Billets qui ont 'Aragon, Louis' comme auteur.

Panama

Je me souviens que l'excellente Exobiographie d'Obaldia parle du creusement du canal de Panama. Je ne l'ai pas sous la main, donc je ne peux citer, mais à ma grande surprise, j'y ai appris que Gauguin a participé au chantier, un chantier terrible dans l'humidité et les moustiques.

Je me souviens que le canal de Panama joue un grand rôle dans Les voyageurs de l'impériale.

Dans la série "mes amis ont du talent", je vous propose un pa(nama)stiche de Victor Hugo et un de La Fontaine.

Et une anthologie fantastique (j'en reste coite) ici: Panamanière. Bravo à tous, à ceux que je connais et ceux que je ne connais pas. Chapeau bas !

Oubliettes et Revenants, XIXe colloque des Invalides

Tandis que commençait le colloque des Invalides (le XIXe), je pensais à cette phrase de Micheline Tison-Braun: «La critique universitaire consiste en grande partie à mettre les farfelus à la portée des innocents.» Quelque chose de ce genre se joue ici: ce colloque consiste à mettre les farfelus dans la même pièce, en laissant l'entrée libre aux innocents de ma sorte.

Le programme est ici, le thème de cette année était "Oubliettes et Revenants" ou les fluctuations de la gloire et la reconnaissance littéraire. Trois vidéos sont en ligne (1, 2, 3) et le texte de l'intervention d'Elisabeth Chamontin est ici.

Ces vidéos vous permettront d'attendre la sortie des actes aux éditions du Lérot.


En attendant, voici quelques anecdotes (je n'ai pris que quelques mots en notes, sachant que tout était filmé), toutes retrouvables dans les vidéos.

Lors de la première discussion (trois à quatre intervenants exposent leurs travaux, puis la salle discute un quart d'heure à vingt minutes. Ce qui est impressionnant, c'est qu'alors qu'on a l'impression que l'intervenant vient de parler d'un parfait inconnu, toute la salle paraît connaître celui-ci — sauf vous (les farfelus et l'innocent))— lors de la première intervention, donc, Françoise Gaillard rappelle l'heureux temps où les recherches ne se faisaient pas sur internet mais à la bibliothèque Richelieu et que le chercheur était à la merci des erreurs des manutentionnaires qui vous apportaient les livres.
C'est ainsi qu'elle a eu entre les mains la brochure d'un chimiste de génie : il avait découvert la formule de l'odeur de sainteté, et même des odeurs de sainteté, celles-ci variant d'un saint à l'autre (ce qui paraît logique quand on y pense).
J'ai cru comprendre que ce chimiste avait déposé un brevet. Qu'attend-on pour fabriquer ce précieux parfum?

L'intervention de Bérengère Levet porte sur Adolphe d'Ennery. D'une certaine manière nous lui devrions Proust puisque c'est lui qui a développé Cabourg et les bains de mer. Nous lui devons également la thématique des deux orphelines, tant exploitée par le cinéma et le théâtre américain. C'était un homme très fin, nous dit-on, qui prenait garde de trop faire état de sa finesse. Il avait épousé une fort belle actrice qui le surveillait jalousement. On rapporte l'échange suivant au sortir du théâtre ou d'un salon, alors que son épouse vieillissante l'apostrophait ainsi:
— Viens donc, vieux cocu!
— Plus maintenant.

Dans la salle se tenait le président de l'association des amis d'Adolphe d'Ennery, un tout jeune homme très proustement vêtu. L'association n'a que cinq mois d'existence et déjà dix adhérents venus spontanément, sans aucune publicité. A bon entendeur…
(Ceci sera l'occasion pour Michel Pierssens1 de dire plus tard à propos de Georges Ohnet : «il n'existe pas d'association, sinon le président serait dans la salle».)

David Christoffel émettra l'hypothèse (très entre autres) que le mari d'Angela Merkel soit le dernier avatar en date du fantôme (d'un des fantômes) de l'opéra (puisqu'on l'aperçoit parfois accompagnant sa femme à des représentations de Wagner).

Laure Darcq plaidera pour la redécouverte du "vrai" Peladan, Joséphin de son prénom, écrasé par l'image du Sar Peladan, rosicrucien.

Eric Walbecq nous présente un livre trouvé par hasard aux puces, L'homme-grenouille de Max Lagrange: un livre de nouvelles fantastiques sur des phénomènes de foire. (Typiquement un livre pour Tlön.)
En poursuivant ses recherches, Walbecq a trouvé un autre livre de Lagrange: Carnet secret de l'amour à Paris, recueil de petites annonces avec lexique des abréviations.

Le mot le plus long de la langue française est dévoilé par Paul Scheebeli : la peur du chiffre 666 (hexakosioihexekontahexaphobie). Il y a quelques autres mots très longs, à chercher en particulier du côté de Rabelais.

Aude Fauvel nous présente l'autre Mae West, la Mae West inconnue, celle qui écrivait ses textes, peu traduits car caractéristiques d'un certain langage et d'une certaine Amérique. Elle fut scandaleuse dans ses attitudes mais aussi (ou surtout: le premier scandale permettant aux censeurs de mieux dissimuler le second) par ses combats d'avant-garde, les droits des femmes, des noirs, des homosexuels. Le code Hays qui prit effet à la fin de la prohibition, un puritanisme chassant l'autre, a été écrit sur mesure contre elle. (A l'époque, elle était la deuxième personne la mieux payée des Etats-Unis.)
Soit la phrase de Che Guevara : «la révolution c'est comme une bicyclette, si elle n'avance pas elle tombe». Remplacez "révolution" par "sexe" et c'est une citation de Mae West. Che Guerava le savait-il, est-ce une citation malicieuse ou inconsciente?
Aude Fauvel nous raconte que ce code tomba progressivement en désuétude à partir de 1965, à la suite d'un film de Sydney Lumet (La colline des hommes perdus?) dans lequel une poitrine dénudée ne fut pas censurée: c'était une poitrine noire, cela ne "comptait" pas…
Les cinéastes s'engouffrèrent dans la brèche et le code fut aboli peu après.

Liste d'auteurs publiée par Breton et Aragon, établie par vote : Lisez, ne lisez pas.




Note
1 : Je n'ai pas osé lui dire combien j'étais heureuse de croiser en chair et en os l'auteur de La tour de babil.

Aragon en 1938

Il me présente à Aragon. Jeune, beau, mais entouré d'un halo démoniaque. Il y a vraiment chez cet homme quelque chose de gênant. On pense à une vipère. Sarcastique, gouailleur, âpre, véhément à la moindre occasion, comme un homme à bout de nerfs. Il éclate lorsque je lui dis qu'en ce qui concerne l'Autriche, il est un peu tard pour s'enthousiasmer:
— Mais il y a d'autres pays à sauver qui peuvent encore être sauvés…

Ses plaisanteries vous serrent le cœur. Il y a de l'inhumain dans ses moindres propos.

[…]

Aragon me fait peur: il a un visage de prédestiné — mais un double visage. Janus qui semble fait pour deux destins: celui du bourreau (avec quelle froideur il enverrait au poteau ses ennemis, ses anciens amis) et celui du condamné, qui lèvera un jour, vers le peloton, son masque pâle qu'un rictus satanique éclairera.

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.14-15 (4 avril 1938)
(Finalement, c'est la description d'un fanatique.)

Manuscrits du Moyen-Âge et manuscrits littéraires modernes

Il y a à peu près un an, j'ai découvert qu'il existait une "Société des manuscrits des assureurs français" (SMAF). Comme je devais avoir l'air vivement intéressée, on me proposa un catalogue de l'exposition des manuscrits qui s'est tenue en 2001 à la Bibliothèque nationale.

Les assureurs français présentent aujourd'hui le catalogue des collections de la "Société des manuscrits des assureurs français". C'est une première. Cette publication accompagne l'exposition de ces manuscrits - pour la seconde fois cette fois-ci après celle de 1979 - à la Bibliothèque nationale de France.

Créée en 1978 à l'initiative de Guy Verdeil alors Président du GAN et en étroite concertation avec Messieurs Georges Le Rider, Administrateur de la Bibliothèque nationale et Pierrot, Directeur des Manuscrits de cette même institution, la SMAF rassemble dans son capital une grande partie des sociétés et mutuelles d'assurance de la place. Elle constitue un prototype intéressant de coopération Etat-industrie au service d'une politique nationale de gestion et de défense du patrimoine national des manuscrits anciens et modernes.

Notre souci est aujourd'hui de faire connaître le fonds de la SMAF aux assureurs, à leurs clients, aux bibliophiles et au grand public, et de leur faire prendre conscience du type de contribution que la profession des assureurs a apporté et est susceptible encore d'apporter à la conservation et à la recherche sur le patrimoine littéraire national, au service de la politique que souhaitent mener la Bibliothèque nationale et la Direction des Manuscrits.

Extrait repris en quatrième de couverture de l'introduction de Jean-Jacques Bonnaud, Président de la SMAF.

Je m'attendais à une brochure souple d'une centaine de pages, c'est en fait un livre magnifique de 350 pages emplies de photographies d'enluminure et de pages de cahiers, décrivant l'histoire de chaque manuscrit médiéval présenté et offrant des extraits des manuscrits modernes (un important fond Céline, Colette, Claudel, etc).

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A titre d'exemple, la SMAF possède les lettres inédites de Gide à Francis Jammes :
139 LETTRES, BILLETS ET CARTES AUTOGRAPHES SIGNÉES. Les lettres sont montées sur des feuillets de papier crème montés sur onglets en 3 volumes in-4 (230 x 180 mm) demi-maroquin bleu turquoise avec coins, étuis (Devauchelle).

TRÈS IMPORTANTE CORRESPONDANCE INÉDITE qui dresse un passionnant tableau de la vie littéraire au tournant du siècle.
Elle retrace l'amitié de toute une vie entre les deux écrivains, quelque divergents que soient leur esprit et leurs idées. Leurs œuvres littéraires respectives tiennent une grande place dans leurs propos.
Cette correspondance commence en 1895 et durera en dépit de quelques brouilles jusqu'à la mort de Jammes en 1938. Gide et Jammes, tous deux âgés de vingt-cinq ans, devinrent amis en 1893 mais ne se rencontreront pour la première fois qu'en avril 1896 à Alger ; ils ne s'étaient vus auparavant qu'en photographies mais se tutoyaient déjà. Leur longue amitié subira des périodes de troubles et des ruptures, notamment vers 1916 lorsque Jammes eut connaissance des mœurs scandaleuses de Gide, qui heurtaient profondément ses convictions chrétiennes, et en 1925 lorsque Gide vendit à Drouot sa bibliothèque, y compris des manuscrits de Jammes que celui-ci lui avait dédicacés (la partie Jammes comprend 33 numéros : éditions originales dédicacées, grands papiers, quelques lettres et manuscrits). Notons ici que Jammes ne fut pas le seul à être choqué et l'on cite volontiers l'anecdote de Régnier envoyant un ouvrage à Gide avec cette dédicace : ''Pour votre prochaine vente''.
La dernière lettre datée est écrite à la suite d'une lettre de condoléances de Mathilde Roberty du 9 juillet 1938 (Madeleine est morte le 17 avril 1938).

Une correspondance de 280 lettres échangées par Gide et Jammes fut publiée par Robert Mallet, chez Gallimard en 1948. Aucune des lettres ici présentes n'y figurant, nous sommes donc en présence de lettres restées inconnues de Robert Mallet ou qu'il avait écartées pour des raisons de discrétion, d'opportunité ou de contrainte éditoriale. Robert Mallet n'avait pas eu connaissance d'une lettre de Gide à madame Victor Jammes (8 avril 1900) et n'en avait pu citer qu'un extrait recopié par Mme Jammes (elle se trouve ici sous le numéro 67).
Entre juillet 1895 et l'automne 1897, de nombreuses lettres sont écrites sur papier de deuil encadré de noir (Gide a perdu sa mère le 31 mai 1895). Il n'est cependant pas fait mention de ce décès dans les lettres ; dans l'une d'elle Gide évoque en revanche le récent mariage de sa sœur.

Cher Monsieur, qui dorénavant m'appellerez cher ami tel est le début de cette correspondance qui allait durer un quart de siècle et dans laquelle les travaux littéraires des deux écrivains tiennent une grande place. Au fur et à mesure de leur relation, les termes par les quels Gide s'adresse à son ami évoluent: Cher monsieur (une seule fois au début - puis cher ami (assez souvent) puis cher vieux, cher faune, mon faune préféré, très cher et grand, etc…

extrait du catalogue p.235 et 236

Exemple de lettre de Gide à Jammes.

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Liste des acquisitions des manuscrits modernes :

Law. Lettres au prince deTingry. Hôtel Drouot, 21 juin 1979.
Voltaire. Lettre à M. Delille. Hôtel Drouot, 7 mai 1981.
Voltaire. Lettre à d'Alembert. Hôtel Drouot, 6 mai 1981.
Voltaire. Lettre à sa nièce. Hôtel Drouot, 6 mai 1981.
Restif de la Bretonne. L'Enclos et les oiseaux. Librairie Valette, 20 août 1981.
Napoléon. Expédition d'Egypte. Hôtel Drouot, 13 décembre 1982.
Bernadotte. Lettres militaires. Hôtel Drouot, 8 décembre 1980.
Dietrichstein. Lettres au comte de Niepperg. Hôtel Drouot, 28 février 1979.
Musset. Lettre à madame Joubert. Hôtel Drouot, 9 novembre 1979.
Sand. Lettre à Louis Blanc. Hôtel Drouot, 6 avril 1981.
Flaubert. Littérature-Esthétique. Hôtel Drouot, 12 décembre 1985.
Apollinaire. Les Peintres cubistes. Librairie Jean Hugues, bibliothèque Renaud Gillet, 5 novembre 1981.
Apollinaire. La Femme assise. Hôtel Drouot, bibliothèque Jacques Guérin,4 juin 1986.
Aragon.Traité du style. Librairie Jean Hugues, bibliothèque Renaud Gillet, 5 novembre 1981.
Aragon. L'Entrée des succubes. Librairie de l'Abbaye, 4 décembre 1980.
Breton. Les Vases communicants. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Breton. Autobiographie. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Camus. L'Etat de siège. Hôtel Drouot, 28-29 février 1979.
Céline. Guignol's band. Hôtel Drouot, 28 février 1979 et 28 juin 1985.
Céline. Guignol's band II, Le Pont de Londres. Hôtel Drouot, 9 juin 1980.
Céline. Féerie pour une autre fois II, Normance. Hôtel Drouot, 19 juin 1984.
Céline. Guignol's band II et Féerie pour une autre fois. Madame Destouches, 6 décembre 1985.
Céline. D'un château l'autre. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Claudel. Œuvres et correspondances dont l'Echange, Connaissance de l'Est, L'Homme et son désir, famille Claudel, janvier 1980.
Cocteau. Le Cap de Bonne-Espérance. Hôtel Drouot, 12 juin 1987.
Cocteau. Opium. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Colette. Lettres à Germaine Patat. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Colette. Lettres à Maurice Goudeket. Madame Goudeket, 8 mai 1981.
Eluard. L'Amour la poésie. Libraire Jean Hugues, bibliothèque Renaud Gillet, 5 novembre 1980.
Gide. Lettres à Francis Jammes. Hôtel Drouot, 24 novembre 1981.
Giono. Correspondance avec Simone Tery. Hôtel Drouot, 9 juin 1980.
Jacob. Le Cornet à dés. Librairie Jean Hugues, bibliothèque Renaud Gillet, 5 novembre 1980.
Jacob. Cahier de méditations. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Jarry. Messaline. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Maeterlinck. Lettres à Florence Perkins. Londres, Sotheby's, 23 mars 1981.
Montherlant. Lettres à Jeanne Sandelion. Hôtel Drouot, 12 décembre 1985.
Montherlant. Lettres à Alice Poirier. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Montherlant. Don Juan. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Pagnol. Cinématurgie. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Péguy. Les Récentes œuvres de Zola. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Pieyre de Mandiargues. Cartolines. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Prévert. Souvenirs de famille. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Renard. Lettres à Maurice Pottecher. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Rolland. Lettres à Frans Masereel. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Saint-Exupéry. Lettres à Consuelo. Hôtel Drouot, 6 juillet 1984.
Sartre. La Putain respectueuse. Librairie de l'Abbaye, 29 avril 1981.
Sartre. Notes pour la morale. Hôtel Drouot, 7 mai 1981.
Sartre. Notes autobiographiques et sur le théâtre. Hôtel Drouot, 7 mai 1981.
Sartre. La Mort dans l'âme. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Sartre. Les Mots. Hôtel Drouot, 7 mai 1981.
Surréalisme. Au grand jour. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.

Lettres à Jean Puyaubert, de Roger Vitrac

Passé la journée au lit, à dormir et à lire.
Lu Lettres à Jean Puyaubert, acheté il y a un an, retrouvé hier dans le carton à oreillers.

Les non-camusiens ne connaissent pas Jean Puyaubert. Jean Puyaubert est une figure mythique du Journal, l'homme que tous nous souhaiterions avoir rencontré, pour sa culture, son élégance, sa gentillesse, son sourire. Je vous livre une photo et une biographie de quelques lignes, située dans un contexte fiscal:
780. C'est en effet un douloureux sujet. En 1992 j'ai fait l'objet d'un contrôle fiscal, portant sur les trois années précédentes. Il a abouti à un redressement. On me reprochait de n'avoir pas déclaré certaine demi "année sabbatique" (quatorze mille francs par trimestre), allouée par le Centre National des Lettres, qui m'avait dit de n'en pas faire mention parmi mes revenus. Le Centre National des Lettres et le ministère des Finances ne sont pas d'accord, en effet, sur le caractère imposable, ou non, de ces bourses. Comme le débat me dépasse, je suis assisté dans le procès qui s'ensuit, devant le tribunal administratif de Pau (dont dépend le département du Gers), par un conseiller commis d'office par le ministère de la Culture.

781. Ce procès, qui traîne depuis trois ans maintenant, et qui pourrait très mal se finir pour moi, porte aussi sur d'autres sommes, versées celles-là à titre d'aide amicale, et de mécénat privé, par le docteur Jean Puyaubert, radiologiste des Hôpitaux de Paris et grand collectionneur de peinture, en particulier d'André Masson.

782. Ami des surréalistes et surtout des membres du Grand Jeu, intime de Roger Vitrac, de Roger-Gilbert Lecomte et de Raymond Queneau, Jean Puyaubert, depuis son enfance frénétique lecteur, m'avait écrit, en 1981, à propos de mon Journal d'un Voyage en France. Il m'invitait à dîner. Et nous avons dîné ensemble, et parfois déjeuné, plusieurs fois par semaine, en tête-à-tête ou en compagnie de tiers des amis à lui ou à moi, son neveu, Flatters, le poète Max de Carvalho, Philippe 1er, Philippe II, Philippe III, Philippe IV, Philippe V, d'autres souverains dans d'autres dynasties pendant les dix années qui suivirent, jusqu'à sa mort, en novembre 1991.

783. Il était né en 1903 et malgré cela, ou peut-être pour cette raison, je n'ai jamais connu personne dont j'aie ressenti aussi fort qu'il était mon contemporain. Notre langage était le même, nous nous amusions des mêmes choses, les mêmes détails nous émouvaient, les mêmes tournures, les mêmes vers. Nous n'étions d'accord sur rien et nous étions en sympathie sur tout.

784. Jean Puyaubert, toute sa vie, avait aidé les artistes qu'il aimait. Je possède une lettre d'Antonin Artaud, à lui adressée, où il est question d'un prêt de vingt-cinq francs. Il traversait tout Paris à pied, pendant l'Occupation, pour trouver à Lecomte de l'opium (ou du laudanum, je ne sais plus). Pour ma part, je n'ai jamais eu à lui emprunter un sou ce qui s'appelle emprunter. Quand il voyait que je m'étais mis, encore une fois, dans une situation intenable, il me passait deux cent francs à la fin d'un dîner, et quelquefois c'était dix mille, en chèque, dans une enveloppe, et parfois même davantage.

785. Pas un instant il ne me vint à l'idée, ni à lui, que ces sommes-là (pour lesquelles il avait déjà été soumis à l'impôt), pussent être pour moi imposables. Mme l'inspecteur du fisc, cependant, s'ingénie à les ranger sous des rubriques où elles seraient très sévèrement soumises à taxation : ou bien se sont des salaires pour des travaux clandestins (qui bien entendu n'ont jamais existé); ou bien se sont des revenus littéraires (puisqu'elles avaient pour origine, de mon propre aveu, l'existence de mes livres); ou à défaut ce sont des legs dissimulés, imposables en ce cas dans des proportions bien plus fortes encore, puisque le docteur Puyaubert et moi n'avions aucune relation de parenté.

786. Nous en sommes là. On tient à préciser toutefois, du côté de l'Administration, que ma bonne foi n'est pas en cause. Il n'empêche que si je perds ce procès, il me faudra verser des dizaines et des dizaines de milliers de francs, qui s'ajouteront aux impôts en cours, que déjà je n'arrive pas à payer.

Renaud Camus, Vaisseaux brûlés

Roger Vitrac et Jean Puyaubert ont entretenu une correspondance tout au long de leurs vies. Il a fallu sélectionner des lettres, choisir celles qui relevaient le moins de la vie quotidienne, celles qui demandaient le moins d'explications relevant de la vie privée, intime. Alain et Odette Virmaux ont accompli cette tâche, rendant en introduction hommage à Jean Puyaubert:
Que parmi tant de voltes, de tâtonnements, d'inachèvements et de déceptions, il [Vitrac] ait obstinément gardé Jean Puyaubert comme confident — seul point fixe, ou presque, d'une existence disloquée et inaccomplie — cela plaide assurément en sa faveur. Car il n'avait pas mal placé sa confiance. Ami sûr, discret et généreux jusqu'à l'oubli de soi, Jean Puyaubert mit un point d'honneur à ne jamais écrire une ligne sur aucun de ceux qu'il avait approchés, et il avait connu à peu près toute cette génération. A peine s'il consentit à dire quelques mots, pour la radio1, en hommage à un homme dont il avait été très proche et qu'il avait soulagé de son mieux, Roger Gilbert-Lecomte, l'«archange» du Grand Jeu. Au risque de contrevenir à cet intransigeant désir d'effacement, nous pensons qu'il ne serait pas équitable que le nom et le rôle de Jean Puyaubert demeurent dans l'ombre. Et l'on ne pouvait mieux lui rendre justice qu'en l'associant étroitement à la mémoire de Roger Vitrac, l'ami qu'il avait privilégié.

Alain et Odette Virmaux, présentation des Lettres à Jean Puyaubert de Roger Vitrac, p.13

Le ton de ces lettres m'emplit de regrets, plus personne n'oserait écrire ainsi, à la fois sans fard, se plaignant de sa paresse ou remerciant pour un don d'argent («Encore merci pour le nerf du voyage et crois que je t'aime bien fraternellement» p.58), et de façon rapide, allusive, mordante, d'un humour jouant sur une exagération qu'on rejetterait aujourd'hui comme maniérée ou ampoulée, et que je trouve amusante:
Bien sûr je brûle de l'envie de te raconter par le menu toute l'expédition mais tu sais que le genre narratif n'est pas notre fort et sans aller jusqu'à prétendre, comme d'autres, que je ne pourrais écrire la phrase: «la voiture de mon ami Henri Philippon s'arrêta devant l'hôtel des Colonies à cinq heures », je me trouve toujours embarrassé par ce qu'on est convenu d'appeler la simplicité d'écrire qui me paraît être un monstre charmant de pleins et de déliés.
Ibid, lettre du 11 septembre 1933, p.62

J'ai croisé de page en page des personnages et des événements découverts dans la biographie de René Char2, Breton, Bunuel, le cinéma, Bataille, la mort de Raymond Roussel…
Je confronte les lignes suivantes pour mémoire, parce que si l'anecdote est amusante soixante-dix ans plus tard, elle est représentative de la violence physique qui accompagnait les passions littéraires (et politiques) de ces années-là.
Il s'agit des raisons qui ont amené le groupe surréaliste conduit par Breton à saccager une boîte nommée Le Maldoror. Au cours de la bagarre, René Char recevra un coup de couteau.

Dans un interview paru dans Le Soir du 17 février 1930, Vitrac raconte la provocation malicieuse qui a présidé au baptême de la boîte:
Je suis en effet responsable de cette histoire. Il y a quelques mois, M. de Landau, que je ne connaissais pas, m'annonça l'ouverture d'une nouvelle boîte, «La Locomotive», qu'il comptait exploiter à Montparnasse. Je lui déclarai qu'il n'aurait personne, que l'enseigne me paraissait saugrenue et qu'il devait prendre exemple sur des lieux de plaisir de la rive droite, tout en restant rive-gaucher. «Maldoror», lui dis-je, voilà qui conviendrait admirablement. Rien ne vous manquera. Ni les snobs, ni les Américains, ni le scandale. Car l'auteur des «Chants de Maldoror» est tabou pour une demi-douzaine d'occultistes qui ne manqueront pas de vous assaillir aux cris d'Abracadabra et de «Vive Monsieur le Comte!». Robert Desnos acheva de le persuader.

Ibid, interview p.85

De son côté, Laurent Greisalmer raconte et imagine la décision de saccager «Le Maldoror»:
Au café Cyrano, c'est jour de tempête! André Breton porte un masque de colère blanche et Aragon la toge de Fouquet-Tinville. Non seulement les traîtres au groupe surréaliste se répandent dans Paris pour cracher sur eux, mais ils osent blasphémer sur ce qu'il y a de plus précieux à leurs yeux: Les Chants de Maldoror et les Poésies de Lautréamont. Lautréamont! L'auteur de leur jeunesse, celui qui les a galvanisés pour toujours.
Sur une table du café, un exemplaire de l'hebdomadaire Candide, ce 14 février 1930, apporte la preuve de la cabale. En commandant un picon-Citron, Paul Eluard jette un coup d'œil à l'article d'Odette Pannetier: «Il paraît que ça ne va guère, chez les surréalistes, s'amuse la journaliste. Ces messieurs Breton et Aragon se seraient rendus inssupportables en prenant des airs de haut commandement. On m'a même dit qu'on jugerait deux adjudants "rempilés"».
— Ce «on» pue le mouchardage, remarque-t-il.
Mais, surtout, l'article donne une information que Breton tient pour une insulte personnelle: d'anciens surréalistes conduits par Robert Desnos auraient convaincu un nouveau bar-dancing de Montparnasse de prendre le nom de Maldoror: «Ils disent comme ça que Maldoror, pour un surréaliste, c'est l'équivalent de Jésus-Christ pour un chrétien, et que voir ce nom-là employé comme enseigne, ça va sûrement scandaliser ces messieurs Breton et Aragon.»
C'est peu dire. André Breton, avant toute discussion, a décidé une expédition punitive.

Laurent Greisalmer, L'étoile au front, p.49


Et je songe à l'amitié qui lia Jean Puyaubert et Renaud Camus, à toutes ces conversations qui permirent à Renaud Camus d'être un témoin par procuration de ces années-là, à ce qui nous est raconté par bribes, le prénom de Guilhen3 rencontré dans ces Lettres, Jean Puyaubert et Raymond Queneau, Jean Puyaubert et la septième symphonie de Beethoven, Renaud Camus qui m'écrivait il y a quelques mois qu'il tient encore tous les jours de longues conversations avec son ami Jean Puyaubert… (ceci à propos d'une phrase de Gide reprise dans L'Amour l'Automne: « Hier soir je pensais à elle; je parlais avec elle, comme je faisais souvent, plus aisément en imagination qu'en sa présence réelle; lorsque soudain je me suis dit: mais elle est morte…», Et nunc manet in te).



Note
1 : Quelques mots qui ont été reproduits dans le volume Roger Gilbert-Lecomte et le Grand Jeu, Belfond 1981

2 : L'étoile au front, de Laurent Greisalmer

3 : message 7615 de RC le 8 mars 2004 sur le forum des lecteurs, SLRC.
Pardonnez-moi je suis en voyage, épuisé, il est tard, et ma connexion est exécrable. J'aimerais réagir à beaucoup des messages de cette page (par exemple celui de Cassandre) mais n'en ai ni la force ni les moyens techniques. Ceci seulement (qui n'a rien à voir avec la fleur sur le plancher). Chez les parents de Jean Puyaubert en Corrèze, et dans leur entourage, on aimait beaucoup "Fervaal" (et aussi "Wallenstein", n'est-ce pas de d'Indy? : "le rire sardonique des soldats du camp de Wallenstein…"). Je suis en train de comprendre pourquoi la plus vieille amie de Jean Puyabert s'appelait Guilhen (je me demande si elle n'était pas la tante (ou la mère???) de Michel Picoli). Circa 1990, Jean Puyaubert et elle disaient aux nouveaux venus : «Nous nous connaissons depuis quatre-vingt cinq ans».

Survivre avec les moyens du bord

Éluard, le grand frère, transmet surtout à son benjamin les rudiments de la survie financière, des conseils indispensables si l'on ne veut pas capituler et accepter un travail salarié. Les principes de sa constitution s'appuient essentiellement sur les ressources insoupçonnées offertes par les manuscrits de poèmes. L'article premier décrète que rien ne se jette ! Les premiers brouillons d'un poème trouvent toujours un amateur bibliophile. L'article 2 prescrit de veiller à la qualité du produit. Le poème doit être écrit lisiblement, le papier offrir une qualité minimale. L'article 3 souligne que l'originalité du produit peut être déterminante. Le prix d'un manuscrit peut sensiblement monter s'il se présente sur un papier particulier (couleur, grain, papier à en-tête d'un hôtel, d'un café ou, mieux, d'un garage). L'article 4 encourage à toujours penser au petit plus. Le prix d'un manuscrit dépend bien sûr de la notoriété de l'auteur, mais rien n'interdit de le faire monter en y ajoutant des éléments de plus-value [dédicace à un auteur célèbre, ratures et rajouts lisibles).

Élève doué. Char écoute. Éluard lui propose aussitôt une démonstration en se chargeant de la négociation du manuscrit d'Artine. Surtout lorsqu'il n'est pas directement concerné, Éluard est un marchand redoutable. Il se fixe un prix et s'y tient, plaçant toujours la barre très haut. Lui-même grand collectionneur, il sait d'instinct jusqu'où un amateur accroché ira pour satisfaire son besoin de possession d'une pièce rare. Les treize feuillets d'Artine, avec ratures et ajouts, présentés comme l'une des pièces majeures du surréalisme, vont permettre à Char de tenir plusieurs mois. La leçon est retenue, de même qu'une évidence implicite : il est nécessaire d'entretenir un minimum de relations avec de grands libraires et des amateurs fortunés.

Longtemps, le richissime couturier Jacques Doucet (1853-1929) a été la providence des surréalistes et des artistes d'avant-garde. André Breton, son conseiller pour les arts plastiques, lui a permis de réunir l'une des plus belles collections de tableaux du début du siècle. Dans une lettre, il l'a pressé d'acheter à Picasso Les Demoiselles d'Avignon, une toile que le peintre avait roulée dans un coin de son atelier, persuadé de ne jamais vendre ce sujet scabreux et révolutionnaire. Breton était prophétique :

« C'est là une œuvre qui dépasse pour moi singulièrement la peinture, c'est le théâtre de tout ce qui se passe depuis cinquante ans, c'est le mur devant lequel sont passés Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Apollinaire, et tous ceux que nous aimons encore. Que ceci disparaisse, il emportera la plus grande partie de notre secret... »

C'était en 1923. Jacques Doucet finit par céder à Breton. Picasso réclama au mécène la somme de vingt-cinq mille francs. Doucet eut le cran de rester impavide : « Bon. Eh bien ! c'est entendu, monsieur Picasso. Vous recevrez deux mille francs par mois à partir du mois prochain jusqu'à concurrence de vingt-cinq mille. » Et il renégocia le prix à la baisse ultérieurement... Quatorze ans plus tard, la toile fut revendue cent cinquante mille francs.
Le grand couturier avait aussi un jeune conseiller littéraire, Louis Aragon, royalement rémunéré pour l'informer et acquérir en son nom livres rares et manuscrits. Et puis le communisme et les provocations de l'un ont eu raison de la patience et de la générosité de l'autre. Aragon vit désormais de la vente des colliers conçus et fabriqués par Elsa :

« J'allais vendre/ aux marchands/ de New York/ et d'ailleurs/
De Berlin/ de Rio/ de Milan/ d'Ankara/
Ces joyaux/ faits de rien/ sous tes doigts/ orpailleurs/
Ces cailloux/ qui semblaient des fleurs/
Portant tes couleurs/ Elsa valse et valsera »

De nouveaux liens se sont tissés. D'autres mécènes instaurent leur règne. Les « Charles », très liés à René Crevel et Luis Bunuel, ont succédé à Jacques Doucet. Ils achètent systématiquement l'un des trois premiers exemplaires sur beau papier de tous les recueils publiés par les surréalistes, ce qui permet de financer l'impression de livres qui se vendent au mieux à quelques centaines d'unités. Charles de Noailles acquiert en 1930, pour faire plaisir à Breton et à Éluard, leur manuscrit de L'Immaculée Conception pour la somme considérable de dix mille francs. Ainsi devient-il, selon l'expression de José Corti, une sorte de Fouquet de la République. René Gaffé, un riche parfumeur belge, achète pour sa part à prix d'or tous les exemplaires numérotés « 1 ».

La vente de manuscrits et de brouillons suppose en vérité du savoir-faire, de la psychologie et de l'organisation. René Char ouvre très vite une annexe à son atelier de poète. Là, revêtant les habits d'un moine copiste, veillant à la bonne tenue de ses plumes et de son encrier toujours rempli d'encre noire, il recopie avec un soin maniaque ses derniers textes. Il apporte une attention obsessionnelle à ce travail tranquille qui le repose et lui permet de filtrer attentivement ses poèmes. Autour de lui sont disposés son tampon buvard, un choix de cartons et de papiers de Hollande plus ou moins forts. De son écriture ample, il semble à chaque fois réécrire définitivement ses plus beaux poèmes.

Ainsi le manuscrit recopié peut devenir un original. Qui saurait distinguer parmi ces feuillets épars l'authentique brouillon d'un vrai-faux, le premier jet d'une nouvelle version originale ? Lucratif, cet artisanat est aussi généreux. Il n'est pas rare que Char recopie entièrement un recueil sur un carnet spécialement relié, puis l'offre en gage d'amitié.
Eluard l'initie également aux mystères de la fabrication d'un « beau livre ». René Char s'était intuitivement prêté à l'exercice, au début de l'année 1930, avec Le Tombeau des secrets. Son livre se composait d'une trentaine de pages où douze photographies détournées par des collages occupaient en majesté l'espace avec, en regard, quelques textes brefs. André Breton et Éluard y avaient ajouté un photomontage de leur cru...

La rencontre d'un peintre et d'un poète ouvre cependant d'autres horizons. La fusion de Manet avec Mallarmé, la rencontre d'André Derain et d'Apollinaire, l'alliance de Fernand Léger avec Blaise Cendrars, la géniale alchimie de Juan Gris avec Pierre Reverdy transforment le livre en œuvre d'art, recherchée par tous les amateurs. Le livre échappe alors à son statut classique pour devenir objet sacré. Paul Éluard et Max Ernst, André Breton et Alberto Giacometti ont défriché ces terres encore fraîches et nourricières.

A défaut d'une véritable collaboration avec un peintre, veille donc, souffle Éluard à son ami, à demander une gravure, une eau-forte pour la placer en frontispice de ton recueil. Le conseil a été entendu. Il sera toujours repris comme une clé magique pour échapper aux petites misères du temps. On mésestime trop les plaies d'argent.
Comparés aux poètes, les peintres qui rencontrent le succès sont riches, parfois richissimes, explique Éluard. Il faut savoir accepter leurs cadeaux : dessins, gouaches, tableaux. C'est leur manière de te reconnaître. Picasso sait parfaitement, lorsqu'il te met d'autorité une toile sous le bras, que tu la revendras un jour de dèche, et il ne t'en voudra pas. L'argent file, à nous d'en trouver !

Laurent Greilsamer, L'éclair au front, la vie de René Char

Jean Cassou

Je découvre l'un des plaisirs des biographies : croiser de livres en livres les mêmes personnages, plus ou moins connus, ou qu'on croyait inconnus.
Ainsi, en lisant la biographie de René Char, L'éclair au front de Laurent Greilsamer, j'ai croisé Louis Parrot, que je connaissais par son livre sur les écrivains de la résistance, L'intelligence en guerre.
C'est grâce à ce livre que je connais Jean Cassou, que j'ai eu la surprise de retrouver parmi les invités à la remise de l'ordre de Balboa à René de Obaldia dans Exobiographie.

Le livre de Louis Parrot, emprunté à la bibliothèque de Levallois-Perret en 1993, présentait l'un des sonnets des 33 sonnets composés au secret. Ce sonnet m'avait tant enthousiasmée que j'avais voulu me procurer la plaquette de poèmes publiée aux Cahiers du Rhône. Je ne sais plus comment je m'étais retrouvée à la librairie Champion et Slatkine, sur les quais, sans doute étaient-ils les diffuseurs de cette minuscule maison d'édition. Cette librairie était un miracle vivant, elle a déménagé, je n'ose aller à sa nouvelle adresse.
Toujours est-il qu'après un assez long délai, j'obtins la plaquette.

Je l'ai rouverte après avoir lu la biographie de René Char. Je ne me souvenais de rien, ni qu'il s'agissait du dix-huitième exemplaire d'un tirage de mille, ni que la préface était d'Aragon, ni que l'original était paru en 1944 aux éditions de Minuit. Je n'ai même pas reconnu tout de suite le poème qui m'avait tant plu, c'était le XXV, je pense : Paris, ses monuments de sang drapés, son ciel...

Extraits de la préface :

Le manuscrit que j'ai sous les yeux porte en titre: «33 Sonnets composés au secret», et en épigraphe: «A mes compagnons de prisons». Il peut paraître d'abord difficile d'en parler, puisque j'ai beau en connaître l'auteur, il me faut n'en rien dire avant que le temps en soit venu et qu'ici me sont enlevées toutes les facilités de la critique, qui aime à lier un écrit à ceux qu'elle connaît déjà de la même main. Qu'il s'appelle Jean Noir, je dois m'en contenter.
«33 Sonnets composés au secret»... Il me sera pourtant permis de dire que le sonnet, ce bizarre défi à la pensée et au chant, quatre siècles polis par les plus habiles chanteurs, semblait avec Mallarmé à la pointe éclatante de sa course, et que c'est à l'instant le plus imprévu qu'il nous revient quand on le croyait usé de finesse et d'âge; et d'étrange sorte, d'étrange lieu, avec un prestige nouveau. Voici que le sonnet nous revient de la nuit des cachots, non point un sonnet académique enfanté de loisirs ignorants. Non. Un sonnet qui s'inscrit dans la ligne mystérieuse des messages français, où prend rang celui d'un écrivain et d'un poète qui n'est point un rimeur improvisé, mais un homme dont la pensée même ne pouvait qu'avoir à connaître cette cellule obscure, où se reconnaît notre France, que tout prédestinait à être ici comme l'écho sensible d'un monde profond, puisque... et j'allais parler de tout ce qu'il y a de prévision frémissante dans l'œuvre de cet homme qui doit rester anonyme, de ce courant en elle retrouvé qui passa par le cœur combattant du peuple à chaque étape de la Liberté, et qui nourrit les Misérables, et ces martyrs de juin que le jeune Flaubert vit enchaîner dans Paris, et ceux-là qui refusèrent l'armistice de 71 et qui chantaient Le Temps des cerises, de ce courant qui réchauffe les profondeurs d'un art purement français, l'œuvre d'un artiste, dirai-je, car parmi les écrivains de notre pays il en est peu qui soient précisément comme lui artistes; et dans tout ce qu'il écrit, Jean Noir, même quand il semble le plus s'éloigner des voies communes, résonne toujours un diapason populaire, comme si le chant savant se souvenait du refrain de deux sous; et cette singulière dualité est comme le reflet aussi d'une autre dualité, de cet homme qu'on rencontrait, à qui je serrais la main, qui avait son nom dans l'annuaire du téléphone, et du personnage différent que ces livres révèlent, qui aura beau blanchir mais sera toujours un jeune homme ardent, un être de passion, qu'il soit avec les femmes ou avec la patrie; et je ne pourrais l'expliquer, mon Jean Noir, que par des comparaisons avec la musique, Chopin ou Mozart, non, ce n'est pas cela, ce feu caché, cette disponibilité aux événements tragiques... Oui, tout s'est passé comme s'il avait dissimulé dans la vie sa vraie nature que révélaient ses livres, et qui devait faire de lui dès la première heure, au lendemain de juin 40, ce soldat du refus de l'armistice, pareil à ses propres héros, ce soldat de la libération... mais j'oubliais qu'il ne fallait parler que du sonnet.
Ce n'est pas le hasard qui a fait choisir à ce prisonnier dans sa cellule le sonnet, et un sonnet qui aux pierres de la prison peut-être (Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres) a pris cet accent nervalien. Il n'avait rien pour écrire, ce prisonnier, rien que sa mémoire et le temps. Il n'avait que la nuit pour encre, et le souvenir pour papier. Il devait retenir le poème, comme un enfant au-dessus des eaux. Il devait le retenir jusqu'au jour problématique où il sortirait de la prison. Il ne fallait pas que l'écrire, il fallait l'apprendre. Les quatorze vers du sonnet, leur perfection d'enchaînement, la valeur mnémotechnique de leurs rimes, tout cela pour une fois imposait au poète non pas le problème acrobatique que résout un Voiture, mais le cadre nécessaire où se combinent à la vie intérieure les circonstances historiques de la pensée. Désormais il serait presque impossible de ne pas voir dans le sonnet l'expression de la liberté contrainte, la forme même de la pensée prisonnière. Comment n'en avions-nous encore rien su? «33 Sonnets composés au secret»... Aux confins de la poésie la plus voilée et de l'histoire, un document sans pair de l'homme et de ses rêves, et dans les chaînes, de ce qui ne peut s'enchaîner.



Je copie deux sonnets :

I.
La barque funéraire est, parmi les étoiles,
longue comme le songe et glisse sans voilure,
et le regard du voyageur horizontal
s'étale, nénuphar, au fil de l'aventure.

Cette nuit, vais-je enfin tenter le jeu royal,
renverser dans mes bras le fleuve qui murmure,
et me dresser, dans ce contour d'un linceul pâle,
comme une tour qui croule aux bords des sépultures?

L'opacité, déjà, où je passe frissonne,
et comme si son nom était encor Personne,
tout mon cadavre en moi tressaille sous ses liens.

Je sens me parcourir et me ressusciter,
de mon front magnétique à la proue de mes pieds,
un cri silencieux, comme une âme de chien.



XIV.
Comme le sens caché d'une ronde enfantine,
qui n'a rêvé d'entendre un jour sa propre voix
et de voir son propre regard et de saisir le signe
que fait en s'éloignant la ligne de nos pas?

O mal aimée, le temps, cet imposteur insigne,
nous volait notre temps et s'envolait, narquois,
nous laissant un lambeau de sa chanson maligne
pour nous bercer. Pourtant il me semblait parfois

que cette vie n'était pas tout à fait la nôtre.
Mais non, vois-tu, c'était bien elle et non une autre.
La fille errante, aux mains brisées, venue s'asseoir,

un soir de vent, au coin de la cheminée froide,
mais regarde-la donc, regarde son regard
terrible d'oiseau triste et d'étoile malade.

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