmes et mis en péril par les minorités? Qui savait qu'après des années de ce qui paraissait du progrès dans les domaines de l'égalité des races et des sexes, des dizaines de millions d'Américains blancs vivaient dans une ressentiment dévorant, dans l'attente d'un démagogue qui légitimerait la pire part d'eux-mêmes et les conduirait au pouvoir politique? Peut-être vivions-nous au royaume des illusions. Plus maintenant.

PS qui n'a rien à voir, mais peut-être que si, tangentiellement:
«Qui savait que tant de dizaines … se sentaient aussi émasculés par les femmes…? Qui savait … vivaient dans une ressentiment dévorant» : et lorsque je lis ça, je me souviens de mon malaise en lisant les discussions sur FB à propos de
Gone Girl. Certains commentaires "d'amis" FB étaient étranges (toujours sous couvert d'art et d'esthétisme, bien sûr), et ce «ressentiment dévorant» était clairement palpable. Cela provoque un sentiment de détresse, comme un vertige.

vendredi 28 octobre 2016

Dernier colloque des Invalides

Jean-Jacques Lefrère, l'organisateur parisien, est mort en 2015 (tandis que Michel Pierssens est au Canada et Jean-Paul Goujon à Séville… cela ne simplifie pas l'organisation); d'autre part le centre culturel canadien ferme pour deux ans et rouvrira ses portes dans le VIIIe: plus d'organisateur et plus de site parisiens, c'est a priori le dernier "colloque des Invalides", sorte de Blitz-discours sur un thème imposé. Les actes des années précédentes sont disponibles aux éditions du Lérot.

Je tente moi-même de faire un Blitz-billet en résumant ce que j'ai compris des interventions en une phrase (il m'en manque une ou deux, somnolence d'après déjeuner, quelle honte).

Olivier Bessard-Banquy: Les « fous de livres » de Charles Nodier à Léo Larguier : une intervention sur les bibliophiles et les bibliomanes, ceux qui cherchent des trésors et ceux qui amassent;

Julien Bogousslavsky: Apollinaire et ses intimes : autour d’une "Offrande" : une lettre très intéressante (impressionnante) au dos de laquelle se trouvent griffonés plusieurs portraits d'Apollinaire et ses deux amis les plus proches (je n'ai pas noté les noms);

Élisabeth Chamontin: Aurel, femmes de lettres: c'est le nom sur une plaque dans la rue où habite le petit-fils de l'intervenante, qui regrette de ne pas s'être renseignée davantage avant de proposer ce sujet, car la littérature de cette femme est insupportable (car E Chamontin, vaillamment, a lu deux opus de cette écrivain);

Marc Decimo: Croatioupipiskiousi ! intervention drôlatique qui a dû nécessiter de l'entrainement, à propos d'un auteur (Dupont de Nemours?) qui a traduit les chants et cris des animaux;

Philippe Di Folco: Thomas Chatterton : la construction du mythe et sa récupération par Vigny qui l'a enjolivé à sa façon;

Philippe Didion: Les auditeurs ont la parole : synthèse de la gestion du temps et des thèmes par les différents intervenants depuis quinze ans que P.Didion assiste au colloque;

Éric Dussert: Séductions d’HSF: lecture durant cinq minutes (le temps de l'intervention) d'Au mouton pourrissant dans les ruines d'Oppède d'Henri-Simon Faurt;

Aude Fauvel: Tous zoophiles! Morceaux choisis de folies animales: le mot ne désignait au départ que l'amour des animaux, pour glisser vers la description par les hommes de comportements qu'ils jugent excessifs chez les femmes au XIXe et XXe

Jean-Pierre Goldenstein: Le troisième homme. Marius Hanot et Blaise Cendrars: Hanot, celui que personne ne connaît, sauf d'un point de vue politique (et quelqu'un que personne ne connaisse, devant cet auditoire, c'est très très très rare, comme le soulignait Philippe Didion un peu plus tôt);

Michel Golfier: Jeanne Marni, une irrégulière si discrète : ce fut surtout l'exposé de ses ascendants, sans que je comprenne si c'était l'intention de l'intervenant ou si celui-ci s'est fait surprendre par le temps;

Olivier Justafré: Jules Ravier : de la Patache (physique) au père Lachaise: biographie d'un gardien d'octroi qui avait la folie de la description en vers (à retrouver sur Gallica?)

Henri Béhar: Marcel Proust parlait-il yiddish, comme tout le monde ?: pas très probant, mais cette question curieuse: bordel se traduit-il par "pièrdac" en yiddish?

Alain Zalmanski: Contribution à l’étude d’un système usuel d’unités de mesures, valorisant le jugement et l’approximation: du pouyem au froid de canard, un exposé rapide de tout ce qui à mon sens rend une langue impossible à apprendre quand on n'est pas né dedans (mon dieu que de raffinements); Jean-Paul Morel : La serendipity, ou comment trouver ce qu’on ne cherche pas: histoire du mot, de son apparition en France, de son étude;

Paul Schneebeli: L’aérostière de Pierrot le Fou: j'ai décroché un peu. Il me semble que cette femme a eu de multiples activités;

Alain Chevrier : une couronne de sonnets haïtienne: de la rareté des couronnes en général, et des couronnes doubles en particulier. Présentation de la métrique et de la thématique de la couronne d'Emile Roumer;

Martine Lavaud: Lièvres et tortues: éloge de la lenteur, regret de l'époque moderne qui va trop vite;

Benoît Noël: Claudine, Louÿs, Damia et le sirop de la rue: un peu confus, entre les petites-filles et les nièces de Louÿs, qui est qui, quand les parentèles ne sont pas sûres. J'ai retenu par ailleurs (un intervenant dans la salle) que Claude Farrère a écrit un roman à clé où Narcisse Cousin est Pierre Louÿs;

Jacques Ponzio: Ce que disait Leborgne: je ne spoile pas, mais mais mais… des photos très intéressantes et vaguement répugantes;

Julien Schuh: Jarry à la carte: (je ne me souviens pas)

Éric Walbecq: Quelques nouvelles ducasseries: chasse aux évocations de Lautréamont, qui se terminent par une carte postale (Vendée ou Normandie) et un modèle de tricot, le paletot Maldoror;

Marc Zammit: Le rideau de la Méduse: (une histoire de théâtre et de fantômes? je ne me souviens pas)

Daniel Zinszner: Le titre c’est le titre: une méthode mnémotechnique pour se souvenir des titres d'un auteur en composant un seul long titre avec les titres de ses œuvres.


J'ai oublié, déformé, et autres, j'en suis navrée (j'espère qu'aucun intervenant ne tombera sur ce billet en googueulisant), tout cela est entièrement subjectif.
Nous nous sommes bien amusés et nous avons beaucoup ri.
Rendez-vous dans un an ou moins pour les actes aux éditions du Lérot.

lundi 10 octobre 2016

Conversations avec Kafka

Du fait de sa structure, des souvenirs, des bribes de souvenirs, le livre est parfois sentencieux, de ce fait agaçant. Mais c'est un témoignage irremplaçable, à la fois sur Kafka et sur l'atmosphère de Prague, l'Europe orientale dans l'entre-deux guerres.
Conrad et Kafka, morts la même année. Deux mondes à des années-lumières.

Il faut prier.
« […]
— Ecrire, c'est donc mentir ?
— Non. La création d'un écrivain est une condensation, une concentration. La production d'un littérateur au contraire un délayage, aboutissant à un produit excitant, qui facilite la vie inconsciente, à un narcotique.
— Et la création de l'écrivain ?
— C'est exactement le contraire. Elle réveille.
— Elle tend donc vers la religion.
— Je ne dirais pas cela. Mais à la prière, sûrement.»
Gustav Janouch Conversations avec Kafka, p.60-61, Maurice Nadeau, 1978


«L'art et la prière sont des manifestations passionnelles de la volonté. On veut surpasser et accroître le champ des possibilités normales de la volonté. L'art est, comme la prière, une main tendue dans l'obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne. Prier, c'est se jeter dans cet arc de lumière transfigurante qui va de ce qui passe à ce qui advient, c'est se fondre en lui afin de loger son infinie lumière dans le fragile petit berceau de l'existence individuelle.»
Ibid., p.61


« Le miracle et la violence ne sont que les deux pôles de l'incroyance. On gâche sa vie à attendre passivement la bonne nouvelle qui y donnera un sens et qui n'arrive jamais, précisément parce que notre attente impatiente nous ferme à elle; ou bien l'impatience nous fait écarter toute attente et noyer toute notre vie dans une orgie criminelle de feu et de sang. Et dans les deux cas, on est dans l'erreur.
— Et où est la vérité, demandai-je ?
— Elle est là », répondit immédiatement Kafka en me montrant une vieille femme agenouillée devant un petit autel, près de la sortie. «La vérité est dans la prière.»
Ibid., p.149
Deux points m'ont particulièrement impressionnée: la façon très sûre dont Kafka pressent le destin des juifs d'Europe et la variété des auteurs cités.
« Vous voyez la synagogue? Elle était dominée par tous les bâtiments qui l'entourent. Parmi ces immeubles modernes, elle est un fragment de Moyen-Âge, un corps étranger. C'est le sort de tout ce qui est juif. C'est l'origine des tensions hostiles qui constamment se condensent en réactions agressives. A mon avis, le ghetto était à l'origine un calmant souverain: le monde environnant voulait voulait isoler cet élément inconnu et, en érigeant les murs du ghetto, désamorcer la tension.»
J'interrompis Kafka: «C'était évidemment absurde. Les murs du ghetto ne firent que renforcer cette étrangeté. Les murs ont disparu, mais l'antisémitisme est resté.
— Les murs ont été déplacés vers l'intérieur, dit Kafka. La synagogue est déjà au-dessous du niveau de la rue. Mais on ira plus loin. On tentera d'écraser la synagogue, ne serait-ce qu'en anéantissant les Juifs eux-mêmes.
— Non, je ne le cois pas, m'écriai-je. Qui pourrait faire une chose pareille?»
Ibid., p.184
On notera que Janouch répond à la question au premier degré, il ne considère pas que ce soit une figure de style, une exagération: c'était donc, d'une certaine façon, envisageable (à condition bien sûr que ce fragment de mémoire ait bien été noté sur le moment, au début des années 20, et non reconstitué après la guerre, après les camps d'extermination).

Liste des auteurs cités, non exhaustive, à la volée: Trakl, Bloy, Ravachol, Francis Jammes, Döblin, Chesterton, Baudelaire, Gorki, Sade (Sade, en 1924 à Prague?), Poe, Kleist («[Les nouvelles de Kleist] sont la racine de la littérature allemande moderne» p.218), Whitman, Wilde, Dickens, Flaubert.

samedi 1 octobre 2016

La foi de Jonas et d'Arendt

Nous eûmes par la suite une conversation que je n'ai jamais oubliée. Nous passions la soirée chez elle, Lore et moi, avec Mary McCarthy et une amie à elle qui vivait à Rome, catholique croyante comme il apparut bientôt. Elle s'intéressait vivement à moi et me provoqua en me demandant à brûle-pourpoint: «Croyez-vous en dieu?» On ne m'avait jamais posé la question de manière aussi directe — et cela venant d'une presque étrangère! Je la considérai d'abord perplexe, je réfléchis puis dis — à ma propre surprise: «Oui!» Hannah [Arendt] sursauta — je me souviens de son regard presque épouvanté sur moi. «Vraiment?» Et je répliquai: «Oui. Finalement oui. Quel qu'en soit le sens, la réponse "oui" se rapproche plus de la vérité que le "non".» Peu de temps après je me trouvais seul avec Hannah. La conversation revint sur dieu et elle déclara: «Je n'ai jamais douté d'un dieu personnel.» Sur quoi je dis: «Mais Hannah, je ne le savais pas du tout! Et je ne comprends pas pourquoi, l'autre soir, tu as eu l'air tellement stupéfaite.» Elle répondit: «J'étais très ébranlée d'entendre cela de ta bouche, car je ne l'aurais jamais pensé.» Ainsi nous nous étions surpris l'un l'autre par cet aveu.

Hans Jonas, Souvenirs, p.259

vendredi 30 septembre 2016

Fascination du djihad

Ce billet m'évoque Carl Schmitt et celui-ci devrait plaire à Laurent Chamontin.

mardi 20 septembre 2016

Après la vieille étreinte

A ajouter, donc, à la PAL de pals récemment listée: les poèmes de Guillaume Cingal.

Echo

Il y a quelques temps, j'ai emprunté une Anthologie de littérature allemande compilée par Pierre Deshusses aux éditions Dunod.

J'y ai trouvé des extraits de poésie incantatoire datant d'environ de l'an 900. Cette formule magique était destinée à délivrer les guerriers fait prisonniers sur le champ de bataille (je ne copie que la traduction en allemand contemporain):
Einige Hafte hefteten, einige hielten (das feindliche) Heer auf,
Einige lösten die Fesseln (des Freundes):
Entspring den Haftbanden, entflieh den Feinden!
Et il m'a paru entendre, au-delà du sens :
One Ring to rule them all,
One Ring to find them,
One Ring to bring them all
and in the darkness bind them

samedi 17 septembre 2016

Je vais te manger

– Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l’œil aux aguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier !
– Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoire très significatif.
– Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil.
– Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes de l’anthropophagie !
– Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui partage votre cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré?
– Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans nécessité.
–Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir.

Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, chapitre XXI, p.146 édition Omnibus, 2001 (1869)

mardi 13 septembre 2016

PAL de pals

Pile à lire de livres d'amis ou de connaissance, livres qui attendent dans ma bibliothèque (cette liste en forme de remords et d'engagement moral (de les lire au plus tôt, bien sûr)).

Par ordre alphabétique:

- Un article de Jean Allemand, un article de Patrick Chartrain (sur Jean Allemand!) à l'occasion du centenaire de la naissance de Claude Mauriac in Nouveaux Cahiers François Mauriac n°23, Grasset, 2016.

- Laurent Chamontin, L'empire sans limites, éditions de l'Aube, 2014. Ses articles sur Diploweb sont à lire ici, en bas de page.

- Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Procès des droits de l'homme, Seuil, 2016 Les articles et entretiens sur le web sont nombreux.

- Guillaume Orignac, David Fincher ou l'heure numérique, éditions Capricci, 2011 (édition que je possède), 2014 pour l'édition augmentée.

- Rémi Pellet, Droit financier public, PUF, 2014 (plus historique et moins austère que le titre ne le laisse craindre).

mercredi 29 juin 2016

La loi de Zipf

Finalement, il n'était pas aussi décevant que je le pensais que 635 mots représentent 87% du Nouveau Testament :
[…] la loi de Zipf, selon laquelle la fréquence d'un terme, quel qu'il soit, est inversement proportionnelle à son rang dans la table de fréquence. C'est ainsi que le mot le plus fréquent aura un nombre d'occurences à peu près double de celui du second mot le plus fréquent, et triple de celui du mot venant en troisième position. En conséquence, cent-trente-cinq mots à peine suffisent à rendre compte de la moitié des occurences dans un corpus de langue anglaise d'environ un million de mots.

David Bellos, Le Poisson et le Bananier, p. 364 (note 2 du chapitre 8), Flammarion 2012

jeudi 16 juin 2016

Foot incantatoire

Au Brésil :
Et puis nous sortions encore, et elle était la première à m'anatomiser avec sarcasme et rancœur la religiosité profonde, orgiastique, de ce lent don de soi, semaine après semaine, mois après mois, au rite du carnaval. Aussi tribal et ensorcelé, disait-elle avec haine révolutionnaire, que les rites du football qui voient les déshérités dépenser leur énergie combative, et leur sens de la révolte, pour pratiquer incantations et maléfices, et obtenir des dieux de tous les mondes possibles la mort de l'arrière adverse, en oubliant la domination qui les voulait extatiques et enthousiastes, condamnés à l'irréalité.

Umberto Eco, Le Pendule de Foucault, p.171 - Fayard, 1990

lundi 23 mai 2016

Rêves

La légende veut que Conrad rêvait en français.

Quant à Ricœur, il ne rêvait que de textes. Vers la fin de sa vie, il se mit à rêver d'images. Inquiet, il s'en ouvrit à son fils, Jean-Paul, psychanalyste:
— Je crois que je deviens fou, j'ai des hallucinations.
— Mais non, tu rêves, papa.

mercredi 11 mai 2016

L'eau qui court

Je lis La Folie Almeyer. Pensant Au Cœur des ténèbres, je m'étonne et je ne m'étonne pas de la fascination d'un marin pour les rivières et les fleuves, bien plus toujours recommencés que la mer.

dimanche 1 mai 2016

Misère

Contexte : Balthasar attend l'autorisation de publier un texte. Il attend l'autorisation des censeurs :
Car c'est toujours la même misère chez nous: il faut trois fois plus de temps pour lire un livre que pour l'écrire!

Lettre de Balthasar à Richard Gutzwiller: Bâle, 20 novembre 2941, Archives provinciales de Zürich (cité par Manfred Lochbrunner, note 25, dans la revue "Communio" n°2015, mai-juin 2011)

lundi 11 avril 2016

Panama

Je me souviens que l'excellente Exobiographie d'Obaldia parle du creusement du canal de Panama. Je ne l'ai pas sous la main, donc je ne peux citer, mais à ma grande surprise, j'y ai appris que Gauguin a participé au chantier, un chantier terrible dans l'humidité et les moustiques.

Je me souviens que le canal de Panama joue un grand rôle dans Les voyageurs de l'impériale.

Dans la série "mes amis ont du talent", je vous propose un pa(nama)stiche de Victor Hugo et un de La Fontaine.

Et une anthologie fantastique (j'en reste coite) ici: Panamanière. Bravo à tous, à ceux que je connais et ceux que je ne connais pas. Chapeau bas !

vendredi 8 avril 2016

Une âme dans la cuisine

La mystérieuse âme russe… Tout le monde essaie de la comprendre… On lit Dostoïevski… Mais c'est quoi, cette fameuse âme? Eh bien, c'est juste une âme. Nous aimons bavarder dans nos cuisines, lire des livres. Notre principal métier, c'est lecteur. Spectateur. Et avec ça, nous avons le sentiment d'être des gens particuliers, exceptionnels, même si cela ne repose sur rien, à part le pétrole et le gaz. […]
[…]
Les cuisines russe… Ces cuisines russes… Ces cuisines miteuses des immeubles des années 1960, neuf mètres carrés ou même douze (le grand luxe!), séparées des toilettes par une mince cloison. Un agencement typiquement soviétique. Devant la fenêtre, des oignons dans de vieux bocaux de mayonnaise, et un pot de fleurs avec un aloès contre le rhume. La cuisine, chez nous, ce n'est pas seulement l'endroit où on prépare la nourriture, c'est aussi un salon, une salle à manger, un cabinet de travail et une tribune. Un lieu où se déroulent des séances de psychothérapie de groupe. Au XIXe siècle, la culture russe est née dans des propriétés d'aristocrates, et au XXe siècle, dans les cuisines. La perestroïka aussi. La génération des années 1960 est la génération des cuisines. Merci Khrouchtchev! C'est à son époque que les gens ont quitté les appartements communautaires et ont commencé à avoir des cuisines privées, dans lesquelles on pouvait critiqué le pouvoir, et surtout, ne pas avoir peur, parce qu'on était entre soi. Des idées et des projets fantastiques naissaient dans ces cuisines…

Svetlana Alexievitch, La Fin de l'homme rouge, p.29-30, Actes Sud 2013

dimanche 3 avril 2016

Epiphanie

Comme je ne peux pas laisser de commentaire sur youtube et que je ne peux pas redescendre au 10 mars dans FB parce que ça plante, je poste ici l'image destinée à illustrer la traduction de Guillaume Cingal (et qui semble impliquer que "j'ai trouvé Jésus" est le début d'une blague récurrente):



(Magnet acheté à Stockholm en 2001, sur le frigo depuis. J'aime son double sens: bien sûr c'est une plaisanterie, mais sous un autre angle, celui de la foi, ce n'en est pas une. Et j'aime "the whole time" qui implique une plénitude, un plérôme).

jeudi 31 mars 2016

E. Régniez à la maison de la poésie

Notre château "marche" bien, avec maintes critiques positives sur les blogs et par les libraires, dont celle-ci sur France-Culture.

Pour ma part, no spoil, je ne dirai que quelques mots: une atmosphère proche du Tour d'écrou dans les premières pages, beaucoup de travail sur le rythme et le son qui fait qu'il n'est pas étonnant que la maison de la poésie ait proposée une lecture en musique du livre.

J'arrive en retard (comme d'hab) mais à temps (comme souvent). Le spectacle est en train de commencer: un violoncelle, Sébastien Maire, un synthétiseur (à double clavier, nous fera-t-on remarquer plus tard), Julien Jolly, et une voix, Lucie Elpe. La lecture commence par «jeudi 31 mars», c'est-à-dire exactement aujourd'hui: bravo, Emmanuel Régniez, ce n'était possible que tous les six ans!

J'ai lu le livre il y a plus d'un mois. Je reconnais les mots, j'ai des sensations de manque sans être capable de repérer toutes les coupures. Y a-t-il eu ce que j'appelle in petto "le père d'Hamlet", la cigarette dans la bibliothèque? et le scandale du mensonge, a-t-il été mis en scène? Cinq jours plus tard (j'écris cinq jours plus tard) je ne sais plus, impressions fantômatiques d'un livre fantômatique, obsessions renforcées par la musique obsessionnelle. C'était une lecture très réussie, l'harmonie entre texte et musique était parfaitement réalisée (est-ce enregistré ou perdu à jamais?), lecture qui a pris garde de s'arrêter au deux tiers du livre, de ne pas dévoiler la fin, de ne pas mettre sur la piste.

La lumière se rallume. La salle est remplie et je suis surprise de la jeunesse du public: voilà qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps (voire jamais arrivé). Quelques questions. Nous apprenons que Lucie Elpe travaille au Tripode et paraît avoir un caractère bien trempé (rires dans la salle). Julien Jolly habituellement batteur travaille avec Olivier Py. Frédéric Martin monte sur scène pour dire quelques mots, E. Régniez se prête aux questions avec sa gentillesse coutumière (un peu surprise que le "gueuloir" n'évoque rien à certains). Il parle d'Eakins — les photos de la fin du livre —, de Couperin et de la musique de Barry Lyndon.

Un verre de vin plus tard, je m'éclipse.

jeudi 24 mars 2016

Poésie du gérondif

J'ai lu Minaudier à cause (grâce à, mais j'ai toujours envie de crier: «tout est de sa faute!») de Guillaume. Si donc vous voulez des informations sérieuses, lisez son billet ou écoutez cette émission.

En réalité, je suis incapable de comprendre ce livre. Je suis incapable de comprendre comment il est possible de parler une langue étrangère (comment réfléchir à la façon de parler en même temps qu'on parle ou comment ne pas réfléchir à la façon de parler en parlant: les deux me paraissent également impossibles). Je suis une handicapée du langage; dès que je suis fatiguée il se défait en moi et je deviens incompréhensible (mon entourage parle de la nécessité d'"avoir le décodeur VS"), et si vous me laissez une semaine avec des étrangers parlant parfaitement français (en colloque, par exemple), un français pur au vocabulaire choisi, un français élégant à peine désuet, je n'arrive plus à parler du tout à force d'essayer de comprendre comment ils font: comment font-ils pour maîtriser ma langue que je n'arrive à parler qu'à condition de ne pas y réfléchir?

Je vais donc parler d'autre chose, de la passion de Minaudier pour Vialatte et les éditions De Gruyter-Mouton. Ce sont des passions non dissimulées, puisque le livre commence ainsi: «Alexandre Vialatte a donné de l'homme une définition éternelle autant qu'irréfutable: «Animal à chapeau mou qui attend l'autobus 27 au coin de la rue de la Glacière».
Et il se termine par: «Et c'est ainsi, bien sûr, que Gruyter sera grand, et Mouton aussi», ce qui est, vous l'avez tous reconnue, une variation sur la dernière phrase des chroniques de Vialatte dans La Montagne.

Quant aux éditions De Gruyter-Mouton… Ah, les éditions De Gruyter-Mouton… (nom écrit en petites capitales, ce que je ne sais pas faire dans ce blog).
Voici comment nous les présente Jean-Pierre Minaudier:
Quel intérêt, quelle volupté peut-on trouver à collectionner les grammaires, sans faire, dans l'immense majorité des cas, la moindre tentative pour parler les langues en question, ni même pour aller les étudier en bibliothèque? D'abord, ce sont souvent de bien beaux livres — mention spéciale à ceux des éditions berlinoises de De Gruyter-Mouton, auprès desquels un Pléiade a l'air d'un livre de poche sri lankais: ces pages proclameront leurs louanges à la face des cieux.

Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, p.10-11, éditions du Tripode, 2014
Et Minaudier va faire exactement cela: proclamer leurs louanges à la face des lecteurs au fil des notes de bas de page (note 11 : «Par ailleurs, ce livre se veut une défense et une illustration de la note de bas de page, un genre littéraire trop décrié.»)
Reprenant ma passion de compilatrice, voici donc La liste des louanges. (Les numéros représentent le numéro de la note).
4. […] Karen Rice: Slave, admirables éd. De Gruyter-Mouton […]

18. […] Hein Van der Voort: A Grammar of Kwaza, fondamentales éd. De Gruyter-Mouton […]

20. […] Knut Olawski: A Grammar of Urarina, inestimables éd. De Gruyter-Mouton […]

31. […] Lyle Campbell:The Pipil Language of El Salvador, indispensables éd. De Gruyter-Mouton […]

51. […] Jeanette Sakel: A Grammar of Mosetén, infiniment vénérables éd. De Gruyter-Mouton […]

54. […] Osahito Miyaoka: A Grammar of Central Alaskan Yupik (C.A.Y.), éd. De Gruyter-Mouton (elles sont le sel de la terre) […]

60. […] José Ignacio Hualde et Jon Ortiz de Urbina: A Grammar of Basque, éd. De Gruyter-Mouton (qu'elles vivent longtemps, pour faire le bonheur du monde) […]

62. […] Gabriele Carlitz: Marquesan: A Grammar of Space, éd. De Gruyter-Mouton (que le Tout-Puissant les ait en sa très sainte garde) […]
et […] Desmond C. Derbyshire & Geoffoy Pullum (eds): Handbook of Amazonian Languages, vol.1, éd. De Gruyter-Mouton (que tous les saints du paradis intercèdent en leur faveur au jour du Jugement) […]

65. […] Birgit Hellwig: A Grammar of Goemai, éd. De Gruyter-Mouton (que la bénédiction des cieux plane éternellement sur elles et sur leur race) […]

72. Patience Epps: Hup, éd. De Gruyter-Mouton (que des fleuves de miel, des lacs de salidou et des océans de Nutella les récompensent de leurs bienfaits) […]

74. […] Sebastian Fedden: A Grammar of Mian, éd. De Gruyter-Mouton (tous les prophètes ont annoncé leur épiphanie dans des transports de joie) […]

75. […]Robert E. Hawkins: "Wai Wai", dans Derbyshire & Pullum (eds): op.cit., vol.4, éd. De Gruyter-Mouton (puissent les anges descendre chaque jour à la Maison Fréquentée pour réciter leur nom et leurs mérites!) […]

78. […] Anne-Marie Brousseau & Claire Lefebvre: A Grammar of Fongbe, éd. De Gruyter-Mouton (que le règne, la puissance et la gloire leur appartiennent pour les siècles des siècles) […]

79. […] Claire Louise Bowern: A Grammar of Bardi, éd. De Gruyter-Mouton (que le Tout-Puissant leur accorde une belle part dans ce monde ainsi qu'une belle part dans l'au-delà, et les protège contre le châtiment du feu) […]

81. […] L'absence d'adjectifs dans de nombreuses langues est le sujet d'un célèbre article de R.M.W. Dixon: "Where Have all the Adjectives Gone?" (à lire en écoutant Pete Seeger), dans Where Have all the Adjectives Gone? and Otehr Essays in Semantics and Syntax, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom, qui est comme le nectar, l'ambroisie et le gloubi-boulga, soit sur la bouche du Seigneur à l'heure où les Justes recevront leur récompense, et qu'il y ait pour elles un jardin ceint de murs au septième ciel) […]

82. […] Amy Miller: A Grammar of Jamul Tiipay, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom, qui est comme l'odeur de la terre après la pluie, sorte de mes lèvres avec mon dernier souffle, et qu'il brise à jamais le silence éternel des espaces infinis) […]

89. […] Une autre description du trio par Sergio Meira, censée paraître en 2010 aux éd. De Gruyter-Mouton (leur place est sous le trône de Dieu, dans un coffet de vermeil serti d'émeraudes!) […]

99. […] Nicholas D.Evans: A Grammar of Kayardld, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom mille fois béni soit inscrit pour l'éternité dans les marges du Coran céleste, et avec lui ceux de leurs enfants et des enfants de leurs enfants jusqu'à la sept mille sept cent soixante-dix-septième génération, après y'a plus de place) […]

La dernière phrase p.130, déja citée, est l'objet du dernier appel de note: «Et c'est ainsi, bien sûr, que Gruyter sera grand, et Mouton aussi.»
100. Comme le centième nom du Seigneur pour les musulmans, la centième note de bas de page est ineffable: ce n'est pas une note parmi d'autres, c'est la Note. Elle figure au Ciel sur un voile tissu d'or et de soie autour duquel dix mille anges musiciens volent sans cesse en gazouillant des règles de grammaire luangiua sur l'air de La Jeune Grenouille aussi belle que sage. Une secte chiite de La Garenne-Colombes tient de l'Arabe Abdul al-Hazred qu'Elle porte sur la syntaxe irrégulière des évidentiels en haïda, mais deux versets abrogés du Livre des morts tibétain, sur lesquels Borges est tombé par hasard en cataloguant la bibliothèque de Babel, assurent qu'Elle évoque l'existence d'une langue sans consonnes au Texas et en Australie. Un mystique sépharade lapon en retraite spirituelle en France a vu le ciel s'entrouvrir et des lettres de feu, juste au-dessus du Moulin Rouge, lui révéler qu'Elle fait allusion à l'absence de genre grammatical en itelmen; et de très anciens sages coptes de Haute-Égypte racontent, si on leur paie le raki, qu'une mystérieuse inscription en bourouchaski archaïque, ciselée sur un chapiteau du Second Temple réemployé dans la grande mosquée du Caire, affirme que celui qui L'aura lue pénétrera les mystères de la Création, entendra le chant des sphères, supportera l'humour de l'auteur de ces lignes, parlera basque sans effort et verra la face de Dieu.
Il est possible que ce long florilège, en acquérant une certaine lourdeur au fil des citations, desserve plus qu'il ne serve Minaudier: en effet, ce n'est pas fait pour être lu ainsi, mais pour être découvert au fil des pages. Mais l'art de la louange (comme celle de la malédiction: quelle joie de découvrir une belle malédiction) est peu pratiqué et je voulais en conserver une trace ici. Je laisse à chacun apprécier si l'humour de l'auteur relève davantage de l'esprit potache ou de la crainte de devenir trop sérieux.
Et je me demande si les éditions du Tripode ont songé à envoyer un exemplaire de Poésie du gérondif aux éditions De Gruyter-Mouton — étant bien sûre que quelqu'un y lit le français.

Est donnée à la fin une liste de livres en français pour s'initier à la linguistique descriptive. L'une des idées fortes du livre est que les façons de dire et de voir le voir le monde sont étroitement corrélées. Voici une dernière citation qui illustre cette idée:
Il existe une polémique célèbre sur les catégories de l'être selon Aristote: dans un article paru en 1958, le linguiste Émile Benveniste a fait remarquer qu'elles correspondent exactement aux différents sens du verbe «être» en grec ancien, et donc que dans une langue sans verbe «être», Aristote était inconcevable. On lui a répondu qu'il a été possible de traduire Aristote en japonais, langue qui n'a pas de verbe «être», et de trouver une traduction plausible à chacune de ses catégories. […] Quelques langues, comme le nez-percé de l'Idaho et (dans certaines constructions) le mosetén de Bolivie, ne font carrément pas la différence entre «être» et «avoir»: cela aurait sans doute posé quelques problèmes aux Aristotes locaux, et doit en poser de sérieux aux traducteurs51.

Ibid, p.63, éditions du Tripode, 2014


Note
51: […] Comment s'en sort-on dans les langues qui ne distinguent pas «être» et «avoir»? Sans aucun problème dans l'immense majorité des cas: dans la phrase «Mon beau-frère X un crétin», il est évident que X est le verbe «être»; dans la phrase «Mon beau-frère Y un ordinateur», il est évident, sauf dans la science-fiction la plus débridée, que Y est le verbe «avoir». La tournure n'est ambiguë que dans de rares cas, du genre: «Ma voisine Z une grosse vache» — encore faut-il que le contexte rende plausible qu'elle exerce la profession d'agricultrice (sinon, Z est forcément «être»), et que par ailleurs il n'ait pas été mentionné qu'elle possède le sex-appeal de Marilyn Monroe, l'humour de Woody Allen, la conversation de Voltaire et PhD de physique quantique (s'il y a eu une mention de cet ordre, Z est forcément «avoir»). Du reste, les ambiguïtés ne sont pas forcément des handicaps: parmi les ressources les plus précieuses du langage, mais aussi les plus variées d'une langue à l'autre, figurent le double sens, le jeu de mots, le calembour.

samedi 13 février 2016

Une rencontre

J'avais appris sur FB qu'Emmanuel Régniez venait présenter son dernier livre (j'avais beaucoup aimé le précédent) chez Gibert Barbès, c'était l'occasion de le revoir et de me procurer le dernier-né.

Pluie. J'arrive en retard, Emm est en train de parler, Tlön est là.

Je prends la conversation en route, elle a dû commencer depuis vingt minutes au moins, je ne sais pas ce qui a précédé. E. Régniez explique son goût pour le gothique (j'écris ce billet six semaines plus tard, je ne me souviens plus très bien: s'agissait-il d'un volume trouvé dans une bibliothèque au Japon, d'une anthologie? je ne sais plus). Il explique le gothique comme étant un genre s'étant développé extraordinairement vite avec ses codes précis (un fantôme, un mystère, un château, des ruines, des caves, etc) et cette particularité: «C'est sans doute le genre qui a développé le plus vite, en moins de quinze ans, vingt ans, le pastiche de lui-même. D'un autre côté, une fois que Sade a eu écrit Les cent vingts jours de Sodome, il n'y avait peut-être rien d'autre à faire.»
(Les cent vingts jours de Sodome comme apogée du roman gothique? je n'y aurais jamais pensé.)

E. Régniez évoque ses influences, dont Nous avons toujours vécu au château, de Shirley Jackson qu'il a traduit par intérêt et désœuvrement. «Traduire vous oblige à entrer dans la pensée d'un auteur, à faire attention à ce qu'il a voulu, c'est particulier.») (What? C'est donc une "vraie" référence, un "vrai" livre? Cette phrase«Nous avons toujours vécu au château» revient si souvent dans les textes de Emm. Régniez (sur son tumblr défunt) que je pensais que c'était une phrase fétiche, un leitmotiv personnel.) S'en suit une petite discussion entre libraires, Jackson est apparemment paru chez Rivages Poche et le livre aurait été donné gratuitement pour l'achat de plusieurs de la collections… (C'est ainsi que je comprends que l'éditeur d'E Régniez, Frédéric Martin, est présent.)

Plus tard je feuillette le livre. Un frère, une sœur, Véra, "ardemment"… Ça sent son Nabokov. L'auteur ne veut pas répondre, puis me dit oui, mais je ne sais pas si c'est pour me faire plaisir ou si c'est vrai.
Je repars avec deux exemplaires.

dimanche 17 janvier 2016

1897 : Cambridge refuse d'accorder un diplôme aux femmes

Les sœurs [Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson] revinrent à Cambridge juste à temps pour poser, le 25 mai 1897, la première pierre du collège presbytérien dont la fondation leur avait coûté tant d'efforts. On le baptiserait Westminster College, en l'honneur de la confession de foi qui marqua tant l'histoire de l'Eglise presbytérienne. Par une curieuse ironie du sort, le conseil de l'université venait au terme d'une campagne houleuse de rejeter, quatre jours plus tôt à peine, une motion proposant d'accorder des diplômes aux femmes.

La polémique couvait depuis plus de trente ans. Une minorité qui ne laissait pas imposer prétendait les femmes tout à fait capables de réussir à l'université: en effet, depuis 1881, elles passaient les mêmes examens que leurs condisciples masculins mais aucun diplôme ne leur était décerné, même en cas de succès; ce qui posait un problème d'autant plus gênant que les étudiantes obtenaient en général de brillants résultats. Les enseignants interrogés sur la participation de jeunes femmes à leurs cours avouèrent leur inquiétude de les voir accaparer les meilleures places parce qu'elles arrivaient systématiquement en avance. Bientôt furent fondés des collèges réservés aux femmes, Girton et Newham, qui ne délivraient pas de diplômes. En 1887, le seul étudiant à obtenir d'excellentes notes en littérature fréco-romaine ne fut autre qu'une «Miss» Ramsay. En 1890, Miss Philippas Fawcett devança ses concurrents aux épreuves de mathématiques, qui passaient alors pour les plus prestigieuses à Cambridge. Mrs Eleanor Sidgwick, en tant que directrice du Newham College, attira l'attention sur les conséquences désastreuses d'une aussi criante injustice: en l'absence d'un diplôme attestant leurs connaissances, de nombreuses femmes dénuées de fortuen personnelle ne parviendraient jamais à subvenir à leurs besoins, faute d'obtenir un travail. Une femme sur deux qui suivait des études ne se mariait jamais; ce qui correspondait à une proportion de célibataires plus élevée que dans le reste de la population. Aucun titre officiel n'autorisait une femme pourtant instruite à postuler à un emploi lucratif. Mary Kingsley illustrait à merveille le paradoxe: elle ne disposait d'aucun moyen de prouver ses compétences à un éventuel employeur ni, par conséquent, d'assurer son indépendance financière.

Les universités britanniques et écossaises de fondation plus récente consentirent à remettre des deplômes à leur étudiantes dès 1895. Cambridge continua cependant de camper sur ses positions en arguant que les conditions de vie des étudiants se ressentiraient de la présence des femmes sur le campus et que leur accorder le droit de voter au conseil de l'université leur donnerait l'occasion de manipuler l'institution et de se mêler de politique à l'échelle nationale. Les étudiants s'opposèrent avec virulence à la motion soumise au vote du conseil. La venue en masse de jeunes femmes sur le campus les obligerait à cesser de boire, jouer et faire la noce, et donc à renoncer aux plaisirs qui rendent la vie d'étudiant si délicieuse.

Le conseil de l'université devait rendre son verdict le 21 mai 1896. Les opposants à la remise de diplômes aux femmes organisèrent l'arrivée à Cambridge par trains spéciaux en partance de Londres d'anciens élèves disposant du droit de vote au conseil. Le matin du jour J, des étudiants d'excellente humeur se massèrent devant le bâtiment où se réunirait le conseil. A la fenêtre d'une chambre apparut au-dessus de la foule une effigie d'une femme à bicyclette, un moyen de transport considéré à l'époque comme immoral pour les dames.

Quand la nouvelle du résultat se répandit (662 votes en faveur de la motion; 1713 contre), une telle clameur s'éleva que le journaliste du Times chargé de couvrir l'événement considéra qu'il s'agissait là de la décision «la plus mémorable de l'histoire de l'université.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.2401, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn

mardi 12 janvier 2016

A propos d'une phrase de Proust

En un quart de siècle, depuis leur première croisière sur le Nil [celle des sœurs Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson], la connaissance du Moyen-Orient antique avait progressé à pas de géant. Le déchiffrement des hiéroglyphes puis du cunéiformes, la découverte de quantité de tablettes et d'inscriptions sur les murs des temples révélèrent un monde, jusque-là inconnu, de courriers officiels, d'accords commerciaux et d'échanges diplomatiques. De nouvelles découvertes occupaient régulièrement la une des journaux.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.240, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn
Proust est connu pour avoir rendu compte des nouveautés technologiques comme le téléphone, l'automobile ou l'électricité. Je viens de comprendre que lorsqu'il parle d'un poème égyptien ou de Maspero, il parle également de l'actualité de son époque.
Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l'humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris » nous dit d'un événement, d'un chef-d'oeuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l'Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un poème de peu de valeur, qui date de l'époque des Pharaons et qu'on connaît encore intégralement ? Peut-être n'en est-il pas tout à fait de même dans la courte vie humaine. Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il était l'ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d'ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait « vu le moment où j'allais lui baiser les mains », je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs ; ce « potin » m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain ; et, je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.478, Clarac tome I

dimanche 10 janvier 2016

Un témoignage d'époque sur le massacre des Arméniens

De tels désagréments ne valaient toutefois pas qu'on s'y attarde, comparés au sort des émigrants arméniens qe les douaniers de Jaffa maltraitèrent en les séparant de leurs familles sous les yeux des jumelles [Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson] alors qu'ils tentaient d'embarquer. Et encore, ne s'agissait-il là que d'un exemple parmi tant d'autres de l'oppression qui, note Agnes «faisait à ce moment-là couler le sang arménien dans les vallées et jusque dans les églises». Rendel Harris et son épouse, Helen, sillonnaient l'Arménie à cheval depuis le début du mois de mars [1896], en aidant les évangélistes britanniques et américains à fournir les secours de première nécessité à la population suite aux massacres de l'automne et de l'hiver précédents. Ils trouvèrent des villes ruinées, des familles endeuillées, des villages pillés, des vignes abandonnées.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.262, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn

mercredi 30 décembre 2015

En lune de miel avec mon frère

Ce livre apparaît à la fin de cette liste. Comme celle-ci n'était pas trop décalée par rapport à mes appréciations, j'ai décidé de tenter la lecture. (Apparemment il n'est pas encore traduit).

L'auteur a été "abandonné (planté?) au pied de l'autel" par sa fiancée. Comme les invités avaient déjà réservés, ils sont venus malgré tout et le frère de l'auteur a organisé à la place du mariage une fête de consolation. De fil en aiguille, les deux frères sont partis pour un tour du monde.
En réalité, le livre n'est pas un récit de voyage très précis. Il présente des vignettes. C'est aussi un livre d'introspection et de découvertes des autres (qui suis-je, qui est mon frère, que veux-je vraiment). C'est à la fois un livre attachant, tonique, qui n'offre pas cependant de grandes découvertes autre que celle de se rendre compte une fois de plus que nous connaissons déjà les lois de la sagesse. Le problème serait plutôt de les appliquer.
At the end of a lasagna dinner on our last night in Banos, Kurt asked Dean if he had any final words of wisdom.
"Do what's right", he answered without pause.
Pow. Simple. Sane. Stronger than a self-help book or a twelve-step program. Dean didn't bother to elaborate. He tore off a chunk of bread knowing there was no room for misinterpretation.
As we left Banos the next morning, Kurt unzipped his bag and grabbed a hotel towel. He stared at it, then threw it on the floor.
"Goddam Dean", he said. "I won't be able to lift anything from hotel again".

Franz Wisner, Honeymoon with my brother, vers la fin du chapitre 19


A la fin d'un dîner de lasagnes lors de notre dernière nuit à Banos, Kurt demanda à Dean s'il avait un ultime précepte de sagesse.
«Faites ce qui est juste» répondit-il sans marquer de temps de réflexion.
Pouh. Simple. Sage. Plus sûr qu'un livre de self-help ou un programme en douze étapes. Dean ne prit pas la peine de développer. Il rompit un morceau de pain, sachant qu'il n'y avait aucune confusion possible.
Alors que nous quittions Banos le matin suivant, Kurt ouvrit son sac et attrapa une serviette de toilette de l'hôtel. Il la fixa puis la jeta à terre.
«Maudit Dean, dit-il. Je ne vais plus arriver à emporter quoi que ce soit des hôtels».
Le voyage se termine en Afrique, le continent réputé pour être le plus dur aux voyageurs. L'auteur résume ses conclusions :
In fact, if you limited me to just one adjective to describe the world, I'd use poor.
[…] They'd [American children] recognized that poverty doesn't automatically equate unhappiness. Some of the biggest smiles we've seen have been in areas where people have the least.

Ibid, vers la fin du chapitre 25


En fait, si vous me demandiez de décrire le monde en un mot, je répondrais: pauvre.
[…] [Les enfants américains qui viendraient ici] apprendraient que pauvreté ne signifie pas automatiquement tristesse. Certains des plus larges sourires que nous avons vus venaient des endroits où les gens possèdaient le moins.
Enfin, je ne résiste pas au plaisir de transcrire cette conversation, qui me fait penser à H. refusant d'aller dans le Bronx ou aux gens nous disant de ne pas vadrouiller seuls à la Nouvelle Orléans.
In Kenya, we decided we needed a movie fix. Kurt opted for AH, while I went to Training Day, with a plan to meet in the lobby afterward. After Denzel's downfall, I finished my popcorn by the door and started to chat with a couple of Kenyans who'd seen the film. No way they'd go to the United States, they said. Too dangerous. Too many killings on the streets. Here we were in Nairobi, one of the most crime-ridden cities of the planet, and thes guys were petrified about Nebraska, Graceland, Highway 1, and the rest of America, thanks to Hollywood. I tried to explain it wasn't all that bad, but ended up confusing everyone. Including me.
"Sure, we have a lot of crime, but mostly it's centered in certain areas."
"Same as here."
"Here seems much more dangerous".
"How can it be? We have knives. You have expensive guns."

Ibid, vers la fin du chapitre 25


Au Kenya, nous avons décidé que nous avions besoin d'une dose de cinéma. Kurt choisit AH et moi Training day, avec l'intention de nous retrouver dans le hall après la séance. Après la chute de Denzel, je finis mon popcorn à la porte et commença à discuter avec un couple de Kenyans qui avaient vu le film. Rien au monde ne les ferait aller aux Etats-Unis, disaient-ils. Trop dangereux. Trop de meurtres dans les rues. Nous étions ici à Nairobi, l'une des villes de la planète la plus dévastée par le crime, et ces gens étaient terrorisés par le Nebraska, Graceland, la Highway 1 et le reste de l'Amérique grâce à Hollywood. Je tentai d'expliquer que ce n'était pas si terrible, mais finis par embrouiller tout le monde. Moi compris.
«Bien sûr, il y a beaucoup de crimes, mais en grande partie concentrés dans quelques quartiers.
— Pareil ici.
— Ici, ça paraît beaucoup plus dangereux.
— Difficile à croire. Nous avons des couteaux. Vous avez des armes à feu hors de prix.»

dimanche 13 décembre 2015

Les livres «morts»

Schechter partit pour Le Caire en décembre 1896, dès la fin du premier semestre universitaire, muni d'une lettre d'introduction du grand rabbin de Londres, Hermann Adler, au grand rabbin du Caire, Aaron Raphaël Ben Shim'on. Une fois sur place, il dut passer de nombreuses heures, voire des journées entières, à fumer des cigarettes en sirotant du café en compagnie du grand rabbin jusqu'à ce que celui-ci le récomprense de sa patience en lui accordant sa confiance et en l'emmenant à la synagogue Ben Ezra, la plus ancienne du Caire1. A l'extrémité d'un passage couvert, Schlechter aperçut une ouverture en hauteur dans un mur à laquelle seule une échelle permettait d'accéder. Schechter, en y montant, aperçut de quoi faire frissonner d'enthousiasme un érudit de sa trempe: une «salle sans fenêtres et sans portes de belles dimensions» remplie d'un fatras de livres et de papiers, de manuscrits et de textes imprimés, abandonnés là sans ordre depuis plus de huit siècles. Il venait de découvrir, comme il s'y attendait d'ailleurs à moitié, une gueniza.

Le mot «gueniza», expliquerait Schechter dans une lettre au Times, «vient du verbe hébreu "ganaz" et signifie cachette ou trésor. C'est un peu l'équivalent pour les livres de la tombe pour les hommes. C'est un peu l'équivalent pour les livres de la tombe pour les hommes. Quand l'esprit qui les habite les quitte, nous enfouissons les corps afin de leur épargner toute injure. De même, quand un écrit ne sert plus à rien, nous le mettons à l'abri pour lui éviter d'être profané2».

Une loi juive interdit la destruction du moindre document contenant les quatre lettres du saint nom, le tétragramme. Dans la plupart des cas, on enfouit sous terre, à la manière des restes humains, les documents en question qui, sous les climats humides, ne tardèrent pas à se décomposer. Dans les pays chauds et secs, les guenizot consistaient parfois en simples cavers ou en jarres, où les documents demeuraient intacts pendant des années, voire des siècles, comme à la synagogue Ben Ezra du Caire.

Les guenizot recevaient, outre les livres «morts», des ouvrages en mauvais état, dont certaines pages manquaient, ou «en disgrâce» parce que leur contenu ne semblait pas tout à fait orthodoxe. Au fil du temps, n'importe quel document écrit dans la langue sacrée, qu'il s'agît d'une chanson d'amour ou à boire, d'un testament ou d'un contrat de mariage, pouvait échouer dans une gueniza. Depuis huit siècles, l'ouverture en hauteur dans le mur de la synagogue Ben Ezra servait en quelque sorte de dépotoir aux écrits hébreux dont la communauté juive du Caire ne voulait plus.

Schechter décrivit aux lecteurs du Times la salle plongée dans la pénombre en des termes que n'aurait pas reniés Darwin:
«C'est un champ de bataille de livres où se sont affontées les œuvres de bien des siècles et om ne gisent plus que des feuilles éparses. Certains combattants ont péri sur le coup et sont tombés en poussière à l'issue d'une terrible lutte pour leur espace vital tandis que d'autres s'entassent en monceaux informes, impossibles à détacher les uns des autres sans endommager irrémédiablement les textes, même en s'aidant d'un produit chimique. Dans leur état actuel, ces monceaux de papiers présentent de curieuses associations: il arrive ainsi qu'on découvre un extrait d'un ouvrage de science niant l'existence des anges ou du diable, attaché à une amulette où ces mêmes êtres (surtout le diable) sont priés de bien se tenir et de ne pas s'opposer à l'amour de Miss Yair pour on ne sait plus qui3

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.271-272, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn



Notes:
1 : Stefen Reif, A Jewish Archive from Old Cairo (Richmond, 2000), p.19.
2 : Cf. le Times du 3 août 1897.
3 : Ibid.

mardi 1 décembre 2015

Paul Claudel

Mardi 9 avril 1946

Placé à la gauche Paul Claudel, lors d'un déjeuner organisé par Pierre Brisson, au Ritz, en son honneur, je suis amené à défendre le Stendhal du Rouge et de la Chartreuse, et le Flaubert de l'Education, qu'il traite superbement d'imbéciles et d'impuissants. il explique comment l'auteur du Rouge et le Noir a amoindre et édulcoré la véritable aventure de Brangues à laquelle il emprunta le sujet de son roman. «En somme, c'est Le Rose et le Noir», interrompt le professeur Mondor. A propos de Stendhal, toujours, Claudel se lance dans une charge violente contre l'introspection affirmant que l'homme est ce qu'il fait, non ce qu'il pense. Je ne peux m'empêcher de dire: «C'est aussi ce que Sartre prétend…», interruption qui fait rire toute la table (surtout mon père et Henri Mondor) et le rend visiblement furieux.
Paul Claudel, si curieux que cela puisse paraître, n'a pas du tout l'air de cet «académicien malgré lui» dont on a parlé. Un surcroît d'orgueil illumine au contraire son beau visage de vieux pontif-paysan. «On voit l'importance de cette Académie tant vilipendée à la joie de ceux qui y entrent», me dit ensuite mon père.
L'exultation de Mondor n'était en effet dépassée que par celle de Claudel. Et pourtant, Claudel…
Il déchire à belles dents hommes et choses avec l'alacrité joyeuse et sans remords du génie, sa forte mâchoire semblant broyer les mots qu'il prononce. Il ne s'attendrit que sur le Japon, dont James de Coquet, qui en revient, raconte les immenses destructions. Moins sourd que je ne le pensais, avec un visage que les contorsions et les rictus ne réussissent pas à rendre méchant.

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.275-276 - Grasset, 1978

jeudi 26 novembre 2015

Tareq Oubrou et l'ostentation de l'islam

En mars 2013, j'ai acheté et lu L'islam que j'aime, l'islam qui m'inquiète, de Christian Delorme.
Je l'ai acheté avant tout à cause d'une préface de Tareq Oubrou.
Je ne connaissais pas cet imam, je n'en avais jamais entendu parler avant de feuilleter ce livre. La préface commençait (presque: le deuxième paragraphe) ainsi:
[…] Pour ma part, j'appartiens à ces musulmans qui ont la chance de rencontrer le christianisme à travers des hommes et des femmes de grande qualité. Et je prie ici d'emblée le lecteur d'excuser l'intrusion de mon «je» dans cette préface. Il n'est que l'expression d'un témoignage qui s'inscrit dans l'esprit même de l'ouvrage.

Ma première rencontre islamo-chrétienne remonte à une période où j'étaits encore dans le ventre maternel, vers la fin des années cinquante. Ma mère, enceinte, suivait alors des cours de puériculture donnés par des religieuses catholiques dans une maison d'accueil (dar el-halîb)1 laquelle se trouvait dans une église de Taroudant (Maroc), ma ville natale. Elle y a confectionné sa première layette dont je garde encore affectueusement une pièce

[…] La deuxième rencontre, toujours au Maroc, eut lieu à l'école maternelle Sainte-Anne, dirigée par des sœurs, à Agadir cette fois-ci. Je ne fis donc pas mes premiers pas dans une école coranique, devant un «fqîh»2, dont l'image et la méthode d'enseignement étaient généralement sévères, mais dans une maternelle avec des sœurs d'une grande gentillesse. […]

Préface de Tareq Oubrou, L'islam que j'aime, l'islam qui m'inquiète, p.1 et 2, Bayard, 2012
Sainte-Anne, c'est aussi un souvenir pour moi. C'est le lieu de mes premières années de catéchisme et de ma première communion. C'est le lieu de souvenirs heureux et extrêmement vivaces. J'ai acheté le livre.

Quatrième de couverture:
«Pour toute une partie des habitants de culture musulmane, le recours à un islam ostentatoire fonctionne comme une compensation à l'exclusion qu'ils vivent ou ressentent. Avant de voir là une "montée de l'islam", constatons d'abord un échec de la République.»

Ibid, Christian Delorme, quatrième de couverture
Hier circulait sur internet une interview de Tareq Oubrou. En voici des extraits:
— La visibilité actuelle de l’islam fait peur à l’identité française, et elle est aussi nuisible à la spiritualité musulmane. Il faut en finir avec la bédouinisation de l’islam. Phagocyté par le wahhabisme saoudien, le salafisme consiste à bédouiniser l’islam avec des moyens technologiques particulièrement développés. C’est un retour à l’histoire pré-islamique mais certainement pas un retour à l’état de l’Islam. Cette visibilité identitariste n’a rien à voir avec un enracinement mystique ou spirituel, mais répond à une logique de minorités qui veulent se préserver en s’attachant aux écorces au lieu de s’attacher à l’esprit de la religion.
— Que voulez-vous dire par écorce ?
— Tout ce qui participe à l’islam folklorique de la visibilité à outrance. Le propre de la religion, c’est la discrétion, la modestie, le travail intérieur et non l’exhibition. Il faut changer complètement de paradigme.

Le 24 novembre 2015, interview de Pascal Meynardier pour Paris-Match



Notes
1 : Qui signifie «maison de lait»
2 : L'îmam, en dialecte marocain

mardi 24 novembre 2015

Les actes du diable

Parce que je lis Nadler, Le philosophe, le prêtre et le peintre et les déboires de Descartes face aux théologiens, je souris en trouvant cet article du Monde: qu'auraient pensé les théologiens, est-ce très orthodoxe d'attribuer les catastrophes naturelles à Dieu?
«[…] Il y a trois grandes familles de riques. Dans notre jargon d'assureurs, nous parlons en anglais des «acts of God», des «acts of men» et enfin des «acts of evil». Les «acts of God», ce sont les catastrophes naturelles. La Terre est imparfaite, les rivières débordent, la terre secoue, les volcans entrent en étuption, les côtes sont submergées par des raz de marée. les phénomènes naturels ont toujorus été extrêmement prégnants. […] Ils représentent en moyenne 75% à 80% des destructions par an. La Terre reste la principale source de risque pour l'humanité.

Les «acts of men», ce sont les risques technologiques. Nous les créons et nous en créons beaucoup. Lorsqu'on a développé le nucléaire, nous avons créé des risques nucléaires. C'est la même chose pour à peu près tous les risques. […] Le progrès crée à peu près autant de risques qu'il en résout. La technologie, à l'heure actuelle, est en train d'être un pourvoyeur de risque extraordinaire. […]

Enfin, il y a des «actes du diable». Ce sont des destructions volontaires, intentionnelles de richesses et d'hommes. C'est ce que nous avons vécu ces jours-ci. […] Ce qui nous fait peur, c'est que les terroristes utilisent la technologie pour pouvoir y arriver, qu'ils n'utilisent non plus comme à l'heure actuelle des armes traditionnelles, mais recurent à d'autres moyens, comme par exemple le développent de virus bactériologiques, ou le nucléaire. Dans ce cas-là; on passerait de l'ère du terrorisme à l'ère de l'hyper-terrorisme. Cette phase, si elle survenait, créerait cette fois-ci une vulnérabilité mondiale aux conséquences considérables à l'échelle de l'humanité, puisqu'on peut imaginer, dans certains scénarios, des centaines de milliers de morts et des centaines de milliards de dégâts en une seule opération. […] les assureurs travaillent à l'heure actuelle sur le risque d'hyper-terrorisme.»

La menace d'un état terroriste : «Faisons attention: pour éviter de passer du terrorisme actuel à l'hyper-terrorisme, il faut absolument éviter que le terrorisme devienne un terrorisme d'Etat. C'est, à mon avis, l'enjeu de la phase qui s'ouvre, parce que si le terrorisme est appuyé par des Etats en matière de financement, de recherche, de moyens logistiques, on entrerait dans une ère d'hyper-terrorisme. […] C'est pourqoi il est fondamental que «l'Etat islamique», «Daesh», ne devienne pas un Etat en tant que tel, avec les moyens d'un Etat.»

Denis Kessler interrogé par Alain Franchon et Vincent Giret. Le Monde du 19 novembre 2015

jeudi 19 novembre 2015

L'Ultime secret du Christ

Ce livre nous avait été recommandé par une prof de grec biblique avec ces mots: «toutes les indications philologiques sont exactes».
Si vous avez une certaine culture chrétienne, ce livre ne vous apprendra pas grand chose sur l'histoire de Jésus et le Nouveau Testament (je ne connaissais pas le tombeau de Talpiot découvert en 1980) mais beaucoup de choses sur l'art de mettre en scène des révélations qui n'en sont pas. Exemple:
Tomas se pencha en avant, comme s'il s'apprêtait à dévoiler un grand secret.
— Le problème c'est que Jésus avait déjà une religion.
— Pardon?
Le Portugais se redressa, croisa les jambes et sourit en regardant d'un air amusé les visages ébahis d'Arnie Grossman et de Valentino Ferro.
— Il était juif.

José Rodrigues Dos Santos, L'Ultime secret du Christ, p.229, HC éditions 2013 (2011, traduit du portugais par Carlos Batista)
Bon. C'est un pétard mouillé; depuis Vatican II, cela est largement enseigné, en 2000 c'était même le contenu du premier cours de catéchisme des enfants de huit ans.
Cette mise en scène permet de présenter les faits comme s'ils étaient scandaleux (j'avoue que tout cela m'a beaucoup amusée en même temps que stupéfaite: comment, vraiment, cela n'était pas connu de tous?)
— Ma chère, dit-il. Vous n'avez toujours pas compris l'ultime conséquence du fait que Jésus était juif?
— Un juif qui a fondé le christianisme.
— Non, insista Tomas avec une pointe d'impatience. Le Christ n'était pas chrétien.

Ibid, p.240
(Pour cela que cela intéresse, c'est ce que l'on appelle "la troisième quête de Jésus", après la quête du Jésus historique (genre Renan ou Schweitzer — les premiers travaux dans ce domaine sont ceux de Reimarus) et le Jésus "réel" (travaux philologiques et exégétiques des années 50 cherchant à distinguer dans le Nouveau Testament ce qui a pu être réellement dit ou fait par l'homme Jésus — pour un aperçu, lire par exemple Joachim Jeremias), et enfin cette troisième quête qui cherche à replacer Jésus dans son contexte historique et social — voir par exemple les travaux du philosophe juif Daniel Boyarin)).

La conclusion à laquelle parviennent les protagonistes du livre est plutôt amusante (et parfaitement logique). Le côté amusant risque de ne pas vous apparaître, mais c'est que je cite hors contexte pour ne pas spoiler:
[…] Jésus était un prophète apocalyptique qui croyait fermement que le monde était proche de sa fin! Jésus avait une vision ultra-orthodoxe du judaïsme, allant jusqu'à affirmer qu'il n'était pas venu pour révoquer les Ecritures, mais pour les appliquer avec plus de rigueur encore que les pharisiens eux-mêmes! Jésus allait jusqu'à exclure les païens…
— Je vois d'ici votre tête, dit Tomas. Comment avez vous réagi à toutes les révélations de Patricia?
— Ça nous a abasourdis, évidemment. Imaginez notre stupéfaction! Personne n'en croyait ses oreilles! Et maintenant? Qu'allions-nous faire? […]

Ibid, p.443
L'ensemble du livre donne l'impression que le christianisme est un montage de toutes pièces des disciples après la mort de Jésus (une mise en scène orchestrée principalement par Paul). C'est très crédible, et j'imagine déjà certains en train de dire stupéfaits: «Mais comment pouvez-vous croire en sachant tout cela?»
Mais c'est justement que nous le savons, nous ne le découvrons pas. La dimension humaine (et révélée, mais révélée) des Ecritures nous est connue depuis longtemps maintenant.
En fait il y a deux types de réponses à cette question; une réponse proustienne: «le monde de nos croyances n'est pas affecté par nos observations» (citation à peu près) et une réponse de croyant: «la foi ne se vit pas au passé par une croyance aveugle en de vieilles phrases, mais au présent par la perception de signes au quotidien et ce sont ces signes qui valident en retour les Ecritures et les témoignages des saints».

mardi 17 novembre 2015

Hommages conservés ici pour mémoire, quand tout cela sera derrière nous

Les messages de solidarité affluent de partout. En voici deux qui m'ont touchée plus particulièrement.
Le premier est très connu, c'est un commentaire sur le site du New York Times — enfin très connu des facebookiens, mais je ne sais pas si ce texte a tourné dans les médias. Je suis touchée par les messages qui viennent de l'étranger, c'est comme si leur amour nous autorisait à nous aimer enfin, au moins pour quelques heures.
Mais tout de même, ne sont-ils pas trop gentils? Il n'y a rien de si extraordinaire à l'odeur d'un croissant, il doit être possible de trouver cela ailleurs qu'en France, non? Je lis à voix haute la traduction de l'article à H. qui me répond: «trouver tout cela ensemble au même endroit? non, ce n'est peut-être pas si facile à trouver.»
Blackpoodles - Santa Barbara 1 day ago
France embodies everything religious zealots everywhere hate: enjoyment of life here on earth in a myriad little ways: a fragrant cup of coffee and buttery croissant in the morning, beautiful women in short dresses smiling freely on the street, the smell of warm bread, a bottle of wine shared with friends, a dab of perfume, children paying in the Luxembourg Gardens, the right not to believe in any god, not to worry about calories, to flirt and smoke and enjoy sex outside of marriage, to take vacations, to read any book you want, to go to school for free, to play, to laugh, to argue, to make fun of prelates and politicians alike, to leave worrying about the afterlife to the dead.
No country does life on earth better than the French.
Paris, we love you. We cry for you. You are mourning tonight, and we with you. We know you will laugh again, and sing again, and make love, and heal, because loving life is your essence. The forces of darkness will ebb. They will lose. They always do.
D'après Slate, l'origine de l'article a été identifiée par le capitaine. Je copie la traduction de Slate en la modifiant un peu:
La France incarne tout ce que haïssent les fanatiques religieux du monde entier: la jouissance de la vie ici sur terre d'une multitude de manières: une tasse de café qui embaume accompagnée d'un croissant le matin; de jolies femmes en robe courte souriant librement dans la rue; l'odeur du pain chaud; une bouteille de vin partagée entre amis, une trace de parfum, des enfants jouant au jardin du Luxembourg, le droit de ne pas croire en Dieu, de ne pas s'inquiéter des calories, de flirter et de fumer et de faire l'amour hors mariage, de prendre des vacances, de lire n'importe quel livre, d'aller à l'école gratuitement, de jouer, de rire, de débattre, de se moquer des prélats comme des hommes et des femmes politiques, de laisser aux morts les interrogations sur la vie après la mort.
Aucun pays ne profite aussi bien de la vie sur terre que la France.
Paris, nous t'aimons. Nous pleurons pour toi. Tu es en deuil ce soir, et nous le sommes avec toi. Nous savons que tu riras à nouveau et que tu chanteras à nouveau, que tu feras l'amour et que tu guériras, parce qu'aimer la vie est ton être-même. Les forces du mal vont reculer. Elles vont perdre. Elle perdent toujours.
Un autre témoignage est moins connu. C'est un poème de Natalia Antonova qu'une amie FB a posté sur son mur. J'aime beaucoup la première strophe. Je la lis en ayant en tête «Dans les rues de la ville il y a mon amour» et Swann «C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture».
A Paris ils posent les bonnes questions :
« Cognac, armagnac ou calva ? »
Et : « Pourquoi vos yeux sont-ils si bleus ? »
« Savez-vous comment rentrer chez vous ? »
« Est-ce enfin le moment de s'embrasser ? »

mardi 10 novembre 2015

Oubliettes et Revenants, XIXe colloque des Invalides

Tandis que commençait le colloque des Invalides (le XIXe), je pensais à cette phrase de Micheline Tison-Braun: «La critique universitaire consiste en grande partie à mettre les farfelus à la portée des innocents.» Quelque chose de ce genre se joue ici: ce colloque consiste à mettre les farfelus dans la même pièce, en laissant l'entrée libre aux innocents de ma sorte.

Le programme est ici, le thème de cette année était "Oubliettes et Revenants" ou les fluctuations de la gloire et la reconnaissance littéraire. Trois vidéos sont en ligne (1, 2, 3) et le texte de l'intervention d'Elisabeth Chamontin est ici.

Ces vidéos vous permettront d'attendre la sortie des actes aux éditions du Lérot.


En attendant, voici quelques anecdotes (je n'ai pris que quelques mots en notes, sachant que tout était filmé), toutes retrouvables dans les vidéos.

Lors de la première discussion (trois à quatre intervenants exposent leurs travaux, puis la salle discute un quart d'heure à vingt minutes. Ce qui est impressionnant, c'est qu'alors qu'on a l'impression que l'intervenant vient de parler d'un parfait inconnu, toute la salle paraît connaître celui-ci — sauf vous (les farfelus et l'innocent))— lors de la première intervention, donc, Françoise Gaillard rappelle l'heureux temps où les recherches ne se faisaient pas sur internet mais à la bibliothèque Richelieu et que le chercheur était à la merci des erreurs des manutentionnaires qui vous apportaient les livres.
C'est ainsi qu'elle a eu entre les mains la brochure d'un chimiste de génie : il avait découvert la formule de l'odeur de sainteté, et même des odeurs de sainteté, celles-ci variant d'un saint à l'autre (ce qui paraît logique quand on y pense).
J'ai cru comprendre que ce chimiste avait déposé un brevet. Qu'attend-on pour fabriquer ce précieux parfum?

L'intervention de Bérengère Levet porte sur Adolphe d'Ennery. D'une certaine manière nous lui devrions Proust puisque c'est lui qui a développé Cabourg et les bains de mer. Nous lui devons également la thématique des deux orphelines, tant exploitée par le cinéma et le théâtre américain. C'était un homme très fin, nous dit-on, qui prenait garde de trop faire état de sa finesse. Il avait épousé une fort belle actrice qui le surveillait jalousement. On rapporte l'échange suivant au sortir du théâtre ou d'un salon, alors que son épouse vieillissante l'apostrophait ainsi:
— Viens donc, vieux cocu!
— Plus maintenant.

Dans la salle se tenait le président de l'association des amis d'Adolphe d'Ennery, un tout jeune homme très proustement vêtu. L'association n'a que cinq mois d'existence et déjà dix adhérents venus spontanément, sans aucune publicité. A bon entendeur…
(Ceci sera l'occasion pour Michel Pierssens1 de dire plus tard à propos de Georges Ohnet : «il n'existe pas d'association, sinon le président serait dans la salle».)

David Christoffel émettra l'hypothèse (très entre autres) que le mari d'Angela Merkel soit le dernier avatar en date du fantôme (d'un des fantômes) de l'opéra (puisqu'on l'aperçoit parfois accompagnant sa femme à des représentations de Wagner).

Laure Darcq plaidera pour la redécouverte du "vrai" Peladan, Joséphin de son prénom, écrasé par l'image du Sar Peladan, rosicrucien.

Eric Walbecq nous présente un livre trouvé par hasard aux puces, L'homme-grenouille de Max Lagrange: un livre de nouvelles fantastiques sur des phénomènes de foire. (Typiquement un livre pour Tlön.)
En poursuivant ses recherches, Walbecq a trouvé un autre livre de Lagrange: Carnet secret de l'amour à Paris, recueil de petites annonces avec lexique des abréviations.

Le mot le plus long de la langue française est dévoilé par Paul Scheebeli : la peur du chiffre 666 (hexakosioihexekontahexaphobie). Il y a quelques autres mots très longs, à chercher en particulier du côté de Rabelais.

Aude Fauvel nous présente l'autre Mae West, la Mae West inconnue, celle qui écrivait ses textes, peu traduits car caractéristiques d'un certain langage et d'une certaine Amérique. Elle fut scandaleuse dans ses attitudes mais aussi (ou surtout: le premier scandale permettant aux censeurs de mieux dissimuler le second) par ses combats d'avant-garde, les droits des femmes, des noirs, des homosexuels. Le code Hays qui prit effet à la fin de la prohibition, un puritanisme chassant l'autre, a été écrit sur mesure contre elle. (A l'époque, elle était la deuxième personne la mieux payée des Etats-Unis.)
Soit la phrase de Che Guevara : «la révolution c'est comme une bicyclette, si elle n'avance pas elle tombe». Remplacez "révolution" par "sexe" et c'est une citation de Mae West. Che Guerava le savait-il, est-ce une citation malicieuse ou inconsciente?
Aude Fauvel nous raconte que ce code tomba progressivement en désuétude à partir de 1965, à la suite d'un film de Sydney Lumet (La colline des hommes perdus?) dans lequel une poitrine dénudée ne fut pas censurée: c'était une poitrine noire, cela ne "comptait" pas…
Les cinéastes s'engouffrèrent dans la brèche et le code fut aboli peu après.

Liste d'auteurs publiée par Breton et Aragon, établie par vote : Lisez, ne lisez pas.




Note
1 : Je n'ai pas osé lui dire combien j'étais heureuse de croiser en chair et en os l'auteur de La tour de babil.

jeudi 5 novembre 2015

La Pologne - portrait (ébauche d'anthologie)

La description de la Pologne de Konwicki m'en a rappelé deux autres: Kapuściński et les rois bien-aimés, Szczygieł et le pays qui a besoin du malheur.
Chez nous, l'hiver se termine peu à peu. La neige fond, le vent d'ouest apporte le parfum lointain de la nouveauté. J'essaie de me remémorer les signes avant-coureurs de notre printemps plein d'attentes, de pressentiments, d'espoir. Je répète dans mes pensées ce mot court: «Pologne», et il s'éveille alors en moi une exaltation émue, quelque chose de clair, de libre, de consolant. Pologne, patrie de la liberté; Pologne, réserve naturelle de la tolérance; Pologne, grand jardin de l'individualisme exubérant. Où les gens se saluent d'un sourire, les policiers portent une rose au lieu d'une matraque, où l'air se compose d'oxygène et de vérité. Pologne, grand ange blanc au milieu de l'Europe.

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.131, Robert Laffont, 1977

Les rois bien-aimés : Kapuściński explique pourquoi l'histoire du shah paraît si étonnante et si douloureuse à un Polonais:
D'après mon interlocuteur, ce qui s'est passé après avec le shah est, en fait, typiquement iranien. Depuis la nuit des temps, tous les shahs sont terminé leur règne de manière lamentable et infâme. Les uns se sont fait couper la tête, les autres ont pris un couteau dans le dos, ou, avec un peu de chance, ils ont échappé à la mort mais ont dû fuir le pays pour aller mourir en exil dans la solitude et l'oubli. Il ne se souvient pas d'un seul shah mort de sa belle mort, sur son trône, et ayant passé son existence entouré du respect et de l'amour de ses sujets. Il ne se souvient pas d'un seul shah regretté et porté en terre par son peuple, les larmes aux yeux. Tous les shahs du siècle dernier — et ils sont nombreux — ont perdu leur courronne et leur vie dans des conditions atroces. Le peuple les considérait comme des despotes cruels, leur reprochait leur vielenie, accompagnait leur départ d'injures et de maléditions et accueillait la nouvelle de leur mort dans des débordements d'allégresse.

[(Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. À son acession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Restaurateur, le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie. Aussi, quand un Polonais apprend qu'un momarque a connu un destin cruel, il transfère inconsciemment sur lui des émotions nées d'une culture et d'une expérience tout à fait autres et gratifie le roi maudit des sentiments qu'il voue traditionnellement à ses Restaurateur, Généreux et Juste en plaignant du fond du cœur le pauvre souverain si impitoyablement découronné!)

Mon interlocuteur poursuit son récit: «Nous, les Iraniens, avons du mal à comprendre qu'ailleurs l'histoire puisse être différente. Le régicide est considéré par eux comme l'issue la plus souhaitable ou tout bonnement comme un ordre divin.] Certes, nous avons eu des shahs merveilleux comme Cyrus et Abbas, mais c'était il y a longtemps. […]

Ryszard Kapuściński, Le shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010 (1982. traduction Véronique Patte)
Comprendre les autres en comparant leurs expériences à la nôtre, se définir par différence face à leur façons de réagir: ce que Kapuściński met en œuvre face aux Iraniens, Szczygieł l'accomplit face aux Tchèques au moment où l'avion du président polonais Lech Kaczyński et quatre-vingt-quinze autres personnalités à bord s'est écrasé en Russie. En répondant aux question d'un journaliste tchèque, il tente de définir le "pathos" polonais, l'âme de la nation (et c'est pour "nous", si loin de la Pologne, la Russie, l'Ukraine, peut-être l'occasion de comprendre que la réconciliation entre ses peuples si souvent réunis à travers des frontières mouvantes ne sera ni simple ni rapide.)
A la question de savoir si l'on assistait à la résurgence dans la société polonaise du fameux pathos national, j'ai répondu qu'un des évêques disait déjà à propos du président Kaczyński qu'il "était tombé" à Smolensk. Le verbe "tomber" est d'ordinaire employé pour désigner une mort sur le champ de bataille, ou bien une mort glorieuse les armes à la main. Pourquoi donc ce vocable? Sans doute parce que le prêtre considérait que, de son vivant, le président était en lutte permanente contre ses adversaires. De surcroît, il survolait le territoire de l'ennemi.

Un autre prêtre n'hésite pas à dire à la télévision que notre président est mort "en héros". Est-ce qu'une mort dans un accident d'avion peut être considérée comme héroïque? Du reste, nous éprouvons une certaine difficulté à reconnaître qu'il puisse s'agir d'une erreur humaine, d'une faute, ou d'un accident. Dans ce pays, nous sommes tout des élus de Dieu, c'est Lui qui a choisi pour notre président une mort héroïque. Bien entendu, je comprends parfaitement les tentatives désespérées de mes semblables pour donner du sens à la réalité. S'il n'arrive pas à donner un sens précis aux choses, l'homme se perd, dépérit (peut-être est-ce la raison pour laquelle la peinture abstraite ne sera jamais autant appréciée par l'humanité que la peinture figurative).

[…] Invité récemment dans un talk-show de la télévision tchèque, j'ai cité le poète polonais Norwid — "la Pologne, ce n'est que de la mémoire et des tombes" —, ce qui a provoqué un éclat de rire ches le public praguois du Théâtre Semafor, où l'émission était enregistrée, comme s'il s'agissait d'une bonne blague. On croyait sans doute que j'avais préparé cette plaisanterie pour la fin. or il s'agit d'un vraie citation, et qui en dit long sur les Polonais.

Tu pense à quoi concrètement? voulais savoir Denis. Je lui ai répondu par un exemple concret: pour vivre, notre nation n'a pas besoin d'autoroutes, et elle n'en a presque pas. Pour vivre, notre nation a besoin de malheur. C'est seulement lorsque le malheur frappe — une insurrection ratée, ou autre cataclysme — que nous nous sentons importants et fiers. Le préjudice subi nous élève au-dessus des autres nations. La culture polonaise est une culture nécophile. La mort est considérée comme un facteur qui grandit l'homme. Durant les siècles de l'histoire polonaise, nous avons passé le plus clair de notre temps à lutter pour notre liberté, à défendre notre patrie en mourant par milliers. Par conséquent, les Polonais sont bien meilleurs pour célébrer les enterrements et les défaites que pour fêter les succès. Comme il était impensable que toutes ces vies sacrifiées ne servent à rien, qu'on les oublie tout naturellement, nous avons appris à les glorifier, à les célébrer, à leur donner une belle parure de patriotisme. Souvenez-vous, lorsque, en novembre 1989, les Tchèques faisaient résonner leur clefs sur la place Wenceslas pour manifester leur joie après la chute du communisme, les Polonais ont quant à eux esprimé peu de sentiments d'allégresse (en juin 1989, car le communisme est tombé un peu plus tôt chez nous). Il n'y a pas eu de liesse générale alors que la Pologne populaire tant détestée avait enfin cessé d'exister. Pas d'explosion de joie. Les Polonais savent pourtant très bien s'unir, mais seulement dans le malheur. Et puisque le monde ne sait pas apprécier notre malheur à sa juste valeur, nous voulons attirer désespérément son attention: regardez, dans la célébration de la mort et de latragédie, nosu sommes de loin les meilleurs!

Mais pour quoi faire?! s'écrie Denis, stupéfait.
Pour que le monde le reconnaisse enfin: Mais oui! Ce sont eux qui ont le plus souffert. Plus encore que les juifs. Déjà, on entend ça et là: "Personne ne sait souffrit aussi bien que nous".

Denis me demande alors de trouver à ce tragique accident d'avion un élément positif qui pourrait, par exemple, engendrer un début de réconciliation avec les Russes. Pour lui répondre, je me sers d'une comparaison: les Russes à Varsovie et les Russes à Prague. Cela n'a strictement rien à voir. Un Russe à Prague ne cache pas le fait d'être russe. Il m'arrive parfois de dire exprès en Pologne: "Figurez-vous que, dans un café de la place Wenceslas, j'ai entendu des Russes parler à haute voix. — Comment ça? Les Russes parlent normalement?" s'étonnent les Polonais. A Varsovie, des années durant, il était impossible d'entendre les Russes, alors qu'ils y vivaient. Aujourd'hui encore, ils parlent bas, ne lèvent la voix que lorsqu'ils se retrouvent entre eux, dans leurs hôtels ou appartements de location. Qu'un Russe se comporte naturellement dans un café, impossible! Il rase les murs dans la rue, faisant tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas attirer l'attention sur lui. Il sent bien notre aversion. L'aversion des anciens esclaves, puisque nous sommes restés sous occupation russe durant plusieurs siècles. Et puisque nos deux peuples se ressemblent, car les Russes et les Polonais sont de grands sentimentaux, je dirais que leurs sentiments pour nous ont tout d'un amour blessé. Sauf que cet amour rappelle celui d'un éléphant pour une colombe: il veut la garder rien que pour lui dans une vieille cage rouillée. Aussi je doute fort qu'une réconciliation en bloc* soit possible.

Sur ce, Denis a voulu connaître l'histoire de ma famille, car il est de notoriété publique que chaque famille polonaise a eu des démêlés tragiques avec des Russes ou des Ukrainiens. Je lui ai raconté (en version raccourcie) une histoire fabuleuse que ma mère me racontait dans mon enfance. Un jour, mon grand-père était tombé d'une échelle et s'était cassé une jambe. Il était cloué au lit lorsque les Ukrainiens firent irruption, lui ordonnèrent de s'habiller et, sans se soucier de sa jambe cassée, le conduisirent dans la forêt. Une fois sur place, grand-père dut creuser lui-même une fosse; alors ils lui ligotèrent les mains avec un morceau de fil barbelé, le tuèrent et jetèrent son corps dans le trou. Pendant plusieurs jours, personne n'eut le droit d'approcher cet endroit, mais grand-mère s'y rendit quand même, et elle trouva un bout de la manche de ma chemise bleue du grand-père. Cette histoire, je l'aimais bien, et je n'ai pas arrêté de demander à maman de me la raconter. Je voulais l'écouter, encore et encore.

Denis m'a demandé si tout cela s'était vraiment produit, et je lui ai dit que oui, dans un village de la région montagneuse de l'Est de la Pologne. Aujourd'hui, je sais tout ce qu'on n'a pas pu dire à un enfant. Je sais qu'ils lui ont arraché la peau des mains. On disait qu'ils le faisaient avec précision, pour en faire des gants. Je sais qu'ils ont aussi assassiné le frère de ma grand-mère, ainsi que sa femme, et que celle-ci avait pris dans ses bras son bébé, un petit garçon, en déclarant qu'elle n'abandonnerait pas son mari. Ce bébé, ils le lui ont renfoncé dans le ventre, comme le disait ma mère. Les membres de ma famille ont été assassinés par leurs voisins. Les gens de leur village. Ils faisaient partie de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne, une force armée nationaliste ayant pour objectif de créer un pays totalement indépendant, sans ingérence de l'URSS, ni de la Pologne. Par conséquent, ils éliminaient les Polonais de leur territoire. Ma grand-mère maternelle, Anna, était issue de la noblesse, de la famille Stadnicki, tandis que son mari Richard faisait du négoce de sel dans la région de Cracovie. Elle était la seule de son village à savoir lire et écrire, et ce aussi bien en polonais qu'en ukrainien.

A la question de savoir si, en tant que Polonais, j'ai ressenti de la satisfaction en apprenant que le premier programme de la télévision russe avait diffusé à l'heure de grande écoute le film Katyn d'Andrzej Wajda, j'ai répondu que je n'en avais pas ressenti. Ma philosophie de la vie, c'est de ne jamais rien attendre.


Une fois imprimée, l'interview s'est révélée légèrement plus longue. A la fin, il y avait un rajout. Une petite anecdote qui ne venait pas de moi.
En effet, Denis m'a écrit dans un mail que l'entretien plaisait beaucoup à l'ensemble de la rédaction, cependant ses chefs déploraient sa lourdeur et sa morosité. Je lui ai répondu qu'il était tout simplement difficile d'être léger quatre jours après la catastrophe.
Il ma dit de ne pas m'en faire, car il avait ajouté une petite histoire amusante (sur une erreur de langage que j'ai commise et dont j'ai parlé à la télévision). Selon lui, cela donnait au texte une chute vraiment drôle.

Lundi, c'est-à-dire quatre jours avant la publication de l'interview dans Mlada fronta, j'ai demandé à Denis de m'indiquer la date de la parution. Il m'a répondu sans tarder que c'était prévu pour le jeudi, tout en précisant (et c'est la dernière phrase qu'il m'a adressée):
"Pour faire rire Dieu, parle-Lui de tes projets."
Mercredi, j'ai reçu la nouvelle de sa mort. Le matin même. Dans la rue.

Mariusz Szczygieł, Chacun son paradis, p.206-2012, Actes Sud 2012 (traduction Margot Carlier. 2010 en Pologne)


Note
* : En français dans le texte. (N.d.T.)
Et tout cela m'a rappelé la discrète ironie de Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)») tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:
l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine, […]
Nabokov est russe et tout cela n'est pas raisonnable.

mardi 3 novembre 2015

L'optimisme de Proust

De sorte qu'on a tort de parler en amour de mauvais choix puisque, dès qu'il y a choix, il ne peut être que mauvais.

Marcel Proust, La Fugitive, p.611 (Pléiade, Clarac)

jeudi 29 octobre 2015

Les Polonais

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.17, coll Pavillons éd. Robert Laffont
— Les Polonais, quand on les fait attendre, ça les rend méchants, déclare Duszek. (p.17)

— Les Polonais, quand ils pensent, ça les fait toujours dormir, constate M.Duszek. (p.29)

— Les Polonais, quand vient le soir, ils se plongent dans leur souvenirs. (p.31)

— Les Polonais, quand il se plaignent un peu, ils se sentent tout de suite mieux. (p.90)

— Les Polonais, si on leur donnait la liberté, ils dépasseraient tout le monde, lance M.Duszek qui se tait aussitôt, gêné par le brusque silence dont la queue gratifie sa maxime. (p.109)

— Les Polonais, quand il mettent de l'ordre chez eux, ils sont inquiets, constate Duszek. (p.145)

— M. Duszek dirait: une Polonaise, quand ça la prend, laisserait tomber un milliardaire. (p.168)

— Les Polonais, quand ils voient un balcon, ça leur donne envie de sauter, fait-il de sa voix de basse enrouée. (p.174)

— Les Polonais, quand la fureur les prendra, malheur à l'Europe aveugle, veule et vénale. (p.198)

mardi 27 octobre 2015

Atlantide 14, de Corinne François-Denève

Il faut que je me dépêche d'écrire, il ne reste plus beaucoup de représentations : 29 octobre, 3, 5, 10, 12, 15 novembre.

C'est l'histoire de trois jeunes femmes, une jeune épousée, une cynique secrètement amoureuse, une "intellectuelle" réservée, filles de paysans, sœurs de paysans, épouses de paysans, qui en juin 14 rêvent ou pas leur vie future («beaucoup s'ennuyer» souhaite la jeune mariée, et j'ai pensé au père d'Emily Dickinson: c'est ce qu'il avait promis à sa femme (très exactement: "un bonheur rationnel", je viens de vérifier)).
La guerre éclate, elles attendent et redoutent des nouvelles. Comment vivre, attendre, ne pas désespérer? La guerre se termine, mais toutes les nouvelles n'ont pas fini d'arriver. Que va devenir la terre, les terres, sans les hommes pour les cultiver?

C'est une pièce écrite à partir de lettres conservées dans les archives du Vaucluse, mais étrangement, de même que les photos d'enfance que je vois sur internet me semblent ramener toutes à mes albums de famille, comme si chacun d'entre nous de la même origine sociale avait les mêmes souvenirs (c'est assez troublant à constater: la même lumière, les mêmes vêtements, les mêmes arrières-plans), cette pièce s'enracine dans mes propres récits familiaux, mon grand-père écrivant à ses frères dans les tranchées (vingt ans les séparaient) et ma mère me confiant en septembre 2014: «en lisant ces lettres, je me suis rendue compte qu'il avait fallu faire la moisson sans les hommes et sans les chevaux, tout avait été réquisitionné. Je comprends que mon père en soit demeuré si marqué, si sombre.» (il avait alors une dizaine d'années.))

C'est ainsi une part de nous-mêmes qui se joue devant nous.
L'extraordinaire est ailleurs, cependant, je crois. L'extraordinaire est sans doute l'exacte adaptation de chacune des actrices à son rôle; chacune dans sa fraîcheur et sa lumière intérieure correspond si bien à l'idée qu'on se ferait d'elle à la lecture des répliques qu'on se demande si elles ont été choisies selon ce critère, si réellement leur caractère est celui qu'elle montre sur scène ou si c'est un total rôle de composition. Quoi qu'il en soit, le charme opère, on ne se lasse pas de les écouter et de les voir évoluer dans le décor minimaliste de la scène de Ménilmontant (regret: j'aurais aimé les voir dans le décor ensoleillé d'Avignon).

(Et pour ceux qui le connaissent, la mise en scène est de Benoît Lepecq.)

jeudi 15 octobre 2015

Le complexe polonais de Tadeusz Konwicki

C'est un livre étrange, facile à lire et pourtant d'une composition élaborée, ayant la consistance d'un rêve. C'est moins la vie quotidienne polonaise en 1977 que nous pouvons nous représenter (même si nous avons quelques aperçus des queues, de l'alcool, des mouchards, de la pénurie) que l'imaginaire polonais, l'aspiration à la liberté et les combats perpétuels, toujours recommencés, le soulèvement contre la Russie en 1863, la résistance pendant la seconde guerre mondiale et aujourd'hui (1977) la lutte insidieuse contre le parti communiste.

Les thèmes glissent et se chevauchent et les grandes envolées politico-philosophiques parviennent sans effort à être lyriques, épiques. Les notes de bas de page nous rappellent combien nous savons peu de choses en France de l'histoire de la Pologne et en particulier sa proximité mentale, affective, avec la Lituanie (le Cavalier et l'Archange, leurs emblèmes). Je retrouve avec émotion — est-ce une coïncidence ou une référence — la fin originale de la devise française: «la liberté ou la mort» (Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort).

Les extraits suivants sont réellement "extraits", y compris dans le texte lui-même: ce sont plutôt des réflexions, monologues intérieurs ou monologues, qui ne rendent pas compte de la dynamique de l'ensemble. Si c'est cela que je copie, c'est qu'au-delà du récit total, c'est cela qu'il m'intéresse de conserver: quelque chose de l'identité polonaise, ce que c'est d'être polonais, d'une part, deux passages sur l'essence des dictatures d'autre part.

Tout d'abord "la région des Confins", lieu aujourd'hui encore de tant de conflits et de contestation :
Les fenêtres étaient masquées par des volets de vois où l'on apercevait de petites ouvertures noires servant à tirer comme dans les anciens forts des confins orientaux.1

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.41, 1977, traduction française par Hélène Wlodarczyk en 1988, Robert Laffont


Note :
1 : Cette région, dite des Confins, (Lituanie, Biélorussie et Ukraine), envahie par les Soviétiques dès 1939, est une constante symbolique dans l'œuvre de Konwicki. (N.d.T.)
Ce qu'est être polonais, et ce qu'est être écrivan polonais (le début de cet extrait me rappelle Voyage en Pologne de Döblin et nous rappelle l'incroyable (pour un Français habitué à une stabilité quasi millénaire) mouvance des frontières dans cette région:
Je suis pétri de trois pâtes. Et ce mélange, c'est-à-dire moi, a ensuite été trempé à la douce chaleur de l'enfer de trois éléments. Ces trois substances dont je suis constitué, ce sont l'atome polonais, le lituanien et le biélorusse. Et ces éléments, ce sont la polonité, la russité et le judaïsme ou, plus précisément, la judéité.

C'est une vieille histoire. Nombreux sont les coins d'Europe où se sont mêlés, sans se fondre, divers groupes ethniques, des communautés linguistiques variées, des sociétés bariolées par leurs coutumes et leurs religions. Mais mon coin perdu, ma région de Wilno, me semble d'une plus grande beauté, meilleure, plus élevée, plus magique. Il est d'ailleurs vrai que j'ai moi-même, à la sueur de mon front, travaillé à embellir le mythe de cette contrée frontalière entre l'Europe et l'Asie, cet antique berceau de la nature européenne et des démons asiatiques, cette vallée fleurie d'harmonie éternelle et d'amitié entre les hommes.

J'ai tant travaillé à cet embellissement que j'ai fini par croire à ce pays idéalisé où l'amour était plus intense qu'ailleurs, les fleurs plus hautes que sur d'autres terres, les hommes plus humains que partout au monde.

Et poutant, cette enclave ne pouvait pas se distinguer considérablement des autres subdivisions de ce vieux nid de l'humanité qu'est l'Europe séculaire. Ces milieux nationaux et religieux exotiques vivaient ensemble sur un petit morceau de terre, mais sans se vouer un amour évangélique. Toujours et partout, je me suis efforcé de cacher ces conflits honteux, ces animosités, ces haines auxquelles j'avais participé et dont je ressentais une honte cuisante. C'est pourquoi par la suite, après avoir quelque peu maîtrisé ce métier de plume, j'ai patiemment enfilé les perles de notre sort uni et désuni sur le fil fragile de la solidarité humaine, de l'amitié, de la magie d'une prédestination commune.

Il y eut un jour ou un moment — c'était au tout début de ma fragile d'écrivain — où je me suis dit que je n'observerai fidèlement qu'un seul commandement, celui-ci: tu n'utiliseras pas ton verbe contre un étranger. Tu n'utiliseras pas de métaphore, de parabole émouvante, de moralité tendancieuse, contre un autre homme, une autre religion, une autre langue. C'est pourquoi j'ai péché contre les miens mais jamais contre des étrangers.

J'ai pris soin de m'orienter moi-même vers l'universalisme — cela va sans dire, de l'universalisme de toute l'humanité —, je me prenais pour un cosmopolite savamment camouflé qui avait jeté en douce les tabous de son propre peuple à la poubelle, et porté à broyer au moulin éternel de l'histoire les souvenirs de l'époque des conflits nationaux et religieux.

Je feuilletais avec un étonnement plein d'horreur les romans patriotiques de mes amis ou ennemis de plume; je parcourais avec condescendance les traités de minables consacrés au martyre sacré de notre peuple; je considérais avec une désapprobation hautaine les spasmes d'inimitié ou même de haine littéraire à l'égard des autres peuples. Moi, je volais haut. Dans l'aura stérilisée de l'objectivisme universel. Moi, je commerçais avec l'homme, l'homo sapiens, et seule son âme m'importait et m'inspirait, l'âme de cette espèce qui régnait sur la terre entière.

Un beau jour ou peut-être un beau moment, je lus la première critique qui me traitait d'écrivain polonais, noyé dans la polonité, limité à son petit coin de Pologne. J'éclatai d'un rire franc et cordial devant ce malentendu évident. Pour des raisons de principe, les conditionnements émotionnels, moraux ou intellectuels des habitants des villes détruites sur les bords de la Vistule m'étaient complètement indifférents. Moi qui étais originaire d'un Eden cosmopolite, de l'Atlantide engloutie du peuple originel, de la langue-mère, de la religion des origines.

Mais ensuite, je cessai de rire. Cette polonité revenait dans toutes les critiques. Cette polonité commença à se retourner contre le malheureux auteur. Cette polonité involontaire faisait que je devenais incompréhensible, monotone et irritant. Je me mis à la combattre en moi-même, prophylactiquement, je me mis à en avoir honte et peur; et pourtant, je n'en avais jamais fait usage, je n'y avais jamais touché, je ne l'avais même pas effleurée du bout de ma langue. C'était pour moi le tabou le plus coupable. Bien sûr, j'avais recours à certains éléments de la réalité, je peignais la nature dont j'avais gardé le souvenir: les arbres, les plantes et les mousses qui poussent aussi bien au Canada ou en Belgique; je notais des incidents de guerre qui auraient pu aussi bien se produire en Italie ou en Norvège; je constatais des déviations psychiques ou morales tout aussi bien caractéristiques des Allemands ou des Américains.
Comment ai-je bien pu devenir un auteur polonais, mauvais ou bon, mais polonais?

ibid, p.95-96
Et qu'est-ce que la Pologne? Comment mieux la définir que par opposition à la Russie ? Ce qui définit la Pologne, c'est l'amour de la liberté.
Le bonheur et le malheur des peuples rappellent souvent l'heur et le malheur des simples particuliers, des gens ordinaires perdus dans la foule, l'existence sans éclat de tous les jours. Il est des peuples qui ont de la veine, qui ont le vent dans les voiles et font des carrières étourdissantes; et d'autres qui ont la poisse, des malchanceux, des Lazares. Il est des peuples qui rirent les bonnes cartes jusqu'à un certain moment, puis soudain la chance leur tourne le dos et tout leur gain s'en va brusquement jusqu'au dernier sou; mais il en est aussi à qui la providence attribue pour chaque époque une modeste part de succès peu voyant. Il est des peuples avides et rapaces qui, un beau jour, deviennent fainéants et passifs; il est aussi des peuples légers et insouciants qui, soudain, apprennent à réfléchir et prévoir. Il est des peuples vils et vénaux que l'histoire rend tout à coup nobles et héroïques; il est des peuples vertueux, honnêtes, qui, aux heures noires, quittent le droit chemin pour s'adonner à l'usure, au chantage et au proxénétisme.

Je me passionne pour l'histoire. J'observe la vie des peuples et des individus. Je me plonge dans notre histoire de Pologne et je la parcours dans un sens et dans l'autre, en long et en large. Tantôt, je me laisse emporter par l'émotion et par des lévitations exaltées, tantôt, je tombe au fond de l'abîme de l'humiliation et du désespoir. C'est alors que je me tourne vers le curriculum vitae de notre sœur, la Russie. Celle-là, elle en a eu de la chance et tout le temps des bonnes passes. les tsars saigenaient à blanc leur propre peuple, instituaient les lois les plus insensées, les plus arbitraires, s'engageaient dans les guerres les plus risquées, fixaient des projets politiques impossibles et toujours, l'absurde se changeait en sagesse, la réaction en progrès, les défaites en victoires. l'un des plus grands tsars de Russie, Pierre le Grand, avait perdu la guerre contre les Turcs et se trouvait prisonnier chez le Grand Vizir, et voilà qu'en cet instant, le plus néfaste pour lui et pour son pays, il lui vint l'idée lumineuse d'un vulgaire pot-de-vin, d'un minable bakchich transmis de la main à la main, d'un pourboire comme nous en donnons à notre plombier ou à notre concierge. Le Grand Vizir accepte le pot-de-vin, délivre Pierre, aussitôt l'histoire caresse les cheveux du géant russe et la carte change sur-le-champ; la Russie franchit un nouvel échelon de sa puissance politique. Un simple pot-de-vin — une montagne de pièces — décide du destin d'un Etat gigantesque. Voilà une des plaisantes farces de l'histoire. L'Etat russe aurait dû être poussé, précipité, par toute son organisation sociale, économique et culturelle dans l'abîme de la destruction et du néant. Le despotisme ignare et obscurantiste, l'abrutissement des plus hautes sphères de la société, la misère du peuple, le pouvoir discrétionnaire de fonctionnaires stupides et vénaux, l'invraisemblable indolence des chefs, les mœurs et les lois les plus réactionnaires, la barbarie dans les relations entre les gens; tout cela, au lieu de plonger l'Etat tusse dans une honteuse anarchie, au lieu de dévaster la structure de l'Etat, au lieu d'exclure la nation russe de la cnmmunauté européenne, tout cela a contribué à la construction laborieuse de la puissance de l'ancienne Russie, à sa suprématie, à sa grandeur parmi les peuples du vieux continent.

Dans notre pays, la Pologne, la noblesse des monarques éclairés, l'énergie des ministres raisonnables, la bonne volonté des citoyens, la foi dans les idées les plus hautes de l'humanité — dans notre pays —, toutes ces valeurs positives, exemplaires, modèles, se sont inopinément dévaluées. Elles se prostituaient sans raison et entraînaient par le fond, comme une pierre, l'honorable cadavre de la République des Deux Nations.1

Nous autres, nous connaissons bien le pourquoi et le comment. Nos historiosophes ont ausculté avec précision la colonne vertébrale de notre histoire. Ils en ont mis à jour tous les vices, tous les défauts et toutes les malformations. Nous savons bien que c'est notre liberté dorée qui nous a perdus. L'attachement forcené, insensé, aux libertés individuelles du citoyen, à l'autonomie et à l'indépendance de l'homme. Toute notre misère vient vient de cette liberté effrénée. Tout notre calvaire de cette intempestive irruption d'individualisme. Toute notre incertitude du lendemain, de notre inexplicable inclination pour le «moi», effréné, sans aucune contrainte, opposé au «nous», au «vous» et aux «eux».

Nos sages historiosophes barbus, comme à de mauvais élèves, à des ânes du dernier rang, à des voyoux de banlieue, nous donnent l'exemple de nos voisins modèles qui au lieu de se vautrer dans la liberté, au lieu de la diviniser et de s'en faire une religion, se sont appliquer à construire des Etats forts, despotiques, des organismes reposant sur la tyrannie, la violence acharnée de l'Etat à l'égard de l'individualité désordonnée, le culte de l'écrasement de l'individu au nom des desseins génocides des potentats sanguinaires. Notre histoire peut envier à celle de nos voisins les têtes coupées, l'arbitraitre institutionnel et l'asservissement définitif de cet être pensant que les biologistes, frères des historiens, appellent «homo sapiens».

Eh bien, que le diable l'emporte, cette carrière avortée de despotes et de tyrans. Que le diable l'emporte, ce rôle non réalisé de gendarme de l'Europe. Que le diable l'emporte, cette vocation ratée de bourreau exécutant des victimes sans défense et des peuples entiers sans force.

Faut-il que nous ayons honte de notre amour de la liberté? Fût-ce une liberté insensée, folle complète, anarchique, provinciale, dût cette liberté nous conduire à notre perte!

Je sais, je sais. je connais bien les funestes avatars de notre liberté dorée qui a eu pour conséquence des chaînes entières de malheurs et de tragédies nationales; je vois l'énormité du mal issu de notre liberté ponolaise, sarmate2, nobiliaire, individualiste, nihiliste, inconsidérée, cette égoïste liberté du «chacun est maître chez soi». Mais quand bien même nous serions une société de fourmis, une société réglementée, disciplinée, de type anglo-saxo, le despotisme nous épargnerait-il, le totalitarisme agressif de nos voisins ne débiterait-il pas notre cadabre en quartiers? Car, toujours, il faut que la noblesse le cède à la bassesse, que la vertu tombe aux pieds du crime, que la liberté périsse des mains de la servitude. Bien qu'on puisse tout aussi bien dire que la justice triomphe du péché, que le bien est vainqueur du mal et que la liberté l'emporte sur la servitude. Mais n'oublions pas que le bien est aussi libre et lent qu'un nuage dans le ciel et le mal rapide comme l'éclair.

ibid, p.107-109


Notes :
1 : Pologne et Lituanie. (N.d.T.)
2 : Peuple guerrier des steppes du nord de la mer Noire. Les nobles polonais s'étaient inventés une origine sarmate. Sarmate est aujourd'hui synonyme d'obscurantiste, égoïste, conservateur et baroque. (N.d.T.)
Le récit mêle plusieurs époques temporelles : officiellement, les événements se déroulent la veille de Noël dans les années 70 à Varsovie, mais ils glissent vers la résistance durant la seconde guerre mondiale, le soulèvement de 1863-1864 et reviennent à Varsovie la veille de Noël dans un va-et-vient très souple.

Plus le loin, le récit est interrompu par la lecture de la lettre d'un ami d'enfance, compagnon de la Résistance, parti dans un pays idyllique qui s'est transformé en dictature (Cuba, l'Amérique du sud?). Cette lettre très longue en forme de parabole souligne le plus terrible défaut des dictatures: ce n'est pas la torture et le manque de liberté, c'est l'ennui. Mais avant cela, elle décrit quelque chose qui ressemble à notre vie à tous, dictature ou pas:
[…] Je vais tout de même commencer par le début. A la fin de la guerre, je me suis retruvé à l'Ouest (à l'ouest de l'Europe, s'entend). J'ai tenté diversement ma chance, mais rien n'a marché. Alors j'ai été cherché fortune sur un autre continent comme nombre de naufragés semblables à moi. C'est ainsi que je me suis trouvé dans un pays assez sympathique à l'histoire tumultueuse et dramatique, pays libre seulement depuis quelques dizaines d'années, moyennement aisé, mais non pauvre, peuplé par des gens insouciants, un brin romantiques et doués du sens de l'humour. Comme tu vois, ce pays pouvait me rappeler un peu ma patrie perdue.

A peine m'étais-je installé qu'une surprise imprévisible se manifeste. Un changement de régime se produit sous l'influence du tout-puissant voisin du nord. Une junte imposée par ce voisin catégorique prend le pouvoir. Et cette junte apportée dans des malles ou plutôt des cantines militaires se met à gouverner avec un sérieux mortel. Elle proclame une idéologie très décidée, obligatoire, et un programme extrêmement radical, Bref, elle annule toute la vie précédente et procède à la construction d'une existence entièrement nouvelle. On fonde un parti politique unique, monopoliste, dirigé par un chef envoyé de l'étranger, d'abord inconnu de la société locale, tout à fait impopulaire, mais qui, avec le cours du temps, semble se sacraliser, se transformer progressivement, grâce à une propagande hystérique, en raison universelle ou tout simplement en Dieu. Tu te doutes bien que l'implantation de cette nouvelle religion politique a dû coûter quelques centaines de milliers d'existences humaines. J'ajouterai, à l'occasion, que je suis moi-même demeuré un temps sous le charme de cette religion agressive, bien qu'à toi, habitant de la vieille et sereine Europe, cela te semble certainement bizarre et incompréhensible.

[…]
On me permet de travailler, de manger modérément et de me reposer brièvement pour reprendre des forces; dans les statistiques et dans la mentablité de mes maîtres anonymes, rien ne compte que ma capacité phyqique de travail car elle concourt à la construction des pyramides de la grande variété moderne. Ma capacité de bête de somme est mesurée chaque jour, totalisée, réduite en pourcentage et révélée dans les journaux, à la télévision, dans les comptes rendus, les exposés, sur les affiches, les emballages, même sur les murs des toilettes. Si je suscite de l'intérêt de quelqu'un, c'est uniquement en tant que bête de somme et moi-même, je travaille avec une somnolence de bête, et je mâche avec une gloutonnerie de bête, et je somnole avec une résignation de bête, avant de me remettre à l'effort. On a si longtemps cherché à me persuader de ma condition de bête de somme que j'en suis enfin devenue une. Et, à présent, on ne peut attendre de moi rien de plus que d'un bœuf. Je suis devenu sourd à toute parole, si belle soit-elle, je suis insensible aux sentiments les plus sublimes et à toutes les vocations, si élevées soient-elles, et je n'ai aucun rêve à cacher qui puisse réjouir le parti, le gouvernement ou l'Etat. Je suis une bête de somme: pour tourner en rond sur l'aire, donnez-moi à bouffer, laissez-moi me vider et respirer un instant; sinon, je vais ruer de mes deux pattes arrière et faire sauter toutes les dents, qu'elles soient en or, en argent ou en plastique.

Mais maintenant, je suis à l'hôpital. Un grand hôpital qui est un atelier de réparation et une boucherie. Le parti ne s'aventure pas ici ou, plutôt, il s'y aventure timidement et sans son habituelle agressivité. Dans ce bâtiment aux fenêtres poussiéreuses, le parti est un peu désarmé; il voudrait bien se mêler aussi de la médecine, mais, au dernier moment, la peur le saisit car lui-même est bien obligé d'avoir recours à cette médecine pour se faire soigner. Il lui arrive donc de serrer un instant la vis aux professeurs pour ensuite la desserrer, de faire de l'agitation parmi les sœurs de charité dans le sens de ses doctrines préférées, puis de se retirer de but en blanc, de couvrir les salles d'opération de slogans et de les enlever aussitôt par peur des microbes. Le plus souvent, c'est en cachette que le parti s'insinue ici, pour transporter ses fils fidèles dont le zèle a fait enfler le foie, dont les yeux se sont couverts d'une taie ou à qui la rage a fait attraper un coup de sang.

[…]
Si seulement ils ne faisaient que nous torturer de leur ubiquité impertinente, s'ils ne faisaient que nous ensevelir dans des prisons, nous percer de trous idéologiques le ventre et le cerveau, nous déshumaniser chaque jour à coups de mensonge, de trahison et de corruption, s'ils se contentaient de nous dénationaliser pour faire de nous une horde anonyme de bêtes des steppes; mais ils nous ennuient, ils nous ennuient à mort, nous assomment, nous emmerdent de leur radotages, nous infestent de la tête aux pieds des poux de l'ennui le plus mortel. L'ennui s'exhale du ciel, des arbres de la campagne, des mers et des océans, des journaux et des théâtres, des laboratoires et des cabarets, des bâtiments et des limousines gouvernementales, de la distraction et du sérieux, de la jeunesse des écoles et de la physionomie des dignitaires. l'ennui est l'élixir secret de notre régime. L'ennui est leur amante et leur mère. L'ennui est leur parfum naturel. L'ennui s'évapore des cerveaux du gouvernement et des gueules du gouvernement. L'ennui émane de l'armée, de la police et des appareils d'écoute. l'ennui suinte des prisons et des chambres de torture. L'ennui est leur propre malédiction. Ils en ont honte, ils en ont peur, ils en étouffent et jamais ne parviendront à s'en libérer. L'ennui est un bain sans limites et dans lequel ils se noient et nous avec eux. L'ennui, c'est Satan dans son enveloppe terrestre. […]

ibid, p.127-128, 134-136

mardi 22 septembre 2015

L'automne arrive

Je suppose que vous savez où l'automne commence? Il commence exactement à 235 pas de l'arbre marqué M 312, j'ai compté les pas.

Vous êtes allé au col La Croix? Vous voyez la piste qui va au lac du Lauzon? A l'endroit où elle travers les prés à chamois en pente très raide; vous passez deux crevasses d'éboulis assez moches, vous arrivez juste sous l'aplomb de la face ouest du Ferrand. Paysage minéral, parfaitement tellurique; gneiss, porphyre, grès, serpentine, schistes pourris. Horizons entièrement fermés de roches acérées, aiguilles de Lus, canines, molaires, incisives, dents de chiens, de lions, de tigres et de poissons carnassiers. De là, à votre gauche, piste pour les cheminées d'accès du Ferrand: alpinisme, panorama. A votre droite, traces imperceptibles dans des pulvérisations de rochasses couvertes de diatomées. Suivre ces traces qui contournent un épaulement et, dans un creux comme un bol de faïence, trouer le plus haut quadrillage forestier; peut-être deux cents arbres avec, à l'orée nord, un frêne marqué au minium M 312. Là-bas, devant, et à deux cent trente-cinq pas, planté directement dans la pente de la faïence, un autre frêne. C'est là que l'automne commence.

C'est instantané. Est-ce qu'il y a eu une sorte de mot d'ordre donné, hier soir, pendant que vous tourniez le dos au ciel pour faire votre soupe? Ce matin, comme vous ouvrez l'œil, vous voyez mon frêne qui s'est planté une aigrette de plumes de perroquet jaune d'or sur le crâne. Le temps de vous occuper du café et de ramasser tout ce qui traîne quand on couche dehors et il ne s'agit déjà plus d'aigrette, mais de tout un casque fait des plumes les plus rares, des roses, des grises, des rouille… Puis, ce sont des buffleteries, des fourragères, des épaulettes, des devantiers, des cuirasses qu'il se pend et qu'il se plaque partout; et tout ça est fait de ce que le monde a de plus rutilant et de plus vermeil. Enfin, le voilà dans ses armures et fanfreluches complètes de prêtre-guerrier qui frottaille de petites crécelles de bois sec.

M 312 n'est pas en reste. Lui, ce sont des aumusses qu'il se met; des soutanes de miel, des jupons d'évêques, des étoles couvertes de blasons et de rois de cartes. Les mélèzes se couvrent de capuchons et de limousines en peaux de marmottes, les érables se guêtrent de houseaux rouges, enfilent des pantalons de zouaves, s'enveloppent de capes de bourreaux, se coiffent du béret des Borgia. Le temps de les voir faire et déjà les prairies à chamois bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c'est d'abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison: du bariolage barbare des murs: puis, vous voyez en bas cette conque d'herbe qui n'était que de foin lorsque vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d'or, les mineurs d'ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt; entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d'automne, des frênes, des hêtres, des érables, des amelanciers, des ormes, des rouvres, des bouleaux, des tembles, des sycomores, des mélèzes et des sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs.

Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec des enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L'Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rose satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Vénus était douce comme un grain d'orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s'entassentles blocs compacts d'une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d'inquiétantes constructions: tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes. Les arbres font bruire inlassablement dans l'ombre de petites crécelles de bois sec.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.35 à 38, Folio. 1948

mardi 15 septembre 2015

Le Tabac Tresniek

Il s'agit d'un roman autrichien contemporain. Comment dire? Ce n'est pas un livre inoubliable, mais par plaques, par taches, par paragraphes et pages, il suscite l'intérêt, le sourire ou la tendresse.

Le sujet en est l'initiation à l'amour, à la politique et à la loyauté d'un jeune campagnard, Franz, arrivé à Vienne en 1937. Le livre se termine au moment du départ de Freud pour Londres. Car Freud a beaucoup d'importance dans cette histoire même s'il n'apparaît pas souvent; c'est un client du tabac Tresniek.
Franz, ébloui par le prestige de ce client (car la renommée de Freud a atteint jusqu'aux campagnes du Salzkammergut), fait de Freud son conseiller en amour (à coups de conversation sur un banc public en "payant" (remerciant) en cigares); et c'est sans doute les monologues intérieurs de Freud ou les dialogues avec Freud que je préfère.

Le titre français s'éloigne du titre allemand, Der Trafikant. Je trouve le titre français bien meilleur, ce qui me fait craindre de ne pas avoir compris, vu, quelque chose de central dans le livre (qui est le trafiquant? le jeune homme? Freud? Hitler?)

Quelques extraits :

Les exigences et les droits d'une mère (Franz part travailler à Vienne chez un ami de la famille):
Une carte par semaine, ni plus ni moins, c'était le contrat. «Franzl, lui avait dit sa mère, la veille au soir de son départ, en lui effleurant la joue du dos de l'index, tu m'écriras une carte postale toutes les semaines, parce qu'une mère, ça doit savoir comment se porte son enfant!»
«Bon, d'accord», avait dit Franz.
«Mais je veux de vraies cartes postales. Avec de belles photos sur le devant. Je les collerait sur le mur au-dessus du lit, là où il y a la tache d'humidité, comme ça, en les regardant, je pourrai m'imaginer où tu es en ce moment.»

Robert Seethaler, Le Tabac Tresniek, p.35, Sabine Wespieser éditeur, 2012, traduit (très bien) en 214 par Elisabeth Landes
Freud avec une cliente boulimique :
Freud se rencogna un peu plus dans son siège. A dire vrai, la seule raison qui l'avait fait se dissimuler derrière la tête du divan pendant ces innombrables séances d'analyse, toutes ces années, c'est qu'il ne supportait pas d'être fixé une heure durant par ses patients, ni de devoir, lui, contempler leurs visages implorant, fâchés, désespérés ou altérés par quelque autre sentiment. Ces derniers temps notamment, il se sentait souvent dépassé par ces heures de cure épuisantes et observait avec un sentiment d'impuissance croissant cette souffrance qui semblait prendre, chez chacun d'entre eux, des dimensions absolument cosmiques. Comment avait-il bien pu avoir l'idée folle de vouloir comprendre cette souffrance et, en outre, qu'il pourrait l'apaiser? Quel mauvais génie l'avait poussé à consacrer la majeure partie de sa vie à la maladie, à la tristesse et à la détresse? Quand il aurait pu rester physiologiste et continuer tranquillement à manier le scapel et à découper des cerveaux d'insectes en petites lamelles! Ou écrire des romans, de passionnants récits d'aventures qui se seraient déroulés dans de lointains pays ou des temps immémoriaux. Au lieu de quoi, il se retrouvait maintenant assis là, à contempler dans un coin, plongé dans la pénombre, la tête ronde comme une bille de Mrs Buccleton. Ses cheveux décolorés grisonnaient aux racines, et les ailes de son nez palpitaient tandis qu'elle reniflait doucement. Vu d'ici, le nez de Mrs Buccleton ressemblait à un petit animal replet qui tremblait de tous ses membres, abandonné dans une région inhospitalière. Il y avait là quelque chose qui émouvait Freud. Et, dans le même temps, il s'irritait de s'en émouvoir. C'était toujours ce genre de détails d'apparence insignifiante qui lui faisait oublier la distance péniblement instaurée vis-à-vis de ses patients: le mouchoir froissé dans la main du président-directeur général, la perruque qui avait glissé sur la tête de la vieille institutrice, un lacet ouvert, un léger bruit de déglutition, quelques paroles en l'air ou là, maintenant, le nez palpitant de Mrs Buccleton.
«Donc vous avez honte, dit-il. De quoi avez-vous honte?»
«De tout. De mes jambes. De ma nuque. Des taches de sueur sous mes aisselles. De ma figure. De mon allure en général. Même chez moi, toute seule dans mon lit, j'ai honte. J'ai honte de tout ce que je fais, de tout ce que j'ai et de tout ce que je suis.»
«Hum, fit Freud, et qu'en est-il du plaisir?»
«Pardon?»
«Qu'en est-il du plaisir? N'éprouvez-vous pas aussi parfois quelque chose qui ressemble à du plaisir?»

Ibid, p.117-118
Assis sur un banc dans un parc viennois, Franz essaie de comprendre la cure analytique à partir de ses déboires amoureux:
«Monsieur le Professeur, je crois que je suis un drôle de crétin, conclut Franz après quelques instants de silence et d'intense réflexion. J'ai autant de cervelle que nos mourons bêlants de Haute-Autriche.»
«Mes compliments, la lucidité est la condition promière du progrès sur soi.»
«Parce que, vraiment, je me demande quelle importance peuvent bien avoir mes petits soucis idiots à côté de tous ces événements, dans ce monde qui est devenu fou.»
«A cet égard, je peux te tranquilliser. D'abord, les soucis qu'on se fait à cause des femmes sont généralement idiots, certes, mais rarement petits. Ensuite, on peut inverser les termes de la question: quelle est la légitimité de ce qui se passe dans ce monde devenu fou, comparé à tes soucis?»

[…]

«La vérité… répéta-t-il en hochant la tête pensivement. Est-ce que c'est pour entendre ce genre de vérités que les gens s'allongent sur votre divan?»
«Penses-tu! dis Freud en examinant d'un air bougon ce qui lui restait de cigare. Si l'on se bornait à dire la vérité, les cabinets des analystes seraient autant de petits Sahara poussiéreux. La vérité joue un rôle bien moins décisif qu'on ne pense. Il en est en psychanalyse comme dans la vie. Les patients disent ce qui leur vient à l'esprit, et moi j'écoute. Parfois c'est l'inverse, je dis ce qui me vient à l'esprit, et ce sont les patients qui écoutent. Nous parlons, nous nous taisons; nous nous taisons, nous parlons; et, accessoirement, nous sondons de concert la face obscure de l'âme.»
«Et comment faites-vous?»
«Nous avançons péniblement à tâtons dans l'obscurité et, de temps en temps, nous tombons sur quelque chose d'utilisable.»
«Et pour ça, les gens sont obligés de s'allonger?»
«Ils pourraient le faire debout, mais c'est plus confortable, allongé.»

[…]

«Hum, fit Franz en posant une main sur son front pour étouffer un peu le chaos des pensées tumultueuses qui se débattaient derrière. Est-ce qu'il se pourrait que votre méthode du divan ne fasse que détourner les gens des chemins confortables où ils usaient leurs semelles jusque-là, pour les expédier sur un champ caillouteux totalement inconnu, où il leur faut chercher péniblement un chemin, sans savoir à quoi il peut bien ressembler ni même s'il débouche quelque part?»
Freud leva les sourcils et ouvrit lentement la bouche.

Ibid, p.137-141
L'Allemagne envahit l'Autriche, le propriétaire du tabac est arrêté, Franz devient gérant. Il n'écrit plus des cartes postales mais des lettres, sa mère lui répond:
Chez nous il fait chaud. Le Schaffberg est très avenant, et le lac tantôt argenté, tantôt bleu ou vert, comme ça lui chante. Ils ont planté de grands étendards avec des croix gammées sur l'autre rive. Ils se reflètent dans l'eau, ça fait très net. De toute façon, tout le monde est devenu très net tout d'un coup et se promène en prenant l'air important. Figure-toi que le Hitler est maintenant suspendu aussi à l'auberge et à l'école. Juste à côté du Christ. Alors qu'on ne sait même pas ce qu'ils pense l'un de l'autre. La belle auto du Preininger a malheureusement été réquisitionnée. C'est comme ça qu'on dit aujourd'hui quand les choses disparaissent et qu'elles réapparaissent tout d'un coup à un autre endroit. Remarque, l'auto n'est pas allée bien loin. Puisque c'est monsieur notre maire qui se promène dedans maintenant. Depuis que monsieur notre maire est devenu nazi, il a plein de facilités. Tout le monde veut devenir nazi tout d'un coup. Même le garde forestier se balade dans les bois aveic un brassard rouge comme un lampion et s'étonne de ne plus toucher de bêtes. A propos, est-ce que tu te souviens de notre bateau d'excursion, le Hannes? Ils l'ont repeint et rebaptisé. Il brille comme un sou neuf et s'appelle Retour au pays. N'empêche qu'à sa première traversée sous ce nouveau nom, son moteur diesel a explisé et qu'il vallu ramener tout le monde à la rame dans les vieux canots.

[…]

Honnêtement, je ne sais pas trop quoi penser de tes relations avec le professeur Freud. Cela ne me plaît pas beaucoup. Autrefois je pouvais t'interdire de fréquenter les garçons qui ne me convenaient pas. Mais c'est fini. Maintenant tu as l'âge de savoir ce que tu as à faire. Mais n'oublie pas que même si les Juifs sont des gens convenables, ça risque de ne pas leur servir à grand-chose, vu que tout le monde autour d'eux a renoncé à l'être depuis longtemps!

[…]

J'aurais tant aimé t'envoyer un strudel aux pommes de terre, mais, avec la poste qu'on a maintenant, on n'est sûr de rien. Mon cher, très cher garçon, tu ne quittes jamais mon cœur!
Ta mère.


Franz tâta du bout des doigts le papier à lettres finement texturé. Une sensation étrange l'envahit, telle une grosse bulle qui pétilla le long de sa colonne vertébrale et s'insinua par la nuque dans la région de l'occiput où elle flotta agréablement un petit moment. Ta mère, avait-elle écrit, et non Ta maman, comme sur les cartes postales ou avant, lorsqu'elle lui laissait des petits mots tout griffonnés sur la table de la cuisine. les enfants ont des mamans, les hommes ont des mères. […]

Ibid, p.170-171
Deux dates apparaissent dans les dernières pages du livre : 4 juin 1938, date de départ de Freud pour Londres puis, «presque sept ans plus tard», 12 mars 1945, date du bombardement de Vienne.

vendredi 4 septembre 2015

Philosophie buissonnière

Quelques notes de Cerisy (en espérant ne pas être indiscrètes, sinon je mettrai ce billet hors ligne).

Jean Greisch écrit désormais des contes pour enfants de sept à soixante-dix-sept ans: «j'ai commencé l'école buissonnière une fois à la retraite», dit-il, ce qui évidemment enlève ou ajoute de la difficulté à cette activité.

Ce soir dans la bibliothèque, il nous donne quelques éléments pour éclairer sa démarche: «J'ai écrit des contes comme Schérérazade qui, dit Genette dans Figures III, raconte pour faire reculer la mort. Je n'en ai pas écrit mille mais dix-neuf, c'est un début».
Platon dans le Sophiste dit que pour commencer à penser il faut renoncer à raconter (phrase citée par Heidegger) : de mythos à logos. Mais si l'on y regarde de près, comme bien souvent les philosophes il n'a pas vraiment ni souvent respecté sa propre injonction (le mythe de la caverne, le mythe de Phèdre, etc).
Il s'agit, comme dit Ricœur, de raconter plus pour comprendre mieux.

Cette citation est reprise dans le conte dont nous entendu ensuite la lecture. Il y a toujours une ou deux citations cachées, intégrées invisiblement dans chaque conte. Ce soir dans Minerva la chouette sera cité entre autres Hegel: «gris sur gris», expression prise dans l'introduction à la philosophie du droit.

vendredi 7 août 2015

La table de nuit

Plus sa table de nuit s'agrandit, plus elle s'encombra d'articles qui lui étaient absolument nécessaires pour la nuit: gouttes nasales, bonbons d'eucalyptus, boulettes de cire pour les oreilles, pilules digestives, somnifères, eau minérale, pommade de zinc en tube avec un bouchon de rechange pour le cas où le premier se perdrait sous le lit, et un grand mouchoir pour essuyer la sueur qui s'accumulait entre ses mâchoirs et clavicule droites, non encore habituées à l'empâtement nouveau des chairs et à son insistance à dormir sur le seul côté droit afin de ne pas entendre son cœur: il avait commis la faute, un soir de 1920, de calculer (en comptant sur un autre demi-siècle d'existence) combien il lui restait encore de battements, et maintenant l'absurde rapidité du compte à rebours l'irritait et accérait le rythme auquel il s'entendait mourir.

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.350 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier
Le plaisir de ce passage est multiple.
Raisonnement par l'absurde d'abord: si sa table de nuit ne s'était pas agrandie, aurait-il été moins malade? Absurde, crie la voix du bon sens, c'est parce qu'il y avait besoin de place qu'elle s'est agrandie. Pas sûr, répond la voix de l'expérience, les objets tendent à occupper toute la place qu'on leur laisse, quand il y a eu plus de place, il y a eu plus d'objets.

Plaisir de l'autobiographie et de l'autodérision, ensuite: il me paraît évident (même si je peux avoir tort) qu'il s'agit de la description, au moins en partie, de la table de nuit de Nabokov, qui se moque de son propre vieillissement (il publie Ada à soixante-dix ans).

Plaisir de l'ambiguïté et de l'hésitation, enfin: Nabokov avait-il fait le compte de ses battements de cœur (le genre de calcul que je pourrais faire, sachant que j'ai un cœur qui bat très vite et des ancêtres féminines centenaires) ou s'agit-il déjà de nouveau de l'imperceptible glissement vers la fantaisie et la folie qui caractérise le livre à tout moment?

vendredi 24 juillet 2015

Mémoires d'une Chaise Heureuse

Dans un autre genre que Grand-Father Chair d'Hawthorne…

Tu sais, dit Van. Je crois vraiment que tu ferais mieux de porter quelque chose sous ta robe dans les grandes occasions.
— Tes mains sont toutes froides. Les grandes occasions? Tu as dit toi-même qu'il s'agissait d'une soirée en famille.
— Et quand bien même… tu te trouves en situation périlleuse chaque fois que tu te pencenes ou que tu t'étales.
— Je ne m'"étale" jamais!
— Je suis tout à fait certain que ce n'est pas hygiénique. A moins qu'il ne s'agisse, de ma part, que d'une forme de jalousie. Mémoires d'une Chaise Heureuse. Oh, ma chérie.

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.350 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier

mardi 21 juillet 2015

L'anniversaire d'Ada

« […]
— Mon Dieu, non, répondit l'honnête Van. Ada est une jeune demoiselle tout à fait sérieuse. Elle n'a pas de cavalier… sauf moi, "ça va seins durs". Oh! rappelle-moi qui, qui, disait "seins durs" pour "sans dire"?
— King Wing, un jour où je cherchais à savoir s'il était content de son épouse française. Ma foi, ce sont de bonnes nouvelles que tu m'as données d'Ada. Tu dis qu'elle aime les chevaux?
— Elle aime, dit Van, tout ce qu'aiment nos belles… les orchidées, les bals et La Cerisaie

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.324 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier
Je lis Ada en français en sachant qu'il faudra le relire en anglais. La traduction m'amuse beaucoup, j'essaie d'imaginer l'original. Par exemple, ci-dessus, s'agit-il d'une traduction en français (transposition, donc), ou le jeu de mot est-il en français dans l'original? (je penche pour cette hypothèse (que je pourrais vérifier par un simple détour dans la bibliothèque, mais qu'importe? La question vaut plus que la réponse)).

1884 - 12 ans - p.114
1886 - 14 ans - p.242
1888 - 16 ans - p.291 puis 351

Ajout le 4 novembre 2015
Je m'aperçois que John Shade meurt un 21 juillet, et que le père de Nabokov est né le 15 juillet 1970.

vendredi 12 juin 2015

Quand les poètes faisaient trembler les ministères

L'action du roman se déroule entre septembre 1875 et février 1876. Ce dialogue est précisément daté : lundi 13 décembre 1875.
— Oui, mais, pratiquement, que décidons-nous? — susurra M.Naquet.
Le grand orateur le foudroya du regard.
— J'irai, — proposa L. Madier de Montjau, — trouver Victor Hugo. Je lui demanderai d'écrire un poème flétrissant l'intolérance.

Bien! dit Laubardemont. Va! dit Torquemada.

«L'effet serait énorme, surtout à l'étranger.
— Oui, mais, pendant ce temps-là, le brave Laspoumadères continuera à moisir en prison, — ricana M.Naquet.
— Vous critiquez toujours, Naquet, — dit aigrement M.Gambetta. — Proposez quelque chose, au moins.

Pierre Benoit, Pour Don Carlos, p.91-92, livre de poche 1920
Tout me plaît ici : "l'arme" Victor Hugo pour émouvoir l'opinion et le contrepoint pragmatique: que change l'indignation à la situation de la personne touchée par l'injustice dénoncée?

mercredi 10 juin 2015

Des nouilles

Vie et passion d'un gastronome chinois de Lu Wenfu couvre les débuts du communisme en Chine et tous ses rebondissements durant le XXe siècle. Le narrateur est un moraliste austère et un fervent révolutionnaire incapable de comprendre le plaisir des sens, et par ironie du sort, il se retrouve en charge d'un grand restaurant à Sunzhou alors qu'il ne comprend absolument pas le plaisir que l'on peut prendre à un bon repas.

Quelques extraits pour le plaisir.

Les différentes façons de manger les nouilles:
Je voudrais plutôt parler des rites accompagnant ces nouilles. Parce qu'il y avait des rites? Oui, c'est vrai, pour un même bol de nouilles, chacun avait ses habitudes. Les gastronomes avaient les leurs, bien établies. Un exemple: on s'asseyait à une table et on appelait le serveur: «Hep! (A l'époque on ne disait pas "Camarade!".) Un bol de nouilles de…!» Au bout d'un instant, le garçon répondait d'une voix forte: «Voilà, j'arrive! Un bol de nouilles de…» Pourquoi ne venait-il pas immédiatement? Parce qu'il attendait que le client ait précisé: nouilles al dente ou bien cuites, nature ou avec bouillon; vertes ou blanches (avec ou sans ciboule); riches (bien grasses) ou légères (sans graisse); sauce longue (avec plus de sauce que de nouilles) ou sauce courte (avec plus de nouilles que de sauce); nouilles sur l'autre rive: la sauce, au lieu d'être versée sur les nouilles, est présentée à part sur une assiette et l'on doit «faire le pont» entre le bol et l'assiette. Quand c'était Zhu Ziye qui arrivait dans le restaurant, on entendait le serveur prendre son souffle et lancer: «Voilà, je viens! Un bol de crevettes sautées en accompagnement, nouilles sur l'autre rive, beaucoup de bouillon, vertes, sauce longue, al dente

Lu Wenfu, Vie et passion d'un gastronome chinois, p31-32, Picquier poche, 1996 - Traduction Annie Curien et Feng Chen
Des nuances de l'interprétation — et des conséquence du manque de précision (cet extrait intervient pour expliquer les déboires du narrateur au moment du Grand Bond en avant — ou plutôt le narrateur fidèle révolutionnaire s'en sert pour tenter de trouver une justificaction à l'incompréhensible):
«Un cheval blanc et un cheval , ce n'est pas la même chose», entend-on dire. Mais si je me contente de dire que tu es un cheval sans préciser ta couleur, tu ne seras qu'une essence de cheval. Ce sont des raisonnements de ce genre qui amènent la confusion, qui font que partout dans le monde des gens prennent le noir pour le blanc, ou le blanc pour le noir.
Ibid, p.124
Le narrateur se rend bien contre que tout n'aurait pas dû se passer comme cela s'est passé, mais qu'y faire? Tant pis.
(Et en lisant ces lignes et celles qui les entourent, je me disais que la France était en train de connaître, sournoisement, sa révolution culturelle. De même en lisant plus bas la définition des "quatre vieilleries", note de la p.128):
[…]; «pas de construction sans destruction préalable», dit-on. Le hic, c'est qu'il a fallu attendre plus de vingt ans pour reconstruire, voilà ce qui m'ennuie.
Ibid, p.142


Les notes de bas de page donnent des précisions historiques et culturelles. Comme les sujets donnant lieu à des appels de note sont cités très naturellement dans le corps du texte, je fais l'hypothèse que ce sont des références culturelles connues et communes à la plupart des Chinois, et qu'elles sont donc un bon point d'entrée pour qui voudrait s'intéresser à la culture et l'histoire chinoises (il s'agirait de travailler systématiquement les sources citées).

Oblomov: héros d'un roman, également appelé Oblomov, de Gontcharov, célèbre pour la peinture d'un caractère velléitaire. p.32

Lu Yu, poète du VIIIe, auteur du Livre du thé; il est considéré comme «le dieu du thé». La légende veut que Du Kang soit l'inventeur du vin en Chine. p.33

Kong Yiji : un intellectuel désargenté, habitué des cavernes bon marché, héros de la nouvelle du même nom de Lu Xun, écrivain du début du siècle. p.39

Les alcools et les viandes empestent chez les riches, la rue offre des cadavres gelés: Vers d'un poème de Du Fu, de la dynastie Tang. p.43

Un doux vent enivrant les passants, Hangzhou se confond avec Bianzhou: c'est-à-dire Kaifeng, capitale des Song du Nord. Vers du poète Lin Sheng, des Song du Sud. note 1 p.45

Cent mille familles payant l'impôt, cinq mille soldats gardant les frontières: vers du poète Bai Juyi, des Tang. note 2 p.45

Des pavillons gorgés de milliers de manches fines comme le jade; des eaux regorgeant de dizaines de milliers de monnaies d'or: vers de Tang Yin, des Ming. note 3 p.45

Jing Ke et Gao Jianli : Deux personnages de l'époque des Royaumes Combatants qui ont, l'un après l'autre, tenté d'assassiner le futur premier empereur de Chine. note 1 p.47

Un vent mélancolique sur les eaux glacées de la rivière Yi, des guerriers en partance qui ne reviendront pas: vers de Jing Ke. note 2 p.47

Dans ce contexte, «petit-bourgeois» souligne essentiellement qu'il s'agissait de jeunes gens ayant poussé leurs études jusqu'à la fin du secondaire au moins. note 2 p.49

La fille aux cheveux blancs: opéra révolutionnaire créé à Yanan qui, adapté en ballet, est devenu l'un des huit opéras révolutionnaires modèles durant la Révolution culturelle. p.51

Les campagnes des Trois et Cinq Anti: en 1951 et 1952, des mouvements qui ont visé les cadres du partis, les fonctionnaires et les capitalistes. p.53

maotai: célèbre alcool blanc, produit dans la province de Guizhou. p.60

Parc aux sites grandioses : dépeint dans le roman classique Le Rêve dans le pavillon rouge. p.84

Une musique qui ne se joue qu'au ciel, qui peut l'entendre sur terre?: vers du poète Du Fu, poète des Tang. p.89

Le petit pain de maïs connote la nourriture la plus pauvre et la plus ordinaire de pékin et sa région. note 2 p.94

Liu Adou: un personnage du roman classique Les Trois Royaumes, qui incarne un caractère incapable. note 1 p.104

le Grand Bond en avant: lancé en 1958. note 2 p.104

les Années noires: trois années de famines, de 1959 à 1961. note 3 p.104

Les Quatre Vieilleries: visant les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et vieilles habitudes. Slogan lancé en 1965. p.128

«Souhaitons que le président vive éternellement, et que le vice-président Lin Biao se porte bien!»: phrase qui devrait être prononcée avant chaque activité, au début de la Révolution culturelle. p.137

pour la fête du Double Neuf: le neuvième jour de la neuvième lune, jour où on monte sur les hauteurs — le chiffre 9 est le plus grand! — pour éviter les malheurs. p.153

Des verres comme phosphorescents remplis de vin fin: vers du poète Wang Han, des Tang. p.174

restaurant Fang Shan: célèbre restaurant impérial, sur le lac Beihai à Pékin. note 1 p.175

l'impératrice Cixi: à la fin de la dynastie Qing. note 2 p.175

mercredi 27 mai 2015

Les pères conciliaires font des calembours

Pendant Vatican II, deux bars avaient été installés pour permettre aux pères de se détendre entre deux votes.
Il y avait parfois plus du quart des Pères qui désertaient l'aula pour fréquenter les deux bars où les discussions allaient bon train. La verve conciliaire n'avait pas tardé à leur trouver deux noms, l'un se nommait Bar Jonas, l'autre Bar Abbas1!

Christine Pedotti, La bataille de Vatican II, p.141, Plon, 2012


Note
1 : L'apôtre Pierre est nommé dans l'Evangile Simon, Bar Jonas, «fils de Jonas». Barrabas est le nom du brigand dont la grâce est demandée à Pilate, plutôt que celle de Jésus. Selon certaines sources, le nom du second bar serait Bar-Mitzvah.

dimanche 24 mai 2015

La fête de l'alphabet

J'ai appris la langue française dans mon pays natal, la Bulgarie. Lorsque mon français s'est suffisamment amélioré pour que notre professeur puisse nous donner à lire des textes importants, j'ai découvert Proust à travers deux phrases: «Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère», et «Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur».

Ces propos ont étrangement résonné pour moi avec la Fête de l'alphabet qui est, dans mon pays natal, un événement unique au monde. Tous les 24 mai, les écoliers mais aussi les intellectuels, les professeurs, les écrivains manifestent en arborant une lettre. J'étais une lettre, puisque j'en portais une épinglée à mon chemisier, sur mon corps, dans mon corps. Le verbe s'était fait chair et la chair se faisait mots. Je me diluais dans les chansons, dans les parfums, dans la liesse de cette foule. En lisant ces mots de Proust, j'ai eu le sentiment qu'ils faisaient état de quelque chose que j'avais vécu: il s'agissait d'entrer au fond de moi-même comme dans un livre chiffré et charnel pour le traduire dans un autre, à faire lire et partager. Ce travail d'interprétation du texte allait devenir par la suite mon métier. J'ai essayé de l'appliquer à Mallarmé, à Céline et à d'autres écrivains dont Proust évidemment. Absolument.

Julia Kristeva, "Portrait de lecteur" in Un été avec Proust, p.123-124, éditions des Equateurs/France Inter 2014

samedi 23 mai 2015

Markus Vinzent et la datation des évangiles

J'apprends en cours de grec qu'un certain Markus Vinzent (inconnu de la plupart d'entre nous, certes, mais tout de même l'un des organisateurs du colloque de patristique quadriannuel d'Oxford (il se tient cet été, si cela intéresse certains d'entre vous)) remet en cause la datation des évangiles, en attribuant leur rédaction à une réaction à Marcion. Son livre, non traduit, s'intitule Christ's Resurrection in Early Christianity.

La professeur a l'air scandalisée: «Quand on essaie de refaire la démonstration, on s'aperçoit que les citations sont tronquées et manipulées, coupées avant une négation, prises hors contexte, etc. Vinzent tient un blog, la plupart des thèses de son livre s'y trouvent.»

Quelques recherches plus tard, je trouve un article en français. Résumé:
Importante pour Paul, la Résurrection du Christ ne l’aurait pas été pour la plupart des chrétiens, si Marcion, au milieu du IIe siècle, ne l’avait pas redécouverte et remise au goût du jour. Cette thèse provocatrice de Markus Vinzent suppose une redatation postérieure à Marcion de la plupart des écrits du Nouveau Testament, notamment des Évangiles canoniques, où la Résurrection joue un rôle essentiel. Dans ces pages, Christophe Guignard propose un examen critique de cette prémisse essentielle à la thèse de Vinzent.

Christophe Guignard, Etudes théologiques et religieuses, tome 2013/3, pages 347 - 363
Ici un débat sur la méthode de Vinzent illustrant l'effarement de ma prof.
J'ajoute un lien vers ce très beau blog (au moins pour les photos) sur l'Antiquité et la patristique. Je l'ai trouvé grâce à ce titre de billet qui me fait rire: Markus Vinzent a-t-il été enlevé par les aliens? et qui se demande comment un professeur sain d'esprit peut raconter de telles absurdités.

mercredi 20 mai 2015

A l'amiable

Pas le plus petit mot écrit ne me fut donné pour garantir l'engagement essentiel qu'ils avaient pris. On me lut certains passages de leurs lettres, sans mettre celles-ci entre mes mains. C'était une «entente à l'amiable». Un homme intelligent1 m'avait mis en garde contre les «ententes à l'amiable» environ treize ans auparavant. Je les ai toujours détestées depuis.

John Henry Newman, Apologia pro vita sua, p.241, Ad Solem,2008


Note
1 : C'était le Rév. E. Smedley (1788-1836), directeur de l'Encyclopedia metropolitana. Comme j'alléguai, un jour, qu'une entente à l'amiable était intervenue entre les éditeurs de l'Encyclopedia et moi, il m'écrivit le 5 juin 1828: «Je déteste ce mot, qui est toujours synonyme de mésentente, et qui annonce plus d'ennuis que tous les autres mots de notre langue, sauf peut-être l'expression apparentée: par délicatesse.»
En réalité, ce n'est pas tant «entente à l'amiable» qui est en cause ici que l'absence d'engagement écrit: un accord peut être amiable, cela ne l'empêche pas de devoir être écrit.

jeudi 16 avril 2015

Imprudence anglicane

Début de la quatrième de couverture de l'autobiographie de John Henry Newman par le cardinal Jean Honoré :
1864. Newman est seul, ignoré, presque dédaigné dans l'Eglise catholique qu'il a rejointe vingt ans plus tôt. Profitant de ces circonstances, un intellectuel anglican, Charles Kingsley, défie l'acien leader du Mouvement d'Oxford en mettant en cause l'honnêteté intellectuelle de sa conversion. Kingsley croyait enterrer un moribond. En réalité il venait de réveiller un lion.

Jean Honoré, liminaire à Apologia pro vita sua de John Henry Newman, quatrième de couverture, Ad Solem, Genève 2008

jeudi 2 avril 2015

Une lettre d'Alec Guinness

Pour l'anniversaire d'Alec Guinness, Letters of Note publie l'une de ses lettres écrite à une amie au début du tournage du premier Star Wars.

J'essaie de traduire comme je peux, sachant que "Yahoo" me laisse perplexe ("clownerie", "cirque", me dit H., tandis que je pense à Gulliver (wikipedia me dit "abruti" par extension de Swift, justement))1. Un autre problème est le niveau de langue: à quel niveau dois-je traduire le shakespearien Sir Alec quand il écrit une lettre amicale?
Alec Guinness à Anne Kaufman
le 19 avril 1976

Je ne peux pas dire que je prends plaisir à ce film, — de nouveaux dialogues crétins me parviennent tous les deux jours par pacsons de papier rose — et aucun d'entre eux ne rend mon personnage compréhensible ou tout au moins supportable. Je pense juste, dieu merci, à la galette délectable qui me permettra de tenir jusqu'à avril prochain même si Yahoo s'effondre dans une semaine.
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Je dois partir en studio pour travailler avec un nain (très aimable, — et il doit se laver dans un bidet) et vos compatriotes Mark Hamill et Tennyson (ce ne peut pas être ça) Ford — Ellison (? — Non!*) — bref, un mince jeune homme alangui qui est certainement intelligent et drôle. Mais mon Dieu, mon Dieu, ils me donnent l'impression d'avoir quatre-vingt-dix ans — et me traitent comme si j'en avais cent six.

Amitiés

Alec



* : Harrison Ford — as-tu jamais entendu parler de lui?




Note
ajout le 12 avril
1 : Yahoo était une pièce dont Guinness était le co-auteur et dans laquelle il jouait Swift.

mardi 31 mars 2015

Une certaine façon de penser

Réflexions sur l'hôpital.
Le personnel — les médecins, les infirmières et tous les autres — sont des gens consciencieux et surmenés, tous te veulent du bien, se dit-il. Le diabolique dans tout cela, c'est la dynamique irrésistible du fonctionnement — le trop grand nombre de malades et la situation qui devient peu à peu incurable — qui dirige toutes les bonnes intentions dans une seule direction, excluant par là même toute critique radicale, toute possibilité de changement ; le seul moyen d'agir, c'est de collaborer. Ces prémisses conduisent à une certaine façon de penser; si on les voit dans leur corruption dynamique et qu'on y ajoute l'obligation d'agir, alors à l'extrême limite de la réflexion se dessine la silhouette de Höss qui, en introduisant le Zychlon B., voulait seulement "humaniser" la brutalité du procédé, accélérer son "fonctionnement". Qui comprend ce type de raisonnement comprend le siècle où nous vivons, se dit-il.

Imre Kertész, L'Ultime Auberge, p.129-130, Actes Sud, 2015
Je lis sur le quai du RER. Je relève la tête, contemple les toits oranges au ras du quai dans le matin froid et pense: «Ah oui, c'était aussi l'idée du docteur Guillotin.»
«Et finalement, reprends-je en continuant mon tour d'horizon circulaire, il n'avait pas tort, si l'on songe aux boucheries des décapitations au Moyen-Orient.»
Je sursaute intérieurement. Non bien sûr, il avait totalement tort, le problème n'est pas de tuer humainement. La solution est de ne pas tuer. L'humain, c'est de ne pas tuer.

Et c'est ainsi qu'à force de chercher à comprendre, à expliquer, à justifier, on finit par oublier le fond de la question — alors qu'il suffit simplement de refuser de comprendre, d'expliquer, de justifier, qu'il suffit juste de dire non. La raison a fini par engendrer des monstres, c'est peut-être pour cela que cela s'est produit en Allemagne… mais non, voilà que je recommence à penser et à vouloir expliquer.

Le Refus, je crois que c'est un autre livre de Kertész (je n'en connais pas le sujet).

mercredi 25 mars 2015

Pour qui ?

L'essai verbeux de Kundera sur le roman. L'éloquence française qui pare ces lieux communs en atténue un peu les absurdités. Cela dit, Kundera arrive à la conclusion que, depuis Kafka, le roman dépeint un homme soumis à une volonté extérieure, désarmé face à un pouvoir qui étend son empire sur tout. Idées familières qui datent de l'époque d'Être sans destin. Néanmoins, la question demeure: si l'adaptation au pouvoir totalitaire est totale, à l'intention de qui décrivons-nous l'homme soumis au totalitarisme? Plus précisément, pourquoi présentons-nous en termes négatifs l'homme soumis au totalitarisme à l'intention d'une entité mystérieuse, extérieure à la totalité, qui pourrait porter des jugement sur celle-ci et qui — puisqu'il est question de roman — trouverait dans l'œuvre à s'amuser et à s"instruire, et se livrerait même à une activité critique, tirant des enseignements esthétiques pour les œuvres à venir? L'absurdité vient de ce qu'il n'y a plus de regard objectif depuis que Dieu est mort. Nous somme dans le panta rhei, nous n'avons aucun point d'appui et pourtant, nous écrivons comme si c'était l'inverse et qu'il existait malgré tout une perspective sub species aeternitatis qui relèverait d'une divinité ou de l'éternel humain; où se cache la solution de ce paradoxe?

Imre Kertész, L'Ultime Auberge, p.9-10, Actes Sud 2015

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