Billets pour la catégorie Nietzsche, Friedriech :

Platon révolutionnaire et tyrannique

§ 11 - Portrait du philosophe accompli

Il vit entièrement dans les abstractions les plus pures, ne voit ni n'entend plus rien, n'estime plus rien de ce que les hommes estiment, il hait le monde réel et cherche à propager son mépris. Il vit comme dans une caverne, après qu'il a vu la lumière du jour et les véritables onta [étant]: il est inévitable que les autres hommes le tiennent pour insensé lorsqu'il leur recommande de ne plus croire à la réalité des choses qu'ils voient et entendent. L'homme platonicien est très différent du socratique; car Socrate dit (Xénophon, Mémorables, III 9): «Le meilleur citoyen et celui que les dieux chérissent le plus, est celui qui, agriculteur, accomplit bien les devoirs de l'agriculteur, médecin, accomplit bien les devoirs de l'art médical, et qui dans la vie politique remplit bien ses devoirs envers l'État. Mais l'homme qui ne fait rien de bon n'est ni utile ni agréable aux dieux». Socrate était un bon citoyen, Platon un mauvais, comme Niebuhr a osé le dire. Cela veut dire que Platon a livré un combat à mort contre les conditions politiques en place et qu'il était un révolutionnaire extrêmemnt radical. L'exigence de former des concepts exacts de toutes les choses paraît inoffensive: mais le philosophe, qui croit les avoir trouvés, traite tous les autres hommes de fous et de dépravés et toutes leurs institutions de folies et d'obstacles à la pensée véritable. L'homme aux concepts exacts veut juger et régner: croire posséder la vérité rend fanatique. Cette philosophie est partie du mépris de la réalité effective et des hommes: très vite, elle manifeste une tendance tyrannique. Platon semble, si l'on se fonde sur l'Apologie de Socrate, avoir conçu la pensée décisive concernant la manière dont un philosophe doit se comporter envers les hommes: comme leur médecin, un frein sur la nuque des hommes. Il renforce l'idéal et saisit les pensées: la science doit régner: celui qui sait, qui est le plus proche des dieux, doit être législateur et fondateur d'Etats. Les moyens qu'il emploie sont: liaison avec les pythagoriciens, recherches pratiques à Syracuse, fondation de l'Académie, activité d'écrivain et combat inlassable contre son temps.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.42-43 (éditions de l'éclat, 2e édition, 1998)

La logique

La pensée logique comme fondement de la morale, la représentation et l'opinion comme fondement de l'immoralité.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.41 (éditons de l'éclat, 2e édition, 1998)

Choisir entre l'art et l'histoire

Quelques notes sur La naissance de la tragédie, de Nietzsche

- L'appel de Nietzsche en 1872: Retrouvons la force du mythe! Que l'âme allemande ranime le mythe, en luttant contre les éléments étrangers (et d'abord les Latins?) et que les Allemands deviennent les Grecs de l'Europe.
Ainsi, au moment même où l'Allemagne vient de gagner la guerre de 1870 contre la France, Nietzsche semble inquiet d'une dissolution de la spécificité de l'âme allemande dans une tendance européenne qui serait le règne de la raison abstraite, de la critique et de l'histoire (l'Histoire, dernier recours de l'âme affamée de mythes ne trouvant où se nourrir).

Que note-t-on à la fin du XIXe siècle ?
- l'unification allemande
- une science triomphante forte de ses découvertes
- les développements de la révolution industrielle
- l'effervescence socialiste

=> déclin du goût pour l'art, et même du besoin de l'art, de l'aspiration à l'art. Eclosion d'une humanité auto-suffisante, ne cherchant rien d'autre que la raison et le confort.

Deux problèmes peut-être pas antagonistes, mais en sens inverse:
- Lutter contre le "dégoût" de vivre de Schopenhauer, contre le déclin du Vouloir vivre, contre l'ascétisme. Réhabiliter la joie, la puissance de l'instinct de vivre.
- Lutter contre la satisfaction béate et matérialiste apportée par la science et la raison, qui se contentent d'elles-mêmes en oubliant toute aspiration métaphysique. Démontrer la nécessité de l'art.

Ou encore : Socrate a détruit le mythe en accordant toute la place à la raison, l'homme a quitté l'éternité métaphysique pour entrer dans l'histoire et vivre au présent.
Ou encore : comment accepter/supporter de vivre dans un monde où la raison triomphante n'apporte pas d'explication ni de solution à la douleur de nos vies?

Une même solution : réhabiliter le mythe, retrouver le souffle de Dionysos dompté dans le formalisme d'Apollon.



Nietzsche relève les deux façons habituelles de présenter les effets de la tragédie (chapitres 22 et 23) :
- soit la purge des passions, la catharsis d'Aristote, qu'il nomme "pathologique" (pathologische Entladung, die Katharsis des Aristoteles)
- soit le raffermissement de la bonne conscience morale, confortée par le destin des héros sacrifiés.

Nietzsche admet que ce sont effectivement les effets de la tragédie sur la plupart des gens.
Il se présente donc comme le porte-parole d'une troisième catégorie non discernée à ce jour, et pourtant selon lui la seule héritière véritable des spectateurs grecs de l'Antiquité: ceux qui ressentent une intense joie esthétique devant le spectacle de la tragédie.
Cette intense joie se joue dans un espace intemporel et éternel, un espace métaphysique qui permet d'échapper au temps, donc à l'histoire.

Nietzsche s'interroge ensuite sur la fascination que nous éprouvons à contempler le destin de héros malheureux:

Mais d'où provient alors cette impulsion, en soi énigmatique, qui fait que le malheur dans la destinée du héros, les victoires douloureuses, la sagesse de Silène, ou, exprimé esthétiquement, l'horrible et le monstrueux, soient représentés avec une telle prédilection[1], toujours de nouveau, sous d'innombrables aspects, et juste à l'époque la plus juvénile et la plus exubérante de la vie d'un peuple, si de tout ce spectacle même ne résulte pas une joie plus haute?
[...] Mais que transfigure [l'art] en exposant à nos yeux le monde phénoménal sous l'image du héros malheureux? Rien moins que la «réalité» de ce monde phénoménal, puisqu'il nous dit justement: «Voyez! Regardez bien! Voilà votre vie! Voilà l'aiguille qui marque les heures à l'horloge de votre existence!»
Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.171, chapitre 24 - Classique de poche, dépôt légal 2005)

Ainsi, Nietzsche voit dans le spectacle du malheur du héros la source de la joie — esthétique — la plus haute.
J'aurais pour ma part une interprétation divergente: ce n'est pas de la joie que nous éprouverions devant les épreuves du héros, mais de la compassion, de l'apaisement et de la consolation, une sorte de reconnaissance, dans les deux sens du terme.
En effet, l'histoire du héros échappe souvent à la morale, en ce qu'il n'est à l'origine coupable de rien[2], mais l'enjeu d'un pari entre dieux, ou d'une rivalité, ou de jalousie, ou d'une prédiction, etc. Pauvre humain placé devant des choix qu'il n'a pas réellement suscités mais qui lui sont imposés par des "raisons" (politiques ou divines) externes, sa seule grandeur est de ne pas se plaindre, de ne pas abandonner, mais d'essayer de vivre jusqu'au bout de la façon la plus digne et la plus humaine — par opposition à bestiale — possible.
Ce qui caractérise le héros de tragédie grecque, c'est sa dignité dans le malheur incompréhensible.

En cela, le héros de tragédie est un modèle. A la question que nous nous posons parfois, «Pourquoi moi?» («Pourquoi lui, pourquoi cela?»), la réponse est «Qu'importe! Faisons face de notre mieux.»

Avant de procurer une joie esthétique inégalée, comme le pensait Nietzsche, la tragédie grecque était peut-être source de courage de vivre.

Notes

[1] C'est moi qui souligne.

[2] Par exemple, Œdipe est innocent quand il est abandonné bébé dans la forêt par ses parents.

Jamais on ne bavarda autant sur l'art tout en en faisant aussi peu de cas.

Tandis que le critique détenait le pouvoir au théâtre et au concert, le journaliste à l'école, la presse dans la société, l'art dégénérait à n'être plus qu'un objet d'agrément de la plus basse espèce et la critique esthétique était utilisée comme le moyen de cohésion d'une sociabilité vaine, dissipée, égoïste et, par-dessus tout, misérablement vulgaire, dont l'état d'esprit est donné à comprendre par Schopenhauer dans sa parabole du porc-épic, si bien qu'à aucune époque on ne bavarda autant sur l'art tout en en faisant aussi peu de cas.

Nietzsche, La naissance de la tragédie, fin du chapitre 22. Classique de poche, traduction Jean Marnold et Jacques Morland, revue par Angèle Kremer-Marietti.

Parce que ce mot de "sociabilité" me fait sourire et que cela permet d'apprendre le mot porc-épic, je mets la version originale.

Während der Kritiker in Theater und Concert, der Journalist in der Schule, die Presse in der Gesellschaft zur Herrschaft gekommen war, entartete die Kunst zu einem Unterhaltungsobject der niedrigsten Art, und die aesthetische Kritik wurde als das Bindemittel einer eiteln, zerstreuten, selbstsüchtigen und überdies ärmlich - unoriginalen Geselligkeit benutzt, deren Sinn jene Schopenhauerische Parabel von den Stachelschweinen zu verstehen giebt; so dass zu keiner Zeit so viel über Kunst geschwatzt und so wenig von der Kunst gehalten worden ist.

Ibid, ici

La langue abstraite de la grande culture

266. Que l’on sous-estime les résultats de l’enseignement du lycée.

On cherche rarement la valeur du lycée dans les choses que l’on y apprend vraiment et dont il nous enrichit pour la vie, mais au contraire dans celles que l’on y enseigne et que l’écolier ne s’assimile qu’à contrecœur pour s’en débarrasser aussi vite qu’il le peut. Telle qu’elle est pratiquée partout – cela, tout esprit cultivé l’accordera –, la lecture des classiques est une routine monstrueuse : devant les jeunes gens qui ne sont mûrs sous aucun rapport pour l’entendre, elle est faite par des professeurs dont chaque parole, dont la figure même suffit à noyer un bon auteur sous la poussière. Mais là est justement la valeur que l’on méconnaît ordinairement, – c’est que ces professeurs parlent la langue abstraite de la grande culture, lourde et ardue à comprendre telle quelle, mais gymnastique supérieure du cerveau ; c’est que dans cette langue paraissent constamment des notions, des termes techniques, des méthodes, des allusions que ces jeunes gens n’entendent presque jamais dans la conversation de leurs familles ni dans la rue. Quand les écoliers ne feraient qu’entendre, leur intelligence s’en trouve automatiquement préadaptée à une forme scientifique de pensée. Il n’est pas possible de sortir de cette discipline en pur enfant de la nature, entièrement vierge d’abstraction.

Nietzsche, Humain, trop humain, § 266. Traduction de Robert Rovini. Gallimard, 1968
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