Véhesse

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jeudi 31 décembre 2009

La princesse et le dragon

Il revint aux yeux et c'est alors qu'il la reconnut: la princesse enlevée et retenue captive par le dragon. Il avait égaré le livre, mais il revit soudain la page dans tous ses détails. La jeune fille était enchaînée dans une grotte, et l'horrible dragon crachait sur elle des nuages de fumée. Elle regardait bravement le dragon en face. Quand on lui avait donné le livre, il ne savait pas lire: il devait avoir quatre ou cinq ans. Sa mère et sa sœur aînée lui avaient lu si souvent l'histoire qu'il la connaissait par cœur; n'empêche qu'il continuait à leur apporter le livre pour se faire lire le conte. Le dragon était tué par le chevalier aux longs cheveux noirs. Sa haine pour le chevalier avait presque égalé celle qu'il éprouvait pour le dragon, et il avait fini par les détruire tous les deux en frottant patiemment les images de son doigt mouillé jusqu'à les faire disparaître. Mais il n'avait pas effacé Madelin.

Jan Van de Wetering, Le Massacre du Maine, p.85 (Rivages noir)

Papier peint

Une belle pièce, mais le papier peint était un peu trop chargé. Suzanne avait dû l'acheter en Hollande: un fermier et sa femme, en costume folklorique et en sabots, dansant la gigue dans un paysage de moulins à vent. Seigneur! Il se détourna, mais son regard rencontra toujours le même décor. On dansait la gigue sur les quatre murs. Le commissaire ouvrit tout grands des yeux horrifiés. Le fermier et sa femme souriaient niaisement un millier, des milliers de fois. Il lui faudrait faire tout son possible pour se tenir éloigné des murs.

Jan Van de Wetering, Le Massacre du Maine, p.57 (Rivages noir)

jeudi 24 décembre 2009

L'enfant Jésus de Prague

« Prague n’est pas seulement la cité de Jan Hus, elle est celle de saint Jean Nepomucène et de saint Wenceslas, celle que couvre de son ombre la cathédrale du Hradschin. Et elle est surtout celle de l’Enfant Jésus, qui la couvre de sa protection. »

Poème de Paul Claudel rédigé en octobre 1911 et paru dans Le Figaro en mai 1938.
Il neige.
Le grand monde est mort sans doute. C’est décembre.
Mais qu’il fait bon, mon Dieu, dans la petite chambre !
La cheminée emplie de charbons rougeoyants
Colore le plafond d’un reflet somnolent,
Et l’on n’entend que l’eau qui bout à petit bruit.
Là-haut sur l’étagère, au-dessus des deux lits,
Sous son globe de verre, couronne en tête,
L’une des mains tenant le monde, l’autre prête
À couvrir ces petits qui se confient à elle,
Tout aimable dans sa grande robe solennelle
Et magnifique sous cet énorme chapeau jaune,
L’Enfant Jésus de Prague règne et trône.
Il est tout seul devant le foyer qui l’éclaire
Comme l’hostie cachée au fond du sanctuaire,
L’Enfant-Dieu jusqu’au jour garde ses petits frères.
Inentendue comme le souffle qui s’exhale,
L’existence éternelle emplit la chambre, égale
À toutes ces pauvres choses innocentes et naïves !
Quand il est avec nous, nul mal ne nous arrive.
On peut dormir, Jésus, notre frère, est ici.
Il est à nous, et toutes ces bonnes choses aussi :
La poupée merveilleuse, et le cheval de bois,
Et le mouton sont là, dans ce coin tous les trois.
Et nous dormons, mais toutes ces bonnes choses sont à nous !
Les rideaux sont tirés… Là-bas, on ne sait où,
Dans la neige et la nuit sonne une espèce d’heure.
L’enfant dans son lit chaud comprend avec bonheur
Qu’il dort et que quelqu’un qui l’aime bien est là,
S’agite un peu, murmure vaguement, sort le bras,
Essaye de se réveiller et ne peut pas.

Paul Claudel, Images saintes en Bohême

L'ombre et le double

Le narrateur a un frère siamois. Il raconte ses réflexions d'enfant à la vue d'un petit garçon sans double.
He [a child of seven or eight] cast a short blue shadow of the ground, and so did I, but in addition to that sketchy, and flat, and unstable companion which he and I owed to the sun and wich vanished in dull weather, I possessed yet another shadow, a palpable reflection of my corporal self, that I always had by me, at my left side, whereas my visitor had somehow manage to lose his, or had unhooked it and left it at home.

Vladimir Nabokov, "Scenes from the life of a Double Monster", in Nabokov's Dozen

Pas de Littérature sans Morale du langage

Ce qu'on veut ici, c'est esquisser cette liaison; c'est affirmer l'existence d'une réalité formelle indépendante de la langue et du style; c'est essayer de montrer que cette troisième dimension de la Forme attache elle aussi, non sans un tragique supplémentaire, l'écrivain à sa société; c'est enfin faire sentir qu'il n'y a pas de Littérature sans une Morale du langage.

Roland Barthes, fin de la préface au Degré zéro de l'écriture

La rose

I saw a rose in a glass on the table — the sugar pink of its obvious beauty, the parasitic air bubbles clinging to its stem. Her two spare dresses were gone, her comb was gone, her chequered coat was gone, and so was the mauve hair-band with a mauve bow that had been her hat. Ther was no note pinned to the pillow, nothing at all in the room to enlighten me, for of course the rose was merely what French rhymsters call ''une cheville''.

Vladimir Nabokov, "That in Aleppo once…", in Nabokov's Dozen

mercredi 23 décembre 2009

Les livres, propriété sacrée

For him that stealeth, or borroweth and returneth not, this book from its owner, let it change into a serpent in his hand and rend him. Let him be struck with palsy, and all his members blasted. Let him languish in pain, crying aloud for mercy, and let there be no surcease to this agony till he sing in dissolution. Let bookworms gnaw his entrails… and when at last he goeth to his final punishment, let the flames of Hell consume him forever.

Anonymous curse on book thieves from the monastery of San Pedro



Quant à celui qui vole, ou qui emprunte pour ne pas le rendre, un livre à son propriétaire, que ce livre se transforme en un serpent dans sa main et le déchire. Que le voleur soit frappé de paralysie et que tous ses membres soient foudroyés. Qu'il dépérisse dans la douleur, criant miséricorde, et qu'il n'y ait pas de répit à cette agonie jusqu'à ce qu'il chante en se dissolvant. Que les rats de bibliothèque lui rongent les entrailles… et quand enfin il atteindra le moment de son châtiment final, que les flammes de l'Enfer le consument à jamais.

Malédiction anonyme lancée sur les voleurs des livres du monastère de Saint Pierre

dimanche 20 décembre 2009

Foi et philosophie

Vous avez même réussi à réchauffer et à adoucir mon cœur froid et dur — spécialement par le chapitre 41 où vous me rendez accessible votre message en révélant les sources de choses comme quelques smirot d'erev shabbat [hymnes de la veille du shabbat] que j'avais coutume de chanter enfant dans l'ignorance totale de leur «arrière-plan». J'ai compris peut-être pour la première fois l'attrait infini exercé par ce monde profond et riche, votre domaine, qui unit de manière énigmatique et indissoluble l'universel et le particulier l'humain et le juif — qui dépasse tout moralisme et esprit de condamnation, sans se perdre dans l'esthétisme ou quelque chose de semblable. Vous êtes un homme béni pour avoir réalisé une harmonie entre l'esprit et le cœur à un un si haut niveau et vous êtes une bénédiction pour tout Juif vivant aujourd'hui. En conséquence, vous avez le droit et le devoir de parler haut. Malheureusement, je suis congénitalement incapable de vous suivre — ou si vous voulez, moi aussi j'ai juré à un drapeau, le serment au drapeau étant (dans le splendide latin arabique créé par certains de nos ancêtres, qui semblerait à Cicéron in ultimatate turpitudinis [le comble de la honte]): moriatur anima mea mortem philosophorum [que mon âme meure de la mort des philosophes!] Je comprends pourquoi la pensée des philosophes vous apparaît pauvre, étroite et stérile. Car si ce que vous dites explicitement à leur sujet n'est pas tout à fait adéquat (voir p.133 [tr. fr. 117-118] — comment Rambam aurait-il pu avoir examiné en détail l'opinion «pessimiste» de Razi si le mal n'était pas «réel»; comment la providence en tant que rétribution serait-elle possible si le mal n'était pas «réel»), il est en effet vrai que la philosophie est, en tant que telle, au-delà de la souffrance, plus parente de la comédie que de la tragédie, du côté du moshav letzim2 [où se retrouvent habituellement les moqueurs]. Mais c'est peut-être là un point mineur. La seule difficulté que j'ai encore concerne la vérité. Cette difficulté est dissimulée, je le soupçonne, par les mots «mythe» et «symbole»: il se peut que certaines choses ne puissent être convenablement exprimées que de manière mythique ou symbolique, mais cela présuppose tout d'abord une vérité non mythique et non symbolique. Vous-même, je suppose, ne diriez pas que l'affirmation «Dieu est » est un mythe, ou que Dieu est un symbole.

Leo Strauss à Gershom Scholem, Cabale et philosophie le 22 novembre 1960 (correspondance), p.101 à 103


Note
1: de La Kabbale et la symbolique.
2: voir Psaume I, verset I.

Production corruptrice

Je persiste dans ma *** [corruption de la jeunesse (les dieux de la cité et le reste)], d'ailleurs davantage à l'oral qu'à l'écrit. Je publie justement un petit ouvrage La Persécution et l'art d'écrire, contenant des essais que vous connaissez déjà et que je crois devoir rassembler l'âge venant dans la perspective d'un éventuel vengeur qui pourrait naître de mes ossa [ossements] spirituels. Je vous enverrai donc ce petit livre (et d'autres choses qui pourraient paraître, notamment un petit livre sur le droit naturel et un essai sur Machiavel). Naturellement, je m'estimerai très heureux de recevoir vos propres productions «corruptrices» puisque les extrêmes se touchent et même de temps à autres s'attirent.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 5 février 1952

Anticipation joyeuse

Leo Strauss annonce à Scholem qu'il pourra sans doute venir enseigner un an à Jérusalem:
Dans l'humeur du fameux vieux cheval de cavalerie au son de la trompette, je vous envoie mes salutations les plus chaleureuses de notre part à tous les deux.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 13 mars 1953

Profession de foi

J'espère que vous savez que je ne suis pas un philosophe : je suis professeur de Polical Philosophy.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem le 13 mars 1953

Les deux qualités essentielles du philosophe

Strauss donne son avis sur le successeur à donner à Guttman à l'université de Jérusalem.
Aucun des trois candidats que vous évoquez ne remplit les deux conditions essentielles: a) le fait que nous ne pouvons rien savoir ne les affecte pas au plus profond d'eux-mêmes; b) ils ne sont pas du tout exposés à la tentation de la superstition [à bon entendeur salut]!

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 10 mai 1950

vendredi 18 décembre 2009

Quelques sites et blogs

Un billet paresseux pour indiquer d'autres blogs, d'autres lieux...


autour d'un auteur :

  • Sebald, Hilberg, la mémoire, Claude Simon : Norwitch (d'étranges résonnances avec les cours de Compagnon de l'année dernière. Ce billet par exemple en est sans doute une bonne illustration, ou démonstration, ou résumé.)
  • Jean-Jacques Rousseau (plus exactement : le blog qui accompagne le projet théâtral de représenter Les Confessions]

autour des livres

- des photos de livres
- des photos de bibliothèques
- un blog de bibliophile au sens large (l'imprimerie, la reliure, les ventes aux enchères, les statistiques du marché du livre ancien, etc)

- entre les deux, s'attachant aux auteurs oubliés dans des éditions disparues (ou l'inverse, bien sûr): l'éditeur singulier, dont le livre sur les dandys doit pouvoir s'offrir à Noël.

- sinon, une liste de 15 pavés parus dans les années 2000.

et un peu de poésie.

mercredi 16 décembre 2009

Poésie moderne

Je ne peux pas dire que j'aie jamais eu une grande admiration pour M. Raymond West. Je sais pourtant qu'il a la réputation d'un romancier de talent et qu'il s'est fait un nom comme poète. Ses vers ne commencent jamais par des majuscules, et c'est, je crois, le comble du modernisme.

Agatha Christie, L'affaire Prothero, premières lignes du chapitre XXI

mardi 15 décembre 2009

Menace

J’aurais désaprouvé Griselda pour ce sentiment, si Marie n’était entrée juste à ce moment avec un gâteau de riz à moitié cuit. Je protestai assez timidement, mais ma femme fit observer que c’était toujours ainsi que les Japonais mangeaient le riz et qu’il fallait voir là l’explication de leur merveilleuse intelligence.

— Je crois même, ajouta-t-elle, que si l’on vous servait un pudding comme celui-ci tous les jours jusqu’à dimanche, vous feriez un sermon magnifique.
— Dieu m’en garde, dis-je en frissonnant…

Agatha Christie, L'affaire Prothero, premier chapitre

Perversité

Les autres me trouvaient extraordinaire, et m’avoir pour femme aurait été pour eux une chose très agréable. Pour vous, au contraire, je représente tout ce que vous n’aimez pas, tout ce que vous désapprouvez, et, malgré cela, vous ne pouviez pas vous passer de moi. Ma vanité n’a pas pu résister. C’est tellement meilleur d’être pour quelqu’un un péché secret et délicieux qu’un sujet de gloriole.

Agatha Christie, L’affaire Prothero, vers la fin du premier chapitre

samedi 12 décembre 2009

Le bouton perdu

'If metal is immortal, then somewhere
there lies the burnished button that I lost
upon my seventh birthday in a garden.
Find me that button and my soul will know
that every soul is saved ant stored and treasured.'

Vladimir Nabokov, "The Forgotten Poet" in Nabokov's Dozen, p.36

L'humiliation

La fête terminée, nous nous mîmes en rang, et, sans armes, sans drapeaux, nous marchâmes ainsi vers les nouveaux champs de bataille, pour aller gagner avec les Alliés cette même guerre que nous avions déjà perdue avec les Allemands. Nous marchions en chantant, la tête haute, fiers d'avoir enseigné aux peuples de l'Europe qu'il n'y a plus désormais d'autre moyen de gagner la guerre, que de jeter héroïquement ses armes et ses drapeaux dans la boue, aux pieds du premier venu.

Curzio Malaparte, La Peau, p.76

Sauver son âme / sauver sa peau

Avant la libération, les peuples d'Europe souffraient avec une merveilleuse dignité. Ils luttaient le front haut. Ils luttaient pour ne pas mourir. Et les hommes, quand ils luttent pour ne pas mourir, s'accrochent avec la force du désespoir à tout ce qui constitue la partie vivante, éternelle, de la vie humaine, l'essence, l'élément le plus noble et le plus pur de la vie: la dignité, la fierté, la liberté de leur conscience. Ils luttent pour sauver leur âme.

Mais, après la libération, les hommes avaient dû lutter pour vivre. C'est une chose humiliante, horrible, c'est une nécessité honteuse que de lutter pour vivre, pour sauver sa peau. Ce n'est plus la lutte contre l'esclavage, la lutte pour la liberté, pour la dignité humaine, pour l'honneur. C'est la lutte contre la faim.

Curzio Malaparte, La Peau, p.58

Illusion d'optique

The old man was never seen again. The quiet foreigners who had rented a certain quiet house for one quiet month had been innocent Dutchmen or Danes. It was but an optical trick. There is no green door, but only a grey one, which no human strenght can burst open. I have vainly searched through admirable encyclopedias: there is no philosopher called Pierre Labime.

Vladimir Nabokov, "The Assistant Producer" in Nabokov's Dozen

vendredi 11 décembre 2009

Malabar prédit

[…] Malabar prédit (exemple de 1959: «Vous vous noyez dans les complications, soyez plus simple».)

Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de je me souviens, p.66

La vache qui rit

La société Grosjean, de Lons-le-Saunier, exploite depuis 1926 un fromage fondu, La Vache sérieuse. La concurrence devient agressive:
«Le rire est le propre de l'homme, le sérieux celui de la vache».

Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de je me souviens, p.157

Yo-yo

Gide était fort habile au yo-yo: c'était le jeu à la mode et même il faisait fureur. Les gens se promenaient dans la rue, un yo-yo à la main. Sartre s'y exerçait du matin au soir avec un sombre acharnement.

Simone de Beauvoir, La force de l'âge (concerne l'année 1931)

jeudi 10 décembre 2009

Changer d'ampoule

Only by heroic effort can I make myself unscrew a bulb that has died an inexplicable death and screw in another, wich will light up in my face with the ideous instancy of a dragon's egg hatching in one's bare hand.

Vladimir Nabokov, Lance, in Nabokov's Dozen, chapitre 1

Discrétion

Quietly, concealing himself in his own shadow, Vasili Ivanovitch followed the shore, and came to a kind of inn.

Vladimir Nabokov, "Cloud, Castle, Lake", in Nabokov's Dozen, p.95

vendredi 4 décembre 2009

Sauver son âme / sauver sa peau

La morale de la survie a pris la place de l'héroïsme au sommet de l'échelle des qualités qu'on admire.

Allan Bloom, ''L'âme désarmée'', p.92 (1987)

Lire

Seuls ceux qui sont disposés à courir des risques et prêts à croire à l'improbable sont aptes désormais à tenter l'aventure du livre.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.69 (1987)

Adams et Mencken

Il faut être un maboul ou un bouffon (je pense respectivement à Henry Adams et à Henry Louis Mencken) pour attirer l'attention du public en disant qu'on ne croit pas à la démocratie.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.57 (1987)

jeudi 3 décembre 2009

Le Père Noël

Alors que j'étais jeune professeur à Cornwell, j'ai eu un jour une discussion sur l'éducation avec un professeur de psychologie. Sa fonction, me disait-il, consistait à venir à bout des préjugés de ses élèves, il les abattait comme des quilles! J'ai commencé alors à me demander par quoi il remplaçait ces préjugés; mais il ne paraissait pas avoir la moindre idée de ce que pouvait être le contraire d'un préjugé. Il me faisait penser au petit garçon qui, quand j'avais quatre ans, m'avait gravement informé que le Père Noël n'existait pas: il souhaitait m'inonder de la brillante lumière de la vérité. Est-ce que le professeur avec qui je discutais à Cornell savait ce que ces préjugés représentaient pour ses élèves et quel effet produirait sur eux le fait d'en être privés? S'imaginait-il qu'il existe des vérités qui puissent les guider dans leur existence comme le faisaient les préjugés? Avait-il envisagé de leur inspirer l'amour de la vérité nécessaire pour rechercher des croyances sans préjugés, ou avait-il l'intention de les rendre passifs, indifférents et soumis à des autorités telles que leur professeur ou ce qu'il y a de meilleur dans la pensée contemporaine? Le gamin qui m'avait informé de l'inexistence du Père Noël se contentait, lui, de faire de l'esbroufe pour montrer sa supériorité à mon égard; et après tout, je ne pense pas qu'il était si malin que ça. Il fallait bien que quelqu'un eut inventé le Père Noël pour qu'il puisse, lui, en nier l'existence! Pensons plutôt à tout ce que nous apprenons sur le monde en nous fondant sur la croyance des hommes au Père Noël; songeons à tout ce que nous apprenons sur l'âme de ceux qui y croient. Si l'on ampute l'âme de l'imagination qui projette sur les murs de la caverne les dieux et les héros, on n'en favorise pas la connaissance; on se contente de lobotimiser l'âme et d'estropier ses pouvoirs.

>J'ai donc répondu au professeur de psychologie qui était mon interlocuteur que, quant à moi, j'essayais au contraire d' ''enseigner'' à mes élèves des préjugés, car à l'heure actuelle, compte tenu du succès général de sa méthode, ils avaient appris à douter de toutes les croyances avant de croire eux-mêmes à quoi que ce fût. Sans moi, l'excellement professeur se serait retrouver au chômage! Avant d'entreprendre de douter systématiquement et radicalement de tout , Descartes disposait de tout un monde merveilleux de vieilles croyances, d'expériences préscientifiques et d'interprétations du monde, convictions auxquelles il était fermement et même fanatiquement attaché. Il faut avoir fait l'expérience de la vraie croyance pour pouvoir jouir de l'expérience de la libération. J'ai donc proposé à mon collègue une division du travail selon laquelle j'aiderais à faire pousser les fleurs dans les prairies, après quoi il pourrait les faucher.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.43 (1987)
Alph a trouvé note de lecture à propos du Père Noël supplicié de Claude Lévi-Strauss.

Opinions et vérité

Le fait qu'il y ait eu à différentes époques et en différents lieux des opinions diverses sur le bien et le mal ne prouve nullement qu'aucun de ces opinions n'est vraie ni supérieure aux autres. Dire une chose pareille, c'est aussi absurde que de prétendre que la diversité des points de vue exprimés lors d'une d'une discussion universitaire à bâtons rompus démontre qu'il n'existe pas de vérité.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.40 (Julliard 1987)

mercredi 2 décembre 2009

A la recherche du bien

Allan Bloom explore les vices de raisonnement qui sous-tendent les changements de l'éducation des jeunes Américains à partir des années 60 : une volonté de tolérance à tout prix et l'abandon de la recherche du bien commun.
[…] Ainsi le refus de distinguer devient-il un impératif moral, parce qu'il s'oppose à la discrimination. Cette idée délirante signifie qu'il n'est pas permis à l'homme de rechercher ce qui est naturellement bon pour lui et de l'admirer quand il l'aura trouvé, car une telle recherche aboutit à la découverte de ce qui est mauvais et débouche sur le mépris.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.29

Dangereuse vérité

Allan Bloom explore les vices de raisonnement qui sous-tendent les changements de l'éducation des jeunes Américains à partir des années 60 : une volonté de tolérance à tout prix et l'abandon de la recherche du bien commun.
Autrefois le monde entier était aliéné; les hommes croyaient toujours avoir raison et cela a conduit aux guerres, aux persécutions, à l'esclavage, à la xénophobie, au chauvinisme et au racisme. L'objectif n'est pas de corriger ces erreurs et d'avoir vraiment raison, mais de ne pas s'imaginer qu'on a raison. Celui qui croit à la vérité représente un danger.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.24

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