Jeudi je passe à la bibliothèque de l'entreprise. Des Cavanna sont exposés sur le présentoir. Instruite par l'expérience (c'est ainsi que j'ai appris la mort de Robert Sabatier) je me tourne vers la bibliothécaire:
— En général ce n'est pas bon signe.
— Oui, il est mort, ç'a été annoncé ce matin.

Voici donc quatre souvenirs en hommage à quelqu'un que je pense avoir été d'une grande droiture.

- juillet 2003. Nous fêtons les dix ans de mariage d'un ami de terminale. Dans la chambre qu'il nous attribue, deux ou trois Cavanna à côté des Enfants modèles de Paul Thorez. Très peu de livres dans cette maison, j'en suis surprise, et beaucoup, énormément, de photos de leurs enfants, en très grands formats.
Je sors Les Ritals pour le feuilleter. (Aujourd'hui je dirais que ça m'a rappelé la voix de San Antonio, mais en réalité je ne me souviens pas vraiment. je sais que c'était une lecture entraînante, de celle qui vous entraîne avec elle.)

- Il y a cinq ou six ans, je l'ai croisé devant la brasserie Lipp. Il était vraiment très grand.

- Je me souviens de deux articles de lui dans Charlie Hebdo: l'un à propos de l'enterrement de Mitterrand à Notre-Dame, l'autre un an après septembre 2001. Je les ai retrouvés dans mes archives.
Le premier s'intitulait "Les Charognards", il était d'un anticléricalisme virulent et accusait l'Eglise de récupération (j'aurais plutôt accusé les socialistes d'hypocrisie, mais bon). Cela ne me gêne pas. L'anticléricalisme que l'on sent animé d'une violente colère m'a toujours paru "possible", il est possible de le comprendre, d'adopter son point de vue; d'une certaine façon il est possible d'être d'accord avec lui. Il oublie tout le bon pour ne focaliser que sur le mauvais, il est partial et injuste; mais il évite à ceux qui s'endormiraient trop vite dans le confort du "bien" d'oublier tout ce qu'on peut légitimement reprocher à l'Eglise. C'est une démangeaison salutaire.
(La colère, je la comprends. Ce que je ne supporte pas, c'est l'absence du sens du sacré. Réduire le monde à la dimension de l'homme m'est insupportable. Je ne supporte pas l'atteinte au sacré, y compris le sacré des autres, celui qui ne me concerne pas, que je ne comprends pas.)
A la fin de cet article, une phrase: «Arrête de chialer, Renaud, on va croire que tu es le père d'une de ses filles cachées.»
Le deuxième article revenait sur le travail des sauveteurs au World Trade Center. Il date de décembre 2002, je suppose qu'il a dû y avoir une commémoration à cette date. Il passe de la description à l'écœurement à la colère. Il termine par un adieu.
Fallait que je le dise

Difficile d'échapper aux images épouvantables des sauveteurs cherchant les corps parmi les décombres. Ces images de New York m'en ont rappelé d'autres, qui n'ont pas été filmées, celles-là, on ne filmait pas, alors, mais que j'ai vécues, j'étais en plein dedans. Ces images m'ont rappelé Berlin.

A Berlin, ça a duré deux ans. Ça dégringolait chaque nuit, avec, une ou deus fois par semaine, en plein jour, le «bombardement tapis» à grand spectacle. Plusieurs milliers de morts à chaque fois.

J'avais la chance — je dis bien la chance, car cela m'a évité l'Arbeitslag — de faire partie d'une équipe de tire-au-cul, de fortes têtes, de saboteurs, toutes nationalités mêlées, rebut des usines voué au déblaiement des décombres et à la recherche de ce qui pouvait se révéler encore vaguement vivant.

Nous partions à l'aurore, le ventre creux, entortillé de loques. Nous n'avions pas de casques, de masques, de lulls, de grues ni de camions. Juste nos mains, une pelle, une pioche. Et les lamentations tout autour, les cris, les sanglots, les maccchabées qu'on entassait, les encore pas tout à fait morts qu'on alignait sur la chaussée en attendant des brancardiers, jusqu'à la nuit tombée parfois.

Fouiller les décombres d'un bombardement, tâche quasi impossible autant qu'imbécile. Les gravats se hérissent de poutres, de portes, de meubles, tout ça enchevêtré, va chercher, toi! On entendait que ça gueulait, faiblement, sous quelque amas. Il fallait ôter d'abord les poutres et les ferrailles, à la force des bras, ça prenait des heures, les vivants souvent ne l'étaient plus quand nous parvenions jusqu'à eux.

J'ai vu, dans une cave transformée en abri, où une bombe, réglée pour n'expliser qu'après six ou sept impacts, merveille de la technique, avait terminé triomphalement sa course verticale: des morceaux sanglants collés aux murs de brique, au plafond crevé, on pataugeait dans la viande hachée mêlée aux lambeaux de vêtements…

J'arrête, je chiale, j'ai raconté cela dans Les Russkoffs, New York et ses parades à la con me le font remonter dans la gorge, j'étais dessous, j'ai eu de la chance. D'autres n'en ont pas eu.

C'était l'épouvante tous les jours, toutes les nuits, jour après jour, nuit après nuit. Qui bombardait? les Anglais, les Américains. Que bombardaient-ils? Des prisonniers de guerre français, russes, anglais, américains. Des déportés. Des Allemands, oui, un peu: femmes et gosses, les hommes étaient au front. Juste pour la terreur. Ah, mais, c'était la guerre! Bien sûr, Ducon. C'est aussi ce que disent aujourd'hui les terroristes et ceux qui les admirent.

Pour nous, les bagnards, les tire-au-cul, les réprouvés, pas de défilé avec bagpipes et oriflammes, pas même un merci… Ah, si, un jour, un vieil Allemand tout éperdu nous a fait spontanément un certificat, à Paulot Picamilh et à moi, attestant que nous avions sauvé sa vie et sa maison en flammes sous le bombardement. Plus tard, ça nous a sauvé la mise.

C'était la minute d'attendrissement du grand-père. A la niche, pépé. Bonsoir, m'sieurs-dames.

Cavanna dans Charlie hebdo du 18 décembre 2002