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Billets pour la catégorie Tabucchi, Antonio :

vendredi 28 septembre 2012

Témoin (passage du)

Je me souviens de ce jour [août 1992] avec une grande netteté. J'achetai le matin un quotidien de la ville et je lus la notice annonçant qu'un vieux journaliste était décédé à l'Ospital de Santa Maria de Lisbonne, et que sa dépouille était visible pour un dernier hommage dans la chapelle dudit hôpital. Par discrétion, je ne désire pas révéler le nom de cette personne. Je dirai simplement que c'était une personne que j'avais brièbement connue à Paris, à la fin des années soixante, quand il écrivait dans un journal parisien en tant qu'exilé portugais. C'était un homme qui avait exercé son métier de journaliste dans les années quarante et cinquante au Portugal, sous la dictature de Salazar. Et il avait réussi à jouer un bon tour à la dictature salazariste en publiant dans un journal portugais un article féroce contre le régime. Ensuite, il avait naturellement eu de sérieux problèmes avec la police et il avait dû choisir la voie de l'exil. Je savais qu'après les événements de soixante-quatorze, quand le Portugal retrouva la Démocratie, il était retourné dans son pays, mais je ne l'avais plus rencontré. Il n'écrivait plus, il était à la retraite, je ne sais comment il vivait, il avait été malheureusement oublié. A cette époque, le Portugal vivait la vie convulsive et agitée d'un pays qui retrouvait la démocratie après cinquante ans de dictature. C'était un pays jeune dirigé par des gens jeunes. Personne ne se souvenait plus d'un vieux journaliste qui, à la fin des années quarante, s'était opposé avec détermination à la dictature salazariste.
[…]
En septembre, comme je l'ai dit, Pereira me visita à son tour. Sur le moment je ne sus quoi lui dire, et pourtant je compris confusément que cette vague apparition qui se présentait sous l'aspect d'un personnage littéraire était un symbole et une métaphore: d'une certaine façon, c'était la transposition fantasmatique du vieux journaliste à qui j'étaits allé rendre un dernier hommage. Je me sentis embarrassé, mais je l'accueillis avec affection. Par cette soirée de septembre, je compris vaguement qu'une âme en train de voyager dans l'air avait besoin de moi pour se raconter, pour décrire un choix, un tourment, une vie.


Antonio Tabucchi, postface à Pereira prétend, p.215 à 217 (Folio)
Je regrette de ne pas connaître le nom de ce journaliste. (A-t-il vraiment existé? C'est étange de rendre hommage à quelqu'un sans donner son nom.) Les quelques recherches que j'ai effectuées dans Google n'ont rien donné, il faudrait peut-être essayer en italien ou en portugais. Le premier chapitre de Lilith de Primo Levi s'acquitte lui aussi de la tâche de témoigner pour les morts (deux Italiens. «Nous sommes les yeux des morts» disait Pirandello, un autre Italien. Et leur mémoire, et leur parole):
Donc, dans la regrettable éventualité où l'un de vous me survivrait, vous pourrez raconter que Leon Rappoport a eu sa part, qu'il n'a laissé ni dettes ni créances, qu'il n'a pas pleuré et n'a pas demandé pitié. Si dans l'autre monde je rencontre Hitler, je lui cracherai à la figure de plein droit…
Une bombe tomba non loin de là, suivie d'un grondement d'avalanche: un des entrepôts avaient dû s'effondrer. Rappoport dut presque crier:
— … parce qu'il ne m'a pas eu !
[…]
Deux jours plus tard, le camp[d'Auschwitz] fut évacué, dans les effroyables circonstances que l'on sait. J'ai des raisons de penser que Rappoport n'a pas survécu; aussi ai-je cru bon de m'acquitter de mon mieux de la misssion qui m'avait été confiée.

Primo Levi, Lilith, p.13 et 14 (Liana Levi, 1987)

samedi 22 septembre 2012

Le jour de la Race est le dix juin

Écoutez, Pereira, dit le directeur, le ''Lisboa'' est en train de devenir, comme je vous l'ai dit, un journal xénophile, pourquoi ne faites-vous pas un hommage à un poète de la patrie, pourquoi est-ce que vous ne faites pas notre grand Camões? Camões? répondit Pereira, mais Camões est mort en mil cinq cent quatre-vingts, il y a presque quatre cents ans. Oui, dit le directeur, mais c'est notre grand poète national, et il est toujours très actuel, et puis savez ce qu'a fait António Ferro, le directeur du Secrétariat National de Propagande, enfin le ministre de la Culture, il a eu la brillante idée de faire coïncider le jour de Camões et le jour de la Race, ce jour-là on célébrera le grand poète de l'épopée et la race portugaise, et vous, vous pourriez nous faire une éphéméride. Mais le jour de Camões est le dix juin, monsieur le directeur, objecta Pereira, quel sens cela a-t-il de célébrer le jour de Camões à la fin août? D'abord le dix juin nous n'avions pas encore de page culturelle, expliqua le directeur, ça vous pouvez le déclarer dans l'article, vous pouvez toujours célébrer Camões, qui est notre grand poète national, et faire référence au jour de la Race, il suffit d'une allusion pour que les lecteurs comprennent. Excusez-moi, monsieur le directeur, répondit Pereira avec componction, mais bon, je voulais vous dire une chose, à l'origine nous étions lisutaniens, puis nous avons eu les Romains et les Celtes, puis nous avons eu les Arabes, alors quelle race pouvons-nous célébrer, nous Portugais? La race portugaise, répondit le directeur, excusez-moi Pereira, mais votre objection ne me plaît pas beaucoup, nous sommes portugais, nous avons découvert le monde, nous avons accompli les principales navigations du globe, et quand nous l'avons fait, au seizième siècle, nous étions déjà portugais, voilà ce que nous sommes et voilà ce que vous devez célébrer, Pereira. […]
Pereira salua le directeur et raccrocha. António Ferro, pensa-t-il, le terrible António Ferro, le pire est qu'il s'agissait d'un homme intelligent et malin, dire qu'il avait été l'ami de Fernando Pessoa, bon, conclut-il, mais ce Pessoa, aussi, il se choisissait de ces amis.

Antonio Tabucchi, ''Préreira prétend'', p.190-191 (Folio, imprimé en 1998)

dimanche 16 septembre 2012

L'éternité

Comment, pensa-t-il, si je ressuscite, ce sera pour me retrouver avec des gens en canotier? Il s'imagina vraiment parmi les gens du yacht dans un port indéfini de l'éternité. Et l'éternité lui parut un lieu insupportable, écrasé par une chape de chaleur brumeuse, avec des gens qui parlaient en anglais et portaient des toasts en s'exclamant: oh! oh!

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.17 (Folio, imprimé en 1998)

samedi 15 septembre 2012

Prendre conscience de son être dans le Tout

Je lis Qu'est-ce que la philosophie antique? parce que je le dois, et Pereira prétend parce qu'il était à côté du Fil de l'horizon à la bibliothèque, livre cité par RC dans Élégies pour quelques-uns.
Il dansa cette valse presque avec transport, comme si son ventre et toute sa chair avaient disparu par enchantement. Tout en dansant, il regardait le ciel au-dessus des ampoules colorées de Praça da Alegria, et il se sentit minuscule, fondu dans l'univers. Il y a un gros homme d'un certain âge qui danse avec une jeune fille sur une quelconque place de l'univers, pensa-t-il, et dans le même temps les astres tournent, l'univers est en mouvement, et peut-être que quelqu'un nous regarde depuis un observatoire infini.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.31 (Folio imprimé en 1998)

Dans toutes les écoles qui le pratiquent, cet exercice de la pensée et de l'imagination consiste finalement, pour le philosophe, à prendre conscience de son être dans le Tout, comme point minuscule et de faible durée, mais capable de se dilater dans le champ immense de l'espace infini, et de saisir en une seule intuition la totalité de la réalité. Le moi éprouvera ainsi un double sentiment, celui de sa petitesse, en voyant son individualité corporelle perdue dans l'infini de l'espace et du temps, celui de sa grandeur en éprouvant son pouvoir d'embrasser la totalité des choses1.

Pierre Hadot, Quest-ce que la philosophie antique?, p.313 (Folio imprimé en 2011)
Parfois j'ai l'impression (de plus en plus souvent j'ai l'impression) de lire un seul et même livre, continu de livres en livres.


Note
1 : Cf. Pierre Hadot, La Citadelle intérieure, p 195-198

vendredi 14 septembre 2012

Préalable nécessaire

Pereira se leva et prit congé. Au revoir père António, excusez-moi si je vous ai fait perdre votre temps, la prochaine fois je viendrai me confesser. Tu n'en as pas besoin, répliqua le père António, pense d'abord à commettre quelque péché et viens ensuite, mais ne me fais pas perdre mon temps inutilement.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p 151 (Folio imprimé en 1998)

Au plus simple

Eh bien, dit Pereira, Marinetti est un salaud, il a commencé par chanter la guerre, il a fait l'apologie des carnages, c'est un terroriste, il a salué la marche sur Rome, oui, Marinetti est un salaud, et il faut que moi, je puisse le dire. Va en Angletterre, dit Silva, là tu pourras dire tout ce que bon te semble, tu auras un tas de lecteurs. Pereira termina la dernière bouchée de son filet. je vais au lit, dit-il, l'Angleterre est trop loin.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.68 (Folio imprimé en 1998)

mercredi 29 août 2012

Le lien, le regard

Il s'est dit que rien n'arrivait par hasard; et que c'est bien cela le hasard: notre impuissance à saisir les liens véritables qui unissent les choses; il a compris la vulgarité et l'orgueil avec lequel nous établissons des liens entre les choses qui nous entourent. Il a regardé autour de lui et s'est demandé quel lien unissait la cruche posée sur le coffre et la fenêtre. Elles n'avaient aucun point commun, elles étaient étrangères l'une à l'autre; elles lui semblaient avoir une existence plausible uniquement parce qu'un jour, il y a des années de cela, il avait acheté cette cruche et l'avait posée sur le coffre, près de la fenêtre. Le seul lien qui existât entre elles résidait en ses propres yeux qui les regardaient. Mais autre chose, une volonté, devait avoir guidé sa main lorsqu'il avait acheté la cruche: le véritable lien, c'était ce geste oublié et furtif; tout était contenu dans ce geste, le monde, la vie, un univers.

Antonio Tabucchi, ''Le fil de l'horizon'', p.88 (Folio 1990)

mercredi 28 décembre 2011

Les moustaches sont un univers

C'est curieux, dit l'homme, il a une moustache de barbier alors qu'il est cafetier, c'est une moustache incongrue. Pourquoi, dit la fille, il y a des moustaches spéciales? Il sirota sa bière, bien sûr qu'il y en a, dit-il, essaie d'observer la physionomie des gens, c'est une leçon d'anthropologie, j'ai dessiné dans mon carnet les moustaches des diverses catégories, dans ce pays les moustaches sont un univers, regarde par exemple la Guardia civil, elle porte ce genre de moustache. Il fit une rapide esquisse sur la nappe. Les avocats, au contraire, la portent ainsi. Il fit une autre esquisse. Les juges ainsi, presque comme les avocats, mais différente. Les professeurs universitaires la portent comme ça quand ils sont favorables au régime et comme ça quand ils sont contre. Les propriétaires terriens en ont une comme ça, et là c'est la moustache du grand propriétaire terrien espagnol qui soutient le Généralissime. Lequel l'a en revanche comme celle-ci, qui est en fait semblable aux autres, mais elle appartient au seul Généralissime et se reconnaît tout de suite… à bien y réfléchir, l'histoire de notre siècle est une histoire de moustaches, la moustache manchote de l'Allemand, la grosse moustache paysanne du Russe… le duce, lui, était glabre, en tout, comme les Italiens, nous sommes poilus dans l'âme, comme moi, mais toi tu ne le sais pas, ma petite Guagliona, tu crois être plus poilue que moi, et tu es une colline sans le moindre brin d'herbe. J'aimerais que tu te laisses toi aussi pousser la moustache, dit la fille, ça t'irait bien à ton âge. L'homme sourit. Comme ça je ne ressemblerais plus à Clark Gable, dit-il, mais désolé, je ne suis pas un acteur américain, je ne suis plus le camarade partisan et ne m'appelle plus Clark, compris?

Antonio Tabucchi, Tristano meurt, pp.99-100 (Folio)

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