J'ai dédié ce premier volume à Henri Reed, mon ami de plus de trente années, avec lequel j'ai, pour la première fois, lu Proust pendant mes années d'études. je me suis également souvenu, après un «trou» de trente-deux ans, de R.B., et de la question lourde de conséquences qu'il me posa : «Qui était Swann?»

Georges D. Painter, Marcel Proust, les années de jeunesse, fin de la préface


Au mois de novembre 1917, un inspecteur du ministère de l'Education en poste à Leeds se trouve dans un train pour Sunderland, où il se rend afin de régler un problème avec les responsables syndicaux de l'endroit. Ayant pris chez lui le courrier non décacheté, il en entreprend la lecture. Il y a là notamment, dans une grande enveloppe carrée, le dernier numéro de The Modern Language Review, périodique trimestriel consacré à l'étude de la littérature et de la philologie médiévales et modernes. L'article par lequel commence le numéro va changer la vie du voyageur, John Dover Wilson, et le destin des études shakespeariennes.
En Europe la guerre fait rage, et, si John Dover Wilson a échappé au combat en raison de ses responsabilités dans l'éducation, il est comme de nombreux Anglais préoccupé par la situation militaire sur le continent. Dans les trains où il passe sa vie au gré de ses missions d'inspection, ses lectures se limitent surtout aux journaux qui suivent l'évolution des différents fronts. Eprouvant de la difficulté à se concentrer sur ce qui n'est pas en rapport direct avec la guerre, il se trouve ainsi, notera-t-il plus tard [1], dans un état psychologique dangereux, celui d'un homme qui risque à tout moment de se convertir, de tomber amoureux ou de se mettre à délirer. Ce sont précisément les trois destinées qui l'attendent.
L'article qui va bouleverser l'existence de John Dover Wilson porte la signature d'un spécialiste de Shakespeare, Walter Wilson Greg. Les remarques de ce dernier concernent un passage apparemment secondaire d'Hamlet, la scène de la pantomime du troisième acte. On se souvient qu'Hamlet fait jouer par des comédiens itinérants une pièce de théâtre évoquant le meurtre de son père, « Le Meurtre de Gonzague », afin d'observer les réactions de Claudius, l'assassin présumé, lequel quitte la salle précipitamment. La représentation de cette pièce est précédée d'une pantomime racontant la même histoire, et c'est elle qui attire l'attention de Greg.
[...] Dover Wilson, « en proie à une forte agitation », se lance dans la réfutation méthodique de l'article de Greg et se met fiévreusement à écrire dans tous les lieux où il en trouve l'occasion, dans les trains et dans les gares, au fond des salles de classe et dans les locaux du ministère de l'Armement. Et sa réplique va l'entraîner très loin, puisqu'il se rend rapidement compte qu'il est impossible de reprendre les éléments du dossier sans commencer par établir rigoureusement le texte d'Hamlet. C'est dans ces circonstances que l'homme qui deviendra le plus éminent des spécialistes anglais de Shakespeare prend sur-le-champ la seule décision qui s'impose, celle de lui consacrer sa vie.

Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, premières pages du prologue (p.17 à 19)


J'aime beaucoup ces deux histoires. J'aimerais avoir des détails sur la vie de Painter et Wilson, j'aimerais savoir comment ils gagnaient leur vie tout en nourrissant leur obsession, j'aimerais savoir comment cette "conversion" a été accueillie par leur entourage, tant il est vrai que c'est notre entourage qui paie le prix de nos obsessions.


Notes

[1] John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur