J'ai ramené les références de ce livre d'un colloque sur la littérature en France dans les années quatre-vingts (la littérature in-tranquille, sur fond d'affiche de campagne mitterrandienne (non, je n'avais pas fait le rapprochement avec "la force tranquille")).

Ce livre est paru en 2006, il est sous-titré "Le cauchemar des années 1980". Il explique dix ans de mutations, la fin des années contestataires et l'avènement de la normalisation des esprits par le capitalisme (je dirais plutôt: par le marketing ou le marchandising).

C'est un livre à la fois amusant, désespérant et énervant: énervant par son style (trois cents pages dans le style Canard enchaîné, c'est lassant), désespérant par son constat (la fin de l'esprit critique et de la contestation sociale et politique, la disparition des intellectuels, Deleuze, Foucault, Sartre, etc), amusant parce que la bêtise est toujours réjouissante (enfin je trouve). C'est aussi ou surtout un livre en colère; il me semble y lire — mais c'est peut-être moi qui projette — «Qu'a fait la gauche de ses idéaux?»

Le plaisir de ce livre pour moi est aussi d'y relire mes années d'adolescence, d'y voir étalés et expliqués des phénomènes que j'ai détestés instinctivement, et de pouvoir soudain leur donner une forme (à ces phénomènes) et une raison (à cette détestation).

L’accumulation des formules-choc donne parfois l’impression d’être manipulé (le lecteur est appelé lui aussi à abandonner tout esprit critique pour abonder dans le sens de l’auteur), mais il faut convenir que c’est un travail très abondamment documenté (avec Le Nouvel Obs comme magazine représentatif de la décennie… Est-ce un bon choix, est-ce le bon choix ?) et que les arguments avancés sont toujours étayés par des sources. Chaque fois que l’on souhaite protester contre ce qui paraît une explication un peu trop simple et un peu trop rapide, quelques livres, quelques chansons, quelques événements de l’époque viennent soutenir la thèse de l’auteur (bien entendu, cette phrase n'est que le reflet de ma malveillance. En toute rigueur, l'auteur a procédé à l'inverse: il a déduit ses analyses des faits, et non cherché quelques faits à l’appui de ses idées préconçues (cette dernière méthode expliquerait que tout semble si bien concorder… mais justement, un peu trop bien, d’où mon malaise indéfinissable)).

La thèse du livre est la suivante : la génération quatre-vingts a voulu que le tout économique et le tout culturel remplacent l'esprit critique. Elle a écrasé la contestation sociale et politique en la rendant littéralement im-pensable.
Collant comme l’obligation d’être heureux, d’être entreprenant, d’être un individu. Ces refrains [T’as le look coco qui te colle à la peau] expriment mieux qu’autre chose la schizophrénie de la France de 1984, le décalage abyssal, mais gardé sous silence, entre ces enthousiasmes savamment orchestrés et la plus grande année de «casse» sociale de la décennie, sinon de la fin du siècle. Car c’est la mise en place du Plan Acier et ses dizaines de milliers de licenciements pour «sauver» la sidérurgie française, avec ces images, venues d’un autre temps, d’ouvriers lorrains affrontant les CRS vendredi 13 avril dans les rues de Paris. Ce sont aussi l’accélération de la croissance du chômage et le doublement des nouveaux cas de «détresse sociale», selon le Secours catholique, plus l’exclusion en dix-huit mois de 600 000 chômeurs des bénéfices de l’indemnisation suite aux décrets Bérégovoy signés avec patronat et syndicats. Et c’est l’essor, en conséquence, des jobs précaires et d’emplois de bureau d’une pénibilité nouvelle, depuis l’instauration des Travaux d’utilité collective (TUC) par le nouveau gouvernement Fabius jusqu’au boom soudain du télémarketing, où l’on place chaque télévendeur face à un miroir pour qu’il n’oublie pas … de sourire.

François Cusset, La décennie, p.98 (La Découverte, 2006)
Ce livre donne l’impression de voir naître notre aujourd’hui, album photo d'un aujourd’hui au berceau dont il était alors difficile d’imaginer l'adolescence.

Voici par exemple la naissance de l’antiracisme:
[…] le socialisme français troque alors l’ouvrier contre l’immigré dans le rôle du damné de référence1, de la figure fétiche à laquelle identifier un courant politique qui lui est historiquement étranger. Le choix de sacrifier des pans entiers de l’industrie française et jusqu’à la classe ouvrière elle-même comme enjeu électoral, n’a pas lieu par hasard au même moment.

A ces nouveaux labels unanimistes surgis en quelques mois dans la France de Mitterrand, il devient vite indispensable, pour la gauche des beaux quartiers, d’être associée d’une façon ou d’une autre, pour leur plus-value symbolique et leur bénéfice moral. Mais, une fois passés les disques et les concerts, SOS-Racisme et ses réseaux gardent une très faible représentativité dans les quartiers où le racisme est vécu au quotidien. Supplément d’âme invisible, et concrètement inutile, dans des zones urbaines de discrimination systématique (à l’embauche, au logement, au harcèlement policier), la nouvelle morale antiraciste constitue en revanche un atout non négligeable dans les dîners en ville et les comités de rédaction. Pestant contre un show business cocardier qui compte si peu d’Arabes, mais heureusement tant d’autres «immigrés» (d’Yves Montant à Léon Zitrone ou Sylvie Vartan), on met alors en avant le couturier en vogue Azzedine Alaïa, tunisien de naissance, ou l’Algérienne d’origine Isabelle Adjani. Un numéro de Globe annonçant en couverture «Beur is beautiful» invite même bientôt cette dernière à venir raconter à Harlem Désir «l’insulte, l’injure et l’insurrection2 de son enfance française, quand elle s’appelait Yasmina.

C’est dans un esprit comparable que sera porté aux nues en 1988, en enfant miraculé d’une famille de Kabyles pauvres de Lorraine, le major cette année-là du concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure, Djamel Oubechou. L’arbre de tel parcours d’exception, pour cacher la forêt des discriminations; les confessions tremblantes de l’assimilé(e), pour couvrir le silence forcé des inassimilables. Car il en suffit d’un(e) pour mettre un peu de couleur, et que résonne le chœur nouveau de la diversité. L’année 1985 n’est pas par hasard celle où la marque de prêt-à-porter Benetton adopte pour devise «United Colors», suite à la visite d’un cadre de l’UNESCO frappé par la diversité ethnique des salariés du siège, d’après la mythologie de la maison. L’année-charnière de la décennie voit en effet en France, au-delà de la petite main jaune, médias, politiques et producteurs culturels entonner d’une seule voix un éloge lyrique du métissage, un cantique des contrastes et de l’hybridité, une sarabande inlassable en faveur de la diversité des couleurs et des cultures, en des termes assez naïfs, et assez creux, pour inspirer bientôt à certains, dans les mêmes rangs, une critique féroce de l’angélisme anti-raciste — de Jean-François Bizot dans Actuel à l’historien du racisme Pierre-André Taguieff3.
[…]
[…] Mais c’est en musique, une fois encore, qu’est célébré avec le plus de succès pareille réconciliation des cultures, pareille richesse de la diversité, donc aussi bien de la variété. Ce sont, d’un côté, les première percées en France de la musique noire venue d’Arique francophone, d’Alpha Blondy à Dibongo, mais goûtée encore surtout par les connaisseurs. Et de l’autre, plus consensuelle, explose une variété française qui égrène les déclarations d’amour à la différence et à la diversité, de Daniel Balavoine avec L’Aziza («que tu sois d’ici ou là-bas») à Laurent Voulzy en pleine tentation tropicale («le soleil donne la même couleur aux gens»), de Maxime Le Forestier («être né quelque part») à Bernard Lavilliers («de n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur»), et de Jean-Jacques Goldman bien sûr («je te donne toutes mes différences») aux métisses chantées par Julien Clerc, dont «un quart de sang noir» a fait le premier à savoir que «le métissage sauvera le monde». […]

Tout paraît alors contribuer à dessiner en France cette figure compatissante de l’Autre, dans son infranchissable mais si enrichissante «différence».

Ibid, p.104 à 106

Les prémices de l’indignation institutionalisée:
C'est en se déchaînant aussi bien contre les politiques et leur «lâcheté infâme» que contre ce peuple de téléspectateurs repus, indifférents aux guerres terribles qui déchirent le monde, que les nouveaux intellectuels pétitionnaires promeuvent leur courageuse action — vrais «signeurs de la guerre», comme les appelait Félix Guattari. L'argument de l'indifférence coupable fera même le succès de la liste électorale «L'Europe commence à Sarajevo». Créée avant les élections européennes de juin 1994 par BHL, André Glucksmann, Pascal Bruckner, le cinéaste Romain Goupil et le cancérologue Léon Schwartzenberg, elle se saborde à quelques jours du scrutin, après avoir réuni quand même près de 12% des intentions de vote. Le but, assurent-ils, était d'imposer la guerre de Bosnie au cœur du débat ouest-européen et, plus naïvement, de faire lever l'embargo sur les armes en faveur des musulmans de Bosnie. Mais aussi, selon le mot de BHL, de permettre à cette occasion à Michel Rocard, suel homme politique qui ait manifesté de l'intérêt (et soit même venu au débat houleux qui lançait le projet, le 17 mai, à la Mutualité), de «consommer enfin son parricide» contre François Mitterrand.

Ce dernier, directement mis en cause par la «liste», évoque le 16 mai «des voix sincères mais \[que] la passion égare», tandis qu’avec moins d’indulgence son ancien ministre Jean-Pierre Chevènement assène que «la politique étrangère de la France et la guerre sont des choses trop sérieuses pour être laissées à Bernard-Henry Lévy4». L’aventure exemplaire de la liste Sarajevo aura montré en tout cas jusqu’où peuvent aller, en France, non seulement l’influence sur la scène politique des intellectuels les plus en vue, mais aussi leur certitude morale et leur candeur stratégique.

Car la dénonciation du mal est plus une posture qu’un argument, davantage un élan, fiévreux et lyrique, qu’un projet. Peu importent ses causes et son processus exact, la violence, estiment-ils, est toujours nue, elle est ce mal en soi reconnaissable entre tous — soif de sang et goût pervers du combat que s’essaient même à éradiquer de La Marseillaise Jean Toulat et l’Abbé Pierre, en montant en février 1992 un comité pour modifier les paroles «trop belliqueuses» de l’hymne national. L’indignation morale envahit médias et librairies, elle devient la forme a priori du débat politique.

Ibid, p.177 et 178

Le chantage au sens:
Trois traits de ce moralisme du Mal en disent toute l’arrogance. D’abord un certain «biographisme», à l’évidence narcissique, qui leur fait oublier les textes, et leur autonomie, au profit des seuls faits et gestes de l’auteur. Même si certains d’entre eux ont alors défendu le philosophe allemand, c’est bien cette vision du travail intellectuel qui a rendu possible l’étonnante «affaire Heiddegger» de 1987, apparition soudaine de ce nom lointain dans le débat public, le temps de fustiger les compromissions nazies d’un professeur bien suspect. Ensuite, leur dogme des Lumières ressemble plutôt à un spiritualisme du Bien et du Mal. Ils prêchent un christianisme laïcisé où tout se résout, en dernier ressort, à l’affrontement de la haine et de l’amour, celui-ci surplombant de ses promesses de réconciliation générale les métaphysiques bon marché d’un Comte-Sponville ou d’un Ferry — un peu à la façon dont le chanteur Sting cherchait alors à nous rassurer sur l’humanité des Soviétiques : «Russians love their children too5». Enfin, leur harangue est une façon involontaire, mais diablement efficace, d’entériner ce qu’ils dénoncent, en substituant la pitié au dialogue, la conscience noble à la riposte politique, et l’éloge de l’engagement à l’action effective. […]

Pour être plus discret, le deuxième chantage des moralistes n’en est que plus pernicieux. Le «retour au sens» dont se réclament Ferry et Renaut, avec tant d’autres, est pour la pensée le pire des chantages. Il identifie toute difficulté théorique (qui est en général la difficulté de ce qu’ ''il y a'' à penser) à un snobisme de l’abscons, et associe le «vrai» questionnement philosophique, sur un mode démagogique, à une médecine de l’âme révélant aux mortels le sens des choses — que ça fasse sens, qu’on donne du sens, qu’on trouve le Sens de la vie grâce aux grands auteurs. Cette approche thérapeutique, et mensongère, du travail théorique accouchera finalement de quelques best-sellers, traités moraux de Comte-Sponville ou théodicées humanistes de Ferry6, et d’une vague submergeant les années 1990: celle des «cafés philo» inaugurés à la Bastille par Marc Sauter et d’une «philo pour vivre» enfin ''utile'', depuis le retour très biographique à Socrate (deux récits de sa vie paraissent en 1987) jusqu’au triomphe du roman philosophique de l’écrivain norvégien Jostein Faarder, Le Monde de Sophie (1995).

Le chantage au Sens est un chantage est un chantage à la transcendance, à une présignification donnée hors du monde, qui empêche de saisir les liens, les strates, les trous faisant et défaisant le monde. Le retour à l’approche herméneutique, celle des réflexions extérieures sur telle ou telle question, pose ce Sens comme antérieur à tout le reste, vieil idéalisme qu’avaient combattu trente ans de soupçon théorique devant nos fausses évidences, de Deleuze à Foucault et Lacan. Le «sens commun» que prônent les moralistes, en nouveaux amis du peuple, est surtout un Sens prédéfini organisant le commun à son insu. Il est ce Sens dont se méfiait Freud dans les années 1910, lorsqu’il répétait que le rapport au désir ne se réduit pas à son «sens» culturel ou religieux, mais constitue à chaque fois une énigme singulière. Et il y a du mépris dans cet appel à un Sens accessible, transparent, transitif. Car la question des troubles du sens, de ses glissements et de ses illusions, aurait été tout aussi accessible au grand public, et beaucoup plus féconde. Mais elle aurait eu l’inconvénient de l’émanciper de la tutelle de ses nouveaux maîtres qui, sous prétexte de faire penser chacun «par lui-même», ont organisé la discussion à leur guise, au nom d’une philosophie de l’épanouissement personnel. La décennie 1980 consacre ainsi l’empire du Sens, qui réduit une à une, par la force de ses brigades médiatiques et académiques, les dernières poches de résistance, héritées du structuralisme ou de la pensée critique, où l’on ose encore douter que le sens — des mots, des concepts, du monde — aille de soi.

Enfin, avec le chantage au Réel, on n’est plus seulement sur le pré carré des moralistes, mais sur le terrain plus large où triomphent, pendant les années 1980, les stratèges de l’empirisme. Experts, spécialistes, conseillers expliquent tous doctement ce qu’est le Réel, et qu’il serait périlleux de s’en écarter. Le «réalisme», ou plutôt son illusion, procède à la fois d’un cynisme assumé, en faisant de l’assentiment à ce qui est (le «réel ») l’unique règle de pensée, et d’un rappel à l’ordre : cantonnez-vous au possible, au réalisable, que nous délimiterons pour vous, et nous pourrons discuter. Le Réel, chez nos moralistes des années 1980, fut ce qu’ils éprouvèrent dix ans auparavant comme un réveil salutaire, quand Soljenitsyne, Pol Pot ou le « bateau pour le bateau pour le Vietnam » les tirèrent soudain de leur sommeil dogmatique. D’un tel réveil, ils conclurent alors à une claire séparation du monde entre utopies et réalité, fantasmes et empirie, rêve et urgence — Mal et Bien.

Ibid, p.231 et 232
J'ai déjà longuement cité, je vais donc faire l'impasse sur la description de l'envahissement du tout culturel (je retrouve en feuilletant le rapprochement entre la mort de Coluche et celle de Borgès à quelques heures d'intervalle). Je note ici pour mémoire deux ou trois titres afin de les retrouver en temps utiles (ils apparaissent en note de bas de page: c'est un peu ce qui manque à cette étude, une reprise des livres cités dans une bibliographie en fin de volume. Comme je le disais, le livre fourmille de références. L'un des auteurs encore vivants aujourd'hui qui reçoit l'approbation de François Cusset est Jacques Rancière).

- Jean Baudrillard, L'Autre par lui-même Galilée, Paris, 1987 (le signe est-il encore signe de quelque chose, ou comment trop de signes tue le signe);
- Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, Paris, 1993 (pour les époux Ceaucescu et parce que le titre me plaît);
- Félix Guattari, Les années d'hiver, Paris, Galilée, 1989.


Notes
1 : C'est moi qui souligne.
2 : «SOS la vie», Globe, n°10, octobre 1986.
3 : Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, Paris 1987.
4 : Cités in Pierre Favier et Michel-André Rolland, La décennie Mitterrand, vol.4, Seuil, Paris, 1999, pp 539 et 541.
5 : «Les Russes aussi aiment leurs enfants.»
6 : Luc Ferry, L'Homme-Dieu ou le Sens de la vie (Grasset, Paris, 1996) et André Comte-Sponville, Petit Traité des grands vertus (Albin Michel, Paris 1995)