Billets pour la catégorie Antoine Compagnon 2009 :

Mémoires et littérature

Le dossier de rentrée d' Acta fabula porte sur le sujet de Mémoires et littérature, soit un étrange croisement entre le premier thème choisi par Compagnon au Collège de France ((Proust et la Mémoire de la littérature) et celui de l'année dernière, Ecrire la vie.

Je remarque qu'à côté des cours proprement dits, les séminaires ont été également mis en ligne. Je recommande Jean Clair, Rancière, Jeannelle et Lanzmann, ne serait-ce que pour juger des différences d'appréciation entre sejan et moi-même (parfois, il m'a vraiment semblé que nous n'assistions pas aux mêmes cours; nous avons vu à l'œuvre en direct la subjectivité de l'auditeur : fascinant).


J'ajoute, pour les allergiques aux fils RSS, le twitter de Fabula.

Antoine Compagnon au Collège de France en 2009

Les titres des séminaires ont été choisis par les intervenants, les titres des cours ont été donnés par moi.

Je rappelle qu'il s'agit de notes de cours, éventuellement renarrativisées, à ce titre comportant des approximations, peut-être même des erreurs : il serait dangereux de juger les intervenants d'après ces notes.
  • mardi 6 janvier 2009 - cours n°1 : faire de sa vie une œuvre
  • mardi 13 janvier 2009 - cours n°2 : La littérature doit être impersonnelle
  • mardi 20 janvier 2009 - cours n°3 : Trois tentatives d'écritures personnelles contemporaines
  • mardi 27 janvier 2009 - cours n°4 : L'importance de la photographie
  • mardi 3 février 2009 - cours n°5 : Soudain, un contrepied
  • mardi 10 février 2009 - cours n°6 : Moi continu, moi discontinu
  • mardi 17 février 2009 - cours n°7 : La honte, la mort, l'amour
  • mardi 24 février 2009 - cours n°8 : Le lecteur comme chasseur
  • mardi 3 mars 2009 - cours n°9 : Parlons de Barthes
  • mardi 10 mars 2009 - cours n°10 : Le chagrin et le deuil
  • mardi 17 mars 2009 - cours n°11 : Du Journal de deuil à La Chambre claire
  • mardi 24 mars 2009 - cours n°12 : L'émergence du concept de biographie
  • mardi 31 mars 2009 - cours n°13 : Histoire des histoires de vie(s)



  • mardi 6 janvier 2009 - séminaire n°1 (professé par A. Compagnon) - Introduction au thème des séminaires : le témoignage
  • mardi 13 janvier 2009 - séminaire n°2 par Franck Lestringant - Témoigner au siècle des Réformes - Le témoin et le martyr
  • mardi 20 janvier 2009 - séminaire n°3 par Bernard Sève - Témoin de soi-même? Modalités du rapport à soi dans les Essais de Montaigne.
  • mardi 27 janvier 2009 - voir chez sejan
  • mardi 3 février 2009 - séminaire n°5 par Jean-Louis Jeannelle – Les mémorialistes sont-ils de bons témoins de notre temps ?
  • mardi 10 février 2009 - séminaire n°6 par Tzvetan Todorov – Les Mémoires inachevés de Germaine Tillion
  • mardi 17 février 2009 - séminaire n°7 par Henri Raczymow
  • mardi 24 février 2009 - séminaire n°8 - Jean Clair et les géants
  • mardi 3 mars 2009 - séminaire n°9 - Le projet et la méthode d'Annie Ernaux
  • mardi 10 mars 2009 - séminaire n°10 par Jacques Rancière - L'indicible comme preuve du témoignage
  • mardi 17 mars 2009 - séminaire n°11 par Jean Rouaud - invention du réel, invention de la souffrance
  • mardi 24 mars 2009 - séminaire n°12 par Claude Lanzmann et Eric Marty
  • mardi 31 mars 2009 - dernier séminaire - dernier séminaire

Dernier séminaire

Ce dernier séminaire réunit Jean-Louis Jeannelle, Franck Lestringant, Antoine et Compagnon et Jean Rouaud (dans cet ordre devant nous). Ils vont prendre la parole tour à tour, rebondir sur un mot ou un autre.

Mes notes sont minimales, rien de très neuf n'est ressorti.

Antoine Compagnon (AC) commence par résumer les différents sémaires. Je note quelques mots sur
auquel je n'ai pas assisté, qui concernait Stendhal: «Mariella di Maïo a montré l'horreur de la campagne de Russie pour Stendhal et le silence qui l'entoure: l'horreur ne peut être relatée». (Compagnon inscrit ainsi cette intervention dans la lignée de celles qui nous ont montré les témoins se taire devant leurs souvenirs.)

Jean Rouaud (JR) intervient presque à contretemps ou contrecourant: — Là où est la souffrance, là est la littérature.
Franck Lestringant (FL) : — La souffrance ne suffit pas à créer le témoin, il faut une cause pour le martyrologue; et pour attester la cause, il faut un procès. Les protestants volaient les preuves et les publiaient, ils retourner les preuves en leur faveur. Sans preuve ni procès, les morts de la Saint-Barthélémy sont des persécutés, pas des martyrs.
AC: — Le témoignage est avant tout judiciaire.
JR: — Le témoignage a une valeur historique. Mais on peut aussi s'en servir pour faire de l'art. Par exemple, j'ai écrit sur la mort de mon père. C'est le pouvoir de l'écrivain de pouvoir mettre l'anonyme en lumière par la force poétique. On voit la différence d'approche quand on considère Germaine Tillion: elle n'est pas là pour utiliser la force poétique, ce n'est pas son approche.
On le voit avec La Trêve de Primo Levi, qui raconte son retour des camps. Il l'a écrit quinze ans plus tard. Il n'était plus dans l'urgence poétique, entre-temps il avait découvert la force poétique. Il y a de véritables pages d'ivresse poétique dans La Trêve. Si c'est un homme est écrit dans l'urgence du témoignage, La Trêve, c'est plus qu'un témoignage.

Jean-Louis Jeannelle: — Mais de quoi parle-t-on? Il s'agit soit d'une posture, soit d'un acte d'énonciation. En lisant les notes de sejan, je me suis rendu compte que l'importance chronologique n'est pas passée.
Il existe des périodes sur lesquelles nous avons beaucoup de témoignages, mais qui ne sont pas reçus: la guerre d'indochine et la guerre d'Algérie. Or les combattant d'Algérie sont nourris des rancoeurs de l'Indochine.
La guerre d'Algérie présente cette particularité que les deux camps ont écrit à peu près autant de témoignages l'un que l'autre. Pour une raison inconnue ou incompréhensible, ces ego-témoignages (égaux-témoignages) ne sont pas exploités.
Les Mémoires sont politiques; les témoignages relèvent de l'éthique.

Ici je ne sais plus qui a parlé.
??? — Qu'y a-t-il comme témoignage littéraire sur les guerres d'Indochine et d'Algérie? Jules Roy pour l'Indochine, Guyotat et Tombeau pour cent mille soldats pour l'Algérie…
JLJ: — Ils ne sont pas beaucoup lus… On les découvrira peut-être dans quelques années… il a fallu du temps avant qu'on lise les lettres des poilus…
AC: — C'est le cinéma, plutôt, qui a témoigné pour l'Algérie et l'Indochine.
JLJ: — Sans beaucoup de succès, d'ailleurs. La bataille d'Alger , c'est formidable, et pourtant cela n'a pas eu beaucoup de succès.
?? : — non… plutôt les films sur l'Indochine.

Le premier souci des survivants, c'est d'oublier. Le témoignage n'est pas un souci esthétique.

Jean Rouaud a visité aux Etats-Unis un musée des cow-boys contenant des tableaux de Remington de toute beauté qui saisissaient l'instant.
Urgence de saisir une civilisation en train de disparaître (= les indiens entre 1875 et 1915) => refus d'une réflexion d'avant-garde sur la peinture. La peinture doit témoigner, c'est le plus urgent.
AC: — Peut-on dire que l'orientalisme français reflète la même urgence, le mêm souci…?
FL: — Je pense aussi aux peintures brésiliennes… à Claude Levi-Strauss… Est-ce Lestringant ou Rouaud qui a continué sur Levi-Strauss?
Levi-Strauss voulait écrire un roman. La première phrase de Tristes tropiques est une phrase de roman.
Mais entretemps était paru L'ère du soupçon, etc : ce n'était plus possible… (AC: — D'où l'embarras des jurés du Goncourt qui aurait voulu lui donner le prix. Cela n'a pas été possible puisqu'il est réservé à "une œuvre d'invention")

JR:— L'autre jour, j'étais assis en compagnie de trois écrivains africains (noms non notés). Tous les trois avaient des pères analphabètes. Pour eux, l'urgence est de témoigner, pas de réfléchir sur la forme1.

JR: — Le témoignage n'intéresse que s'il raconte quelque chose de suffisamment tragique.
AC: — Le témoignage est une incarnation. Mais il y a aussi incarnation par la littérature.


Note
1 : remarque personnelle: Le fond de cela, en fait, est une réflexion sur le langage: à quoi sert-il?

31 mars 2009 : histoire des histoires de vie(s)

Encore en retard. Pas grave, je copierai sur sejan le moment venu :-)

Claude Lanzmann rappelait à Compagnon la semaine dernière que John Dillinger, le célèbre gangster, avait été abattu en 1934 devant le cinéma The Biograph theater, qui était connu alors pour avoir l'air conditionné.

Effectivement, il est toujours de remonté plus loin: le mot biographe apparaît à la Renaissance, mais c'est une exception.
Un ouvrage anonyme paru en 1583 s'intitule La biographie et prosopographie des rois de France jusqu'à Henri III, ou leurs vies brièvement décrites et narrées en vers, avec les portraits et figures d'iceux.
Ce livre a donné lieu à une querelle d'attribution. Les premiers grands bibliographes français, le père Jacques Le Long et Jacques Charles Brunet, au XVIIIe siècle, l'attribuent à Antoine du Verdier, lui-même bibliographe, mais qui ne cite pas ce livre parmi les siens. On voit ici se dessiner la connivence entre biographie et bibliographie qui sont deux sciences auxiliaires de l'histoire à l'âge classique (et nous avons vu que le texte fondateur de l'histoire de l'art est les Vies de Vasari).

Le terme bibliographe apparaît en 1752 dans le dictionnaire de Trévoux: «personne versée dans la connaissance des livres», soit un équivalent d'un documentaliste, d'un spécialiste des catalogues ou une sorte d'antiquaire.
Au XIXe siècle, le plus célèbre sera Querard, qui publie entre 1826 et 1842 un Dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France en quatorze volumes. Il y ajoute une série d'ouvrages qui traitent des cas particuliers: Les supercheries littéraires dévoilées en cinq volumes, un Dictionnaire des ouvrages-polyonymes et anonymes et un sur les auteurs écrivant sous pseudonyme.

Prosopographies
La biographie et prosopographie des rois de France jusqu' a Henri III est aujourd'hui attribuée au libraire qui l'a publié.
La prosopographie est une description des qualités physiques du personnage et de la personne. Ce livre a été attribué à du Verdier car — on ne prête qu'aux riches — du Verdier a publié en 1573 à Lyon une Prosopographie ou description des personnes insignes, enrichie de plusieurs effigies, & réduite en quatre livres.

La prosopographie est une pratique plus ancienne que l'écriture de Vies.
Aujourd'hui, le mot recouvre des biographies collectives. Cette dérive est due aux philologues de la science allemande. C'est l'étude des biographies d'un groupe ou d'une catégorie sociale.
Le modèle de ces prosopographies modernes est la Prosopographia Imperii Romani publiée à la fin du XIXe siècle par des savants allemands.
C'est un mot à la mode, on publie de plus en plus de dictionnaires, d'annuaires, de ce genre, par exemple au sujet de la IIIe République. Christophe Charle a publié un dictionnaire des professeurs du Collège de France, des recteurs d'universités, etc. On a vu paraître une République des avocats, sur le modèle de La République des professeurs de Thibaudet. Cela s'est considérablement développé depuis vingt ans.

Cela nous renvoie à Sainte-Beuve qui appelle sa critique des "portraits". Sainte-Beuve aime aussi les portraits de groupe : Chateaubriand et son groupe littéraire, Port Royal, sont des portraits de groupe.
En un mot, on se conduira avec Port-Royal comme avec un personnage unique dont on écrirait la biographie : tant qu'il n'est pas formé encore, et que chaque jour lui apporte quelque chose d'essentiel, on ne le quitte guère, on le suit pas à pas dans la succession décisive des événements; dès qu'il est homme, on agit plus librement avec lui, et dans ce jeu où il est avec les choses, on se permet parfois de les aller considérer en elles-mêmes, pour le retrouver ensuite et le revenir mesurer.
Sainte-Beuve, Port Royal, chapitre I
On voit donc que les années de formation et les années de maturité ne sont pas traitées de la même manière, et qu'il y a une attention au groupe et au contexte.

Quelles sont les différences entre les Vies anciennes et classiques et les biographies modernes?
1e différence Les Vies sont un genre noble et élevé, une gesta , tandis que la biographie est sécularisée. Quand on lui donne le nom de "vie", c'est pour la styliser. C'est le cas d'André Maurois, par exemple, qui publie en 1923 Ariel ou la vie de Shelley ou en 1927 La vie de Disraëli. Ce n'est pas "vie", mais "la vie", qui renvoie à une existence réelle.

2e différence La vie est une unité de mesure, comme pour Œdipe. L'intérêt porte sur la fin de la vie. Comme le dit Montaigne, on ne peut rien dire d'une vie avant de savoir comment elle s'est terminée; tandis que la biographie porte plutot sur la formation.
Bien sûr, nous sommes toujours à la fois modernes et anciens. Dans une biographie, nous allons assez vite au dernier chapitre, nous avons l'instinct de saisir la vie par la mort.

Xénophon a écrit une histoire qui s'appuie sur des récits de vie, des portraits: la Cyropédie, vie de Cyrus, etc.

Mais ce sont surtout quatre auteur qui ont fondé ce genre, avant tout romain:
  • Cornelius Nepos et son Histoire des grands hommes, De viris illustribus
  • Suétone et Les vies des douze Césars
    Il s'agit de l'histoire de l'Empire à travers les douze césars. Il s'agit davantage de portraits que de récits, composés selon un plan rhétorique et non chronologique. La naissance et la carrière, origine familiale, présages annonciateurs de son avènement, magistratures exercées, campagnes militaires, œuvre législative et judiciaire, mort et présages annonciateurs de sa mort, etc)
  • Plutarque et Les vies parallèles .
    Il s'agit de cinquante biographies présentées par paires, un Grec/un Romain.
  • Diogène Laërce et Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres
    Là aussi chaque personnage est présenté selon le même plan: vie, anecdotes, doctrine, liste des œuvres plus une morale en forme d'épigramme.
Ces quatre auteurs serviront de référence à Montaigne.
Il s'agit de vies exemplaires. L'exemplarité est recherchée davantage que l'exactitude. La vie des Césars, par exemple, est destinée davantage à la réflexion sur les vies qu'à la description des vertus.

Puis survient l'inflexion médiévale vers la piété. Il va s'agir avant tout de raconter la vie des saints. L'œuvre la plus connue est La légende dorée , qui suit le calendrier liturgique. Elle raconte pour chaque saint leur vie, leurs miracles et leur martyre. Ce livre était destiné à être utilisé dans les sermons. L'idée était les exemples sont plus efficaces que les règles, plus efficaces que la morale. le but était d'inciter à l'imitation, d'où peut-être la méfiance des modernes.

A la renaissance, on lit à nouveau Plutarque et Suétone. Parce que les récits sont fragmentaires, il est possible de les lire pour autre chose que leur exemplarité.
Montaigne les lira pour autre chose. Il cherchera les faits réels, les contradictions, les idiosynchrasies. Par exemple, il relève qu'Alexandre est cruel et clément, que Plutarque est doux et colérique. Il note que l'odeur de la sueur d'Alexandre est suave: voilà ce que Montaigne retient de Plutarque.
C'était une afféterie consente de sa beauté, qui faisait un peu pencher la tête d'Alexandre sur un côté, et qui rendait le parler d'Alcibiades mol et gras : Jules César se grattait la tête d'un doigt, qui est la contenance d'un homme rempli de pensées pénibles : et Cicéron, ce me semble, avoit accoutumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous.
Montaigne, Essais, De la prétention, Livre II, chapitre XVII
Tous ces détails sont dans Plutarque. (La coquetterie d'Alexandre deviendra la sprezzaturra des courtisans.)
Alexandre apparaît dès le premier chapitre des Essais. Le chapitre 36 des Essais intitulé "Des plus excellents hommes" prouve une grande attention aux Vies de Plutarque.
Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisants et aisés: et quant et quant l'homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu: la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événements : plus à ce qui part du dedans, qu'à ce qui arrive au dehors: ceux là me sont plus propres. Voilà pourquoi en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marri que nous n'ayons une douzaine de Laërce, ou qu'il ne soit plus étendu, ou plus entendu: car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies.
Ibid, livre II, chapitre X
Ce qui intéresse Montaigne, ce sont les délibérations. De même dans le chapitre De l'éducation des enfants:
En cette pratique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la mémoire des livres. Il pratiquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C'est une vaine étude qui veut : mais qui veut aussi c'est un étude de fruit estimable : et la seule étude, comme dit Platon, que les Lacédemoniens eussent réservé à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part là, à la lecture des vies de notre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion.
Conclusion
Au XVIIe siècle, la vie des écrivains devient la nouvelles hagiographie. Il se développe le genre des Anas. Elles privilégies l'anecdote et la concaténation, comme l'Huetiana.

Ce sont des recueils d'éloges académiques, de propos de table, etc. Le modèle, c'est Montaigne. La biographie intervient au moment de la laïcisation du monde. Elle concerne la vie d'une seule personne. C'est un mot d'érudit, Sainte Beuve lui préfère celui de causerie. C'est ainsi qu'il écrit à la mort de Juliette Récamier: «Je me garderai bien ici d'essayer de donner d'elle une biographie, les femmes ne devraient jamais avoir de biographie, vilain mot à l'usage des hommes, et qui sent son étude et sa recherche. Même lorsqu'elles n'ont rien à cacher, les femmes ne sauraient que perdre en charme au texte d'un récit continu. Est-ce qu'une vie de femme se raconte?»1.


Ainsi, la vie est pour les femmes, la biographie pour les hommes.
Mais bien sûr, ce n'est plus vrai aujourd'hui, ou tout le monde a droit à sa biographie.


Cela se termine ainsi, à ma grande incrédulité. Moi qui me souvient encore de l'évocation mythique de Michelet lors du dernier cours de la première année.


Notes
1 : Causeries du lundi, 4e édition Garnier, tome I, p.124

Séminaire n°12 : Claude Lanzmann et Eric Marty

Claude Lanzmann ne se lancera pas dans un exposé d'une heure. Afin de soutenir la conversation, supposé-je, Compagnon a invité Eric Marty, chargé d'interroger Claude Lanzmann. Il s'avèrera que celui-ci répondra très peu aux questions et parlera abondamment, à la fois de façon obsessionnelle et en roue libre. Il habite encore son film, Shoah, il en connaît toutes les secondes, il n'a rien oublié d'une expérience qui remonte à trente ans.
Il y a beaucoup de retenue dans sa voix quand il parle, beaucoup d'émotion et de silence. Il ne fait pas partie (ou pas encore) des vieillards desséchés, mais plutôt des vieillards rouges un peu soufflés à cheveux blancs. Un instant, la présence d'Eriv Marty m'a fait craindre que Lanzmann ne radotât, et qu'il ne fût là qu'à titre de curiosité (vraiment l'une des choses que je déteste), mais non, Lanzmann a toute sa tête, toute son énergie, tous ses souvenirs. Trop de souvenirs peut-être, mais moi j'adore ça. Je peux écouter des souvenirs des jours entiers.

Mes notes sont très étrangement prises, ne contenant presque que des mots-clés. Il faut dire que moi aussi je connais bien Shoah.

Dernier livre de Lanzmann: un livre de mémoires, Le lièvre de Patagonie.
Eric Marty (EM): — Un mot revient souvent, c'est incarnation. Il faut que la vérité soit incarnée. Il y a aussi l'idée que la vérité est trangression. Que peut-on dire sur Filip Müller?
Claude Lanzmann (CL): — Filip Müller reste un mystère. Il est arrivé très tôt à Auschwitz, avant Birkenau. Pour comprendre ce que j'appelle le mystère, il faut comprendre que les gens des sondernkommados savaient tous qu'ils dépendaient de l'arrivée de nouveaux transports pour leur survie. Cela leur fournissait du travail et justifiait leur existence.

Claude Lanzmann lit les paroles de Filip Müller:

Le «commando spécial» vivait dans une situation extrême.
Chaque jour, sous nos yeux, des milliers
et des milliers d'innocents
disparaissaient par la cheminée.
Nous pouvions percevoir, de nos propres yeux,
la signification profonde de l'être humain:
ils arrivaient là,
hommes, femmes, enfants, tous innocents...
disparaissaient soudain...
et le monde était muet!
Nous nous sentions abandonnés.
Du monde, de l'humanité.
Et c'est précisément dans ces circonstances
Que nous comprenions au mieux
ce que représentait la possibilité de survivre.
Car nous mesurions
le prix infini de la vie humaine.
Et nous étions convaincus que l'espoir
demeure en l'homme aussi longtemps qu'il vit.
Il ne faut jamais, tant qu'on vit, abdiquer l'espoir.
C'est ainsi que nous avons lutté dans notre vie si dure, de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois d'année en année.
Avec l'espoir que nous réussirions peut-être, contre tout espoir,
à échapper à cet enfer.

Claude Lanzmann, Shoah, Folio, p 205-206

Ensuite le film a été projeté. J'ai l'impression d'entendre en allemand les mots que je lis en français. Je revois le visage de Filip Müller.

Cette nuit-là, je me trouvais au crématoire 2.
A peine les gens étaient-ils descendus des camions
qu'ils furent aveuglés par des projecteurs
et durent, par un corridor, gagner l'escalier
qui débouchaient dans le vestiaire.
Aveuglés, à la course.
Ils étaient roué de coups.
Qui ne courait pas assez vite était battu à mort
par les SS.
C'est une violence inouïe qui fut déployée contre eux.
Et tout à coup...
Sans un mot, sans une explication?
Rien.
Dès leur descente des camions,
A leur entrée dans le vestiaire,
je me tenais près de la porte du fond,
et posté là,
j'ai été témoin de l'effroyable scène.
Ils étaient en sang,
ils savaient désormais où ils se trouvaient.
Ils fixaient les piliers du soi-disant
«Centre International d'Information»,
dont j'ai déjà parlé
et cela les terrorisait.
Ce qu'ils lisaient ne les rassurait pas,
mais au contraire les plongeaient dans l'effroi
car ils n'ignoraient rien :
ils avaient appris au camp BIIB ce qui se passait là.
Ils étaient désespérés, les enfants s'embrassaient,
les mères,
les parents,
les plus âgés pleuraient.
A bout de malheur.
Tout à coup apparurent
Sur les marches
quelques gradés SS,
Parmi eux le chef du camp,
Schwarzhuber,
qui leur avait auparavant donné sa parole d'officier SS
qu'ils seraient transférés à Heidebreck.
Tous se sont alors mis à crier, à implorer:
«Heidebreck était une duperie!
On nous a menti!
Nous voulons vivre!
Nous voulons travailler!»
Ils fixaient droit dans les yeux les bourreaux SS.
Mais ceux-ci demeuraient impassibles,
se contentant de regarder.
Il y eut soudain un mouvement dans la foule,
sans doute voulaient-ils se ruer vers les sbires
et leur signifier à quel point ceux-ci les avaient trompés.
Mais les gardes ont alors surgi,
armés de gourdins,
et d'autres encore furent blessés.
Dans le vestiaire?
Oui.
La violence culmina
quand ils voulurent les forcer à se dévêtir.
Quelques-uns obéirent,
une poignée seulement.
La plupart refusèrent d'exécuter cet ordre.
Et soudain, ce fut comme un chœur.
Un chœur...
Ils commencèrent tous à chanter.
Le chant emplit le vestiaire entier,
l'hymne national tchèque,
puis la Hatikva retentirent.
Cela m'a terriblement ému, ce... ce... (il pleure)

Arrêtez, je vous en prie! (La caméra fixe, impassible).

C'est à mes compatriote que cela arrivait...
et j'ai réalisé
que ma vie n'avait plus aucune valeur.
Ah quoi bon vivre?
Pour quoi?
Alors je suis entré avec eux
dans la chambre à gaz,
et j'ai résolu de mourir.
Avec eux.
Soudain sont venus à moi certains
qui m'avaient reconnu.
Car plusieurs fois avec mes amis serruriers
je m'étais rendu au camp des familles.
Un petit groupe de femmes s'est approché .
Elles m'ont regardé
et m'ont dit:
Déjà dans la chambre à gaz?
Tu étais déjà dedans?
Oui. L'une d'elle me dit:
«Tu veux donc mourir.
Mais ça n'a aucun sens.
Ta mort ne nous rendra pas la vie.
Ce n'est pas un acte.
Tu dois sortir d'ici,
tu dois témoigner de notre souffrance,
et de l'injustice
qui nous a été faite.»
Ibid, p.233-235

Dans ce passage, Filip Müller craque. Il dit soudain "mes compatriotes", puisqu'ils s'agit de juifs tchèques. A-t-il réentendu la langue maternelle (au camp on ne parle qu'allemand)? C'est un mystère: pourquoi soudain "ma vie n'avait aucune valeur"?

Il y a incarnation. Les larmes de Filip Müler, c'est l'incarnation. Les larmes d'Abraham Bomba [1] aussi. (Elles interviennent alors que Bouba venait de dire qu'ils étaient morts au sentiment, mort à tout... et à ce moment là, il se brise physiquement.
Les larmes sont le sceau du sang, c'est l'impératif catégorique de la vérité.

Dans Shoah, il y a transgression (on a parlé de violence, de sadisme),
il y a incarnation.
=>quel lien entre les deux?
(énigmatiquement j'ai noté: absence de relation entre la foi et la vérité (ce que les rabins et les archevêque peuvent envisager).)

Claude Lanzmann raconte Shoah. Le premier témoin qui apparaît dans son film est un jeune juif polonais qui a accepté de revenir en Pologne. Il dit: «Je ne peux pas croire que je suis ici».[2] Le deuxième dit: il ne faut pas parler de ça. Lanzmann demande: pourquoi il en parle, alors? — Parce qu'on lui pose des questions.

Ce deuxième homme sourit tout le temps. Lanzmann fait demander par l'interprète (car l'homme parle yiddish) pourquoi il sourit. Réponse: — Vous voulez qu'il pleure? Il est vivant, il faut sourire.[3]
La première fois qu'il a ouvert les portes des camions [4], il était en larmes. Il s'est évadé en avril 1941, mais ça il ne le raconte pas. C'est un film sur la mort, pas sur la survie. Les témoins ne disent que très rarement "je", ils disent "nous". Ce sont des revenants, pas des survivants.

Il y a trois catégories d'acteurs en présence: les juifs, les nazis, les Polonais autour. Quel film faire ? Lanzman a fini par comprendre qu'il fallait faire un livre sur les morts.
Ensuite, il a compris que pour faire parler ses revenants, il fallait qu'il en sache le maximum sur eux. Lanzmann a mis longtemps à trouver Bomba. Il a passé avec lui trois jours et deux nuits dans une cabane de l'état de New York et lui a fait tout raconter. Enfin, on ne fait jamais tout raconter. Il n'y avait pas de caméra.
La caméra est un élément de l'incarnation.

Il y a eu régulièrement des révoltes. Il y avait un équilibre entre la tromperie et la violence. Plus la tromperie diminuait (au fur à mesure qu'on approchait des chambres à gaz), plus la violence augmentait.

Il y a eu une scène affreuse avec des adolescents dans l'anti-cour de Birkenau. Ils se sont révoltés, ils ne voulaient plus avancer. Les nazis leur ont donné le choix entre mourir là, brûlés vifs au lance-flamme ou se déshabiller calmement et mourir dans la chambre à gaz.
La voix de Claude Lanzmann s'éteint, l'ombre du silence plane sur la salle du Collège. Pendant un instant, Lanzmann, devenu témoin, est devenu muet.

Filip Müller s'est dit: Pour une fois, on voit des gens résister et chanter.

Eric Marty: Claude Lanzmann, finalement, c'est quelqu'un qui écoute. Etre témoins, mais devant qui?
La fin du Lièvre de Patagonie note que le temps s'est arrêté durant les 12 ans de l'œuvre.

Antoine Compagnon à Claude Lanzmann : êtes-vous devenu vous-même un témoin?
CL esquive, humble. Il y a une loi d'airain, il ne faut pas comprendre. Il a conservé ses œillères et son aveuglement pour continuer à regarder en face.

La question "Pourquoi les Juifs ont-il été tués? a quelque chose d'obscène.
Les raisons que l'on trouve sont des moyens nécessaire, mais pas une réponse. C'est pourquoi Lanzmann a commencé par la violence nue. La voix off dit que l'action se déroule de nos jours, Aktion au sens de Racine, ça peut être en 1985, 1942, chaque fois qu'on voit le film.

Ce film a posé des problèmes aux historiens. Vidal-Naquet a terminé un article en disant que le problème de l'histoire, c'était de se rapprocher de Proust.

Les historiens ont paniqué. Vidal-Naquet a dit que Hilberg, Primo Levi et Claude Lanzman, ces trois noms ont plus appris de choses au public que tous les historiens.
Dans un article Lucette Valensi a écarté ces noms d'un revers de main : «Mais oublions ces noms.» Les historiens ont eu peur de voir disparaître leurs documents.

Notes

[1] le coiffeur vu avec Rancière

[2] Je cite le plus exactement les paroles de Lanzmann. La transcription écrite du film diffère de quelques mots. Shoah, Folio, p.25.

[3] ibid, p.27

[4] A Chemlo, on gazait dans des camions.

24 mars 2009 : l'émergence du concept de biographie

Je suis arrivée en retard, je n'ai pu que constater que Compagnon parlait d'autre chose... Je copierai sur sejan si celui-ci met quelque chose en ligne :-)
Quelques jours plus tard... Et voilà:
En recherche littéraire, deux points de vue sont toujours possibles, celui du présent et celui de l’Histoire.
L’Allégorie répond à la question: «En quoi le texte passé répond-il à nos questions actuelles?» (le passé éclaire le présent); la Philologie à « À quelles questions du passé peut répondre le texte actuel?» (constante circularité herméneutique à travers ces deux approches). Les deux démarches sont inséparables si l'on veut éviter l'impasse ou le contresens, elles doivent être tressées.

Les dernier cours ont porté sur l’écriture de vie telle qu'on l'observe aujourd'hui, soit aporie (impossibilité d'un récit qui en fait toujours trop en en disant pas assez) soit panacée (apologie de la bonne vie ou de Vie Bonne).

Le cours d'aujourd'hui portera sur les récits de vie au cours des siècles.


Donc sans transition, le début de mes notes.

Koselleck fait remonter la crise de la critique et la crise de la modernité à la période 1750-1850. C'est alors que les concepts politiques et sociaux (la liberté, la souveraineté, etc) sont devenus plus normatifs que descriptifs. Les concepts ont souhaité agir sur les phénomènes, ils se sont dès lors tournés vers l'avenir.

Koselleck a lancé l'histoire des concepts (et non plus l'histoire des idées). François Hartog parle à son propos d'une histoire langagière de la langue.[1]
Koselleck et une équipe de chercheurs a entrepris un Manuel des concepts politiques et sociaux fondamentaux en France de 1680 à 1820 en 16 tomes publiés à Munic.[2]

1750-1850 est également une période charnière pour la littérature. C'est le concept d'auteur qui émerge, le soi contre l'autorité donné par un titre aristocratique ou une position sociale. Montaigne se trouve comme toujours au carrefour. On trouve ainsi au début du chapitre "Du repentir": «Si le monde se plaint que je parle trop de moi, je me plains qu'il ne pense pas assez à soi».
Le débat sur le rôle de l'auteur (pertinence, etc) est constant depuis cette époque. Barthes parle d'un romantisme large de Rousseau à Proust.

On pourrait également citer Charles Taylor et Sources of the Self: The Making of the Modern Identity, traduit par Les sources du moi.
Il s'agit d'une approche différente, une généalogie du Moi moderne, avec les moments de sécularisation, fragmentation, dissolution. Montaigne est de nouveau la figure centrale.

En France, Michel Foucault publie L'Usage des plaisirs suivi du Souci de soi. Le titre provisoire de cet ouvrage était L'écriture de soi.
Enfin, Ricœur publie en 1990 Soi-même comme un autre.

L'écriture de la vie se transforme, on passe de la notion de vie à celle de biographie.
Deux études récentes portent sur ce sujet: en 1987 Marc Fumaroli a écrit un article dans la revue Diogène : «Des Vies à la biographie, le crépuscule du Parnasse» [3] et en 2007 Ann Jefferson a publié un livre, Biography and the Question of Literature in France.
Depuis Rousseau et Chateaubriand, écrire la vie serait une notion avec laquelle nous nous sentirions davantage de plain-pied. Nous rejoignons le débat contemporain vu lors des premiers cours: écrire la vie est-il une aporie ou une apologie? Peut-il y avoir subjectivité sans narrativité?
(On se souvient que Stendhal s'oppose constamment à Rousseau et Chateaubriand.)

Le mot "biographie" est apparu tard, à l'époque de la séparation de l'histoire et de la littérature (XVIIe et XVIIIe siècle). Puis la sociologie et la psychologie se sont détachées de la littérature dont le champ a été sans cesse réduit.
Aujourd'hui il ne reste que trois genres en littérature: le roman, le théâtre, la poésie.

L'écriture de vie tombe entre les domaines de l'écriture et de l'histoire.
Les Vies (ce nom rappelle Plutarque) appartenaient de plain pied aux Belles Lettres. Un même mot désignait le genre et le contenu.
Stendhal publie une Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase et une Vie de Rossini, qui sont, comme le veut mécaniquement le genre, entre la biographie et le plagiat. Il utilise le mot "Vie" dans son sens XVIIIe.
Le mot biographie apparaît dans Le Rouge et le Noir. Julien approche de cet «abominable petit Tambeau» en conversation avec l'abbé Pirard:

Ce petit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour.
Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture? C'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. Son mérite était de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le règne du nouveau roi d'Angleterre.
Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre IV.

On voit ici que pour parvenir, il faut connaître son ghotta.
"Biographie" pour Stendhal renvoie à des ouvrages de plus en plus courants, on songe à Biographie moderne ou des hommes vivants en quatre-vingt-dix volumes de Michaud.

La "Vie" relève du genre de l'épidectique (pas le genre délibératif ni le genre judiciaire). Elle apporte éloge, blâme, conseil, c'est le genre des oraisons funèbres, des discours académiques. Son but est l'exemplarité morale.

C'est donc bien différent de la biographie, fille bâtarde de l'histoire et de la littérature.

Un cas particulier est celui de l'histoire de l'art. Ce domaine prend naissance avec les Vies de Vasari [4]. L'histoire de l'art est la seule à être fondée pleinement sur des Vies.

hapax: au Ve siècle en grec. Il s'agit d'une occurrence sans suite. En anglais, on voit apparaître biographist en 1661 et biography en 1683, biographical en 1738 [5] Pour Samuel Johnson en 1731, le biographer est le writer of ''Lifes. Il relate non l'histoires des nations mais l'histoire des actions particulières dans leur ordre chronologique.

En français, biographe apparaît avant biographie, comme en anglais. En 1721, le biographe est l'auteur qui écrit des vies, de saints ou d'autres.. En 1750, le mot est encore rare. La laïcisation d'hagiographe donne biographe, puis biographie en XXe siècle donnera hagiographie, qui prendra une connotation négative de louanges excessives.


Notes

[1] Il s'agit d'«une histoire langagière des concepts, attentive aux échanges incessants entre langue et société et aux écarts entre des usages actuels et des usages passés d'un même concept, étant entendu que tout maniement actuel d'un objet d'étude passé implique une histoire des concepts qui ont permis de le nommer.» par François Hartog, « Reinhart Koselleck, lumineux théoricien de l'Histoire », Le Monde des livres, 28 novembre 1997.

[2] Handbuch politish-sozialer Grundbegriffe in Frankreich, 1680-1820, voir ici.

[3] Diogène n° 139, juillet-septembre 2007.

[4] Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, édition commentée et traduction sous la direction d'André Chastel, Berger-Levrault, 1984.

[5] Je ne garantis pas d'avoir repris exactement les dates.

séminaire n°11 - Jean Rouaud: invention du réel, invention de la souffrance

Pendant une heure, Jean Rouaud a parlé sans note, traçant un chemin parmi les auteurs, trahissant une profonde intimité avec la littérature.

On ne témoigne de ce dont on est appelé à témoigner. Prenons par exemple Saint-Simon. Lorsqu'il raconte la guerre contre le roi d'Espagne, il nous décrit le roi au milieu du champ de bataille, sans peur de la mitraille, son entourage, plus craintif, le soleil, le roi qui accepte de se mettre à l'abri par peur de l'insolation. Nous avons ainsi des lignes et des lignes sur le roi. La bataille, elle, est expédiée en une phrase: «Le carnage fut grand de part et d'autre, et fort peu de prisonniers.»
Ainsi, le réel selon Saint-Simon, c'est le pouvoir. Il y a une indifférence de Saint-Simon à la souffrance. Ce n'est pas de l'insensibilité, puisqu'il écrira au roi pour lui signaler la misère des paysans de la Ferté-Vidame (misère due aux guerres trop nombreuses), ce qui lui vaudra une disgrâce. D'autre part, à la mort de sa femme, Saint-Simon interrompt ses mémoires par une ligne de larmes et ne les reprend qu'un an plus tard.

Ce n'est donc pas un homme insensible. Mais la souffrance des corps est alors captée par un seul, qui est le Christ; et la souffrance du Christ est rédemptrice. Les martyrs et les bourreaux (ici, Rouaud évoque les tortures de Damien avant sa mise à mort, dont la grâce a été refusée au roi) mettent en scène le jeu du châtiment et de la rédemption.
La Révolution française apportera une évolution humaniste: la guillotine. On coupe la tête, on ne fait plus souffrir le corps. On évacue le corps souffrant.

Il s'agit d'une longue évolution. Le Christ était-il de nature humaine ou divine? Le concile de Nicée tranche, le Christ est pleinement humain et il est pleinement divin. La tension entre ces/ses deux natures est représentée par le Christ en croix.
Au Xe siècle, le Christ sort de sa mandorle pour être progressivement humanisé. Ainsi un vitrail de la cathédrale de Reims le représente en croix dans une large robe, posé comme sur une rampe de lancement vers un avenir meilleur. Les artistes traitent alors délicatement ce corps souffrant.
Puis peu à peu, la nature "pleinement humaine" va l'emporter. Au XIIe siècle, les Croisés découvrent que la Jérusalem terrestre est pouilleuse. Saint François d'Assise revient des croisades et invente la première crêche vivante avec un vrai bébé.
Le corps se fait de plus en plus souffrant (cf. le Christ de Grünwald en 1515, par exemple). Avec le Christ d'Holbein en 1521, le Christ est mort. Holbein est à Bâle en même temps qu'Erasme. Le Christ est un corps mort et il n'y a plus rien. Au même moment on assiste à la naissance de l'humanisme. C'est le début de la dissection, de l'étude de l'anatomie, de la médecine (Ambroise Paré, etc). On commence à agir comme si les corps ne ressusciteront plus.

Le corps acquiert sa dimension de mécanique jusqu'au XVIIIe siècle, jusqu'à arriver à la guillotine qui ne fait plus souffrir. Cependant on coupe la tête, ce qui revient à couper l'imagination et la parole (c'est aussi la tête de Saint Jena-Baptiste): on en a fini avec l'esprit.

Le premier roman réaliste apparaît en 1830 (Le Rouge et le Noir), le problème du corps souffrant n'est pas réglé malgré la tête coupé.
Le rouge, ce sont les idées révolutionnaires
Le noir , c'est la soutane, le chant, l'esprit, la parole.
Pendant 50 ans, Stendhal a essayé d'écrire du théâtre, il essaie de mettre en scène l'ambitieux parfait (Julien Sorel). Le théâtre est un plateau, il ne représente pas la hiérarchie du pouvoir, il n'y a pas d'ascension possible. Il s'agit d'exposition.
Stendhal témoigne de l'accession de la bourgeoisie au pouvoir. Il note "l'impossibilité du drame" au théâtre en de telles circonstance et il passe au roman.
Ce sera le roman réaliste. Celui-ci va prendre en charge la souffrance des corps qui était autrefois absente de Saint-Simon : Mathilde assiste à la messe la tête de Julien sur les genoux.

Mais où est passé l'esprit? Si l'on reprend le "grand" Flaubert (1,82 m), il se définit alors comme un romantique. Il écrit son premier roman qui décrit les tentations d'un saint dans le désert, c'est mystique et luxuriant, un long chant, une œuvre de l'esprit. Il lit cette première version de La Tentation de Saint Antoine à ses deux amis Maxime du Camp et Louis Bouilhet au cours d'une lecture qui dure trois jours et trois nuits. Flaubert est persuadé qu'il s'agit d'un chef d'œuvre. Prenant son courage à deux mains, Bouilhet déclare «Il faudrait jeter tout ça au feu et ne plus jamais en reparler».
Ensuite les trois amis discutent toutes la nuit. Bouilhet dit à Flaubert: «Tu devrais écrire un roman terre-à-terre, un roman à la Balzac et Flaubert écrit Madame Bovary. Madame Bovary, c'est le fait divers devenu l'étalon de la souffrance humaine. La figure souffrante est démultipliée dans la presse. Flaubert emmène Emma à l'agonie (Emma dont Rouaud rappelle que le nom de jeune fille est Rouaud), il s'empoisonne pratiquement pour décrire au mieux l'empoissonnement d'Emma. Flaubert cherche à s'opérer du "cancer du lyrisme", il s'applique à s'opérer de l'esprit.
Cette opération, on la voit dès le début: on commence avec le "nous", puis ce "nous" disparaît. Flaubert s'ampute et devient pur témoi. Il est partout.

Ensuite vint le naturalisme: la science remplace le fait divers. Zola écrit le roman expérimental, ce qui est un oxymore. Zola traite ses héros comme des bêtes, à la manière de Claude Bernard: dissection, découpage, etc. le romancier prend des notes, il témoigne, il ne s'agit plus d'œuvres d'imagination. Cela va aboutir à Albert Londres et George Orwell, qui ne se conteront plus de témoigner en spectateur mais participeront à la souffrance qu'ils décriront.

Entretemps a eu lieu la guerre de 14-18. Pour la première fois les soldats savent écrire. le corps souffrant va témoignenr lui-même: Genevoix, Céline, Giono, Dorgelès, Barbusse, et des dizaines de milliers de carnets conservés aujourd'hui au fort de Vincennes.
Si vous cherchez où est la souffrance, vous trouverez la littérature. Il s'agit de la littérature des camps: Primo Levi, Evguenia Ginzburg, etc. Le corps souffran va à l'écriture (et non l'inverse).
Avec la disparition des corps dans Hiroshima et Auschwitz, on atteint une impossibilité de l'écriture en absence de corps. C'est la limite à laquelle se heurte la littérature contemporaine.
Cela peut expliquer le Nouveau roman. Nathalie Sarraute explique dans L'Ere du soupçon l'impossibilité de faire du roman.
Pour Jean Rouaud, le corps initial est celui de son père trouvé mort dans la salle de bain en décembre 1963. C'est cette mort qui inaugure le début de son travail.


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Le temps du débat Compagnon / Jean Rouaud

Antoine Compagnon est toujours très heureux de voir confirmer ses hypothèses ou ses conclusions et n'hésite jamais à le souligner.

Jean Rouaud souligne que depuis la seconde guerre mondiale nous sommes submergés par les images (y compris des images de la seconde guerre). Il y avait très peu d'images durant la première guerre mondiale, et c'était pratiquement toujours des reconstitutions (il suffit de regarder d'où filme la caméra pour r'en rendre compte).

Si le réel c'est le pouvoir et si le pouvoir c'est le corps souffrant, alors on comprend la déclaration du Hamas à Gaza: «on a gagné». C'est vrai en terme de morts, de souffrance: 1200 morts palestiniens contre une vingtaine d'Israëliens. Le corps souffrant est la mesure de la victoire.

Le XXe siècle aura été le siècle de la littérature de la désolation.

Il y a une mort à laquelle il faudrait davantage s'intéresser, c'est celle de Bergotte. Bergotte meurt terrassé par la Beauté. (Jean Rouaud va nous offrir un époustoufflant final).
Si la Beauté préexiste au monde, ainsi que le laisse entendre Proust, alors il est possible qu'il y ait quelque chose après. «[...] l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.» [1]: phrase magnifique avec ses trois négations, qui évoque la beauté, la souffrance et l'espérance.

Notes

[1] Marcel Proust, La Prisonnière

17 mars 2009 : Du Journal de deuil à La Chambre claire

Antoine Compagnon m'a mise en colère durant la première moitié de son cours. Nous avons eu droit à une lecture suivie, pour ne pas dire une paraphrase, du Journal de deuil de Barthes, suivie de l'évocation d' Albertine disparue, pour s'entendre dire à la fois que Barthes rappelait à Compagnon le narrateur et ne s'entendre donner que des exemples contredisant cette hypothèse! Heureusement, la deuxième partie du cours prit la peine de tirer les conclusions logiques de ces contradictions absurdes.
J'ajouterai mes commentaires en italique.

Quand le chagrin atteint une certaine stabilité, on atteint un état de mélancolie. Il n'est pas facile de faire son deuil après avoir lu Deuil et mélancolie de Freud, où le deuil est décrit comme un chemin qui se termine pas le succès du deuil. Or Barthes n'a pas envie de ce succès. Il s'agit d'une lutte entre la vie et la mort.

Barthes évoque des moments de suspension du deuil, en utilisant les mots, fading, satori, vertige... Il parle de «passage de l'aile du définitif». On assiste ici à une quasi prophétie, puisque Barthes mourra sans avoir quitté cet état, qui donc pour lui aura bel et bien été définitif.
On songe à Baudelaire et au vent de l'aile de l'imbécillité, inversant la vieille image romantique de l'aile du vent, et à sa prémonition de l'accident cérébral à venir.

L'un des moments de suspension du deuil intervient dans le Paris désert du 15 août (et l'on pourrait alors songeait à Antiochus: «Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!». Après le deuil émotif, c'est le moment de l'éternité atone.
On retrouve cette atonie dans ''Albertine disparue:

Car, si bien des souvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d’abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l’oubli, mais réalisée brusquement dans son ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d’idées, qu’éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s’est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade, Pléiade Clarac t.3 p.592

Barthes note: «Le fait même que la langue me fournisse le mot intolérable me la rend tolérable.»

Ici, retour au moi "idem" et au moi "ipse", déjà vus. rappel des développements déjà vus: souvenirs successifs et épisodiques qui constituent de nouveaux Moi successifs. Il y a rupture entre le Moi précédent et le Moi successif. Cette rupture, c'est ce que refuse celui qui souffre.

remarque personnelle: je ne suis absolument pas d'accord avec cette idée que nos états successifs nous empêcheraient d'être un seul Moi. Les états successifs sont au Moi ce que les nuages sont au ciel: des états, pas une ontologie. Ce qui constitue l'identité, c'est la mémoire, dit Locke, et c'est bien ce que prouvent Stendhal ou Proust en se rappelant la mort de leur mère ou en trébuchant sur un pavé: tout souvenir les ramène intacts, identiques à eux-mêmes, au moment de l'événement, il n'y a pas de perte avec le temps. La puissance des souvenirs permet au Moi d'être imperméable au temps.
La seule perte d'identité, c'est la perte de mémoire, et l'exemple d'Henry James préfaçant des œuvres de jeunesse dont il ne se souvient pas en est encore une preuve: James est si bien devenu autre qu'il ne se souvient pas; s'il se souvenait, il serait le même. La mémoire est garante de la permanence du Moi par delà les états changeants de nos humeurs. Pour changer il faut oublier ou avoir oublié.
L'affollement produit par le deuil (affollement bien réel) est justement la crainte d'oublier le mort, le refus d'oublier le mort. Il est exact que nous ne voulons pas nous dessaisir de notre peine car nous ne voulons pas oublier. Mais il serait peut-être possible de rassurer celui qui souffre ainsi (si tant est qu'une expérience soit transmissible) en lui assurant qu'il n'oubliera pas qui il aime vraiment, et que lorsque la douleur se fera moins vive, ce qu'il aura oublié, c'est la mort, et non le mort.
En ce sens, aimer ne se conjugue qu'au présent.
D'ailleurs, à quoi assistons-nous depuis deux semaines? A la douleur d'Antoine Compagnon aimant Barthes et n'ayant rien oublié. Parler de Barthes, c'est retrouver la douceur de la présence d'un professeur très aimé. Nous sommes au présent.
Que fait-on quand on aime ainsi? On écrit La Chambre claire ou les Essais, on écrit des symphonies si on est Mahler, on donne des conférences au Collège de France pour évoquer son ami mort il y a trente ans (le thème de la première année de cours de Compagnon était un hommage explicite à Barthes)... Le temps n'a pas passé, tout est intact.

Le dédoublement est chez Proust une thématique courante. La plus connue est celle du valet de chambre des Goncourt: il réchappe par miracle à un incendie mais devient tout à fait un autre homme :

[...]e propre valet de chambre de Mme Verdurin qui, dans l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu’à la première lettre que ses maîtres, alors en Normandie, reçurent de lui leur annonçant l’événement, ils crurent à la mystification d’un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer.
Marcel Proust, Le temps retrouvé, Pléiade Clarac t.3, p.716

La sortie du deuil est l'occasion de devenir un autre, avec le retour du récit reviennent les quiproquos. Par exemple, le narrateur ne reconnaît plus Gilberte, la prend pour Mlle de Forcheville mais écorche son nom en Mlle d'Eporcheville.

Barthes, lui, s'identifie plutôt qu deuil de la mère du narrateur lors de la mort de sa propre mère. Ici aussi on assiste à une transformation définitive que le narrateur ne constate et ne comprend qu'avec retard:

Pour la première fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis la mort de ma grand’mère était arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant. D’ailleurs, quoique toujours dans ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j’étais plus frappé de la transformation qui s’était accomplie en elle. Ce n’est pas assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté ; fondue, figée en une sorte d’image implorante, elle semblait avoir peur d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix trop haut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout, dès que je la vis entrer, dans son manteau de crêpe, je m’aperçus – ce qui m’avait échappé à Paris – que ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais ma grand’mère. Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre et, de duc d’Orléans, de prince de Tarente ou de prince des Laumes, devient roi de France, duc de la Trémoïlle, duc de Guermantes, ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade Clarac t2, p.769

De même, Bartes devient sa mère.
Les notes du journal s'éclaircissent au fur à mesure qu'il écrit La Chambre claire.
Pour Barthes, la photographie est l'anti-récit. Quand on relit La Chambre claire après le Journal de deuil, on s'aperçoit que la photographie est chargée des valeurs du deuil. Barthes cite Husserl:

Comme le monde réel, le monde filmique est soutenu par la présomption que «l'expérience continuera constamment à s'écouler dans le même style consécutif» (Husserl) ; mais la photographie, elle rompt le style consécutif (c'est là son étonnement ; elle est sans avenir (c'est là son pathétique, sa mélancolie; en elle aucune propension, alors que le cinéma, lui, est propensif et, des lors, nullement mélancolique. Immobile la photographie reflue de la représentation vers la rétention.
Roland Barthes, La Chambre claire, note 37, p.140

Ainsi cette continuité du monde est-elle la condition sine qua non du récit, tandis que la photographie est l'envers du récit.

Antoine Compagnon ouvre alors une parenthèse : cela est devenu une idée commune. [remarque personnelle: Evidemment, puisque personne ne réfléchit à la photographie de lui-même mais toujours à travers le filtre de Barthes!] La photographie est associée à la mort, elle ne permet pas le récit:

Et si la dialectique est cette pensée qui maîtrise le corruptible et convertit la négation de la mort en puissance de travail, alors, la Photographie est indialectique: elle est un théâtre dénaturé où la mort ne peut «se contempler», se réfléchir et s'intérioriser; ou encore: le théâtre mort de la Mort, la forclusion du Tragique; elle exclut toute purification, toute catharsis.
Ibid, p.141

Cependant, cette façon de voir les choses n'est pas obligatoire: on songe par exemple à Annie Ernaux et à sa façon de traiter la photo dans Les Années: il y a d'autres usages possibles de la photographie.
[remarque personnelle: j'ai l'impression que le Journal de deuil a en quelque sorte remis La Chambre claire a sa place, en permet une interprétation apaisée qui permet d'envisager de parler de la photographie autrement qu'à la manière de Barthes — au moins pour Compagnon: en d'autres termes, je ne suis pas sûre qu'il aurait prononcer ces phrases avant la lecture du Journal de deuil.]

A la sortie de La Chambre Claire, il ne se produit rien de comparable à la sortie du deuil d'Albertine, il n'y a pas de voyage à Venise, mais un retour à la mélancolie, au "A quoi bon?"
[remarque personnelle: S'il y a tant de différences avec Albertine, pourquoi dire que cela lui ressemble?! L'amour du narrateur pour Albertine m'a toujours paru un faux amour, un caprice, l'un de ses amours où l'on s'aime avant tout soi-même aimant.]

Antoine Compagnon conclut: d'une certaine façon, toute littérature est littérature de deuil: Montaigne (La Boétie), Stendhal, Proust, Barthes (la mère). Cela donne raison à Blanchot: seul le récit peut dire ce que le journal ne peut dire.

séminaire n° 10 : Jacques Rancière, l'indicible comme preuve du témoignage

Avertissement: le titre est de moi.

C'est amusant, il est dit que décidément nous ne serons jamais d'accord, sejan et moi: je trouve intéressant ce qu'il trouve fouillis. Rancière m'a paru construire une démonstration facile à suivre et intéressante, convaincante. La seule chose que je lui reprocherais à la rigueur, c'est d'avoir redoublé des choses que nous avions déjà vues, mais dans un sens, c'est rassurant: il serait ennuyant que les intervenant se contredissent sur le fond.

Antoine Compagnon a découvert Jacques Rancière en 1966 ou 1967 en lisant Lire le Capital, une lecture typique de l'époque.
Jacques Rancière est un philosophe qui s'intéresse de plus en plus à la littérature, et en particulier à Mallarmé. Il a publié La Chair des mots en 1998, La parole muette en 1997, Politique de la littérature...

Il aurait dû intervenir l'année dernière, le sujet de cette année lui convient moins, mais Antoine Compagnon tenait à ce qu'il vienne.

Comment se constitue les rapports entre le témoins et la vérité?

Jacques Rancière va s'appuyer sur l'avertissement des éditeur au livre de Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz. Les éditeurs ont pris la peine de préciser qu'il s'agissait d'une forme brute, sans manipulation esthétique: Filip Müller n'est pas un écrivain. Cette dernière phrase est d'une rhétorique convenue. Se pose alors la question: pourquoi cet avertissement? Etait-ce nécessaire?

Qu'est-ce qu'un document brut? C'est un document qui ne cache pas sont processus de production, ce qui n'a rien à voir avec son rapport à la vérité.
Donc pourquoi cet avertissement?
Il s'agit d'insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu. Normalement, ce lien est d'autant plus fort que les deux règles de proximité (peu de temps entre le témoignage et les faits) et de nécessité (besoin impérieux de raconter, ou obligation) sont respectées.
Or ce n'est pas le cas ici: trente ans se sont écoulés entre les faits et le récit de Filip Müller, et il a décidé de se souvenir, sans nécessité impérieuse.

S'il faut insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu, c'est que le témoignage ici ne porte pas sur des faits mais rend compte d'un processus (Verschnitung): quel type de vérité un ensemble de mots entretient-il avec un ensemble de faits?

De quoi témoigne le témoin?

Selon Aristote, il existe trois sortes de témoins:
- les anciens témoins qui éclairent le passé (les sages, les auteurs);
- les témoins récents qui sont soit des hommes notables qui ont fait de grandes choses, soit ceux qui ont part à l'affaire jugée.
Ces derniers sont pour nous les plus vrais, les plus dignes de foi, mais pour Aristote, ce sont les plus douteux. Car 1/ ils peuvent être achetés 2/ils disent si le fait a eu lieu mais ne portent pas de jugement sur la valeur morale des faits.

Pour Aristote, les anciens témoins sont les vrais témoins :
- ils permettent de juger les faits;
- ils assurent la transmission. Qui a autorité pour qualifier les faits a qualité pour les transmettre.

Les témoins sont ceux qui racontent l'histoire des hauts faits et les leçons qu'on peut en tirer. (cf. l'introduction aux Chroniques de Froissart).

Cette idée est maintenant refusée mais elle est utile car elle sert de repère.
Pour Walter Benjamin, c'est le narrateur qui est celui qui transmet. Il a l'art de raconter et l'art de conseiller.
Nous sommes en rupture avec cette vision. Les témoins de 14-18 ont été incapables de raconter (oralement) car aucune tradition ne leur permettait de raconter des faits entièrement nouveaux. Le roman a introduit à ce moment-là une rupture. Le lecteur n'est plus face à un témoin qui raconte, il est seul face au roman. C'est une rupture et une nouveauté.

Exemple de l'appendice à L'Evangile de Jean, qui n'est pas donné pour apocryphe et paraît dans certaines versions de la Bible. C'est le récit d'un nouveau miracle qui apparaît tout à la fin: Jésus apparaît aux disciples, leur dit de jeter le filet à droite, ils prennent du poisson, ils le cuisent, on en a le nombre, cent cinquante trois, etc.etc.
Ici, le témoignage est ancré dans le concret: l'heure, les poissons.
De même, Erich Auerbach fait remarquer à propos du reniement de Pierre la précision des éléments du vécu (l'auberge, le feu, etc): la hiérarchie entre la grande histoire et les petits faits s'effacent. le Nouveau Testament, c'est l'irruption de l'homme simple dans les récits qui s'ancrent dans les petits faits.
(On se souvient de Diderot dans L'art du bon conteur: importance des petits détails qui font dire «cela est vrai, on n'invente pas ces choses-là.»)

Mais il manque une chose: que les faits soient jugés. La dernière scène de l'évangile de Jean s'inscrit dans un pli où l'Ecriture vérifie les paroles par les faits et inversement. Ce dernier texte s'éclaire par les textes précédents.
=> Le texte est vérifié par les corps, les actes sont vérifiés par les textes.
Le texte dit que celui qui a écrit ce texte était désigné pour écrire ce texte. (autorité).

Comment trouver des gens qui ne peuvent pas mentir?

Il faut que le témoin ne sache pas parler. Il doit porter l'histoire dans son corps. La littérature (mise en forme d'un récit) est révoquée. C'est l'apparition des témoins muets, avec Balzac, Hugo, etc : les paysages, les fissures dans les murs, les meubles, etc.
La vérité est archéologique: apparition de la ruine comme témoin (cf Cuvier dans La peau de chagrin).

Cependant, ces témoins-là n'apportent plus aucune leçon, mais juste une couleur du temps. Leur témoignage est impropre à toute transmission car il témoigne d'un événement, or l'événement est ce qui arrête le temps. Pas de grande fresque. L'événement ne permet pas de rendre compte d'un processus.

Claude Lanzmann a renversé la question en postulant à l'inverse que seule la parole émise longtemps après les faits peut témoigner (témoin différé). D'autre part il a utilisé l'image. L'image témoigne d'une continuité et non d'une rupture.
Jacques Rancière prend alors l'exemple d'un témoignage dans Shoah de Lanzmann. Il fait projetter les minutes de récit d'Abraham Bomba, coiffeur en Israël au début des années 80. Bomba raconte les coupes de cheveux avant la chambre à gaz, il raconte avoir vu arriver des gens qu'il connaissait, des gens de sa famille. Il se tait, submergé par les souvenirs.
Jacques Rancière commente: ce qui fait le témoignage, c'est le moment où Abraham Bomba se tait. Lanzmann montre ce qui le rend muet. C'est l'indicible qui atteste du témoignage.

Retour à Filip Müller. Lanzmann qui a également rédigé une introduction au livre nous dit que Müller, après s'être longtemps tu, a décidé de reprendre la parole. Il a accepté de tout revivre. Il a vécu tant de violence que toute distance est abolie: il s'agit toujours de présent pur, au-delà du souvenir.
D'un point de vue de poétique générale, le témoin, c'est le non-écrivain qui a surmonté les limites du désespoir.
On peut établir un parallèle avec Proust qui va accueillir le non-littéraire dans son livre: accueillir les choses muettes pour montrer l'expérience pure. Il s'agit d'une poétique de l'écriture de l'incommensurable.
La mention «ce n'est pas de la littérature » est placardée au début du livre de Filip Müller. Finalement si, il s'agit bien d'une littérature: celle du choc sur un pavé ou du bruit d'une fourchette.
D'ailleurs le dispositif autour d'Abraham Bomba a la même fonction: il est interviewé dans son salon de coiffure. Le film joue sur le bruit des ciseaux, qui organisent la réminiscence.

Il s'agit d'une poétique des éléments hétérogènes (contre celle du cliché). Or les éléments ne peuvent se porter témoignage à eux-mêmes: à partir d'eux, il est impossible de savoir si l'on est dans du document ou de la fiction. Il faut toujours un supplément pour qualifier, pour départager, pour signifier qu'on est dans une œuvre d'art et non dans un documentaire sur les salons de coiffure, ou à l'inverse qu'on a à faire à un témoignage et non à de la littérature.


commentaire personnel

Le paradoxe serait donc le suivant: le meilleur témoin est le témoin ou le témoignage muet, celui qui se présente comme objet à notre regard ou notre étude, celui qui n'interprète pas mais donne à voir ou ressentir.
Cependant, parce qu'il est ainsi objet, parce qu'il ne "dit" rien, rien ne permet d'identifier son statut de témoignage, il peut être tout aussi bien document qu'élément de fiction.
Dès lors, il doit être entouré de paroles de présentation qui permettent au lecteur de le situer.
Ce sont donc les paroles du présentateur qui se portent garantes du témoignage.

Cela ne fait que déplacer le problème: au nom de quoi faire confiance au présentateur?
Etrangement (ou pas si étrangement) nous nous retrouvons dans la position d'Aristote: le bon présentateur sera un homme connu par ailleurs (Claude Lanzmann), ou garant du fait de sa profession ou de son expertise (l'éditeur). Ce présentateur portera un jugement sur l'œuvre qu'il présente pour nous indiquer le regard qu'il convient de porter sur le témoignage que nous allons lire. Si le lecteur se retrouve seul face au livre, selon Benjamin, le "présentateur" investit la place désertée de médiateur.

10 mars 2009 : le chagrin et le deuil

Sejan exagère un peu : il nous fournit des compte rendus qui sont bien plus longs que la réalité du cours. Vous trouverez chez lui l'intégralité des pages de Barthes dont il a été question ce jour-là.

L'impossibilité d'une bonne vie sans récit mène Barthes à refuser le récit par refus de guérir du chagrin, c'est-à-dire par refus du temps qui passe. Barthes qualifie le chagrin d'immuable et sporadique.

Compagnon a profité de la semaine pour relire Albertine disparue. Il y a trouvé les échos qu'il attendait. Le narrateur se rappelle d'Albertine comme une multiplicité de moi, une pluralité : il lui faut faire son deuil d'une multiplicité d'Albertine.

Pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l’eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n’y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n’a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu’une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas instruite de tout ce qui s’est passé depuis; ce moment qu’elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l’être qui s’y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler ce n’est pas une, ce sont d’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier. Quand j’étais arrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu celle-ci, c’était à recommencer avec une autre, avec cent autres.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade Clarac t3, p.478

La mémoire involontaire est source de douceur mais la pluralité d'Albertine est source de douleur.

Barthes décrit une autre durée, insusceptible d'aucune mémoire narrative, une durée tassée, insignifiante.
Le deuil est un paysage plat et morne. C'est le temps des Fleurs du Mal, le temps du spleen.
Starobinski dit à propos de Baudelaire que la mélancolie est une condamnation à vivre, c'est la durée indéfinie du temps présent.
Chez Baudelaire cela prend la forme de deux délires: ne pas pouvoir mourir ou être déjà mort et découvrir que ce n'est pas différent de vivre (fantasme d'une survie sans fin). C'est le thème du Juif errants dans les Sept vieillards. Starobinski note qu'il n'y a pas de différence entre ne pas pouvoir mourir ou errer déjà mort: «La toile était levée et j’attendais encore» [1]. ou encore dans Le Squelette laboureur:

Voulez-vous (d'un destin trop dur
Épouvantable et clair emblème !)
Montrer que dans la fosse même
Le sommeil promis n'est pas sûr ;

Qu'envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas ! Il nous faudra peut-être

Dans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ?

Barthes note: «Pleine mer de chagrin – quitté les rivages, rien en vue.» Cependant, l'idée de sortir de cela serait scandaleuse. A chaque remmémoration de la mère, tout se passe comme si Barthes découvrait son deuil pour la première fois. Commencer à raconter la répétition du deuil et le retour du même serait accepter d'en sortir.

Et pourtant, le deuil se fait quand même.
Le journal de deuil est l'antithèse du récit de vie.
Compagnon va parler de quelque chose dont il n'avait pas prévu de parler: l'irruption de l'autre dans le récit de vie («l'autre étant moi», précise-t-il). Quel effet cela fait-il de se reconnaître comme figurant dans un récit de vie? En effet, "AC" dans le journal de Barthes signifie Antoine Compagnon. Celui-ci a d'abord sauté les quelques pages où il voyait ses initiales. Pourtant se reconnaître est une expérience obligatoire. (C'est pourquoi souvent on attend la mort des autres pour écrire. cf. Proust : a attendu la mort de sa mère pour commencer à écrire.)
Une vie est un récit: que se passe-t-il si ce récit ne cadre pas avec l'histoire qu'on se raconte à soi (self deception)? S'apercevoir dans la mémoire d'un autre, c'est se confronter au miroir de l'autre. (On se souvient du narrateur apprenant la façon dont M. de Norpois a parlé de lui dans les salons, à propos de sa reconnaissance exagérée à l'idée que celui-ci allait parler de lui à Odette).
Il s'agit de surprendre son absence, de se voir quand on n'est pas là. Cela rappelle Henry James écrivant des préfaces à des œuvres de jeunesse sans s'y reconnaître. Il y a une tentation d'éviter cette confrontation. On se souvient de La Chambre claire: la photographie est la preuve que "ça a été". Et pourtant, Barthes découvre une photo dont il ne se souvient pas, il lui est impossible de se souvenir dans quelles circonstances elle a été prise.

J'ai reçu un jour d'un photographe une photo de moi dont il m'était impossible,malgré mes efforts, de me rappeler où elle avait été prise; j'inspectais la cravate, le pull-over pour retrouver dans quelle circonstance je les avais portés, peine perdue. Et cependant, parce que c'était une photographie, je ne pouvais pas nier que j'avais été (même si je ne savais pas ). Cette distorsion entre la certitude et l'oubli me donna une sorte de vertige, et comme une angoisse policière (le thème de Blow-up n'était pas loin); j'allai au vernissage comme à une enquête, pour apprendre enfin ce que je ne savais pas de moi-même.
Roland Barthes, la Chambre claire, p.133-134

Compagnon en vient aux pages où il est cité:

Expliqué à AC, dans un monologue, comment mon chagrin est chaotique, erratique, ce en quoi il résiste à l’idée courante – et psychanalytique – d’un deuil soumis au temps, qui se dialectise, s’use, « s’arrange ». Le chagrin n’a rien emporté tout de suite – mais en contrepartie, il ne s’use pas.
À quoi AC répond : c’est ça le deuil. (Il se constitue ainsi en sujet du Savoir, de la Réduction) – j’en souffre. Je ne puis supporter qu’on réduise – qu’on généralise – Kierkegaard – mon chagrin : c’est comme si on me le volait.
Roland Barthes, Journal de deuil, p.81

Le chagrin est chaotique, le deuil est dialectique. AC généralise: «C'est ça, le deuil». Barthes est malheureux de cette généralisation. (La référence à Kirkegaard: on ne peut parler que du général). Par la suite, Barthes refuse le mot deuil, "trop psychanaytique". Il utilise le mot chagrin.
Proust n'emploie le mot deuil qu'une fois le deuil fini:

Sans doute, ce moi avait gardé quelque contact avec l’ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l’a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J’en poussais encore quand je redevenais pour un moment l’ancien ami d’Albertine. Mais c’est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade Clarac t3, p.595

Antoine Compagnon fut l'agent de la réduction: celui qui nomme. Une autre personne a eu le même rôle: Claude Maupomé, notée Cl. M. (présentatrice de l'émission Comment l'entendez-vous sur France Musique). Elle réduisit également le deuil, en répondant «C'est peut-être prématuré» à l'idée de Barthes d'effectuer un travail à partir des photos de sa mère: cette réponse sous-entend que le temps va passer, et cette idée fait réagir Barthes: «toujours la même doxa», note-t-il. Il refuse le temps qui passe.
Et pourtant irrémédiablement le deuil se fait, par étapes. Le chagrin n'est plus que des moments, mais devient un état. Il est toujours là comme une pierre, «le deuil prend son régime de croisière».

Le second deuil commence avec la lecture de Proust. Barthes a hâte (irruption du temps) d'écrire un livre sur la photo et sur sa mère. Il lui faut intégrer le chagrin à l'écriture. C'est l'accession du chagrin à l'actif. Il s'agit de transformer le chagrin du deuil en acte de volonté.


3 mars 2009 - Parlons de Barthes

Compagnon a expédié le fil de son cours pour passer à ce qui lui tenait à cœur: les livres posthumes de Barthes qui viennent de sortir.
Je peux comprendre qu'il soit ému. Je peux comprendre la détresse qu'on éprouve à mesurer celle de quelqu'un qu'on aimait et qu'on se reproche de n'avoir pas perçu quand il était encore temps d'être présent. Cependant, cependant... Qu'est-ce que ça venait faire là?


Reprenons: trois points d'attache chez Stendhal qui permettent d'avoir le sentiment que le temps s'est immobilisé, qu'on est le même aujourd'hui qu'hier: la mort de la mère, le régicide, le premier amour.

Il y a autre chose : la lecture des romans écrits par son oncle, qui lui ont fait décidé de devenir écrivain («Je sens cela aussi vivant en 1835 qu'en 1794» : la remarque reprend toujours la même structure. (voir chez sejan).

Stendhal décide donc à ce moment-là de vivre à Paris comme Molière (ie., écrire et vivre avec une actrice).

Mais surtout, dissimulation. Difficulté à parler sur ce qu'on aime.
Barthes dans son dernier article interrompu par son accident écrivait «on échappe toujours à parler de ce qu'on aime». Certes, il écrivait pour contredire ce jugement, et d'ailleurs, Stendhal a réussi à écrire son amour de l'Italie.

A la fin d' Henri Brulard, Stendhal évoque le plaisir de l'opéra pour dire son impossibilité d'en parler: il ne lui reste de la représentation que la dent en moins de la chanteuse Caroline. => Il est impossible de raconter de faire un roman.
La bataille du Tessin, l'arrivée à Milan: toujours le bonheur est impossible à décrire. Impossibilité du récit. Stendhal propose de le raconter et que nous sautions cinquante pages, sauf que le livre s'arrête!
=> impuissance à dire le bonheur de l'Italie. Si l'on revient non bredouille de la chasse au bonheur, alors on atteint l'indicible.
Car en faire une histoire, ce serait faire de l'emphase, manquer d'ironie.
Ainsi, le récit épisodique est aussi un choix: il permet d'éviter de devenir emphatique.

Ne pas se prendre au sérieux est une décision qui remonte aux années de jeunesse. Durant ses années de formation, Stendhal a été marqué par Rousseau (l'emphase), Vigny (le poète), Chatterton (le génie). Il n'a pas changé de modèles, mais souhaite évité l'emphase de Rousseau. Contre cela il choisit l'ironie.

(A l’emphase et à l’importance près (self importance) ce journal a raison.)
Ce qui marque ma différence avec les niais importants du journal et qui "portent leur tête comme un saint-sacrement", c’est que je n’ai jamais cru que la société me dût la moindre chose.
Henri Beyle, Vie d'Henri Brulard

Stendhal qualifie Chateaubriand de "roi des égotistes".
Stendhal s'élève donc contre l'emphase de ceux qui font de leur vie un récit. Dans Brulard, il explique qu'il a écrit Le Rouge et le Noir dans un style bâclé pour combattre l'emphase.

Voltaire: puérilité emphatique.
d'où le comte Mosca: ne se prend pas au sérieux. Séduit ainsi la comtesse. (à comparer avec la self importance de Roquentin dans La Nausée).

Roland Barthes

Ici transition vers Barthes que je n'ai pas notée tant elle m'a paru artificielle. J'ai noté des édifices, mais chez sejan je relève des précipices: ???

Toujours est-il que le thème du souvenir et des anamnèses nous mène à Barthes, dont on vient de publier Voyage en Chine et Journal de deuil, écrit en 1977, recueillant les traces du chagrin intime (non destiné à être publié) de Barthes à la mort de sa mère.
J'ai noté en finir avec Roland Barthes: est-il possible que Compagnon ait dit ça, ou n'est-ce que mon résumé d'une phrase du genre: «on vient de publier les ultimes papiers de Roland Barthes?»

Le voyage en Chine de Barthes a eu lieu en 1974.
Le Journal de deuil date de 1977. (Antoine Compagnon a soudain l'air fatigué et empli de regrets:«c'est une expérience éprouvante de découvrir la profondeur de la dépression dont souffrait Barthes»).
1/ découvrir un texte de deuil (il y aurait des parallèles nombreux à faire avec Albertine disparue);
2/ découvrir quelque chose qu'on ne connaissait pas de quelqu'un qu'on connaissait.

Le texte de deuil vérifie par l'absurde l'impossibilité d'écrire la vie. L'écrit de deuil refusant la vie ne peut accéder au récit.
La mort de la mère rend possible celle du fils qui écrit à 62 ans: «Ici commence ma mortalité».
Il est impossible de raconter la vie par peur de faire de la littérature. Raconter, c'est accepter le passage du temps. Il y a un lien essentiel entre le récit et le temps.
Refus d'une dialectique narrative qui mènerait à une résolution.

séminaire n°9 : Le projet et la méthode d'Annie Ernaux

Cette fois-ci, c'est moi qui ai failli partir. Ce n'est pas qu'Annie Ernaux ne fut pas claire, et exacte, c'est qu'il m'est venu une sorte d'écœurement à entendre un écrivain expliquer ce qu'elle avait voulu faire et la méthode, les techniques, qu'elle avait progressivement mises en place. C'est pourtant fascinant en théorie, mais je pensais au discours de Stockholm de Claude Simon, qui a parlé de tout sauf de lui-même.
Et puis quelqu'un qui écrit sous les auspice de Autant en emporte le vent, Vie et Destin et la Recherche du temps perdu, et l'avoue (parce que sans l'avouer, c'est toujours le cas, du moins j'espère), prend le risque de paraître un peu déplacée.


A. Ernaux écrit dans «un incessant bricolage», selon la formule de Levi-Strauss. Parler des textes écrits, c'est parler de ce qui n'existe plus. Pendant qu'on écrit, on est habité d'un puissant désir (qui cesse à la fin du livre) qui pourrait s'exprimer par «pourvu que rien ne m'arrive avant que j'ai fini".

Quel es l'objet des Années? Le désir était d'écrire une vie. Problème : comment écrire une vie?
Ce désir est venu de la vie elle-même. A 40 ans, Annie Ernaux a éprouvé deux stupeurs, banales en soi mais pas forcément évidentes pour tout le monde:

  • En allant chercher son fils qui passait des épreuves du bac à Ermont, elle a eu la vision très claire d'un jour où elle allait le chercher à la sortie de l'école maternelle, et cette question insistante: que s'est-il passé, que s'est-il passé entre les deux, comment était-elle arrivée là?
  • Elle a pris conscience de la grande mutation des valeurs, des modes de vie et surtout de la façon de vivre sa sexualité. Il fallait témoigner de ce passage, de ce qui a eu lieu et de ce qui est en train de se passer.

=> Comment écrire l'histoire et un moi? Comment articuler "À la recherche du temps perdu" et ''Autant en emporte le vent"?
Dans les années 90, Annie Ernaux a commencé à réfléchir à un roman total, RT.
Il s'agissait de fragments. L'écrivain des années 90 était plus proche de n'importe quelle jeune fille ayant un walkman sur les oreilles à la station des Halles que de la jeune fille q'elle avait été dans les années 50, agenouillée mantille sur la tête pendant la messe. => L'utilisation de ELLE s'est imposé (et non "je").

Proust : impression d'une intense proximité: son monde était encore le monde dans lequel Annie Ernaux avait vécu enfant et adolescente. [1]

Comment écrire une vie quand le moi apparaît comme autre?
Il s'agit d'une vie traversée par des discours: Montaigne, Rousseau, Proust, Sartre. Il s'agit d'exprimer la sensation.

Annie Ernaux a découvert que le motif de l'autobiographie objective était le repas de fête (comme rituel social). Il permet d'accoler les faits en refusant les chaînes d'explications.
Elle a refusé de s'appuyer sur des documents. Elle s'est appuyé sur la voix collective, ie. la mémoire historisque et sociale.
Le texte des Années n'est pas construit autour des photos
Cependant il y a quand même des photos: pourquoi?
- parce qu'il est impossible d'écrire purement du collectif ?
- parce que le moi veut s'inscrire à toute force ?
=> Non. C'est plutôt qu'il s'agit de transmettre le passage du temps dans quelqu'un. Retrouver le présent quand il n'était pas encore du passé et la vision de l'avenir vue de ce moment-là.

La photo: présent pour toujours (ni passé ni futur) : il est impossible de coïncider avec elle, c'est une façon d'en finir avec toute cohérence.

On pourrait aller chercher pourquoi. (voix off d'Annie Ernaux) : je ne vais jamais chercher pourquoi.

Il s'agit de saisir le temps pour sauver le moi. Mais est-ce si intéressant de sauver le moi? (ici j'ai entendu un cri d'angoisse.)

******************** Suivit une discussion dont j'ai surtout retenu que Compagnon s'étonnait d'avoir écrit à l'aveugle, sans rien connaître de son élaboration et de son projet, un article siiii juste sur le livre d'Annie Ernaux.

Notes

[1] Mais est-ce si exceptionnel? J'ai des Françoises dans ma famille, et les relations tante Léonie-Françoise font partie de mon histoire familiale, et les dialogues du genre «allez chercher du sel, et demandez à qui est ce chien inconnu» constituent le principal de la conversation de ma grand-mère, ce qui n'est pas sans profondément m'agacer d'ailleurs.

séminaire n°8 : Jean Clair et les géants

Ce n'est pas sans surprise et avec un certain amusement que je découvre le commentaire lapidaire de sejan sur cet exposé. Moi j'ai aimé, une partie de la salle a détesté, quittant l'amphithéâtre par grappes au cours de l'exposé (attitude que je trouve scandaleuse).
Je m'interroge: suis-je si enfantine, suffit-il de me montrer quelques images pour que je sois heureuse? Ou suis-je si ignorante que tout ce qui nous a été montré m'a paru intéressant, alors que tous les autres le savaient déjà?
J'aime qu'on m'ouvre des pistes (mon instinct de chasseur, sans doute) et Jean Clair en a ouvert un certain nombre, montrant à la fois la continuité de l'utilisation du modèle du géant dans la peinture et la variation de sa valeur dans le temps.

Ce qui a cruellement manqué, c'est une feuille récapitulant la liste des œuvres montrées à l'écran, ce qui aurait permis de les retrouver sur internet. Il nous faudra attendre la publication du livre de Jean Clair.


Jean Clair avoue dès le début 1/ qu'il ne voit pas trop comment ce qu'il va raconter s'inscrit dans le cadre du cours 2/ qu'il a changé le titre de son exposé en «La barbarie ordinaire de Satan à Staline», ou «Les avatars de la stature du géant des Lumières à nos jours».

Pendant des siècles, la peinture a témoigné. Ce n'est qu'avec la peinture contemporaine que ce rôle a disparu: la peinture n'a plus de sens, plus de formes. C'est ainsi que Panofsky a dit que la peinture avait cessé d'utiliser des allégories déchiffrables, dictionnaire de symboles qu'elle avait mis des siècles à élaborer.

Jean Clair n'est pas d'accord avec ce jugement définitif: la peinture utilise encore des allégories, mais c'est devenu beaucoup plus compliqué.

Pour illustrer cette affirmation, il nous montre un tableau de George Grosz, Hitler aux enfers, qui bien sûr fait référence aux divers Satan aux enfers, et notamment celui du campo santo de Pise.




Il représente Hitler en géant au bord d'une fosse. On aperçoit Abel tué par Caïn, et la référence au meurtre est étendu au genre humain. Au loin on voit des villes en flammes. [1]

Puis Clair nous montre des dessins "peints sur le motif" à Dachau par Zoran Music: des monceaux de cadavres. Il faudra trente ans pour que Music décide de faire de ces dessins une œuvre: il peint en 1972 Nous ne sommes pas les derniers.

Ensuite, un Géant destructeur de Rudolf Schlichter, peint durant ses années en Allemagne avant d'être dénoncé comme art dégénéré. Ses descriptions sont naturalistes et prophétiques, elles sont des dénonciations politiques.

Les géants représentent la haine des Dieux. Zeus en vient à bout en les enchaînant dans le Tartare. Ils incarnent la démesure et la violence, toujours prêtes à ressurgir.

La culture chrétienne présentera à ses débuts une image bienveillante du géant. Pour Bernard de Chartres, nous sommes des nains perchés sur les épaules de géants (voir les vitraux de la cathédrale: l'homme juché sur les épaules des prophètes de l'Ancien Testament): la perfection est derrière nous.
En même temps surgissent des figures ambivalentes: Saint Christophe, dont l'origine pourrait être orientale. Représentation d'un saint cynocéphale qui ne parle pas: il est à la limite de la civilisation. Cela nous rapproche des lycanthropes, les hommes-loups, figure populaire qui deviendra plus tard les loups-garous, qui dévorent les enfants.

Au XVe siècle apparaît le fou sur le jeu de tarot de Charles VI.

Cette image a été popularisée par La Nef des fous de Sebastien Grant. Le fou des jeux des cartes s'éloigne du monde civilisé. Le fou, c'est le Mat, qui deviendra le Joker. Sa valeur dans le jeu change. La variabilité est le signe que le fou échappe aux règles d'harmonie et de nombre.

Plus tard, Charles Perrault popularise la figure de l'ogre. Le fou, c'est le père archaïque, protecteur et meurtrier, nourrissier et anthropophage.

Il y avait eu d'autres géants célèbres avant cela, dans les années 1720, 1730: Gulliver de Swift, Micromégas de Voltaire ou Le Colosse de Goya (on notera le mince croissant de lune, signale Jean Clair, signe de déséquilibre mental).

Il y a retournement. Le géant n'est plus bienveillant. C'est l'homme moderne. Ce sont les hommes du passé qui sont devenus des nains. C'est aussi l'image de la Révolution qui dévore ses enfants. C'est l'anéantissement de l'homme par l'homme, avec la figure de Chronos qui dévore ses enfants.

Les tyrans: adopteront la figure du géant guidant les hommes vers la lumière (en fait, leur perte).

Que s'est-il passé?

A la Renaissance, l'homme est la mesure du monde et le monde est à sa mesure.
A un moment donné, l'homme cesse de regarder vers le haut pour regarder vers l'avant : Trotsky, Gorky, chants hitlériens => vers l'avant.

Les nus d'Arno Brecker n'ont rien de l'harmonie de l'écorché de Houdon: L'homme de Brecker est un homme creux, vide, tandis que la statue de Houdon évoque la plénitude.

Un tableau de Granville, Atlante portant le monde (image de l'homme désormais).
Gulliver: pose une question morale aux Lumières. Swift: l'homme n'est petit ou grand que par rapport aux autres. On est entré subprepticement dans le relativisme. L'apparition de Gulliver dans d'autres mondes identiques au nôtres fournit une nouvelle échelle.
Expérience de l'unique, énorme, hors mesure (cf. les Romantiques).
Le risque est de se faire dévorer par qui est devenu plus grand que nous.

Jean Clair farfouille dans ses feuilles, saute des étapes, il n'y a pas de liens très clairs autres que chronologiques: nous avançons à grands pas vers les totalitarismes du XXe siècle. La suite est une liste.

Vers 1820, le géant saturnien de Goya, solitaire et unique, s'inscrit dans le courant romantique.
La différence de taille devient une apparition terrifiante. On revient aux géants originels: à l'origine de la vie il y a la violence.
Cela recoupe l'effroi causé par les troupes napoléoniennes, qui mènent la Révolution au nom des droits de l'homme.

Le géant, c'est la marge, la solitude, le déraisonnable, la disparate (appariement de deux choses n'ayant rien en commun.)
Projection de gravures montrant Napoléon ou les grenadiers en géants.

En 1903, Kubin dessine l'anarchie comme une goule géante, la guerre, Der krieg, qui piétine tout sur son passage, et en 1935, Staline géants parmi les moscovites.

En 1920, Boris Kustodiev peint un géant qui domine le peuple prolétaire. On peut considérer soit qu'il s'agit du Saturne de Goya soit d'un guide éclairant le monde.


La propagande fasciste utilisera beaucoup l'image d'un Duce colossal.

Schlichter, membre du parti communiste, ami de Ernst Jünger. Il dessine un guerrier portant un casque à l'antique et une cuirasse représentant les sept péchés capitaux.

A l'origine de l'image de La guerre de Kubin se trouve le Léviathan de Hobbes, dessiné par Abraham Bosse, qui annonce aussi la dilution des individus dans le collectif. C'est un polypier, un agrégat. Il y a prolifération, chaque membre coupé repousse.
Projection pour exemple d'une affiche de propagande de Mussolini en 1934: le corps est composé de visages.
Propagande productiviste: l'image composée de petites mains => rappelle la photo de cellules prise au microscope => ou encore une photo des sportifs du stade Dynamo à Moscou.

Projet d'un immeuble gigantesque (415 m) couronné par une statue de Lénine (pas de Hitler gigantesque: celui-ci a cultivé à l'inverse l'image du petit homme des tranchées).

Retour à George Grosz, à Paul Weber (des squelettes géants), Ernst Niekisch en 1932, Hitler, une fatalité allemande.

Les dieux se sont éloignés. Retour des Titans. Dali, Marx Ernst, L'Ange du foyer. Satan comme témoin de son temps.


*********************** J'ai noté lors de l'échange qui a suivi «Il est périlleux de citer Joseph de Maistre. Il fait sassez peur. Préférer Les Dieux ont soif d'Anatole France.
Est-ce que Clair se moquait de Compagnon? En tout cas, celui-ci faisait une drôle de tête.

Jean Clair a d'autre part souligné l'écart entre la peinture catastrophiste de l'Allemagne et l'Italie de l'entre deux guerres et la peinture sereine en France (Bonnard, Matisse qui parle de l'art "comme un bon fauteuil". Pour Jean Clair, il y a un aveuglement français. Deux mots s'opposent: la peinture allemande et italienne annoncent-elles la terreur (Jean Clair) ou la préparent-elles (Compagnon)?

Notes

[1] Ce qui m'intéresse ici, c'est la date du tableau: 1943. Cette fosse, est-elle une allégorie des morts de la guerre, ou fait-elle plus directement allusion au sort des juifs? Je collecte tout ce qui témoigne d'une connaissance de ce sort par l'extérieur avant 1945.

24 février 2009 : Le lecteur comme chasseur

Il m'a semblé retrouver un peu du Compagnon que j'aimais, celui qui défrichait de grands pans de territoires et ouvrait des perspectives en nous emmenant en promenade.
Ce sont toujours des notes jetées, sans tentative de reconstitution de liens logiques et enchaînements. Voir le travail enrichi de références de sejan.

Ah si: un peu choquée d'apprendre qu'un auditeur a demandé à Compagnon le sens d'
aporie. Il existe encore quelques bons dictionnaires.


Lacan, pour définir le rapport signifié/signifiant, autrement dit le rapport sens/son, parlait de deux surfaces mobiles instables, reliées par des chevilles qui limiteraient ce flottement représentant la relativité générale de l'objet et du sujet. Cette représentation suffit à définir le symbolique.

On se souvient de Montaigne:
Le monde n'est qu'une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage : non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure.

Montaigne, Essais, tome III, chapitre 2, Du repentir.
Cependant, un peu plus bas, Montaigne ajoute que chaque homme porte en l'humanité entière en lui.
Un discours sur soi est possible car quelques points d'attache existent, et c'est suffisant (au sens "juste ce qu'il faut").
Lacan appelait ces points d'attache d'un terme de broderie, les points de capiton.
(Ici, citation de Gide parlant dans son autobiographie du fauteuil dans lequel il lisait enfant: «l'intumescence des capitons»).


Stendhal. Nous avons qu'il y avait peu de honte en lui puisqu'à chaque instant il était un autre homme. Il n'y a que dans la chasse du bonheur que Stendhal se reconnaît (je n'ai pris que des notes, et je suis en train de les résumer: il ne se dit vraiment pas grand chose).

Stendhal n'écrit que des épisodes, des tentatives d'autobiographies sous différents pseudonymes.

Helvétius : «Chaque homme recherche son intérêt.»
devient chez Stendhal : «Chaque homme recherche son plaisir.»
Hyppolite Babou, un ami de Baudelaire qui a décrit le caractère de Stendhal, attribue cet aphorisme à Stendhal: «Chaque être intelligent jeté sur cette terre s’en va chaque matin à la recherche du bonheur».
Cet aphorisme est confirmé par Stendhal dans des brouillons de réponse à l'article de Balzac sur La Chartreuse de Parme.
On se souvient de Virgile dans les Églogues : «Trahit quemque sua voluptas.» (Chacun est entraîné par son penchant) ou Proust dans Sodome et Gomorrhe: «Tout être suit son plaisir».
Ainsi donc, nous aimons toujours de la même manière, comme le montre par exemple l'histoire de Manon Lescaut.
Thibaudet remarquait que dans la chansons de gestes, il n'y avait pas développement, mais insistance: les laisses répétaient les mêmes motifs.
Même remarque à propos de Proust: le narrateur découvre qu'il a poursuivi toutes les femmes de la même manière avec la même fin malheureuse, le modèle de cette femme étant d'ailleurs imaginaire:
[…] mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade (1957) tome II, p.1012
Proust suivant la duchesse de Guermantes dans les rues fait la même chose que Stendhal poursuivant Mlle Kubly (dans Vie d'Henry Brulard).


Pour certains théoriciens du récit, l'ancêtre du récit, c'est le récit de chasse.
C'est l'idée de Terence Cave, dans Recognitions, qui signifie "reconnaissance". C'est la figure de tout récit, celui qu'Aristote appelle anagnorisis, le moment où l'on se dit «C'était donc ça».
Le paradigme cynégétique du récit a été utilisé par Carlos Guinzburg dans un articles, "Traces", en 1979. Pour lui, tout lecteur est un chasseur. Le modèle de la lecture, c'est la chasse. Il y a un territoire, des indices, des signes à déchiffrer (on rejoint le cours d'il y a deux ans).
La variante moderne du chasseur est le détective.
Ulysse est le modèle du chasseur/lecteur/détective. Il a l'art de la détection à partir d'un détail.

Ainsi, dit Compagnon, on raconte une vie de la même façon: en se mettant à la chasse aux indices pour donner du sens.

Pour Guinzburg, le chasseur fut le premier à raconter une histoire car le premier capable de déchiffrer les signes.

Le premier lecteur de lui-même, à la recherche de signes, fut Montaigne.
Le modèle de l'individu moderne, c'est le lecteur solitaire et silencieux qui interprètent les signes couchés sur le papier.

On n'a pas encore mesuré quelle sera la conséquence de la fin du livre sur la subjectivité.

(Mais de quoi parle-t-il? Du cinéma, de la BD? d'internet? Toute personne ayant lu The Watchmen sait que la BD ne signifie pas la fin de la chasse, et toute personne pratiquant internet sait que le territoire de chasse est désormais en expansion d'heure en heure, et que c'est l'habileté à s'y déplacer qui fait les meilleurs chasseurs. Quelles conséquences sur la subjectivité?)

17 février : la honte, la mort, l'amour

Toujours des notes. Le compte-rendu est chez sejan, infidèle dans l'excès inverse: tandis que je retranche, il ajoute. Vous trouverez de longues citations chez lui.

L'homme cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait => Moi narratif.
Roquentin: tient cette disposition pour amorale.

Galen Strawson n'est pas d'accord non plus. Car:
1/ On peut se créer une identité autrement qu'en racontant sa vie.
2/ On peut vivre bien sans se raconter.

Quelques oppositions, quelques variations de vocabulaire pour désigner les mêmes concepts.

Il existe deux genres de personnes:
- les diachroniques, qui fournissent un récit narratif, dans le tens de la durée. Leur vie prend la forme d'un récit cohérent et suivie.
- les épisodiques, qui fournissent un récit non-narratif. Leur vie est un patchworck de morceaux détachés.

Antoine Compagnon reprend cette distinction en variant un peu le vocabulaire. Il distingue deux types de récit:
- les récits organiques, présentant un Moi cohérent (Chateaubriand, par exemple). C'est ce que Michel Beaujour, spécialiste de l'autobiographie (Miroirs d'encre, 1980) appelle les autobiographies.
- et les récits épisodiques, présentant un Moi fragmentaire, ce que Michel Beaujour appelle l'autoportrait de soi (Montaigne, Leiris). Ces récits présentent des moments, des incidents. Chaque moment est l'occasion d'une plongée narrative. (Gide leur reprochait d'être des tranches toujours coupées dans le même sens).

C'est l'organic principle, selon le terme de Coleridge qui l'a volé à Schlegel.
Les récits organiques poussent comme un arbre1. Les récits mécaniques sont des romans d'ingénieur, des romans scientifiques, raisonnés. C'est Poe, Baudelaire, etc.

Selon ces différentes définitions, Montaigne, Stendhal, Proust (MSP) sont des écrivains épisodiques (un écrivain diachronique: Dostoïevski).

Stendhal a l'ambition d'écrire un récit, mais ses romans sont des successions d'épisodes (sauf Armance, mais dans Armance il y a un secret). C'est pour cela qu'ils sont si difficiles à suivre, on ne trouve pas la cohérence de Julien ou de Fabrice.

La honte, la mort, l'amour

La semaine dernière, le cours s'était terminé par les trois événements susceptibles d'assurer la cohérence du Moi, au-delà de la fragmentation: la honte, la mort, l'amour. Ces trois événements rappelle qu'on est toujours dans la même histoire.
  • la honte

    Le ruban de Rousseau. La honte arrête le temps. Il n'y a pas de prescription (La prescription suppose qu'on n'est pas identique à ses actes au bout d'un certain temps (Cela rappelle ses écrivains qui ne se reconnaissent plus dans les livres qu'ils ont écrits.)).
    Un livre serait comme un crime qui ne vous lâcherait pas: y a-t-il prescription?

    Chez Stendhal, il y a peu de honte et jamais de remords. Il n'y a pas de reconnaissance d'un Moi permanent.
    Exemple donné la semaine dernière des fautes d'orthographe qui ne font pas honte: Stendhal considère qu'il n'est plus celui qui les a écrites, il est un autre homme.
    Autre exemple: le fiasco avec Alexandrine: absence de honte. Etonné et rien de plus.>


  • la mort

    Montaigne. Les morts permettent de juger la vie. La mort est le bout, pas le but. Quid de l'écriture de vie: un but ou un bout?

    On meurt petit à petit, on perd des dents, des cheveux, etc, ce qui fait que quand on finit par mourir, il ne reste que la moitié ou le quart de soi-même qui doit mourir.

    La mort est aussi l'occasion de montrer qu'on n'a pas changé. Exemple de Stendhal dans Vie d'Henri Brulard. Pendant des années, Stendhal a buté contre le récit de la mort de sa mère.


  • l'amour

    Le temps n'a pas passé, l'amour et la mort indissociablement liés.
    En 1790 (mort de sa mère) comme en 1828 (amoureux), il y a une constante, Stendhal aime de la même manière. Sa ''chasse du bonheur'' n'a pas changé.
    De même, il s'est profondément réjoui à la mort de Louis XVI (il avait dix ans). Ainsi, entre ses dix ans et ses cinquante-deux ans, il n'a pas changé, il est identique dans la chasse du bonheur: l'amour permet une stabilité du moi.




1 : Cela m'a rappelé l'intervention de Christelle Reggiani sur les oulipiens: du framentaire parcouru souterrainement par de l'organique.

séminaire 7 : Henri Raczymow

Ici les notes de sejan.

Henri Raczymow est l'auteur d'une biographie de Maurice Sachs, d'une de Charles Haas, le modèle de Swann, intitulée Cygne de Proust1 et de Bloom & Bloch, une variation sur les héros proustien et joycien2.

Son dernier livre s'appelle Reliques, ce qui convient mal, car c'est un mot chrétien. Il aurait fallu utiliser shmattès qui signifie les restes, ce qui reste, et qui vient de la famille de ??, qui veut dire le nom.%%% Ce livre commence par une photo prise avant ma naissance. Il s'agit d'une de scène de massacre prise en 1939 en Pologne, incompréhensible sans légende. L'exergue est tiré de wi>L'Amant de Marguerite Duras, qui dit qu'on écrit toujours sur le corps mort du monde et sur le corps mort de l'amour.
Le livre est composé de photographies d'éléments disparates choisis parce qu'ils parlaient à l'auteur. Ces éléments sont comme tirés des boîtes à biscuits représentés par Christian Boltanski (tableau qui illustre la couverture). Ce sont des boîtes à souvenirs. Il n'y a pas de logique mais des associations affectives qui se ramènent toutes à la période de la guerre (l'URSS, le parti communiste, la guerre d'Espagne) ou au camp.
Faire ce livre a été une façon d'enterrer ses morts. Plus on vieillit, plus on a de morts à traîner avec lesquels on ne vit pas forcément en paix.
Il s'agit de découvrir et de montrer comment la littérature peut parler de la vie, c'est à dire de l'amour, de la mort, de l'écriture.

Ecrire pour prendre pitié, parce qu'on prend pitié.

Charles Haas était un homme de plage. Un homme de plage, c'est ce que nous serons tous dans deux générations, quand plus personne ne saura qui nous étions en nous croisant sur des photographies. C'est l'homme inconnu sur les photographies de groupe, c'est l'homme qui intéresse Modiano.
Charles Haas aurait dû être préservé de l'effacement par Proust. Mais la littérature échoue à préserver et la figure et le nom. (Dans le cas de Haas, elle a donc préservé la figure).
La littérature ne conserve que les noms propres. Lire un livre, cela ressemble à visiter un cimetière (idée d'ailleurs confirmer par Proust).

Un rêve non interprété est comme un livre non lu, dit le Talmud.

Bartleby, le héros de Melville, est réputé avoir travaillé au bureau des lettres mortes. De même le livre renferme des noms ilisibles.

L'oubli: c'est la mort à l'œuvre dans la vie.
Modiano travaille dans l'espace de l'effacement. Dans ses livres, les adresses et les n° de téléphones sont réels mais devenus caducs. Il y a enquête à mener.

La vocation des photos de famille est la même que celle des livres : sauver les morts. Elles rencontrent le même échec.
Les lettres mortes de Bartleby seront finalement brûlées. Les photos de famille finiront vendues au poids dans les brocantes.

L'histoire sauve le collectif mais piétine les morts dans leur individualité. cf Ricœur.

Finalement, la seule entreprise qui vaille est celle de Serge Klasferd, son Mémorial des enfants juifs déportés de France, qui réussit à mettre en vis-à-vis les photos de milliers d'enfants avec leur nom.
La littérature est à l'histoire ce que le christianisme est au judaïsme, elle sauve l'individu plutôt que la communauté.



1 : Une critique par Michel Braudeau est disponible ici.
2 : Je découvre en vérifiant ces données qu'il est l'auteur de Dix jours polonais, qui est dans mes projets de lecture depuis qu'il est sorti.

Séminaire n°6 : Tzvetan Todorov – Les Mémoires inachevés de Germaine Tillion

Je suis heureuse de voir enfin Todorov, dont le livre Face à l'extrême est une référence personnelle importante. Il a un accent léger et un atout incomparable: il ne lit pas ses notes! Vive la vieille école!

Sejan fournit une bibliographie et un résumé de ce séminaire.

Les Fragments de vie de Germaine Tillion seront bientôt édités. Ce sont des papiers trouvés dans un tiroir. Durant cette heure de séminaire, Todorov va nous raconter pourquoi ces papiers sont restés impubliés.

La question est à peu près: comment l'histoire peut-elle rendre compte de l'expérience individuelle, et inversement? Et doit-elle le faire?


En quittant Ravensbrück, Germaine Tillion a passé quelques mois en Suède, d'avril à juillet 1945. Elle publiera alors un texte sur Ravensbrück à la demande d'Albert Béguin qui dirige les Cahiers du Rhône: A la recherche de la vérité. Dans ce texte, elle refuse le récit. Elle veut montrer l'expérience collective, et conformément à ce que sa formation universitaire lui a appris (la méthode de l'ethnologie selon Mauss), elle se dépouille de son expérience.

A quelques exceptions près, d'ailleurs, on remarque que les ethnologues et sociologues n'écrivent pas sur leurs expériences: Norbert Elias ne parlera pas des tranchées, ni Marcel Mauss de la guerre, ni l'assistant de Marcel Mauss1...
Les exceptions seront Marc Bloch et Germaine Tillion.

E lle assistera au procès des gardiens des camps en 1946 et prendra conscience de l'impuissance de la justice devant l'étendue du crime.
Les morts sont innombrables mais chaque agonie est individuelle. D'autre part, il n'y a à la barre que dix à cinquante témoins: or il est faux qu'on puisse comprendre toutes les agonies à partir de quelques témoignages. (aporie de Germaine Tillion).

L'histoire est un processus de généralisation. Le phénomène de "réfraction historique" fait perdre l'expérience individuelle.

En 1947, l'International African Institute de Londres lui demande les résultats de son travail effectué entre les deux guerres (travail interrompu par la guerre et l'entrée dans la Résistance. Germaine Tillion découvre alors qu'elle ne peut plus écrire comme avant, elle ne peut écrire un rapport purement objectif. Elle doit composer entre son ressenti et les données objectives de son expérience.
L'International African Institute refusera ce travail: travail impubliable, Germaine Tillion "raconte trop sa vie".

En 1956-57, elle retourne en Algérie. Là, elle pensait pouvoir séparer l'étude de la vie, mais elle découvre que les deux sont inséparables. Dilemme: beaucoup de ses anciens amis de la Résistance sont militaires tandis qu'elle se reconnaît dans la cause algérienne. Elle disait drôlement qu'elle avait pris en cinq ans (1940-1945) l'habitude d'être du côté des "terroristes".

Elle est élue à l'Ecole des Hautes Etudes. Elle rédige un livre dans lequel elle tente d'expliquer qu'il n'est pas possible de continuer à faire des études ethnologiques de la façon détachée qu'elle a apprise. Car si d'une part il y a bien accumulation de données et de faits, d'autre part il y a transformation de celui qui accumule ces données, transformation par ces données ou le fait de les accumuler.
Elle décide alors de systématiser sa démarche de 1947 et de démontrer qu'il est vain d'aspirer à la pure objectivité. Pour connaître les autres, il faut que ceux qui vivent apprennent à regarder, ceux qui regardent apprennent à vivre.

L'information n'est pas la connaissance. La connaissance est le résultat d'une interaction entre le sujet (qui devient autre) et l'information (qui devient sens).
Les faits seraient à la partition musicale ce que l'expérience humaine est à la gamme. Les deux sont nécessaires.

Germaine Tillion ne publiera pas ce livre, peut-être parce que c'était l'époque du règne progressant du structuralisme. Ce sont ces notes qui vont être publiées (si j'ai bien compris).

Vers la fin de sa vie elle publiera un autre livre sur Ravensbrück en mélangeant son témoignage à celui d'autres personnes. L'absence de parti pris est impossible.

Vers la fin de sa vie, plusieurs livres d'entretiens sont publiés. Elle dira dans le dernier que ce qu'elle préfère dans les livres des autres, ce sont les moments où ils parlent d'eux-mêmes, et qu'elle l'aura fait finalement peu — peut-être par pudeur.



1 : Dans la discussion de la fin, Compagnon fera remarquer qu'ils ont peut-être été échaudés par le précédent constitué par Jean-Norton Cru.

10 février 2009 : moi continu, moi discontinu

Le compte-rendu plus qu'exhaustif est chez sejan.

Peut-on ne pas raconter sa vie?
Ricœur
Galen Strawson : deux thèses: la thèse psychologique, descriptive (nous vivons la vie comme un récit) et la thèse éthique, prescriptive (Vis ta vie comme un récit.)

Cela rejoint Sartre dans La Nausée. C'est la théorie de Roquentin: l'être humain cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait mais il faut choisir: vivre ou raconter. Si le récit intervient avant la vie (l'essence avant l'existence), il y a alors "mauvaise foi" (sartrienne): on abandonne sa liberté, qui est l'éventail des possibles à tout instant.
Sartre est contre cette thèse d'un récit précédant la vie. La liberté fait que l'existence est ce qui nous affranchit du récit.

La Nausée propose une autre théorie du récit, qui est celle d'Anny. C'est une vie discontinue, qui ne reprend que les moments privilégiés pour former un récit poétique.

La thèse psychologique implique donc un jugement éthique: vivre sa vie comme un récit, c'est bien ou c'est mal. Pour Sartre (La Nausée, Les Mots), c'est mal.
Mais il est possible de penser l'inverse: pour bien vivre, il faut concevoir sa vie comme un récit. La thèse éthique est une ascèse, ainsi que l'exprime Michel Foucault dans une lettre: le récit de vie implique la maîtrise de soi.
Ou comme disait Cicéron, «s'il ne se passe rien, écris pour le dire».

Paul Ricœur a lui aussi introduit une dichotomie, entre identité idem et identité ipse. L'identité idem (sameness), ou mêmeté, pour la continuité du récit de vie, plutôt du côté de la thèse psychologique, et l'identité ipse (selfness), l'ipséité, le propre de la personne à travers son nom.

Aujourd'hui on tend à rassembler les deux façons de voir: seule la narration assure la coïncidence des deux identités, le moi continu, diachronique, et le moi discontinu, épisodique.

Il s'agit de la vieille querelle entre Bourget et Thibaudet. Bourget en tenait pour un roman composé, avec un début, un milieu, une fin, avec pour modèle La princesse de Clèves. C'est la définition du romanesque.
Thibaudet préférait le roman déposé, le récit épisodique, qui gonfle et déforme le roman de l'intérieur. L'exemple en est L'Education sentimentale.

Donc une vie vécue comme un roman ne veut pas dire la même chose selon qu'il s'agit d'un roman déposé ou composé.

Montaigne, Stendhal, Proust, les trois auteurs apparaissant dans le titre du cours cette année: auteurs "épisodiques". Ils montrent un moi discontinu.
Contre-exemples (les moments où le moi est continu): les moments de la honte (la honte arrête le temps). Exemple du vol du ruban chez Rousseau: la honte reste brûlante des années après, comme si elle datait de la veille.

Stendhal est un auteur qui ne connaît pas la honte, ainsi qu'on le voit dans Vie de Henri Brulard. Il s'agit d'un récit de vie épisodique, avec des événements contradictoires. Jamais de honte, car à tout moment, il s'agit d'un autre moi que le moi précédent.

séminaire n°5 : Jean-Louis Jeannelle – Les mémorialistes sont-ils de bons témoins de notre temps ?

Le compte-rendu de sejan.

Quelle différence entre un témoin et un auteur de journal?

Dans Notre jeunesse, Charles Péguy a publié les archives de la famille fouriériste. C'est l'histoire d'une vie de tous les jours, la mise en scène de la mystique républicaine.

Le témoin apparaît dans les cas de danger ou d'urgence, en face d'une audience qui n'écoute pas. Il s'adresse aux survivants posthumes.

Les genres à la première personne prennent des formes très variés: journaux, autobiographies, etc. Parmi les mémoires, citons, Les Mémoires d'un révolutionnaire de Victor Serge et Mémoires de guerre de Charles de Gaulle.

Pourquoi les mémorialistes ont-ils perdu de leur importance aujourd'hui? On leur préfère le récit de survivants. Catherine Coquio a analysé ces récits, il s'agit du récit de survivants de catastrophe, dès la première guerre mondiale.

Les premiers témoignages ont pris la forme de mémoires, de Vies majuscules, depuis Commynes.
Cette tradition commence à glisser à partir de la Commune. Louise Michel appelle ses souvenir des mémoires, mais elle glisse déjà vers le témoignage. En effet, Louise Michel ne possède pas de statut social reconnu, elle raconte simplement une expérience marquante destinée à interpeller le lecteur; à la différence du mémorialiste qui possède une autorité préalable, qui jouit d'un statut et vise un consensus.
Les Vies majuscules s'opposent aux vies bouleversées, les autobiographies aux témoignages. Les deux modes ont agi sur les représentations d'une époque.

Les critères contemporains privilégient le témoin qui a souffert dans sa chair aux dépens du mémorialiste qui a une position sociale.

exemple d'un mémorialiste: De Gaulle

De Gaulle a assumé la plus haute fonction que peut s'assigner un mémorialiste. Son parcours de vie donne sens à l'histoire et vice-versa: dans ses mémoires, il va superposer son histoire à celle de son pays. Son parcours de vie est exemplaire (a valeur d'exemple) par sa représentativité historique et la rectitude politique de l'homme.

Raymond Aron a dit que la grande guerre manquait de héros (d'individus). De Gaulle, la vie de de Gaulle, donne sens à l'histoire du pays. De Gaulle va opérer une reconstitution en trois temps: - la trangression et la chute (l'appel)
- la lente recherche de l'unité
- le salut
Ses trois temps sont organisés dans le sens d'une dynamique.

Les Mémoires racontent le mémorable: le désastre national, la vacance du pouvoir;
le témoignage raconte la catastrophe: il est porteur d'une vérité beaucoup plus fragile, dépouillé de tout.

De Gaulle est un mémorialiste singulier: il va prétendre être tout quand il n'est rien, il va s'inscrire dans un cadre national, dans une ambition nationale. La mort, les morts, ne sont considérés que comme des dommages collatéraux. Même la persécution des juifs n'est jamais envisagée dans sa singularité.
Pour De Gaulle, il s'agit de préparer la réconciliation. Il remonte d'ailleurs à Agrippa d'Aubigné. Il s'agit de suturer les divisions.

On peut songer à d'autres mémorialistes: Simone de Beauvoir (La Force des choses), Malraux en 1943, Hélie de Saint Marc, Elie Wiesel,...

un cas particulier: Victor Serge

Victor Serge présente un cas intermédiaire entre la vie bouleversée et la Vie majuscule.
On trouve dans Mémoires d'un révolutionnaire tout ce qu'on trouve dans des mémoires. Mais Serge décrit d'autre part la violence des systèmes politiques, son regard a été aiguisé par le système politique. Il analyse très tôt le génocide des juifs.
Toute personne nommée dans son texte sera mise en danger, et lui-même sera en danger de mort jusqu'à la fin. Il s'agit d'un récit nécro-historique, appartenant au "régime obituaire" (cf. Mémoires d'Outre-tombe).

Le mémorialiste est un témoin impliqué, et pour cela on s'en méfie aujourd'hui. Il endosse une posture de réserve en cas de drame national.
Les historiens lui préfèrent aujourd'hui les journaux intimes, les lettres. On préfère les témoins, nous vivons à l'âge du patrimoine.

3 février 2009 - Soudain, un contrepied

Le compte-rendu exhaustif est chez sejan.

2 écueils: l'absence de souvenirs et le souvenir-écran (quand une gravure, une image, se substitut au souvenir réel). Exemple donné par Sebald dans le premier chapitre de Vertiges.
Les récits de vie sont envahis par l'image. Omniprésence désormais de l'image. Ex : Sebald

Un autre exemple : Daniel Mendelsohn et Lost, traduit par Les disparus. L'auteur décide de mener une enquête pour savoir ce que sont devenus ses cousins de Pologne. Le livre contient également des images de sa quête à la recherche des témoins. Il s'agit d'une course contre la mort: ses témoins sont âgés, il faut les retrouver avant leur mort.
Il y a une lacune entre la recherche de ce qui s'est passé et les photographies des témoins. Ici se glisse l'irreprésentable. Ce qui s'est passé est irreprésentable.
A la fin, par hasard, alors qu'il allait abandonner, Mendelsohn retrouve la trappe derrière laquelle ses derniers parents s'étaient cachés et ont été découverts. La dernière photo est celle de la porte de la trappe; elle désigne un manque.

De nombreux ouvrages sont construits sur ce modèle.
Henri Racymow qui viendra dans deux semaines a écrit Reliques qui commence par une photo.
Il y a un risque de banalisation.

En France, deux filiations :
- celle des artistes, avec C. Boltanski (par ex: La vie impossible en 2001) et Sophie Calle et ses photographies de vie. La photo est d'ailleurs déjà dépassée puisque Sophie Calle est passée au DVD.
- celle des écrivains comme Denis Roche et Hervé Guibert. On est dans l'hypertextuel.

Annie Ernaux a écrit deux livres qui s'organisent autour de la photo : L'usage de la photo (2005) et Les années (2008). le premier montrent une douzaine de photos de vêtements tombés sur le sol avec chaque fois deux commentaires, un d'Annie Ernaux et un de Marc Marie. Le deuxième fait la même chose, mais les photo ne sont pas données. En revanche on a des chansons, des propos de table, les actualités politiques, sociales et culturelles.
Les photos sont des indices, mais des indices peu fiables. Travail d'enquêtes.
Annie Ernaux s'avoue fascinée par les taches de sang, de sperme, sur les draps, de vin sur les nappes, de doigts gras sur les meubles. La saleté est un résidus à examiner.

En conclusion, le problème de l'écrit de vie est le récit de vie. Celui-ci sélectionne et combine. L'écrit de vie est une reconstitution, il est toujours incomplet (au contraire du roman). Le récit de vie est une utopie.


Compagnon relève la tête : et c'est alors que je me suis demandé si cette aporie était vraiment une fausse piste: peut-on réellement éviter de raconter sa vie? La vie n'est-elle pas un récit?
Vivre sa vie comme si elle était un récit.
Une vie réussie : celle qui a tout moment a l'unité d'un récit.
Mais la réduction de la vie au récit mène à l'angoisse. cf Roquentin dans La Nausée.

27 janvier 2009 - L'importance de la photographie

Le compte-rendu plus qu'exhaustif est chez sejan.

Donc pour Barthes et Robbe-Grillet, raconter c'est tout de suite "une vie reçue" à la façon d' "une idée reçue".

Nadja (1927) et surtout sa préface, appelée avant-dire et publiée en 1963, postule l'incompatibilité de la littérature et de la vie. Vanité de l'écriture de soi.

On trouve dans l'incipit les deux expressions "qui suis-je?", "qui je hante".
Et dans la partie centrale: qui vive?
Le livre exprime la haine du temps passé à écrire. "Témoin hagard": point de vue de ce que je hante.

  • deux remarques

1/ Blanchot dans Le Livre à venir condamne le journal intime. Mais pas Nadja, car Nadja est un récit, et Blanchot agrée les récits. Or Robbe-Grillet utilise la fable, Barthes le fragment pour leur récit de vie. Blanchot rejette ce modèle romanesque. Il accepte Nadja qui utilise la photographie. => il y a donc une contradiction sur le récit: le récit est-il impasse ou solution?

Il faut tenir compte du changement d'époque: 1950 Blanchot pouvait trouver Nadja sublime; en 1970, Barthes et Robbe-Grillet étaient suspects.

Pour Blanchot, le récit commence avec l'impuissance du témoignage. On raconte ce qu'on ne peut rapporter. Le récit est une solution.
Robbe-Grillet : le tissu vivant des détails
Barthes : tissu du texte. trame, colmater pour raconter l'irreprésentable, aplatir la notation.
Blanchot: le récit déchire le tissu du récit ordinaire de la vie.

La vie pour Blanchot : un événement qui tranche la vie. Surprise, hasard, précipice.
La vie pour Barthes: un incident du corps, c'est inénarrable. Barthes n'aime pas les surréalistres : ils ont manqué le corps.

2/ Nadja utilise les photos pour la première fois. La photo porte témoignage. Nadja, ce sont des écrit de vie avec photographies.

L'un des meilleurs écrivains découvert par Compagnon ces derniers temps: W. G. Sebald. Les Emigrants: 4 nouvelles; Austerlitz
Ne seraient-ils pas à l'origine du récit avec photos? Les photos sont disséminées dans le texte et non illustratrives. Or toute photo tire vers la mort, comme nous l'apprend par exemple la Shoah et sa non-représentation (ce qui manque à la Shoah, ce sont des photos).
Le premier texte de Sebald s'intitule Vertiges, en 1990. Il commence par un texte d'Henri Burlard qui évoque les chevaux de Napoléon — morts le long d'un col de montagne.
Ainsi, derrière les photos de vie se trouve déjà Stendhal.

séminaire 3 : Bernard Sève - Témoin de soi-même? Modalités du rapport à soi dans les Essais de Montaigne.

Je continue à ne noter que quelques pistes pour moi-même (des références, principalement) sans beaucoup me préoccuper des articulations logiques et vous renvoie à sejan pour une recension minutieuse et parfois plus qu'exhaustive.


20 janvier 2008

On a souvent dit que Les Essais avait une dimension picturale (faire son portrait, cf. D. Arasse).

Ici, une autre approche: Montaigne témoin de lui-même, dans sa force (les actes) et sa faiblesse (les cogitations informes)

Les Essais : oralité. Ils ont souvent été dictés => la vraie forme du témoignage.

Montaigne était magistrat: on remarque l'importance du style judiciaire et les traces de la procédure.
Pas de trame dans les témoignages déposés en justice: c'était interdit par le code de procédures. La parole était erratique par obligation.
rappelle (ou explique) le style judiciaire des Essais. Ajout de majuscules (correction de Montaigne sur les manuscrits) au milieu des phrases pour marquer des scanssions, marquer le rythme de la voix.

3 sortes d'historiens: ceux qui fournissent tout en vrac, ceux qui sont excellents, et entre les deux, ceux qui gâchent tout en en faisant trop.

20 janvier 2009 - Trois tentatives d'écritures personnelles contemporaines.

Le compte-rendu exhaustif est chez sejan.

  • Alain Robbe-Grillet. Le Miroir qui revient - paru en 1983

Pas le seul. Egalement Nathalie Sarraute dans Enfance, la même année.
Robbe-Grillet : a commencé Le Miroir qui revient en 1976, l'a abandonné, l'a repris en 1983. Entre les deux, il était devenu possible de tenir son journal. C'est une démarche plutôt étrange de la part d'un auteur qui se voulait contestataire. Pourquoi attendre que cela devienne possible?
Solution trouvée: réécrire le passé comme subversif. Donner une autre cohérence au Nouveau Roman: "je n'ai jamais parlé d'autre chose que de moi" déclare (à peu près) Robbe-Grillet. Les Gommes, La Jalousie, c'était déjà de l'écriture personnelle. => Le passé est réécrit pour le rendre cohérent avec le présent.

Clive James, romancier australien, dans l'incipit de Unreliable Memories : l'incipit annonce que les premiers romans sont souvent des autobiographies déguisées, ceci est un roman déguisé.

Préjugé de Robbe-Grillet (à propos de Stendhal): l'abondance et la rapidité, l'absence d'efforts sont synonyme d'absence de qualité.
Pour Robbe-Grillet, l'écriture falsifie l'existence par le canon romanesque qui suppose une sélection et une simplification. L'utilisation de l'imparfait, de l'adjectif, les liens de causes à conséquences sont autant d'interprétation, relèvent de l'idéologie de l'interprétation.
On retrouve ici les critiques de Valéry pour Pascal: trop beau pour être vrai.
cf. Benveniste : il y a deux temps, celui du discours et celui de l'histoire.

La vie racontée devient romanesque, "toute réalité est indescriptible" => procès des formes littéraires.
Il n'y a pas d'issue. Robbe-Grillet décide d'organiser des fables.

  • Roland Barthes par Roland Barthes : "Tout ceci doit être considéré comme dit."

Ce n'est pas la même tactique car l'ennemi n'est pas le même: l'ennemi, c'est le récit.
1968 : annonce de la mort de l'auteur
1971 : apparition des biographèmes dans S/Z et retour amical de l'auteur. L'auteur n'organise pas de cohérence forte, il organise ou met en scène le liens entre quelques détails ténus. Il y a pluralité de détails.

Georges Gusdorf, spécialiste de l'autobiographie, a été très dur pour RB par RB'': c'est une parodie d'autobiographie, une fuite, sans recherche de cohérence, sans récit. Il s'agit de fragments non sertis. Pas de récit (on pense à Proust qui a passé la fin de sa vie à sertir les passages qu'il avait déjà écrit.)

Fragments non sertis, pas de récit : c'est ce à quoi on assiste aujourd'hui.

  • Najda de Breton: pour la semaine prochaine. Apparition de la photographie comme élément central.

séminaire 2 : Franck Lestringant - Témoigner au siècle des Réformes : le témoin et le martyr

Ceci ne sont que des notes pour moi-même. Je vous renvoie à sejan pour une recension minutieuse.


13 janvier 2008

Agrippa d'Aubigné (protestant) : «Ce n'est pas la peine qui fait le martyr, c'est la cause.»

Toutes les victimes ne sont pas martyrs. On songe aux homosexuels qui se sont suicidés en silence. Avec Corydon, Gide espère écrire un témoignage qui sauvera des vies.

l'histor / le martus : l'historien / le martyr
- l'historien: celui qui a vu. Un œil qui écrit. Il pèse les deux parties, ajoute le passé au présent et se tourne vers l'avenir.
- le martyr : une vérité engagée.

François Hartog pense qu'à notre époque le témoin tend à prendre le pas sur l'historien.

13 janvier 2009 - La littérature doit être impersonnelle

Le compte-rendu exhaustif est chez sejan.

Blanchot: s'il y a de la vie, il n'y a pas d'œuvre. Ecrire la vie: une naïveté. La vie ne précède pas la littérature.
Le langage est le non-moi, ce qui ne coïncide pas avec le moi.
Blanchot après 1940: "absence d'être". «Je me nomme, c'est prononcer mon chant funèbre».
cf. Brunetière: la littérature est impersonnelle. Blanchot note à propos de Kafka: Kafka remarque dans son journal qu'il est entré en littérature dès qu'il a pu substituer le il au je.
Blanchot: «Celui qui ne fait rien de sa vie écrit qu'il ne fait rien et voilà donc quelque chose de fait.»

Pourquoi des gens comme Virginia Woolf ont tenu un journal? Parce que la littérature fait peur. On conserve un journal pour garder un contact avec soi.

Amiel dit: le journal, c'est la méditation du zéro sur lui-même.
Le journal est un piège. Il donne l'impression d'écrire et de vivre alors qu'en fait on n'a ni écrit ni vécu. Blanchot parle de "paresse ocuppée» dans Faux pas.

Il y a un manque de sincérité dans le journal. Ecrire je suis seul suppose déjà un lecteur. Pour Blanchot, la littérature à la première personne est un paradoxe. Valéry trouve les Pensées de Pascal trop belles dans les formes: l'auteur ment.
Valéry: «il ne faut pas confondre l'homme qui a fait l'ouvrage avec l'homme qu'elle fait supposer.

Introduction au thème des séminaires : le témoignage

Je continue à ne noter que quelques pistes pour moi-même (des références, principalement) sans beaucoup me préoccuper des articulations logiques et vous renvoie à sejan pour une recension minutieuse et parfois plus qu'exhaustive.

6 janvier 2008

En l'absence d'intervenant, Antoine Compagnon a profité de la seconde heure pour introduire le thème des séminaires de cette année: les témoignages.

Le témoignage: ne pas se présenter comme un exemple, mais comme un exemplaire.[1].

Le témoignage transporte dans le temps et l'espace.
La problématique du témoignage est très bien expliquée dans les premières lignes de Journal d’un homme de quarante ans de Jean Guéhenno. (1934)
L'écriture du témoignage naît avec les tranchées de 14-18.

A la lecture d'un témoignage, il n'est pas possible pour le lecteur de faire la part entre le type (général, lieu commun) et le tic (idiosyncrasie, anecdote).

D'après Chateaubriand dans ltinéraire de Paris à Jérusalem, les qualités d'un témoignage sont la fidélité, la neutralité, l'exhaustivité.
Montaigne veut un témoin simple, pas trop instruit, afin d'éviter l'amplification, la littérature.

autopsie: voir par soi-même.
Elizabeth Loftus en 1979 a démontré la faiblesse des témoignages dans Eyewitness testimony.
Compagnon cite également Témoins de Jean Norton Cru, qui montre comment les mêmes mythes traversent les récits des poilus.

Notes

[1] Le témoignagne est donc pris ici comme le récit de personnes inconnues, n'ayant rien de remarquable, sans légitimité politique ou artistique qui expliquerait qu'elles écrivissent des mémoires.

6 janvier 2009 : faire de sa vie une œuvre

Je ne ferai pas de compte-rendu exhaustif cette année, mais un seul et même post repris de semaine en semaine reprenant les quelques idées et références que je pense pouvoir m'être utiles.
Pour quelque chose de complet, voir sejan.

Barthes n'a pas prononcé le 19 janvier 1980 les mots qu'il avait prévus de prononcer et que l'on trouve aujourd'hui dans la version publiée de son cours Préparation du roman.
Faire de sa vie une œuvre: Chateaubriand, Proust, Stendhal, Gide, Montaigne.
L'écriture n'est plus l'enregistrement de la vie qui passe, mais la transformation de la vie par l'écriture. Il s'agit d'écrire la mort.

Pourquoi Barthes n'a-t-il pas prononcé ces phrases? L'écriture biographique était alors très mal vue dans les milieux qui l'entouraient, à droite comme à gauche.
On accusait les écritures du Moi
- soit de trop raconter le Moi (abus. critique de droite. maître à penser: Julien Benda avec La littérature byzantine.)
- soit de ne pouvoir le faire (aporie. critique de gauche. maître à penser Maurice Blanchot)

Benda reprenait une réflexion de Brunetière dans un article paru dans La Revue des deux mondes, "L'écriture personnelle". Brunetière y démontrait que l'écriture personnelle s'attache à l'individu contre le général, à l'anecdote (le bizarre) contre le lieu commun.

Une troisième voie est offerte par Jean Paulhan qui dans Les fleurs de Tarbes propose de partir du lieu commun à la recherche de la littérature.

Un peu de cuistrerie : je prévois deux citations à venir, une de Barthes «Dès lors le but de tout ceci n'est-il pas de se donner le droit d'écrire un "journal"?» ("Roland Barthes par Roland Barthes", p.90) et une de Proust «[...] c'est ici que je [Odette] travaille» (sans d'ailleurs préciser si c'était à un tableau, peut-être à un livre, le goût d'en écrire commençait à en venir aux femmes qui aiment à faire quelque chose et à ne pas être inutiles)» (A l'ombre des jeunes filles en fleurs p 616, Pléiade T1).

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