Dix jours plus tôt, je n'aurais pas remarqué ce livre, mais je venais d'en entendre parler, je l'ai donc acheté.

C'est un livre qui commence par le suicide du personnage principal, à vingt-cinq ans. Le narrateur s'adresse à lui à la deuxième personne du singulier, pour lui rappeler ou lui raconter sa vie (et lorsqu'il dit «Tu…», le lecteur entend «Je me souviens que tu…») et pour lui expliquer ce qu'il a causé ou transformé en se tuant. Quelquefois le narrateur généralise un constat.
Les souvenirs arrivent dans le désordre et sont exposé platement. Ils concernent le caractère ou des actes du suicidé, ses habitudes ou ses réactions. Il est possible que le livre explique lui-même ce désordre:
Tu lisais des dictionnaires comme d'autres lisent des romans. Chaque entrée est un personnage, disais-tu, que l'on peut retrouver dans une autre rubrique. Les actions, multiples, se construisent au fil de la lecture aléatoire. Selon l'ordre, l'histoire change. Un dictionnaire ressemble plus au monde qu'un roman, car le monde n'est pas une suite cohérentes d'actions, mais une constellation de choses perçues. On le regarde, des objets sans rapport entre eux s'assemblent, et la proximité géographique leur donne un sens. Si les événements se suivent, on croit qe c'est une histoire. Mais dans un dictionnaire, le temps n'existe pas: ABC n'est ni plus ni moins chronologique que BCA. Décrire ta vie dans l'ordre serait absude: je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac.

Edouard Levé, Suicide, p.39-40
Cependant, cette explication de la structure du livre pourrait n'être qu'un leurre. En effet, il me semble que plus le texte avance, plus les séquences consacrées à chaque souvenir se font longues, on passe de descriptions de quelques lignes à des descriptions sur une ou deux pages (l'oral d'examen, la visite du cimetière, les clochards, etc). Cette première impression serait à vérifier systématiquement, car les séquences longues continuent d'être séparées par des paragraphes plus courts.

Les causes du suicide ne sont pas données. «Expliquer ton suicide, personne ne s'y est risqué», p.21. Le texte dépeint un personnage qui manque d'intérêt pour la vie, peut-être plus curieux de la mort que de la vie. Cependant, mon esprit pervers ne peut s'empêcher de rapprocher le seul prénom qui apparaît, "Christophe", à quelques pages de la fin, associé à une grande joie, d'une phrase donnée au début du texte «Un homme t'a dit un jour "Je t'aime". Ce n'était pas moi», p.16.

Evidemment, cela est ridicule: cela ne revient-il pas à chercher une cause "personnelle" aux agissement d'un personnage?
Cependant, ici, la tentation de trouver un sens est justifiée par l'histoire du livre: l'auteur, quelques semaines après en avoir remis le texte à son éditeur, s'est suicidé, sans que l'on sache si la raison en était une trop grande identification à son personnage ou s'il fallait lire ce livre comme une lettre d'adieu.

J'ai hésité à exposer ce fait car il change la lecture du livre. Lire en sachant que l'auteur s'est suicidé n'est pas la même chose que lire sans le savoir.%%% Que souhaitait Edouard Levé? Qu'on le sût avant de commencer notre lecture, ou pas? Faut-il lire l'extrait suivant comme une malice («Toi lecteur dans la confidence, tu seras incapable de te taire») ou simplement comme un constat?
Ta façon de quitter la vie en a réécrit l'histoire sous forme négative. Ceux qui te connurent relisent chacun de tes gestes à la lumière du dernier. L'ombre de ce grand arbre noir cache désormais la forêt que fut ta vie. Quand on parle de toi, on commence par raconter ta mort, avant de remonter le temps pour l'expliquer. N'est-il pas singulier que ce geste ultime inverse ta biographie? Je n'ai entendu personne, depuis ta mort, raconter ta vie en commençant par le début. Ton suicide est devenu l'acte fondateur, et tes actes antérieurs, que tu croyais libérer du poids du sens par ce geste dont tu aimais l'absurdité, s'en trouvent au contraire aliénés. Ta dernière seconde a changé ta vie aux yeux des autres. Tu es comme cet acteur qui, à la fin de la pièce, révèle par un dernier mot qu'il fut un autre personnage que celui dont il tenait le rôle.

ibid., p.35
Ajoutons que c'est ainsi que commence le livre: par le récit du suicide.

Le livre se termine par des poèmes, des tercets, composés d'un nom et d'un verbe («Le début m'enthousiasme») ou d'un verbe et d'un verbe (Fredonner me berce).