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Histoire d'un Allemand, par Sebastian Haffner

C'est un livre acheté par hasard, sans en avoir jamais entendu parler. C'est un livre excellent, si bon que je ne comprends pas que je n'en ai jamais entendu parler.

Ce livre publié de façon posthume est le récit écrit en 1938 par un jeune Allemand réfugié à Londres de sa vie en Allemagne entre 1914 (il avait alors sept ou huit ans) et 1933.
Ce qui intéresse Sebastian Haffner, c'est de comprendre et d'exposer le lien entre l'individu et l'histoire: comment la somme des vies particulières constitue-t-elle l'histoire?
Dans le prologue, ce lien est présenté en sens inverse: Haffner remarque qu'habituellement, l'histoire affecte peu la vie quotidienne des individus, elle peut les émouvoir mais rarement changer leur manière d'être, leur moi profond. Le nazisme a ceci de particulier qu'il oblige chacun à faire quotidiennement des choix, à soutenir ou se détourner de ses amis, de ses collègues, de ses connaissances, il met chacun à tout instant face à des cas de conscience pouvant entraîner la mort.

L'écriture est sérieuse, sévère, le sujet est grave, d'autant plus à l'époque de la rédaction du manuscrit, entre 1938 et 1939 à Londres. Pourtant, la lecture est légère, un humour souterrain court le texte, Haffner a le sens de l'autodérision sans être cynique: il y a davantage de tristesse et de regret que de méchanceté ou d'amertume dans ses remarques: «On commet des meurtres dans la même disposition d'esprit qu'une niche de gamin, on ressent l'avilissement de soi et l'anéantissement moral comme un incident fâcheux, et même le martyre physique n'inspire guère d'autre réflexion que: "Pas de bol."» (p.232)

Il se souvient de son avidité pour les combats durant la première guerre mondiale, de son incompréhension de la défaite survenant brutalement après tant de victoires placardées sur le mur du commissariat du quartier, et de la vie agitée de Berlin les années suivantes: échauffourées et coups de feu continuels. Haffner fait des remarques minuscules et vraies, comme de noter que la révolution de 1918 n'a jamais été populaire car elle se fêtait en novembre1, tandis que le printemps et l'été 1933 ont été splendides. Nous suivons l'évolution des forces politiques en présence, nous apprenons que l'armée allemande soutient toujours le pouvoir en place, quel qu'il soit, et ne remet jamais ses ordres en causes (et c'est ainsi que la République fit fusiller par les soldats les ouvriers qui l'avaient soutenue en 1920…) Bien plus que 1929, 1923 a été une année décisive en Allemagne, l'année de l'hyper-inflation, l'année de toutes les folies et de la disparition de toute mesure.

Haffner tente de comprendre ce qui s'est passé, ce qui a rendu le nazisme possible. D'une part il dresse un portrait de l'âme allemande, âme qui ne sait être seule, qui a besoin du groupe, qui est inapte à la sphère privée, d'autre part, il fait l'hypothèse qu'après toutes ses années d'agitation (1914-1923), les Allemands n'ont pas supporté de vivre en paix: ils n'avaient pas de goût pour une vie paisible, où chacun est responsable de soi-même, ils avaient pris l'habitude des escarmouches, de l'agitation, de l'attente des journaux, des bouleversements de fortune d'un jour à l'autre. La vie comme un long fleuve tranquille ne pouvait leur convenir.
Hypothèses, bien sûr. Ce que dénonce Haffner comme la véritable raison de l'accession d'Hitler au pouvoir, c'est la démission des chefs de l'opposition, de gauche à droite, qui ont fui en janvier 1933, annihilant tout espoir de résistance organisée.

Vint le temps des choix personnels: la petite amie juive, le commerçant, les collègues de travail. Haffner décrit les premières discriminations, la mise au pas de la justice. Il est d'une extraordinaire clairvoyance s'agissant de l'antisémitisme, rageant de voir que les nazis ont réussi à en faire un sujet de discussion entre les Allemands (pour ou contre les juifs?) tandis que ce sont les nazis qui devraient être rejetés pour poser une telle question:
Or, plus personne ou presque ne doute aujourd'hui que l'antisémitisme nazi n'a pratiquement rien à voir avec les juifs, leurs mérite ou leurs défauts. Les nazis ne font désormais plus mystère de leur propos de chasser et exterminer les juifs dans le monde entier. Ce qui est intéressant n'est pas la raison qu'ils en donnent, et qui est une absurdité si manifeste qu'on se dégraderait en en discutant, fût-ce pour la combattre. L'intéressant, c'est ce propos lui-même, qui est une nouveauté dans l'histoire universelle: la tentative de neutraliser, à l'intérieur de l'espèce humaine, la solidarité fondamentale des espèces animales qui leur permet seule de survivre dans le combat pour l'existence; la tentative de diriger les instincts prédateurs de l'homme, qui ne s'adressent normalement qu'aux animaux, vers des objets internes à sa propre espèce, et de dresser tout un peuple, telle une meute de chiens, à traquer l'homme comme un gibier. […]

Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand, p.214
Incidemment, ce livre est un bel hommage à son père, homme vaincu par l'existence, mais qui aura inculqué à son fils l'image de ce que doit être un Allemand digne de ce nom.

- En 1923, durant l'hyper-inflation :
Car mon père était de ceux qui ne comprenaient pas l'époque, ou qui refusaient de la comprendre, comme il s'était déjà refusé à comprendre la guerre. Enfermé dans la devise "Un fonctionnaire prussien ne spécule pas", il n'acheta pas d'actions. Je considérais cette attitude comme la marque d'un esprit étrangement borné, surprenante chez cet homme — un des plus intelligents que j'eusse connus. Aujourd'hui, je le comprends mieux. Rétrospectivement, je puis ressentir un peu du dégoût que lui inspirait "cette monstruosité", et l'aversion irritée qui se dissimulait derrière une platitude: ce qu'il ne faut pas faire, on ne le fait pas. Malheureusement, les conséquences pratiques de ces principes élevés dégénéraient parfois en farce.
Ibid., p.92
- Portrait du père, grand lecteur: hommage à la littérature, portrait magnifique du fonctionnaire idéal (sans doute ces lignes peuvent-elles servir à lire Kafka):
Or, la littérature est un étrange passe-temps. Dans la sphère privée, on peut sans doute être impunément collectionneur ou botaniste, peut-être même amateur de tableaux ou mélomane. Mais le commerce quotidien avec l'esprit vivant ne reste jamais "privé". Il est facile d'imaginer qu'un homme qui, durant des années, explore "dans son privé" tous les sommets et tous les abîmes de la pensée et de la poésie européennes devient un beau jour tout simplement incapable d'être un fonctionnaire prussien étroit, rigoureux, scrupuleusement zélé. Ce n'était pas le cas de mon père. Il le resta. Mais sans briser le moule prussien et puritain, il s'appropria une philosophie empreinte d'un scepticisme libéral qui transforma peu à peu en masque son visage de fonctionnaire. Il combinait les deux aspects au moyen d'une ironie secrète extrêmement subtile et qui ne se manifestait jamais — il me semble d'ailleurs que c'est là l'unique façon d'anoblir et de légitimer le fonctionnaire, race dont l'existence pose des problèmes humains d'une grand complexité. La conscience, toujours en éveil, que le puissant dignitaire qui se trouve derrière le guichet et l'humble quémandeur qui se trouve devant ne sont tous deux que des hommes et rien d'autres; qu'ils jouent un rôle dans une pièce; que le rôle du fonctionnaire exige certes rigueur et froideur, mais aussi beaucoup de prudence, de bienveillance, de circonspection; que rédiger une ordonnance dans le style administratif le plus dépouillé, pour peu qu'elle concerne une affaire épineuse, demande parfois plus de délicatesse que de composer un poème lyrique, plus de discernement et de pondération que de dénouer une intrigue.
Ibid., p.151
- Printemps 1933. Le père, juriste, voit s'écrouler tout ce qui constituait sa vie:
Il était peu à peu envahi par le sentiment d'avoir vécu pour rien. Il existait dans son domaine certains ouvrages législatifs auxquels il avait collaboré, substantiels produits de l'esprit, à la fois hardis et pondérés, fruit de plusieurs décennies d'expérience et de quelques années d'un travail intense, presque artistique, passées à soupeser et à fignoler. Ils avaient été abrogés d'un trait de plume, et on en avait à peine parlé. Mais ce n'était pas tout: la base même sur laquelle on pouvait édifier ou remplacer un tel ouvrage avait été emportée, toute la tradition de l'Etat de droit, à laquelle des générations d'hommes comme mon père avaient travaillé, qu'ils avaient façonnée, qui semblait définitive et indestructible, avait disparu du jour au lendemain. Ce n'était pas seulement sur une défaite que s'achevait la vie de mon père — une vie austère, disciplinée, vouée à un effort sans relâche et dans l'ensemble très réussie —, elle s'achevait sur une catastrophe. Ceux qu'il voyait triompher n'étaient pas ses adversaires: il l'aurait admis avec philosophie. C'étaient des barbares qu'il n'avait jamais estimés dignes d'être même ses ennemis. A l'époque, il m'arrivait de voir mon père rester longtemps assis à son bureau sans toucher les feuilles posées devant lui, le regard fixe, vide et désespéré comme s'il contemplait un champ de ruines.
Ibid., p.325
Ces quelques lignes concernent le père, le reste, avec la même rigueur et la même élégance, raconte la politique allemande, la vie d'étudiant et quelques amours.
Et comme tous les livres qui s'arrêtent avant 1940, ce livre est aussi insupportable de tristesse parce qu'on sait tout ce qu'il ne sait pas — et qu'on aimerait tant croire qu'il n'adviendra pas: après tout, le livre ne le raconte pas.



Note
1 : incidemment, j'ai découvert que cette révolution était née le même jour que la chute du mur de Berlin: le 9 novembre.

Paris 1933

Le narrateur vient de décrire pendant une centaine de pages les quatre à cinq mois qui ont réduit tous les Allemands au silence, les premiers boycotts des magasins juifs, la révocation des juges, la violence des SA, les chants et les défilés omniprésents.
Teddy a quitté Berlin en 1930. Elle y revient quelques semaines durant l'été 1933 pour aider sa mère à déménager. Le narrateur en est secrètement amoureux.
Elle apportait Paris dans ses bagages, des cigarettes de Paris, des magazines de Paris, des nouvelles de Paris et, insaisissable et irrésistible comme un parfum, l'air de Paris: un air que l'on pouvait respirer, et que l'on respirait avidement. Cet été-là, alors qu'en Allemagne les uniformes étaient devenus une mode ignoblement sérieuse, Paris avait eu l'idée de créer pour les femmes une mode inspirée des uniformes, et c'est ainsi que Teddy portait un petit dolman de hussard garni de brandebourgs et de boutons étincelants. Incroyable! Elle venait d'un monde où les femmes s'habillaient comme cela pour s'amuser, sans que personne y trouva à redire!

Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand, p.354
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