Billets pour la catégorie Antoine Compagnon 2007 :

Publication

Les séminaires qui suivaient les cours d'Antoine Compagnon au Collège de France en 2007 sont publiés : Proust, la mémoire, la littérature.

C'est l'occasion pour vous de rectifier mes inexactitudes et mes erreurs.

Antoine Compagnon au Collège de France en 2007

Je ne prendrai plus de notes l'année prochaine. Je clôture donc ces deux années par deux sommaires, deux billets à la fois pratiques et fastidieux.

Les titres des séminaires ont été choisis par les intervenants, les titres des cours ont été donnés par moi. J'ai regroupé ensemble tous les cours donnés par Compagnon, même si certains s'appellent "séminaire", puisque j'ai toujours appelé "séminaire" la deuxième heure au Collège de France.

Je rappelle qu'il s'agit de transcriptions renarrativisées, à ce titre comportant des approximations, peut-être même des erreurs : il serait dangereux de juger les intervenants d'après ces notes.
  • jeudi 30 novembre 2006 - Leçon inaugurale : à quoi sert la littérature ?
  • mardi 5 décembre 2006 - cours n°1 : justification du titre "Proust, mémoire de la littérature"
  • mardi 5 décembre 2006 - séminaire n°1 (professé par A.C.) : la littérature se souvient de la littérature
  • mardi 12 décembre 2006 - cours n°2 : Mémoire et espace
  • mardi 19 décembre 2006 - cours n°3 : Proust a-t-il appliqué les leçons de la mémoire rhétorique ?
  • mardi 19 décembre 2006 - séminaire n°3 (professé par A.C.) : Reconnaissance et déambulations
  • mardi 9 janvier 2007 - cours n°4 : Spatialisation de la littérature
  • mardi 16 janvier 2007 - cours n°5 : L'aristocratie est une bibliothèque vivante
  • mardi 23 janvier 2007 - cours n°6 : Les hypothèses sont recoupées
  • mardi 30 janvier 2007 - cours n°7 : L'art d'être difficile, hommage à Malcolm Bowie
  • mardi 6 février 2007 - cours n°8 : De haut en bas ou de bas en haut
  • mardi 13 février 2007 - cours n°9 : Tristan, premier bilan
  • mardi 27 février 2007 - cours n°10 : Le XVIIIe siècle dans La Recherche
  • mardi 6 mars 2007 - cours n°11 : La persistance du Grand siècle
  • mardi 13 mars 2007 - cours n°12 : Remarques sur Rousseau d'abord, le catholicisme ensuite
  • mardi 20 mars 2007 - dernier cours : Bilan et prétéritions
  • mardi 12 décembre 2006 - séminaire n°2 par Jean-Yves Tadié : Proust et Pompéi
  • mardi 9 janvier 2007 - séminaire n°4 par Pierre-Louis Rey : Proust et le mythe d'Orphée
  • mardi 16 janvier 2007 - séminaire n°5 : Sollers parle de Proust
  • mardi 23 janvier 2007 - séminaire n°6 par Anne Simon : Proust et les philosophes
  • mardi 30 janvier 2007 - séminaire n°7 par Nathalie Mauriac-Dyer : L'effacement d'une source flaubertienne
  • mardi 6 février 2007 - séminaire n°1 par Annick Bouillaguet : Le pastiche ou la mémoire des styles
  • mardi 13 février 2007 - séminaire n°9 par Sara Guindani : "Je ne savais pas voir." Malentendu, connaissance et reconnaissance chez Proust
  • mardi 27 février 2007 - séminaire n°10 par isabelle Serça : Proust, littérature de la mémoire : écrire le temps
  • mardi 6 mars 2007 - séminaire n°11 par Sophie Duval : Les réminiscences travesties : trope parodique et adaptation dépravée
  • mardi 13 mars 2007 - séminaire n°12 par Hiroya Sakamoto : La guerre et l'allusion littéraire dans le temps retrouvé
  • mardi 20 mars 2007 - séminaire n°13 par Kazuyoshi Yoshikawa : Du Contre Sainte-Beuve à La Recherche du temps perdu

Résumé officiel des cours d'Antoine Compagnon tenus en 2007

Le pdf est ici.
C'est un extrait de l'annuaire de l'année 2007 mis en ligne.

Archives, mode d'emploi

Je trouve dans mes commentaires une requête que je ne comprends pas bien:

  • au mieux on me demande de dater les cours de Compagnon, ou d'établir une correspondance entre les dates de ses cours et les numéros que je leur ai donnés;
  • au pire on me demande de formaliser mes notes sous forme d'un document (word?) (avec les dates, je suppose) pour les envoyer à mon commentateur.

Je ne ferai ni l'un ni l'autre, mais je vais fournir quelques indications.

1/ Le cours s'est généralement déroulé le mardi précédent la mise en ligne du billet. Par exemple, le cours n°7 mis en ligne le vendredi 2 février a eu lieu le mardi 30 janvier. Le séminaire et le cours portant le même numéro ont eu lieu le même jour.

2/ Il est difficile de remonter dans les archives de mon blog, quand on interroge mois par mois on n'accède pas directement à l'intégralité du mois, et je ne sais pas corriger cette fonction. Le plus simple dans un cas comme celui-là est de procéder ainsi: d'abord sélectionner la catégorie (Antoine Compagnon 2007), puis une fois que la page du blog a fini de s'afficher, cliquer dans la marge de droite dans "Archives": la liste des mois contenant des billets de la catégorie s'affiche, en l'occurence décembre 2006, janvier 2007, février 2007 et mars 2007 (et maintenant novembre 2007: ce billet que vous êtes en train de lire).
Je reconnais que c'est un peu lourd, mais je ne sais pas faire mieux. C'est d'ailleurs la meilleure solution pour lire l'intégralité d'une rubrique.

3/ Ensuite, si l'on souhaite faire un document ordonné, il faut procéder par copier/coller (et dans le cas où ce document servirait à autre chose qu'à "un usage privé du copiste", il serait courtois d'en indiquer la source). Un ami utilise l'une des options internet (voir le menu en haut de la page, je n'indique rien car cela varie selon les navigateurs) qui consiste à se faire envoyer la page sous forme de mail: cela va effectivement plus vite que les copier/coller. Dans tous les cas, on perd les liens internet et les liens des notes en bas de page, qui sont à reconstituer patiemment.

Antoine Compagnon, impressions 2006-2007

Laura a laissé le commentaire suivant en fin de la transcription du dernier cours d'Antoine Compagnon :

«Je m'attendais juste pouvoir lire vos appréciations sur le cours, vos observations subtiles des gestes, des commentaires sympas sur les flashes de la fin de la dernière séance.
Vos notes sont super bien faites et utiles mais... on aime aussi vos impressions. En fait, c'est ce que l'on aime le plus lors de la lecture un journal: croire que l'on est en train de dévoiler une personne. Ce n'est qu'un masque, mais on aime bien ce jeu de "croire".»

Oui, mais non: d'une part j'ai conçu ces billets exactement comme des notes de cours, et ce sont des notes de cours. La subjectivité ne s'y glisse que dans leurs lacunes qui sont autant de moments où mon attention s'est relâchée, lacunes qui ne peuvent être perceptibles qu'aux personnes ayant assisté aux cours. D'autre part, mes "observations subtiles", voilà qui me fait rire, quant aux commentaires "sympas", euh...
Si vous voulez connaître ma personne, je, chère Laura, lisez le reste du blog, ou bien mieux (car rien à faire, il me semble que ce blog est et restera très artificiel, une sorte de façade; son but est surtout dans mon esprit de mettre en ligne du texte et encore du texte au profit de tous ceux qui cherchent à identifier des citations), cherchez mes commentaires dans les autres blogs, c'est là que je me sens le plus tranquille pour écrire ce qui me passe par la tête. Et puis c'est beaucoup plus amusant de fragmenter ainsi son être pour le disséminer ça et là.


Cela étant posé, je vais faire part de quelques réflexions nées autour de ces cours.

La première concerne ma joie d'y avoir assisté et ma frustration d'avoir réalisé que j'aurais pu assister au cours de Bonnefoy dans les années 90... si j'avais su à l'époque qui était Bonnefoy.
En octobre (2006), je ne savais même pas que Compagnon avait été nommé au Collège de France. Je cherchais son adresse sur Google dans l'intention de lui demander les horaires de ses cours à la Sorbonne et l'autorisation d'y assister en auditeur libre. Mon engouement pour ce professeur datait de la lecture des Antimodernes, lecture elle-même due à une critique d'Enthoven dans Le Point en avril-mai 2005. Avant cette date, je ne connaissais pas Antoine Compagnon. À quoi tiennent les choses.
Sensation de hasard et d'inéluctable, donc, comme souvent en ce qui concerne mes rapports à la littérature: inévitable et par hasard.

Ma deuxième réflexion est une sorte de méditation sur le décalage entre les cours d'Antoine Compagnon et ceux de la plupart des intervenants: les cours d'Antoine Compagnon se suivent avec une déconcertante facilité, comme une promenade au cours de laquelle un guide tendrait le bras pour montrer tels fleur ou détail architectural sous nos yeux et que nous n'aurions pas vus sans lui. Rien d'extraordinaire, rien de difficile, et pourtant émergent une nouvelle organisation, un nouveau sens, une capacité à voir, à lier des extraits et des notions: le grand professeur serait celui qui nous rend attentif aux détails, qui nous apprend et nous encourage à ne repousser aucune réflexion, aucune remarque, même humble, même bête, même qui-va-sans-dire. Rien ne va jamais sans dire.
Les séminaires, en revanche, à l'exception de ceux de Tadié et Rey (je laisse Sollers de côté, comme une bizarre anomalie, pas désagréable d'ailleurs parce que anomalie), ont été très difficiles à suivre. J'ai parfois failli abandonner la prise de notes: trop rapide, trop difficile, pas de table, plus d'entraînement... Souvent, ce n'est qu'en transcrivant mes notes ici, puis en les relisant tant bien que mal, que j'ai compris l'organisation de ce que j'avais entendu, la démonstration vers laquelle était tendu tout cela. Est-ce dû à la nature même du séminaire, à un manque d'expérience des intervenants, à leur désir de trop bien faire? Je ne sais.

Je vais distribuer des appréciations: l'intervenant que j'ai préféré est Anne Simon, sans doute parce qu'elle a parlé de philosophie, de Merleau-Ponty qui m'est cher, et à cause de sa phrase «Proust, notre plus grand auteur comique», qui est si vraie et si drôle, et que je n'ai même pas citée dans mes notes... (heureusement, je l'ai retrouvée dans le billet de sejan).
Le sujet que j'ai préféré est sans doute «L'effacement d'une source flaubertienne», l'illustration de l'éclatement des brouillons dans le texte définitif et la découverte que toute la fin de La Recherche n'est finalement qu'une hypothèse.

Si je repense aux cours eux-mêmes et me demande ce qu'ils ont laissé en moi, j'ai aussitôt l'impression d'un grand blanc: mais que s'est-il passé durant ses quatorze semaines? Si je fais défiler les billets du blog, tout me revient par bribes. Certains points étaient pour moi évidents, le roman comme espace de promenade ou d'exploration, par exemple, d'autres étaient familiers, le roman comme lieu de mémoire (mais c'est parce que je connaissais Frances Yates), d'autres notions étaient nouvelles et ou mais évidentes (ces choses que l'on sait sans les avoir jamais formulées): l'importance des cathédrales, «l'air de famille», l'aspect profanatoire du roman qui ne sauve rien ni personne, d'autres enfin ont été des découvertes totales, en particulier les références à Baudelaire, Flaubert, Balzac, Joubert, l'inscription du roman dans une tradition littéraire alors que je le pensais un ovni, sans racine ni précédent. J'ai été, puérilement, heureuse de retrouver certains noms, Weinrich, Curtius, Auerbach, et de savoir que même non lus, leurs livres m'attendaient dans ma bibliothèque, d'autres noms, Riffaterre en particulier, m'étaient inconnus, et si je cite Riffaterre, c'est que la notion d'«intertextualité aléatoire» m'a beaucoup plu.

«Intertextualité aléatoire», allusions nouées par le lecteur en toute indépendance de l'auteur, comment ne pas songer à Pale Fire? La lecture reste un jeu de passe-passe.

J'ai passé beaucoup de temps sur ces notes à retrouver les références des citations. Il y avait là de la coquetterie, de la maniaquerie, le souci de mettre en ligne un outil réellement utile; c'était également l'occasion de me familiariser avec l'organisation de La Recherche. Ce fut l'occasion de découvrir les textes critiques de Proust.

Comment expliquer le soulagement et la reconnaissance éprouvés il y a quelques jours, mardi je crois, en parcourant du regard l'article de Proust sur Flaubert? Une envie de pleurer, un soulagement indicible, un peu de colère aussi, toujours cette phrase: «Mais pourquoi ne pas l'avoir dit plutôt, pourquoi n'ai-je pas appris cela?»
(Cela doit paraître exagéré, je peux difficilement expliquer ce désir de comprendre ce qui se passe. C'est pour cela, par exemple, que j'affectionne ce genre de billet, même si je n'ai aucune idée de ce qu'est un mi bémol (à l'oreille, je veux dire). Réussir à cerner au plus près d'où viennent, où naissent, les impressions, qu'est-ce que je sens, pourquoi, réussir à voir ou à entendre le moment où une phrase, littéraire ou musicale, bascule, sur quel mot, sur quelle note, est une obsession comme une autre, je suppose.)
Flaubert est un grand styliste, phrase répétée à l'envi, qui à mon sens ne veut strictement rien dire. Quid de l'ennui suscité par Flaubert, quid de l'insupportable ennui, qui m'a fait abandonner deux fois déjà la lecture de La Tentation de Saint Antoine, qui m'a fait comprendre, à la lecture de Salambô, que la littérature n'avait pas à être "intéressante" (ce qui est totalement faux, bien sûr, mais cependant... Je reste désormais surprise qu'un grand livre puisse ne pas être ennuyeux, et je crois que c'est le même préjugé qui éloignent de nombreuses personnes de la littérature: la faute à Flaubert).
Je découvre donc l'article de Proust sur Flaubert:

Et il n'est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu'elles sont sans précédent dans la littérature.

Je ne rêve pas, ce que Proust est en train d'écrire, c'est qu'on s'ennuie. Quel soulagement, il est possible désormais de l'écrire, Proust nous couvre. Je continue ma lecture:

Laissons de côté, je ne dis même pas les simples inadvertances, mais la correction grammaticale ; c'est une qualité utile mais négative (un bon élève, chargé de relire les épreuves de Flaubert, eût été capable d'en effacer bien des fautes). En tout cas il y a une beauté grammaticale, (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.) qui n'a rien à voir avec la correction. C'est d'une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. Sans doute cette beauté pouvait tenir parfois à la manière d'appliquer certaines règles de syntaxe. Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu par exemple: «Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus; il était terrible dans la colère; elle le rendait cruel.» Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n'était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu'en permettant de faire jaillir du coeur d'une proposition l'arceau qui ne retombera qu'en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l'étroite, l'hermétique continuité du style. Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l'emploi du pronom personnel. Mais dès qu'il n'a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes. Ainsi dans la deuxième ou troisième page de L'Education sentimentale, Flaubert emploie «il» pour désigner Frédéric Moreau, quand ce pronom devrait s'appliquer à l'oncle de Frédéric, et quand il devrait s'appliquer à Frédéric pour désigner Arnoux. Plus loin le «ils» qui se rapporte à des chapeaux veut dire des personnes, etc. Ces fautes perpétuelles sont presque aussi fréquentes chez Saint-Simon. Mais dans cette deuxième page de L'Education, s'il s'agit de relier deux paragraphes pour qu'une vision ne soit pas interrompue, alors le pronom personnel, à renversement pour ainsi dire, est employé avec une rigueur grammaticale, parce que la liaison des parties du tableau, le rythme régulier particulier à Flaubert, sont en jeu: «La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
«Des arbres la couronnaient», etc.

Voilà, tout y est: la beauté du style, les tournures fautives, l'explication exacte de ce qui se passe: «Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l'emploi du pronom personnel. Mais dès qu'il n'a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes.», suivi d'exemples.
De même les cours et séminaires de cette année m'auront été précieux pour ce qu'ils auront éclairé du style proustien, les analyses d'Annick Bouillaguet sur la construction de la phrase proustienne m'ont fait prendre conscience des caractéristiques concrètes de cette phrase (car lorsqu'on a dit qu'elle était longue, on n'a pas dit grand chose). (Et j'ai trouvé très drôle qu'elle évoque la possibilité que Proust se pastiche lui-même par moments: mais oui, bien sûr, cela expliquerait cette indéfinissable impression que Proust en fait trop par endroits. Il faudrait chercher des exemples).

J'attends des cours, des livres critiques, qu'ils me montrent et m'expliquent ce qui depuis toujours est devant moi. Je n'ai pas été déçue.

séminaire n°13 : Kazuyoshi Yoshikawa, Du "Contre Sainte-Beuve" à "La recherche du temps perdu"

Ce fut un séminaire très difficile. Cette fois-ci l'intervenant ne parlait pas trop vite, mais son exposé était si technique, chaque phrase ayant son importance, que prendre des notes était une gageure. Heureusement je bénéficie à nouveau d'un enregistement ainsi que du support des citations qu'il a fait distribuer en début de cours.
La question posée était la suivante: faut-il lire dans Contre Sainte-Beuve l'origine ou une origine d'À la Rechercher du temps perdu ou ne doit-on le considérer que comme une œuvre purement critique? La thèse défendue par Yoshikaya est que le Contre Sainte-Beuve fait en quelque sorte partie intégrante du roman car la dimension "critique de la littérature" est inséparable du roman. L'exposé de Yoshikawa consistera à étayer cette hypothèse, pas à pas, preuve à preuve.

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Antoine Compagnon présente Kazuyoshi Yoshikawa :
Lorsque j'ai commencé à travailler sur les manuscrits de Proust à la Bibliothèque nationale en 1981, il n'y avait que quelques manuscrits entrés à la bibliothèque dans les années 1960 et il n'y avait que quelques travaux sur ses manuscrits. Le travail qui faisait autorité, celui qui était le plus impressionnant par sa qualité et sa précision était le travail de Kazuyoshi Yoshikawa. Il avait soutenu sa thèse en 1976 sous la direction de Michel Raimond, thèse intitulée étude sur la genèse de la Prisonnière d'après des brouillons inédits. Je l'ai lue au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale.
Kazuyoshi Yoshikawa appartient à cette grande école de proustiens japonais qui s'est mise à travailler dans les années 70. je dois citer deux noms, celui de Yoshikawa, mais je ne peux pas ne pas citer l'autre nom, qui est celui de Jo Yoshida qui avait également fait une thèse avec Michel Raimond. Malheureusement Yoshida est décédé il y a peu de temps, je n'aurais pas manqué de l'inviter ici. Donc voilà l'un des très grands proustiens japonais; il y en a beaucoup d'autres, de plus jeunes, de la nouvelle génération, vous en avez entendu un la semaine passée, ils sont nombreux.
Il faut aussi citer le grand travail fourni par Yoshikawa, indispensable à tout proustien, qui est un Index général de la correspondance de Marcel Proust, ouvrage monumental publié en 1998 aux presses de l'université de Kyoto. On le trouve dans les bonnes bibliothèques, il a été distribué par Plon en France. C'est un travail dont Kazuyoshi Yoshikawa a pris l'initiative et qui a été mené par une équipe importante de chercheurs japonais. Ces dernières années il a écrit notamment des articles qui sont allés vers la peinture; je ne sais plus si c'est l'année dernière ou il y a deux ans, comme professeur associé à la Sorbonne il donnait des conférences qui portaient sur la peinture. Je voudrais aussi signaler qu'il est également un traducteur important, il a traduit notamment la grande biographie de Jean-Yves Tadié. Il a d'autres traductions en cours et Kazuyoshi Yoshikawa est maintenant professeur à l'université de Kyoto où il a justement repris le poste de Jo Yoshida.

Son titre aujourd'hui est «Du Contre Sainte-Beuve à La Recherche du Temps perdu».

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Je vous remercie pour cette très aimable présentation, un peu trop élogieuse. [A-t-il fait une petite grimace? La salle rit.]

Avant la rédaction de La Recherche du Temps perdu, Proust s'était consacré, on le sait, à une œuvre inachevée, Contre Sainte-Beuve. Son chapitre sur la méthode de Sainte-Beuve a été considéré dans les années 60 comme l'un des textes précurseurs de la nouvelle critique, dans lequel Proust condamne la méthode biographique de Sainte-Beuve en se fondant sur la thèse selon laquelle un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies. Il a également mis en valeur les fragments sur Nerval, sur Balzac, sur Baudelaire, écrivains contemporains qu'avait méconnu Sainte-Beuve. Mais la structure globale du Contre Sainte-Beuve reste encore énigmatique, même pour les meilleurs spécialistes de Proust. Nous en avons deux éditions, fort différentes, celle de Bernard de Fallois publiée en 1954 et reprise dans la collection "Folio essais", et celle de Pierre Clarac publiée en 1971 pour la bibliothèque de La Pléiade.

Fallois ayant découvert, déchiffré et classé les manuscrits des premiers cahiers de Proust avait incorporé dans son édition non seulement les fragments critiques sur Sainte-Beuve et sur ses contemporains mais aussi les morceaux romanesques qui seraient finalement intégrés dans le futur roman. Quant à Clarac, jugeant chimérique l'idée que le grand roman soit sorti d'un essai critique, il a exclu tous les brouillons romanesques de l'époque. Selon lui, les fragments romanesques étant directement destinés à La Recherche, une œuvre à la fois critique et romanesque n'a jamais existé. Le problème est que dans les premiers chapitres, numérotés 1 à 7 par la Bibliothèque nationale et écrits vraisemblablement à la fin de 1908 et dans les six premiers mois de 1909 se trouvent à la fois des fragments destinés à un essai critique sur Sainte-Beuve et des esquisses romanesques qui seront intégrés à la future Recherche. A cela s'ajoutent les cahiers 31, 36 et 51 de la même époque bien qu'ils ne contiennent aucun fragment de critique littéraire. Selon que ces fragments critiques et romanesques seront considérés comme indissociables ou non, la vision globale du Contre Sainte-Beuve s'avèrera toute différente, ainsi que l'interprétation de la genèse de La Recherche du Temps perdu.

prose ou vers, critique ou fiction

Proust avait longtemps été tiraillé entre un idéal romanesque difficile à réaliser et un travail de critique littéraire qu'il jugeait secondaire. Cette hésitation sur forme littéraire à adopter, on la retrouve lorsqu'il confie le projet d'un article sur Sainte-Beuve dans une lettre en décembre 1908: «Je vais écrire quelque chose sur Sainte-Beuve. J'ai en quelque sorte deux articles dans ma pensée. L'un est un article de forme classique, l'autre débuterait par le récit d'une matinée, maman viendrait près de mon lit et je lui raconterais un article que je veux faire sur Sainte-Beuve.»
Proust écrit en effet de deux façons dans les cahiers consacrés au Sainte-Beuve. On y trouve écrit sous forme classique le chapitre sur la méthode de Sainte-Beuve ainsi que les fragments sur Nerval, sur Flaubert, tandis que les chapitres concernant Balzac et Baudelaire sont entièrement rédigés sous forme d'une conversation avec maman. Cette hésitation semble suivre l'écrivain qui la reprend dans son carnet 1 avec une formule révélatrice, «ce qui me console» :

Ce qui me console c'est que Baudelaire a fait les poèmes en proses et les Fleurs du Mal sur les mêmes sujets, que Gérard de Nerval a fait en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII, le myrte de Virgile etc. En réalité ce sont des faiblesses, nous autorisons en lisant les grands écrivains les défaillances de notre idéal qui valent mieux que leur œuvre.
(Carnet 1, f 13 v°; Carnets, éd. Florence Callu et Antoine Compagnon, p.54)

Chez Baudelaire, on trouvera facilement le même sujet dans les Fleurs du Mal et dans Les petits poèmes en prose. Proust en cite lui-même un exemple dans un fragment consacré à Sainte-Beuve et Baudelaire.

[...] dans Baudelaire nous avons un vers : Le ciel pur où frémit l'éternelle chaleur [«La Chevelure»] et dans le petit poème en prose correspondant : un ciel pur où se prélasse l'éternelle chaleur [«Un Hémisphère dans une Chevelure»].
(Cahier 5, f°9 r°; CSB, 235)

Bien que les citations de Proust soient approximatives, Baudelaire a bien traité un même sujet tantôt en vers, tantôt en prose. Dans la citation n°1, Proust fait remarquer que Nerval a fait «en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII»: Nerval évoque en effet dans son poème «Fantaisie» un château de briques sous Louis XIII, mais dans Sylvie, il n'y a aucune allusion au château Louis XIII, et Proust l'a sans doute confondu, puisqu'aucun autre château n'y figure, avec un château du temps de Henri IV. Chez Nerval, dit Proust, ses vers et ses nouvelles ne sont que des tentatives différentes pour exprimer la même chose. Le génie vraiment déterminé créerait sa forme d'art en même temps que sa pensée, mais chez Baudelaire ainsi que chez Nerval, je cite Proust : «La vision intérieure est bien certaine, bien forte. Mais, maladie de la volonté ou manque d'instinct déterminé, prédominance de l'intelligence qui indique plutôt les voies différentes qu'elle ne passe en une, on essaye en vers, puis pour ne pas perdre la première idée on fait en prose, etc.».
Ce que représente le vers et la prose pour un poète, ce sont, me semble-t-il, la fiction et la critique pour un romancier. Proust avait dû trouver dans cette hésitation des deux poètes une sorte de consolation à sa propre incertitude.

Je voudrais montrer qu'aux fragments sur Nerval, Balzac et Baudelaire et aux remarques de Proust sur ses trois précurseurs littéraires correspondent et font pendant des morceaux romanesques mis en place dans les brouillons du Contre Sainte-Beuve.

Nerval et la nuit d'insomnie

Les morceaux sur Sylvie destinés au Contre Sainte-Beuve se trouvent dans les cahiers 5 et 6 rédigés vraisemblablement entre février et juin 1909. Proust y critique, plutôt que Sainte-Beuve qui avait méconnu Nerval, la lecture traditionaliste de Sylvie manifestée dans le discours de réception à l'Académie française prononcé par Maurice Barrès en janvier 1907 que Proust cite mot à mot, dans le Jean Racine de Jules Lemaître publié en 1908 et dans l'article d'André Hallays, Adriana, publié le 10 juillet 1908 dans le Jounal des débats. C'est un traditionalisme qui consiste à voir dans Sylvie la peinture naïve de la douce Ile-de-France tandis que Proust songeant à la folie de Nerval met en valeur les rêves et les souvenirs nervaliens visibles en particulier dans les tableaux aux couleurs irréels de Sylvie.
Sylvie est un récit dont le héros — qui dis "je" comme celui de La Recherche — hanté par l'image d'une jeune fille adorée dans sa jeunesse retourne à Loisy, pays de ses souvenirs. Ce retour au passé est motivé, comme l'explique Proust, par les souvenirs de jeunesse que le héros se remémore dans son lit, je cite: «Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état [...] permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d'une longue période de la vie.»
Poussé par ses souvenirs, le héros prend un fiacre, et d'après Proust :

[...] tout en allant en cahotant vers Loisy, [il] se rappelle et raconte. Il arrive après cette nuit d'insomnie, et ce qu'il voit alors, pour ainsi dire détaché de la réalité par cette nuit d'insomnie, par ce retour dans un pays qui est plutôt pour lui un passé qui existe au moins autant dans son cœur que sur la carte, est entremêlé si étroitement aux souvenirs qu'il continue à évoquer, qu'on est obligé à tout moment de tourner les pages qui précèdent pour voir où on se trouve, si c'est présent ou rappel du passé.
(Cahier 5, f° 14 r°; CSB, 238)

Ce qu'il faut noter c'est que cette nuit où le héros «se rappelle et raconte», Proust l'appelle deux fois «cette nuit d'insomnie». Proust se servira de la même appellation, «nuit d'insomnie», pour évoquer la scène nocturne au cours de laquelle il revoie ses chambres, au début de "Nom de pays: le nom", troisième partie du Côté de chez Swann:

Parmi les chambres dont j'évoquais le plus souvent l'image dans mes nuits d'insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray [...] que celle du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec.
(RTP, I, 376)

Cette appellation joue pour l'écrivain, noyé dans cette nuit nervalienne, la même fonction de réminiscence qu'il développera au début de son futur roman. Nul doute que le chef d'œuvre de Nerval a joué un rôle primordial dans l'avènement de La Recherche. Si Proust a souligné la fonction de réminiscence remplie par cette nuit d'insomnie dans Sylvie, c'est qu'il écrivait dans le même temps et à plusieurs reprises de pareilles scènes nocturnes pour le préambule de son Contre Sainte-Beuve. Prenons comme preuve la coexistence dans le cahier 5 de deux brouillons romanesques consacrés à la nuit d'insomnie occupant les feuillets de quatre rectos de 54 verso à 109 verso et une l'analyse de Sylvie occupant dans le même cahier les feuillets 6 recto à 18 recto [NB: je ne suis pas sûre des numéros de feuillets, je les cite donc en italique]. L'écrivain a ainsi utilisé le même cahier 5 pour rédiger à la fois un échantillon de sa propre nuit romanesque dotée de réminiscences et un morceau théorique sur la nuit nervalienne, analyse de Sylvie. Le récit d'une matinée précédée d'une nuit d'insomnie n'est pas pour Proust un simple préambule du Contre Sainte-Beuve mais constitue une série d'exemples de sa propre création romanesque.

Balzac et les personnages proustiens

Si les premiers cahiers de Proust consacrés au ¢ontre Sainte-Beuve paraissent fort disparates au premier abord, c'est qu'il les a remplis de fragments à la fois théoriques et romanesques tout en les complétant les uns pour les autres. Certes les fragments sur Nerval n'étant pas écrits sous la forme d'une conversation avec sa mère, on les rattache difficilement au récit romanesque du Contre Sainte-Beuve. Mais dans les deux longs morceaux consacrés à Sainte-Beuve et Balzac et rédigés dans le cahier 1, on trouve constamment le pronom "tu" qui désigne la mère du narrateur:

Un des contemporains qu'il a méconnus est Balzac. Tu fronces le sourcil. Je sais que tu ne l'aimes pas.
(Cahier 1, f° 54 r°; CSB, 263)

Claude ? avait proposé pour la rédaction de ce cahier 1 la date de mars 1909, mais comme je l'ai montré ailleurs, la rédaction principale de Sainte-Beuve et Balzac doit être située plutôt vers mai 1909. Si le pastiche de l'œuvre de Balzac publié en février 1908 était pour Proust un exercice romanesque consistant à représenter un morceau imaginaire de La Comédie humaine, ce fragment de mai 1909 pourrait être considéré comme un éclaircissement théorique du monde balzacien. Pour analyser le style de Balzac et le langage de ses personnages, Proust a recours non seulement aux principaux romans de La Comédie humaine, mais encore à des lettres adressées à Mme Hanska et à la sœur de l'écrivain.
En plein milieu de cet essai critique sur Balzac, on voit une brusque apparition de personnages centraux du futur roman proustien. Le comte, le marquis de Guermantes, sa tante Mme de Villeparisis, Mme de Cardaillec, etc. Ce qui me paraît capital à cet égard, c'est que le nom de Guermantes apparaît pour la première fois dans la correspondance de Proust dans une lettre adressé à ? en mai 1909: «Savez-vous si Guermantes, si le nom de comte ou de marquis de Guermantes était un titre de parents de Paris et s'il est entièrement éteint et à prendre pour ?» Cette date de 1909 coïncide exactement, comme on l'a constaté, avec l'apparition des Guermantes dans un essai critique sur Balzac.

On sera peut-être surpris par cette brusque apparition romanesque dans les pages de critiques sur Balzac. Mais tous ces personnages ont pour rôle de jouer chacun un type de lecteur qui met sur le même plan la fiction et la réalité. La marquise de Cardaillec, par exemple, veut restaurer dans la ville d'Alençon le décor de La vieille Fille, tout un monde imaginaire issu de ce roman de Balzac. A propos de cette jeune marquise, le narrateur du Contre Sainte-Beuve dit:

Le lecteur de Balzac sur qui son influence se fit le plus sentir fut la jeune marquise de Cardaillec, née Forcheville. Parmi les propriétés de son mari, il y avait à Alençon le vieil hôtel de Forcheville, avec une grande façade sur la place comme dans Le Cabinet des antiques, avec un jardin descendant jusqu'à la Gracieuse comme dans La Vieille Fille.
(Cahier 1, f° 20 r°; CSB, 293)

Le narrateur se déclare un peu déçu de cette idolâtrie et ajoute ceci:

Quand j'avais appris que Mme de Cardaillec habitait à Alençon l'hôtel de Mlle Cormon ou de Mme de Bargeton, de savoir qu'existait ce que je voyais si bien dans ma pensée m'avait donné une trop forte impression pour que les disparates de la réalité puissent la reconstituer.
(Cahier 1, f° 19 r°; CSB, 294)

Ce qui nous paraît intéressant du point de vue de la genèse des personnages proustiens, c'est un commentaire du narrateur sur l'origine de Mme de Cardaillec.

Les personnes peu au courant voyaient dans cette pieuse restitution de ce passé aristocratique et provincial un effet du sang Forcheville. Moi, je savais que c'était un effet du sang Swann, dont elle avait perdu le souvenir, mais dont elle avait hérité l'intelligence, le goût [...].
(Cahier 1, f 18 r°; CSB, 294)

Pierre Clarac, l'éditeur de ce passage, y voit une incohérence de la part de Proust, je cite: «Si cette jeune marquise est du sang Swann, comment est-elle née Forcheville?» Mais il aurait fallu bien lire que «Mme de Cardaillec qu'on croyait née Forcheville» était en réalité du sang de Swann. Si je ne me trompe, la marquise de Cardaillec est un prototype de Gilberte, car celle-ci est elle aussi née Swann, devenue Mlle de Forcheville à la suite du remariage d'Odette et marquise de Saint-Loup. le personnage de Gilberte a donc été créé par Proust par sa lecture passionnée, idôlatre même, de Balzac, comme un personnage tenant son idolâtrie du sang de Swann et les silhouettes à peine formées dans les premiers brouillons vivent désormais leur propre vie pour devenir des personnages du futur roman.

Si les nuits d'insomnie qui ouvrent La Recherche sont issues des nuits de Nerval, ses principaux personnages ont largement leur origine dans les romans de Balzac. Mais ce n'est pas tout. A ces morceaux du cahier 1 consacrés à Balzac s'ajoute un fragment de deux pages du cahier 4 en tête duquel court une note «à ajouter au Balzac de M. de Garmantes.» Dans ce fragment manuscrit où on lit partout "Garmantes" — six occurrences, comme l'a indiqué Claude ? dans son article sur les deux versions anciennes des côtés de Combray — et non pas "Guermantes", le son donné par l'édition Pléiade. Le narrateur dit:

Quand je vois M. Faguet dire dans ses Essais de critique [...] que dans Le Père Goriot tout ce qui se rapporte à Goriot est de premier ordre et tout se qui se rapporte à Rastignac du dernier, je suis aussi étonné que si j'entendais dire que les environs de Combray étaient laids du côté de Méséglise mais beaux du côté de Garmantes.
(Cahier 4, fos 50 r°-51 r°; CSB, 295).

Cette curieuse allusion aux deux côtés de Combray serait incompréhensible si ce fragment sur Balzac ne s'incorporait pas à un ensemble romanesque déjà largement construit. A l'inverse, l'allusion romanesque intervient ici dans un fragment critique comme le montre cette citation «À ajouter au Balzac de M. de Garmantes». Ce fragment du cahier 4, Proust l'a improvisé dans le même cahier (Cahier 4, fos 49 r°-52 r°) en interrompant un long morceau consacré précisément au côté de Combray (Les deux côtés de Combray, Cahier 4, fos 23 r°-49 r°, 52 v°-65 r°). C'est une des raisons pour lesquelles se trouve dans ce fragment sur Balzac des allusions aux côtés de Combray et aux lectures d'enfance. Cet état du manuscrit nous révèle ici encore que Proust avait rédigé les pages de critique littéraire en liaison étroite avec les pages romanesques de la même époque.

Baudelaire

Comme essai critique sous forme de conversation avec sa mère, on peut citer deux morceaux sur Baudelaire, rédigés vers mai-juin 1909 dans les cahiers 7 et 6 dans l'ordre chronologique. Dans la première moitié rédigée dans le cahier 7, Proust fait remarquer comment Sainte-Beuve a méconnu le plus grand poète du XXe siècle tout en en profitant souvent pour raconter des anecdotes sur la vie du poète. La première étude de synthèse sur Baudelaire fut publiée en 1907 par Eugène et Jacques Crépet. Dans la seconde moitié, rédigée dans le cahier 6, Proust quitte la biographie de Baudelaire pour analyser l'univers poétique des Fleurs du Mal selon une méthode qu'on baptisera plus tard thématique. Contrairement aux fragments relatifs à Nerval et à Balzac, cet essai critique sur Baudelaire n'a apparemment aucun rapport avec les fragments romanesques écrits dans les mêmes cahiers. Dans le cahier 7 se trouvent le salon Verdurin, l'homosexualité du marquis de Quercy, futur baron de Charlus, et dans le cahier 6, l'église de Combray, la lanterne magique, le drame du coucher, etc, qui n'ont aucune parenté thématique avec le fragment sur Baudelaire.
Toutefois dans ces deux cahiers apparaissent des fragments romanesques qui s'emboîtent bien sur le plan narratif avec les fragments sur Baudelaire. Il s'agit de quatre fragments que j'ai notés de A à D ''[sur la feuille distribuée].

A : Cahier 7, fos 10 r°-14 r° (CSB, éd. Fallois, 284-288; NPL, II, CG, 1045-1048)
B : Cahier 6, fos 68 v°-67 v° (Ibid., 288-289; NPL, I, Sw, 738)
C : Cahier 6, fos 71 v°-68 v° (Ibid., 289-291; NPL, I, Sw, 736-738)
D : Cahier 6, fos 7 r°-9 r° (Ibid., 298-300)

Ces fragments évoquent déjà la mère, la grand-mère, Mme de Villeparisis ainsi que Combray et Guermantes. Combray, certes, est considéré comme un brouillon de La Recherche; en effet l'édition de la Pléiade les a présentés séparément comme esquisse soit Du côté de Guermantes, soit Du côté de chez Swann, mais a les lire attentivement, on y aperçoit une unité textuelle cohérente toute indépendante du futur grand roman.
Cette cohérence textuelle me semble suggérer une structure romanesque fort différente envisagée à l'aube des brouillons du Contre Sainte-Beuve. Dans le long fragment A tiré du cahier 7, le héros qui dit "je" rapporte des souvenirs de ses séjours à Guermantes où il a découvert le temps dans les ruines du château. Ce qu'il faut remarquer dans ce fragment A, comme c'était le cas des morceaux consacrés à Balzac et à Baudelaire, c'est un tutoiement constaté à plusieurs reprises et visiblement adressé à sa mère:

[A] [...] Te souviens-tu comme tu recevais avec plaisir les simple cartes si heureuses que je t'envoyais de Guermantes? [...] Je ne t'ai jamais raconté Guermantes. Tu te demandais pourquoi, quand tout ce que j'ai vu, sur quoi tu comptais pour me faire plaisir, a été une déception pour moi [,] Guermantes ne l'a pas été. [...] Ce qui est beau à Guermantes, c'est que les siècles qui ne sont plus y essayent d'être encore; le temps y a pris la forme de l'espace [...] C'est le XIe siècle, avec ses lourdes épaules rondes, qui passe là, furtivement encore, qu'on a muré, et qui regarde étonné le XIIIe siècle, qui se mettent devant lui, qui cachent ce brutal et qui nous sourient.
(Cahier 7, fos 10 r°-11 r°; CSB, éd. Fallois, 284-285; NPL, II, 1046)

C'est un texte qui sera finalement intégré dans la description de l'église Combray occupant un espace à quatre dimension, la quatrième étant celle du temps. Mais ce texte révèle surtout l'existence dans le même cahier 7 et à côté des fragments sur Baudelaire d'un fragment romanesque raconté également à la mère. C'est d'ailleurs ce qu'on peut constater dans le fragment B, la citation 15 racontée dans le cahier 6 et que Fallois avait eu raison de rattacher au fragment A, car le héros y explique à sa mère pourquoi il revient de Guermantes plus vite que prévu:

[B] Mais si tu étais si bien, pourquoi es-tu revenu ? Voilà. Un jour, contrairement à nos habitudes[,] nous avions été faire une promenade dans la journée. A un endroit où nous étions déjà passés quelques jours auparavant et où l'œil embrassait une belle étendue de champs, de bois, de hameaux, soudain à gauche une bande du ciel sur une petite étendue sembla s'obscurcir, puis prendre une consistance, une sorte de vitalité, d'irradiation que n'aurait pas eue un nuage, et enfin cristalliser selon un système architectural, en une petite cité bleuâtre dominée par un double clocher. Immédiatement je reconnus la figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres!
(Cahier 6, fos 68 v°-67 v°, CSB, 288; NPL, I, 738)

Si le héros est revenu de Guermantes, c'est qu'il avait aperçu furtivement le clocher de Chartres. Dans la longue phrase qui commence par l'«étendue des champs» et qui finit par la «figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres!», on reconnaît déjà l'un des traits caractéristiques du style proustien consistant à décrire des impression successives qui flattent l'œil du héros. Mais pourquoi la «figure irrégulière, inoubliable, chérie» du clocher de Chartres était-elle par lui «redoutée»? Pour comprendre cela, il faut lire le fragment [C], la citation 16 qui se trouve dans le même cahier 6 et qui est rédigé cette fois sous la forme d'un récit classique au passé:

[C] Moi je ne voyais au contraire jamais sans tristesse les clochers de Chartres, car souvent c'est jusqu'à Chartres que nous accompagnions Maman quand elle quittait Combray avant nous. Et je voyais[,] et la forme inéluctable des deux clochers m'apparaissait aussi terrible que la gare.
(Cahier 6, f° 69 v°; CSB, éd.Fallois, 291; NPL, I, 737).

Combray se situait dans la Beauce jusqu'à la première édition de 1913, c'est seulement à partir de la seconde édition de 1919 que la ville sera transférée en Champagne en raison de la guerre de 14. Pour revenir à Paris par le train, comme c'était le cas de son modèle, Illiers, il fallait passer par Chartres dont le clocher était pour le jeune héros un symbole de la séparation d'avec sa mère. Quels sont alors les rapports qui existent entre le séjour à Combray rapporté dans le fragments C et le séjour à Guermantes rapporté dans les fragments A et B?
Guermantes, propriété de cette famille aristocratique, se trouvait sans doute aux environs de Combray, tout comme dans le roman imprévu. Alors que le séjour à Combray se situe dans un passé fort lointain, dans l'enfance du héros, l'expérience de Guermantes me semblent être rapportée à sa mère comme un passé tout récent. La phrase du fragment A «quand tout ce que j'ai vu a été une déception pour moi, Guermantes ne l'a pas été» montre que le héros avait déjà éprouvé bien des déceptions dans sa vie. Le héros sans doute assez tard dans sa vie retourne ainsi à Guermantes pour y découvrir le temps qui a pris la forme de l'espace.
Rappelons-nous ici le séjour à Tansonville dans Le Temps retrouvé. Le héros assez âgé y rend visite à Gilberte Swann devenue alors Mme de Saint-Loup. Il s'aperçoit que les deux promenades si opposées de son enfance, du côté de Guermantes et du côté de chez Swann, ne sont pas si incompatibles que cela mais en fait reliées entre elles. La découverte à Guermantes du temps qui a pris la forme de l'espace ne remplissait-elle pas dans les brouillons de 1909 une même fonction que le séjour à Tansonville dans le roman définitif? Ce passage du fragment [B] me semble confirmer cette hypothèse : «un jour contrairement à nos habitudes, nous avions été faire une promenade dans la journée». Cela signifie qu'à Guermantes il se promenait d'habitude dans la soirée, et je ne peux pas ne pas songer à ce passage de La Recherche racontant l'opposition du séjour à Combray et du séjour à Tansonville:

Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c'étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre genre de vie qu'on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu'à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil»
(NPL, Sw, I, 7).

De longues années après l'enfance passée à Combray, où l'on se promenait dans la journée, maintenant on a l'habitude de ne sortir qu'à la nuit: cette situation commune ne suggère-t-elle pas les nouvelles fonctions que remplissent le séjour à Guermantes dans les brouillons de 1909 et le séjour à Tansonville dans Le Temps retrouvé? Dans cette promenade de la journée faite contrairement à ses habitudes, qui accompagnait le héros puisqu'il dit «nous »? S'agissant d'un séjour à Guermantes, l'hôtesse n'était nullement un membre de la famille Swann comme c'est le cas d'un séjour à Tansonville. Pour répondre à cette question, je vous propose de prendre la citation 18:

[D] C'est comme cela que je l'avais vu quand je rentrais des promenades du côté de Guermantes et que tu ne devais pas venir me dire bonsoir dans mon lit, comme cela que je le voyais quand nous l'avions mise en chemin de fer[,] et que je sentais que c'était dans une ville où tu ne serais plus qu'il allait falloir vivre. Alors j'ai eu ce besoin que j'avais alors, ma petite Maman, et que personne ne pouvait entendre, d'être près de toi et de t'embrasser. [...] Et Mme de Villeparisis, qui ne comprenait pas, mais qui sentait que la vue de Combray m'avait remué, se taisait. [...] Cela me fait de la peine, mon pauvre loup, me dit Maman d'une voix troublée, de penser qu'autrefois mon petit avait du chagrin comme cela, quand je quittais Combray. Mais mon loup, il faut nous faire un cœur plus dur que cela; tu étais bien à Guermantes, et tu es revenu pour cela !
(Cahier 6, fos 7 r°-8 r°; CSB, éd. Fallois, 298-299)

Au milieu de ce passage, la mention de Mme de Villeparisis indique clairement qu'elle était l'hôtesse à Guermantes. Si le héros est revenu à Paris alors qu'il «était bien à Guermantes», c'est qu'il s'était rappelé que sa mère ne viendrait pas lui dire bonsoir quand il rentrerait de longues promenades du côté de Guermantes.

Mais l'origine de sa tristesse est divergente entre les fragments B et C, le clocher de Chartre, et le fragment D, la ville de Combray. Malgré une contradiction inévitable dans ce genre de brouillon sur ce qui rappelait au héros la séparation d'avec sa mère, les quatre fragments A à D racontant le séjour à Guermantes s'avèrent très tôt constituer une histoire cohérente.
Chose importante, le tutoiement réitéré dans ses fragments et visiblement adressé à la mère du héros ressemble particulièrement à celui que nous avons constaté dans les fragments consacrés à Balzac et à Baudelaire, et ces quatre fragments du retour à Guermantes se trouvent rédigés dans les cahiers 7 et 6 à côté des morceaux consacrés à Baudelaire. Ne faudrait-il pas supposer alors que la conversation matinale avec la mère contre Sainte-Beuve contenait non seulement les morceaux sur Balzac et sur Baudelaire mais aussi ces fragments autour de Guermantes que nous venons d'examiner, sauf bien sûr le fragment C, qui est un récit fragmenté au passé et non pas rédigé sous forme d'une conversation avec la mère. Dans ces conditions, à quel endroit, sous quel récit, faut-il situer ces histoires racontées dans les quatre fragments du retour à Guermantes?

Un roman né au cœur des fragments critiques

Le Contre Sainte-Beuve de 1909 semblait épouser une structure binaire fortement accentuée d'une part par les nuits d'insomnie et de l'autre par la matinée de la conversation avec la mère. La première partie du récit, consacrée au récit des nuits d'insomnie et inspirée de Sylvie de Nerval, recouvre un vaste panorama de souvenirs, les vacances d'enfance à Combray, les deux côtés de promenade, le portrait de Swann, le salon Verdurin et son habitué Cottard, les membres de Guermantes seulement lecteurs de Balzac et l'homosexualité de Quercy, etc., les épisodes principaux du futur roman qui constituent presque la totalité de la vie du héros sont déjà évoquées dans ces nuits d'insomnie de la première partie du Contre Sainte-Beuve.
A la clôture de ces nuits de réminiscence s'ouvre une matinée de longue conversation avec la mère. Y devaient être intégrés non seulement les morceaux consacrés à Sainte-Beuve, à Balzac, à Baudelaire, etc, mais aussi des fragments sur le séjour à Guermantes accompagné d'une révélation esthétique sur le temps qui a pris la forme de l'espace.
Il s'avère ainsi que les brouillons des premiers cahiers des années 1908 à 1909 sont orientés vers une œuvre unique et globale sans démarcation décelable entre la critique et le roman. Cette structure binaire va fournir à l'écrivain, me semble-t-il, l'occasion de mettre en place à la fois ses propres pratiques romanesques et leurs fondements théoriques. Les nuits d'insomnie romanesques placées au début de cette œuvre devaient être éclairées et justifiées par la revalorisation de la nuit d'insomnie nervalienne. De même, la lecture idolâtre de Balzac chez les Guermantes racontée dans la première partie romanesque s'avérait soumise à la critique du héros dans la conversation sur Balzac dans la seconde partie du Contre Sainte-Beuve.

Ce n'est pas une simple hypothèse de ma part. En août 1909, cette construction binaire du Contre Sainte-Beuve, partie roman et partie critique, se révèle dans une lettre à Alfred Valette, directeur du Mercure de France:

Je termine un livre qui malgré son titre provisoire : Contre Sainte-Beuve, Souvenir d'une Matinée est un véritable roman [...]. Le livre finit bien par une longue conversation sur Sainte-Beuve et sur l'esthétique [...], on verra [...] que tout le roman n'est que la mise en œuvre des principes d'art émis dans cette dernière partie, sorte de préface si vous voulez mise à la fin.
(À Alfred Vallette, août 1909: Corr., IX, 155-156)

Document précieux qui atteste l'existence, sinon achevée, au moins dans l'esprit de l'écrivain, d'un Contre Sainte-Beuve, œuvre à la fois romanesque et théorique. Certes, les brouillons de l'époque étant restés à l'état fragmentaire sans avoir jamais abouti à une rédaction suivie et cohérente, on ne peut pas dire que cette œuvre ait réellement existé, nous savons, par ailleurs, que tous les morceaux n'avaient pas été écrits sous forme d'une conversation avec la mère. Même les morceaux rédigés sous cette forme, sur Balzac, sur Baudelaire, aussi bien que sur le retour à Guermantes, auraient pu paraître trop longs et dépourvus de vraisemblance pour une conversation matinale suivie avec la mère. Il s'agit en fait d'une œuvre rêvée et inachevée que Proust a finalement abandonnée, le récit d'une matinée sur Sainte-Beuve.

Il n'y a qu'un pas à franchir, me semble-t-il, pour passer de ce Contre Sainte-Beuve, récit dont le héros, après bien des péripéties remémorées, finit par écrire un essai critique Contre Sainte-Beuve, à La Recherche du temps perdu, récit dont le héros a bien écrit un roman sur sa propre vie. Si la partie critique mise en avant du Contre Sainte-Beuve est remplacée par une esthétique sur son propre roman, on sera dès lors en présence d'A la recherche du temps perdu. Les choses se sont ainsi déroulées. De 1909 à 1910, les essais critiques sur Sainte-Beuve s'effacent peu à peu dans les cahiers de Proust au profit de morceaux romanesques qui s'y amplifient en un roman. Cependant, même après la disparition de cette pratique critique, cette analyse du grand roman n'en reste pas moins justifiée par les théories littéraires formulées vers 1909 contre Sainte-Beuve. Par exemple, les souvenirs involontaires provoqués par la nuit d'insomnie et placés au début du roman ne restent-ils pas toujours justifiés par le critique littéraire Proust qui s'était inspiré de la même fonction de réminiscence découverte en 1909 dans Sylvie de Nerval.

Ainsi, ne pourrait-on pas considérer A la recherche du temps perdu comme un vate panorama mis en action de la critique littéraire, chaque épisode romanesque ayant ses fondements théoriques? Même si l'on s'attache seulement à Combray, depuis la lecture à haute voix par la mère de François le Champi, exemple de la première déception littéraire dans l'enfance jusqu'au snobisme littéraire de Legrandin, symbole de la lecture idôlatre de Balzac qui serait justement l'objet d'une mise en garde dans le fragment du Contre Sainte-Beuve en passant par la lecture de Bergotte, qui évoque Anatole France, idole de la jeunesse qu'il faut savoir dépasser et les pastiches des Lettres de Mme de Sévigné transformées en paroles prononcées par la grand-mère, tous les épisodes du roman n'ont-ils pas été inventés et mis en place par le critique littéraire Proust, à l'instar de ces études littéraires approfondies lors de la rédaction du Contre Sainte-Beuve? Le roman de Proust ne s'est-il pas écrit sur une vaste assimilation, et sur une critique aussi, de plusieurs œuvres de ces prédécesseurs? Ce processus, qui va de la réception à la création me semble inscrit dans ces mots de Proust sur l'idolâtrie artistique: «Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond, c'est notre pensée elle-même que nous mettons avec la sienne au jour.»[1]

Certes Proust a vivement critiqué l'idolâtrie artistique qui empêche souvent la vraie création, mais sans adoration il n'y aurait pas de vraie création; je serais tenté d'y voir une voie indispensable à la naissance d'A la recherche du temps perdu. Après l'abandon de son premier roman, Jean Santeuil, et avant la rédaction de La recherche, qui débute vers 1909, Proust s'était consacré à plusieurs travaux relevant plutôt de la critique littéraire: la traduction, l'annotation de Ruskin, de 1900 à 1906, les pastiches de grands écrivains du XIXe siècle au début de 1908 et des critiques sur Sainte-Beuve et ses contemporains de 1908 à 1909. Ce sont des travaux que Proust lui-même avait considéré comme secondaires, il les a dépassés vers 1909 pour accéder à son roman, à son travail idéal rêvé depuis l'abandon de Jean Santeuil.
J'ai longtemps pensé ainsi tout comme la plupart des auteurs, des chercheurs sur Proust. Mais comment expliquer alors le fait que soient nés et se soient développés des fragments romanesques dans les premiers carnets de Proust en même temps que les essais critiques et s'inspirant plutôt de ses travaux originellement considérés comme secondaires. Je ne peux pas être indifférent à cet égard au sort de Jean Santeuil que l'écrivain avait abandonné vers 1899, au bout de cinq ans à l'état de fragments inachevés. La véritable cause de l'échec de cette première tentative romanesque de Proust ne réside-t-elle pas peut-être dans le manque de bases critiques et théoriques nécessaires à l'œuvre pour prendre son ampleur?

Pierre Clarac jugeant contraire à la vraissemblance l'idée que le grand roman soit sorti d'un critique littéraire a établi son édition de Contre Sainte-Beuve uniquement avec les essais critiques de l'époque. Mais je vois dans ce Contre Sainte-Beuve, dans cette œuvre étrange, à la fois romanesque et technique, l'origine de La Recherche, une sorte d'essai critique romancé, synthèse du récit et de la critique, du récit qui se veut miroir de sa propre théorie.


La version de sejan.

Notes

[1] préface de La Bible d'Amiens de John Ruskin

Dernier cours : bilan et prétéritions

Voici le dernier cours de cette session.
Je rappelle le rappel, que je n’ai pas rappelé depuis le 2 février :
- il s'agit d'une prise de notes renarrativisées: les tournures employées, et notamment fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, les notes sont parfois décousues lorsque je n'ai pas noté les transitions. Tout ce que j'écris pourra/devra être confronté aux enregistrements disponibles sur le site du Collège de France.
- Cela peut être également confronté aux compte-rendus de sejan. Nous avons pris le parti de ne nous lire qu'après nos propres transcriptions.
- J'utilise ce texte en ligne, l'édition de la Pléiade de 1954 (notée "Clarac") et la table de transcription Clarac/Tadié de Tlön.

                                            ***

Bilan des rapports professeur/auditoire

C’est aujourd’hui le dernier cours et je voudrais d’abord dire quelques mots pour vous remercier. Vous avez été des auditeurs nombreux, assidus et attentifs. J’ai été un peu surpris par la demande intense de littérature, elle était insoupçonnée de moi. Dans ma leçon inaugurale je m’inquiétais pour l’état de la littérature, vous m’avez démontré que j’avais tort.
La semaine dernière, nous avons vu que Proust opposait les cours froids donnés au Collège de France à la communion des grands-messes des cathédrales. Par votre silence et votre dévotion quasi-religieuse vous lui avez donné tort. [la salle rit].
Je vous disais aussi que ces cours ont été pour moi l’apprentissage de la liberté: pas d’examen de fin d’année, pas de bibliographie à donner, de programme à respecter, d'état de la question à établir. J’avais prévu un certain nombre de cours introductifs à quelques notions de base, je les ai d’abord retardés puis annulés car ils m’ont paru inutiles.

Vous avez remarqué que je préparais mes cours au fur à mesure. Je me suis laissé guider par un fil capricieux puisqu’il s’agit d’un roman capricieux qui illustre et exprime la dimension spatiale de la littérature et de la mémoire. Nous avons évoqué un jour cet idéal d’hodologie chère à Weinrich, qui voulait que la littérature soit espace de promenade, d'exploration. J’espère vous avoir montré également qu’un bon chercheur est un chasseur.

Je voudrais aborder deux points, deux attentes auxquelles je n’ai pas répondu : d’abord on m’a demandé les références de mes citations, je n’ai pas réussi à m’y astreindre, restant un conférencier traditionnel. J’ai été sur ce point plus traditionnel que mes invités qui ont distribué des feuilles de références ou même utilisé power point. D’autre part, certains ont exprimé une frustration, ils espéraient un dialogue à la fin des séminaires, et je l’avais effectivement promis. Mais au début des séances je ne savais pas que vous seriez si nombreux, et les séances se sont de fait transformées en seconde heure de cours.

Enfin, j’ai appris par le vieux téléphone arabe qu’il y a au moins deux auditeurs qui donnent des compte-rendus sur internet, ce qui est un autre lieu pour le débat. J’ai résisté à la tentation d’aller les lire car j’ai craint d’être influencé. Que ces personnes soient remerciées.


Je vais avancer aujourd’hui un peu par prétérition, car j’ai le sentiment de n’avoir fait qu’effleurer un certain nombre de sujets. Je vais ouvrir quatre ou cinq sujets qui auraient mérité chacun une heure de cours.

La littérature à rebours

Nous avons vu que le classissisme de Proust n’était ni scolaire ni naturaliste ni puriste, un autre classissisme que celui de Brunetière ou Lanson ou Gide à la NRF. En 1920 Jacques Rivière a écrit un article important sur Proust et la tradition classique. Quelle est cette autre tradition classique? Il s’agit d’un classissisme impur, complexe, ouvert, en expansion, cosmopolite, indiscipliné, qui inclut le romantisme et XIXe siècle. Proust tente de déconstruire le clivage entre romantisme et classissisme. On se rappelle Emile Deschanel évoqué lors de la leçon inaugurale, et qui a écrit Le Romantisme des classiques. Racine n’est jamais plus baudelairien que lorsqu’il peint ses héroïnes et Baudelaire racinien quand il décrit "les femmes damnés", avance Proust.
Proust réinvente son XVIIe siècle, sa propre généalogie de classiques.

On lit l’histoire à rebours. Le narrateur évoque le côté Dostoïevski de la littérature classique. Il y a une tradition de mémoire, un parti-pris anti-progressiste, anti-logique, anti-linéaire. Il s’agit de lire le monde du point de vue des effets, non des causes, ainsi que le narrateur l’expose à Albertine :

Il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevsky, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevsky présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés après d'apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire. [1]

Mme de Sévigné, Dostoïevsky, Elstir, cette liste hétérogène plaît à Proust et revient souvent: association entre une épistolière du XVIIe, un romancier russe du XIXe et un peintre imaginaire du XXe siècle. Tout les distingue, l’époque, la langue, le genre, le « média », et cependant, ils ont, comme on l’a déjà vu, «un air de famille» entre ses trois artistes:

[...] Mme de Sévigné est une grande artiste de la même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses. Je me rendis compte à Balbec que c’est de la même façon que lui qu’elle nous présente les choses dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause. […], je fus ravi par ce que j’eusse appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même façon que lui les caractères ?) le côté Dostoïevsky des Lettres de Madame de Sévigné.[2]

Proust est méfiant envers les explications par les causes, comme le montre par exemple cette remarque :

À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevsky raconterait une vie. [3]

Proust insiste beaucoup sur cette dimension hétérochronique de sa démarche littéraire qui donne sa place à l'erreur et à l'illusion. Il ne s’agit pas de l’histoire littéraire des professeurs qui avance des causes vers les conséquences. L'histoire des écrivains procède à rebours, l'œuvre vraiment nouvelle réordonne l’ensemble de la littérature en modifiant les lectures ultérieures des autres romanciers. Après Dostoïevsky, on relit autrement Mme de Sévigné, après Proust on relit autrement Baudelaire.
Cette seconde histoire est composite, enchevêtrée, compliquée, contradictoire. Elle fait surgir des « réminiscences anticipées », des influences à rebours, des plagiats par anticipation, comme dirait Borgès. Proust l’évoque dans Sodome et Gomorrhe pour se moquer du progressisme de Madame de Cambremer jeune :

Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait de dire une nouveauté en les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru. Et on allait même chercher, dans un passé isolé, quelques talents indépendants sur la réputation de qui ne semblait pas devoir influer le mouvement actuel, mais dont un des maîtres nouveaux passait pour citer le nom avec faveur. Souvent c’était parce qu’un maître, quel qu’il soit, si exclusive que doive être son école, juge d’après son sentiment original, rend justice au talent partout où il se trouve, et même moins qu’au talent, à quelque agréable inspiration qu’il a goûtée autrefois, qui se rattache à un moment aimé de son adolescence. D’autres fois parce que certains artistes d’une autre époque ont, dans un simple morceau, réalisé quelque chose qui ressemble à ce que le maître peu à peu s’est rendu compte que lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un précurseur; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu.[4]

De même, Flaubert était ravi de retrouver une phrase de Flaubert dans Montesquieu.

Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu par exemple: «Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel.»[5]

Il y a on le voit une conception linéaire de l’histoire et une mémoire qui fonctionne à rebours. Le nouveau influence l’ancien, Poussin réévalué par l'approbation de Degas, Chopin par celle de Debussy.

Peut-être faut-il poser une limite à ces réminiscences anticipées : ne sont-elles pas une construction, un caprice du lecteur? Riffaterre distinguait l'intertextualité obligatoire, dont on trouve des traces explicites dans le texte (l'allusion), et l’intertextualité aléatoire, qui provient de mon propre imaginaire qui fournit des échos que je suis peut-être le seul à reconnaître.
A l'opposé de Riffaterre, Roland Barthes n’hésitait pas à favoriser cet imaginaire personnel; il raconte comment les deux courrières du Grand Hôtel de Balbec lui rappelle Stendhal:

Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n'est pas de lui), j'y retrouve Proust par un détail minuscule. [...] Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Je comprends que l'oeuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, [...] ce n'est pas une «autorité»; simplement un souvenir circulaire.[6]

La rumeur

Une autre prétérition consisterait à envisager d’explorer cette mémoire complexe dans son aspect de rumeur, d’échos, de bruit, la littérature comme bruit de fond, bruit blanc. Il y a un roman américain, White Noise, de Don DeLillo, qui évoque cette saturation de bruits à laquelle nous sommes exposés. C’est un bruit obtenu en combinant toutes les fréquences, de même, si cent ou mille personnes parlent à la fois, notre cerveau n’est plus en mesure de suivre une voix. Tout paraît vacarme ou charivari.

On peut imaginer cette mémoire de la littérature comme superposition de voix, cacophonie. C'est toute la littérature qui bruit dans La Recherche du temps perdu.

Je vais prendre pour exemple cette phrase découverte la semaine passée: «Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les voeux des morts» dit Proust dans La mort des cathédrales. Proust reprenait Barrès citant Auguste Comte,«les vivants sont gouvernés par les morts» comme je l’ai découvert il y a quelques semaine par hasard, et ce hasard est important.
De même l'adjectif «intégral»: Proust évoquait «la vie intégrale» des cathédrales et «la résurrection intégrale» par la grand'messe. Or le lendemain, en lisant Jules Michelet, j'ai retrouvé cet adjectif dans sa préface à L’histoire de la France en 1869.
Le plus curieux, c’est que j’avais justement l’intention de parler de ce texte aujourd’hui, nous le verrons tout à l'heure. Michelet parle de Géricault dans cette préface, Géricault prétendait s'approprier toutes les peintures du Louvre en les copiant, et Michelet compare sa situation à celle de Géricault.

Plus compliqué encore, plus effrayant encore était mon problème historique posé comme une résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds.[7]

On peut voir dans cette opposition entre surface et profondeur une réminiscence proustienne. Ce serait un autre sujet de prétérition, l'étude de cette façon de donner du volume et de l'épaisseur.

Les notes fournies par les éditeurs en fin de tome ne déterminent pas nos associations personnelles, la littérature baigne dans la littérature, il y a trop d’images, C'est comme une mer ou un bain, elle est trop brumeuse. Tout part toujours de la rumeur dans La Recherche du temps perdu, c'est le roman du bavardage, du cancan, du potin littéraire. Le narrateur en fait la théorie:

Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis et qui, bientôt après, parlent tendrement l’un de l’autre; [...].[8]

Tout est construit sur la rumeur, on écoute la rumeur de la littérature dans La Recherche un peu comme on porte un coquillage à l’oreille et on entend la mer; la mer est rumoreuse (selon un vieux mot français).
Proust évoque à un moment les médicaments qui font perdre la mémoire, mais ce qu'on n'oublie pas, c'est un vers de Baudelaire: «Ta mémoire, pareille aux choses incertaines,/ fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon.»[9] Le tympanon, c'est ce qui bruit à l'oreille du lecteur.

Nous avons rencontré l’image de la mémoire comme une forêt, nous rencontrons une image concurrente et équivalente, celle de l’océan. Dans Le Père Goriot, Balzac comparait Paris à un océan, cette image lui venait du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, où elle désignait la forêt.

Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n' en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le: quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire, quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s' y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d' inouï, oublié par les plongeurs littéraires.[10]

Chez Baudelaire on songera à "Obsession" et à la mer rumoreuse de la forêt de la mémoire :

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;
Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis.

Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer
De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,
Je l’entends dans le rire énorme de la mer.

Il y a là tout un fil à tirer entre l’océan et la forêt de la mémoire. Le voici chez Proust:

[...] comme ma fenêtre donnait, au lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j’entendais pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j’avais, avant de m’endormir, confié, comme une barque, mon sommeil, j’avais l’illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer en moi la notion de leur charme, à la façon de ces leçons qu’on apprend en dormant. [11]

Ce passage rassemble beaucoup de choses et est lui-même un écho à un autre extrait où un collégien lit ses leçons avant de s’endormir :

Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.[12]

La littérature comme une personne

Je saute par-dessus quelques prétéritions pour arriver à une métaphore, encore : nous avons vu la littérature comme mémoire et la mémoire de la littérature, la littérature peut également être vue comme une personne. Dans un entretien donné au Monde il y a quelques jours, Pierre Nora, auteur des Lieux de mémoire, observe que l’identité nationale a longtemps été pensée comme une continuité dynastique, territoriale et historique. Une nation selon Renan, c’était «le culte des ancêtres, la volonté de vivre ensemble, la conscience d'avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore.» Or selon Nora,

la nation selon Renan est morte. Cette vision, sur laquelle nous vivons encore, correspond à l’ancienne identité nationale, celle qui associait le passé et l’avenir dans un sentiment de continuité, de filiation et de projet. Or ce lien est rompu, nous faisant vivre dans un présent permanent. J’y vois l’explication de l’omniprésence du thème de la mémoire, et de son corollaire, l’identité.[13]

Dans cette conscience de l'identité nationale, la littérature se présente comme une continuité exceptionnelle. Même ceux qui l’ont rejetée, comme Breton, se cherchent des précurseurs.
On peut donc se demander si en littérature aussi ce lien est rompu. Est-ce que cette vocation de la littérature qui a été de transporter la littérature du passé vers l'avenir existe-t-elle toujours? Cette question est présente dans La Recherche:

Notre mémoire et notre cœur ne sont pas assez grands pour être fidèles. Nous n'avons pas assez de place dans notre pensée actuelle pour y garder les morts à côté des vivants.[14]

Cette réflexion nous ramène vers Michelet qui a souvent définie la France comme personne. Dans la préface de son Introduction à l'histoire universelle, Michelet écrit

L'Allemagne n'a pas de centre, l'Italie n'en a plus. La France a un centre ; une et identique depuis plusieurs siècles, elle doit être consi-dérée comme une personne qui vit et qui se meut. Le signe et la garan-tie de l'organisme vivant : la puissance de l'assimilation, se trouve ici au plus haut degré.[15]

Dans le Tableau de la France, texte qui contient la phrase préférée de Proust, Michelet écrit:

Mais il ne faut pas prendre ainsi la France pièce à pièce, il faut l’embrasser dans son ensemble. [...] L’Angleterre est un empire, l’Allemagne un pays, une race ; la France est une personne.»
La personnalité, l’unité, c’est par là que l’être se place haut dans l’échelle des êtres.

Curtius et Hofmannsthal considéraient que la France était une personne parce qu'elle était représentée par sa littérature, une littérature continue et pleine.
D'ailleurs la littérature est omniprésente dans ''L'histoire de France de Michelet.

Enfin, évoquons Thibaudet puisque ses œuvres vont être prochainement rééditées.
Dans un article de 1929 intitulé «Sur la géographie littéraire», Walter Benjamin a demandé à Gide quel écrivain français mettrait-il à côté de Goethe comme représentant de la littérature française. Gide, qui travaillait alors sur Montaigne, répondit Montaigne.
Thibaudet réagit à ce choix:

Il y a quelques semaines un Allemand me posait une question analogue à celle qui fut posée à Gide. Il me demandait de lui indiquer le livre qui me semblait exprimer le plus complètement, le plus profondément, le génie de la littérature française. Je lui répondis: «Prenez le petit Pascal de Cazin avec les notes de Voltaire. C'est un joli bibelot de la librairie élégante du XVIIIe siècle, et ce dialogue Pascal-Voltaire, ce contraste, cette antithèse, donnera précisément la littérature française dans son mouvement de dialogue vivant jamais terminé, de continuité qui change et de choses qui durent.

C'est du Bergson, la littérature comme élan vital. Thibaudet refuse immédiatement d'identifier la littérature française à un seul. Pascal cependant est inséparable de Montaigne, puis Thibaudet ajoute encore Chateaubriand... Chateaubriand répond à Voltaire comme Voltaire à Pascal et Pascal à Montaigne.
Aujourd'hui on ajouterait Proust.
On se souvient du texte de Pascal dans la préface pour son traité du vide:

De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.

Cette image de la littérature, on la retrouve chez Proust, une littérature qui est une personne. En évoquant la photographie de Baudelaire par Nadar dans Contre Sainte-Beuve, Proust défend l'idée que les poètes sont un seul poète:

Il a surtout sur ce dernier portrait une ressemblance fantastique [l'air de famille] avec Hugo, Vigny, et Leconte de Lisle, comme si tous les quatre n'étaient que des épreuves un peu différentes d'un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde, dont la vie intermitentte, et aussi longue que celle de l'humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles, dont les chants, contradictoires parfois comme il est naturel dans une si grande œuvre, malgré tout, au sein d'une ténébreuse et profonde unité, se résoud.[16]

Il n'y a qu'un poète éternel, une longue lignée d'Homère à Hugo, Baudelaire. Si «Une ténébreuse et profonde unité» nous renvoie au poème Les correspondances, «Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité», à la symphonie et à la musique, la lignée nous rappelle les rois, les dynasties, la littérature comme un royaume. Ainsi l'historien Kantorowicz parlait du corps mystique du roi qui ignore la mort et représente la perpétuité de la dynastie: dignitas non moritur. Il y a continuité dynastique de la littérature.
Il y a continuité dynastique de la littérature comme mémoire.
Cela se retrouve dans les personnages essentiels de La Recherche du temps perdu: Françoise, («ces Français de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine».[17]), Charlus («car je crois dit Charlus à la communion des saints et à leur velléité d’intervention dans le destin des vivants»[18]), la mère du narrateur qui se met à ressembler à sa propre mère après la mort de celle-ci: «Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre [...], ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue.[...] C’est dans ce sens-là [...] qu’on peut dire que la mort n’est pas inutile, que le mort continue à agir sur nous.»[19]

Les morts gouvernent les vivants, disait Auguste Comte. C'est la vision de la littérature comme continuité, qui donne vie à la littérature suivant cette résurrection de la vie intégrale. Et concluons par les derniers mots de Michelet dans sa préface à L'histoire de France en 1869, texte que Proust connaissait:

Eh bien! ma grande France, s'il a fallu pour te redonner ta vie, qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici.[20]


En ligne, la version de sejan.

Notes

[1] La prisonnière, Clarac t3 p.378

[2] À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.653/ Tadié t2 p.13

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.983

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[5] article de Proust sur Flaubert, 1er janvier 1920

[6] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil 1993, p.58-59.

[7] Jules Michelet, préface à L'histoire de France

[8] Le Côté de Guermantes, t2 p.269/ Tadié t2 p.565

[9] Charles Baudelaire, "La vie antérieure", repris dans Sodome et Gomorrhe, t2 p.984/ Tadié t3 p.373

[10] Le Père Goriot, 1ère partie

[11] À l’ombre des jeunes filles en fleurs tome 5 p304

[12] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[13] Le Monde, 18 mars 2007

[14] Le Côté de Guermantes, Clarac t2 p.532/ Tadié t2 p.821

[15] trouvé de façon indirecte dans ce très beau texte de Lucien Febvre.

[16] Contre Sainte-Beuve, fin de l'article consacré à Baudelaire, Pléiade (La version folio est assez différente)

[17] Le Côté de Guermantes, Clarac t2 p.24/ Tadié t2 p.324

[18] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.992/ Tadié t3 p.381

[19] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.769/ Tadié t3 p.165

[20] Jules Michelet, préface à L'histoire de France (merci, Tlön), tome I

séminaire n° 12 : Hiroya Sakamoto, «La guerre et l’allusion littéraire dans Le Temps retrouvé»

Ce fut un séminaire calme, le plus tranquille depuis longtemps. Je bénis l'intervenant qui nous avait distribué une feuille avec les citations qu'il devait utiliser (Les citations dont les références sont données immédiatement, sans note de bas de page, proviennent de cette feuille).

Antoine Compagnon le présente: Hiroya Sakamoto termine sa thèse à la Sorbonne sur le sujet «Proust et les inventions techniques». Il a grande qualité de chien de chasse (sic), par exemple il a trouvé l'image du petit personnage barométrique de l'occuliste de Combray. je l'ai détourné de sa thèse quelques instants pour qu'il vienne nous présenter «La guerre et l’allusion littéraire dans Le Temps retrouvé».

Je regarde ce jeune homme en me disant que c'est un étrange destin que de venir des antipodes pour parler de Proust au Collège de France.

                                                                ****

Je vais commencer par citer deux phrases:

... ce sont elles [les allusions] qui font du roman un "lieu de mémoire", un trésor ou un dépotoir de la culture française, une sorte de livre des livres
L'allusion offre le moyen de réconcilier philologie et poétique, passion du texte et souci du contexte, afin de rendre compte de toutes les virtualités de la signification de la littérature.
Antoine Compagnon, «L'allusion et le fait littéraire», L'Allusion dans la littérature, textes réunis par Michel Murat, p.242 et 248

Qu'en est-il dans les épisodes de guerre de La Recherche? Comment contribuent-ils à une mémoire de Paris? Jean-Yves Tadié a montré ici il y a quelques semaines que la représentation de Paris pendant la guerre empruntait à la Bible et l'Antiquité grecque (Pline le jeune), sans compter une «mémoire du présent», comme dirait Baudelaire. La mémoire de Paris dans Le Temps retrouvé est une mémoire personnelle et sociale, politique et poétique, antiwagnérienne. Elle emprunte à la culture de la guerre et utilise des clichés. Elle supperpose une mémoire collective sur un jeu intertextuel, ce qui est finalement exactement la définition de la culture.

I. La poétique de l'allusion

...j'abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice, plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l'empreinte laissée sur la terre par le pied d'un géant.
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.337

Nous avons là une allusion à La Légende des siècles, «Booz endormi»:

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ; / La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet / Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait, / Était encor mouillée et molle du déluge.
Victor Hugo, «Booz endormi», La Légende des siècles, éd. Claude Millet, Le Livre de poche, 2000, p.82

Cette allusion relie la première guerre au temps du déluge, la nimbant d'une auréole romantique et biblique. De même Saint-Loup, décrivant les avions d'un raid aérien d'un point de vue esthétique, évoque l'Apocalypse de Saint-Jean.

Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. "Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu'on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n'aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place ? [...]
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.337-338

«faire constellation», «faire apocalyse», on se souvient de cette utilisation de «faire» par Saint-Loup qui l'emploie pour «avoir l'air»,?«Ça «fait» assez «vieille demeure historique» dit Saint-Loup dans Le côté de Guermantes[1] et à propos de Mme Cambremer «elle lance des bêtises pour « faire gratin »[2]
Cette comparaison des avions avec l'Apocalypse n'est pas exceptionnelle, on la trouve par exemple chez Paul Morand en juillet 1917 dans une lettre à Mme Strauss.

...je me suis mis au balcon et y suis resté plus d'une heure à voir cette Apocalypse admirable où les avions montant et descendant venaient compléter ou défaire les constellations. Quand cela n'aurait fait que faire regarder le ciel, cela aurait déjà été très beau tant il était merveilleux.
Lettre à Mme Straus de [vers la fin de juillet 1917], Correspondance, éd. Philip Kolb, Pion, t.XVI, 1988, p. 198

Il ne s'agit pas d'une comparaison très originale mais de l'utilisation d'une mémoire eschatologique. Un article du Mercure cherche ainsi une prédiction dans la Bible qui annonce la première guerre mondiale, tout naturellement elle reprend Saint Jean: «Alors il y eut un combat dans le ciel».
Il y a cependant une différence entre l'Apocalypse, où les étoiles «tombent», tandis que pour Saint-Loup elles changent de place.

...les étoiles du ciel sont tombées sur la terre [...] toute montagne ou île ont été bougées de leur lieu.
Apocalypse de Jean, VI, 12-14, Nouveau Testament, «Pléiade»

L'avion est assimilé à une étoile, là encore ce n'est pas original, on le retrouve par exemple dans Apollinaire:

Hauteurs inimaginables où l'homme combat / Plus haut que l'aigle ne plane / L'homme y combat contre l'hormue / Et descend tout à coup comme une étoile filante
Guillaume Apollinaire, «La petite auto». Calligrammes : Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Œuvres poétiques, éd. Marcel Adéma et Michel Décaudin, «Pléiade», 1965, p.207

On remarque l'utilisation de l'abstraction «homme» (et non d'«avion» ou d'«aviateur»). Les allusions bibliques sont remplacées par des allusions plus modernes.

Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles, et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces "étoiles nouvelles".
Ibid

Les guillemets autour d'«étoiles nouvelles» prouvent la citation, on y a vu une référence à Hérédia, allusion qu'on retrouve souvent dans sa correspondance.

Ils regardaient monter en un ciel ignoré / Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
José-Maria de Heredia, «Les Conquérants», Les Trophées, éd. Anne Bouvier Cavoret, «Poésie / Gallimard», 1981, p.135

Heredia est né à Cuba, le citer c'est introduire un certain exotisme, un certain dépaysement dans le ciel parisien.

La fonction de ces références est poétique, esthétique, comique aussi, lorsque Saint-Loup et le narrateur évoquent une pièce de Feydeau riche en quiproquos qui se déroule dans un hôtel minalble.[3].
L'allusion permet de mettre à distance la guerre, permettant une déréalisation de la guerre. Proust multiplie les allusions pour ajouter une épaisseur littéraire à la destruction de Paris, pour créer des résonnances entre les œuvres modernes et anciennes.

II. La politique de l'allusion

Il s'agit de clichés chauvins. La culture de guerre crée ou entretient une confusion entre nationalité et patriotisme.

«Culture de guerre» : cet ensemble de représentations, d'attitudes, de pratiques, de productions littéraires et artistiques qui a servi de cadre à l'investissement des populations européennes dans le conflit.
Stéphane Audouin-Rouzeau, L'Enfant de l'ennemi, 1914-1918, Aubier, 1995, p.10

Les lieux communs contribuent à la mobilisation des esprits. Il y là bourrage de crâne, même si Proust remarque «Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l’espérance»[4]
L'esthétique et le poétique se confondent de façon ambiguë.

1er cliché: les Walkyries
Nous en trouvons l'illustration dans les allusions aux Walkyries de Wagner. Proust n'est pas le premier à utiliser cette comparaison, ce qui ne veut pas dire que les allusions aux Walkyries que l'on trouve dans des textes antérieurs à La Recherche font partie des sources de Proust. Il peut s'agir simplement d'une coïncidence dans le temps. Il s'agit de textes contemporains qui permettent de donner une impression de l'époque, qui fonctionnent comme des points de repère:

Vers le sud, à cent mètres environ au-dessus des eaux, chevauchant, telles des Valkyries [sic], les étranges montures dont la mécanique européenne avait été l'inspiratrice, les Japonais s'avançaient sur leurs monoplans rouges.
H. G. Wells, La Guerre dans les airs, trad. Henry-D. Davray et B. Kozakiewicz, [Mercure de France, 1910], «Folio», 1984, p.257-258.

Il s'agit d'une bataille entre Américains, Japonais et Chinois qui se termine au-dessus des chutes du Niagara. C'est le thème du péril jaune, utilisant tous les clichés du genre puisque, nous dit Wells, «les aviateurs étaient, conformément à la tradition japonaise, armés d'un sabre.» [La salle rit, la voix de Sakamoto s'est faite incrédule].
Grâce à Halévy, nous savons que Proust a lu L'Homme invisible et La Guerre des mondes, mais rien ne montre qu'il ait lu La Guerre dans les airs. Il s'agit quoi qu'il en soit de Walkyries japonaises, ce qui pour Proust pouvait difficilement passer pour une allusion à Wagner.

Un deuxième exemple contemporain peut être trouvé chez Cocteau:

Rendons hommage à GUYNEMER, chasseur de Walkyries [...].
Jean Cocteau, Dans le ciel de la patrie, Société Spad, 1918, [p.4]

Vous savez que Guynemer est mort en septembre 1917. Cocteau rend également hommage à Roland-Garros:

Le camarade de pirate
cor de Roland
cor de Tristan


chasse
les Walkyries
Jean Cocteau, Le Cap de Bonne-Espérance, Œuvres poétiques complètes, éd. Michel Décaudin et al, «Pléiade», 1999, p.60

et

Celui-là, corsaire, est seul aux altitudes froides / Il chasse les hullulantes [sic] Walkyries, / Sa mitrailleuse, tel un lambeau d'azur, crachant la mort à travers l'hélice. Ibid., p.90 [première version]

On trouve ici également une référence à Tristan et son cor (anglé), image qui annonce l'image de la Walkyrie. Jusqu'ici, les Walkyries sont associés aux aviateurs allemands, elles représentent l'ennemi.

Proust a-t-il connu ces lignes? C'est indécidable. L'allusion de Saint-Loup est inorthodoxe car ce sont les Français qui sont représentés en Walkyries:

«[...] Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale, Wacht am Rhein; c'était à se demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient.» Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l'expliqua d'ailleurs par des raisons purement musicales: «Dame, c'est que la musique des sirènes était d'un Chevauchée! Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris.
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.338

Il y a ici un détournement ironique, un détournement un peu trop subtil puiqu'un critique a cru qu'il s'agissait ici d'aviateurs allemands: non, il s'agit des sirènes d'alerte françaises. Pour vous en donner un aperçu, nous allons écouter quelques minutes de la Chevauchée.

[musique]
GERHILDE (postée tout en haut et appelant vers le fond, d'où arrive un épais nuage) : Hoïotoho ! Hoïotoho ! / Heiaha ! Heiaha ! / Helmwige ! Ici ! Amène ton cheval ! / LA VOIX DE HELMWIGE (au fond) : Hoïotoho ! Hoïotoho ! / Heiaha ! / (La nuée est transpercée par la lueur d'éclairs qui laissent voir une Walkyrie à cheval: en travers de la selle pend un guerrier mort. L'apparition se rapproche et passe en bordure du rocher de gauche à droite.) I GERHILDE, WALTRAUTE ET SCHWTRTLEITE (lançant leurs appels à l'adresse de l'arrivante) : Heiaha ! Heiaha ! [...]. Wagner, La Walkyrie, acte III, scène 1, trad. Françoise Ferlan, L'Avant-Scène Opéra, n°228, 2005, p.69-70.

Cette allusion est une sorte d'énigme. Saint-Loup la justifie par des raisons purement acoustiques. Dans ces lettres, Saint-Loup n'hésite pas à citer Romain Rolland ou même Nietzsche pour décrire «l'enchantement d'une matinée» (entre guillemets: référence à l'enchantement du Vendredi Saint dans Parsifal?): les gens du front sont les seuls à citer les noms allemands avec une entière liberté.[5] Pour le reste de la population se produit une sorte de nationalisation de l'esthétique. En contradiction avec ces sentiments, Saint-Loup semble se réjouir de l'arrivée des Allemands: «Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris.» Saint-Loup est patriote, mais non nationaliste. On peut comparer cette attitude à celle de Bloch, par exemple, qui déteste Wagner.

Le wagnérisme devient une figure paradoxale, qui ne s'oppose pas au patriotisme français. Proust assume ici la position inverse de celle de Saint-Saëns, par exemple:

«Le wagnérisme, sous couleur d'art, fut une machine merveilleusement outillée pour ronger le patriotisme en France» ; «la machine la plus puissante employée par l'Allemagne pour germaniser l'âme français» ; «une machine de guerre contre la France».
Camille Saint-Saëns, Germanophilie, Dorbon-Ainé, 1916, p.23, 32, 41

En créant un patriote wagnérien, Proust s'oppose à Saint-Saëns.

2ième cliché: assimilation des bombardements à Wagner
Un cliché classique assimile la musique de Wagner a du bruit, ainsi que le montre très tôt cette allusion:

l'intransigeante conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme de cercle qu'il n'y a pas que du bruit dans La Walkyrie.
Le Côté de Guermantes, Tadié t2 p.524

Cette comparaison sera largement utilisée pendant la guerre, comme le prouve une chanson populaire de 1915, par exemple:

...Sur le sol, un grand rond lumineux se prom'na. / Je m' dis: "Tiens, ça, c'est chouette... Ils font du cinéma ! [...] Mais la lumièr' s'éteint, et l'orchestre, dans l'air, / Recommence à nous f... d' la musiqu' de Wagner. / Ah! Badaboum! Badazim! Badaboum!
Dominique Bonnaud, «La Visite d'un Zeppelin sur Nancy», Les Annales politiques et littéraires, n°1648, 24 janvier 1915, p.130

Les obus lancés par la grosse artillerie sont assimilés à du Wagner, ainsi que l'a dit un critique, tandis que Proust détache dans la musique wagnérienne des airs, des solos, des duos, etc.

3ième cliché: l'art germain est grossier
Un autre cliché consistera à peindre les manœuvres allemandes comme des mouvements scéniques grandiloquents et sans intérêt militaire, il ne s'agit que d'une mise en scène de mauvais goût:

Le grand spectacle que Paris attendait avec une curiosité méprisante s'est déroulé la nuit dernière d'une manière assez médiocre.
Maurice Barrès, «L'Échec du Pirate des Airs», L'Écho de Paris, 22 mars 1915.

Le spectacle est médiocre, et le peuple allemand est un peuple crédule qui se laisse facilement par un spectacle trompeur, une mauvaise mise en scène:

Il s'établit tout un réseau d'images germanophobes, ainsi que le prouve un texte de Jacques-Emile Blanche. Blanche était un ami de Proust qui a publié pendant la guerre quelques textes personnels un peu romancés. Proust a corrigé certaines des épreuves de ces "lettres". Proust a-t-il eu le texte de Blanche entre les mains?
Blanche raconte ici une soirée en compagnie de Sonia Delaunay et André Gide:

Quel spectacle, quand s'aventurera la flotte du Commodore aérien, baleines, requins dans les nuages, Fafiier le monstre sur le musée du Louvre, dandinant son gros corps d'aluminium et de gutta-percha, dardant de ses yeux-phares sur la Cité endormie, des rayons électriques ! Cette guerre, mise en scène par Guillaume, Sonia la voit telle qu'une affiche berlinoise "sécessionniste". Ses accessoires de la terreur appartiennent au théâtre, comme la polyphonie de l'artillerie.
Jacques-Emile Blanche, «Cahiers d'un Artiste. I», La Revue de Paris, 15 août 1915, p.721-765, ici p.746

Le motif wagnérien s'accompagne de la dénonciation de la mise en scène de l'empereur. Le musée du Louvre, symbole de l'art français, est opposé à Wagner. L'article continue:

En repensant à l'art germain, [...] vous constaterez un grossissement de l'effet, par multiplication, par accumulation des moyens brutaux. Il en est de même pour les engins destructeurs et les œuvres d'art. Esthétique et science du coup de poing ; l'excessif, le monstrueux, le gigantesque, jamais la mesure ni la nuance.
Ibid, p.746-747

Le sentiment national sert de critère esthétique, il confond l'art et la politique, la musique et la guerre. Les stéréotypes nationaux servent à dévaloriser l'Allemagne.

III. Le lien secret entre l'aviation et l'inversion

La mythologie découvre les désirs secrets. Les Walkyries aapartiennent à la mythologie de la guerre et de la mort. Elles sont traversties en guerrière, sorte de Miss Sacripant à la guerre. L'explication purement musicale de Saint-Loup semble dès lors destinée à dissimuler son désir pour les combattants.
Les Walkyries sont les figures féminines qui choisissent les morts sur le champs de bataille et les conduisent au Walhalla, ce sont des figures androgynes, amantes guerrières. Les Walkyries tombent parfois amoureuses du guerrier qu'elles recueillent ainsi; Saint-Loup semble ainsi exposer son désir de mourir en inspirant un amour fanatique à ses hommes. D'autre part il voue une admiration passionnée aux aviateurs. C'est ainsi que Saint-Loup va avouer son intérêt pour le liftier de Balbec:

«A propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier de l'hôtel?» me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer. «Il s'engage et m'a écrit pour le faire "rentrer" dans l'aviation». Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus.
Le Temps retrouvé, Tadié, t4 p.325

On rencontre ainsi souvent l'assimilation entre ascenseur/avion dans La Recherche. L'aviateur se fait symbole de l'inversion et le liftier se convertit en aviateur. Or on se rappelle le témoignage d'Aimé dans Albertine disparue, qui raconte que Saint-Loup et le liftier se sont enfermés ensemble sous prétexte de développer les photographies de la grand-mère du héros.

La trahison et l'homosexualité sont assimilée. L'aviateur est le reflet de la droiture et d'une certaine discipline militaire. En devenant aviateur, le liftier renonce à l'homosexualité.

Si un mouvement singulier avait conduit à l'inversion — et cela dans toutes les classes — des êtres comme Saint-Loup qui en étaient le plus éloignés, un mouvement en sens inverse avait détaché de ces pratiques ceux chez qui elles étaient le plus habituelles. [...] C'est ainsi que l'ancien liftier de Balbec n'aurait plus accepté ni pour or ni pour argent des propositions qui lui paraissaient maintenant aussi grave que celles de l'ennemi.
Le Temps retrouvé, Tadié, t4 p.359-360

On se rappelle de la conversation entre les deux ouvriers dans la maison de passe, quand l'un des deux est sûr de ne pas être tué. Un aviateur intervient à ce moment dans la conversation; plus tard, il disparaît. Qui était-il, faisait-il partie du personnel ou des clients?

Le rapprochement aviation/inversion apparaît également dans des brouillons non publiés d'Albertine disparue; d'autre part députés et aviateurs constituent la clientèle privilégiée de Jupien. Dans le passage où le narrateur affirme que Saint-Loup aurait été élu s'il n'était pas mort, il confond chambre des députés et chambre d'aviateurs: La chambre des aviateurs devient synonyme de la chambre des députés.

Mais peut-être aimait-il [Saint-Loup] trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d'aviateurs.
''Le Temps retrouvé, Tadié t4 p.432

Conclusion

En conclusion, je voudrais revenir sur les Walkyries pour montrer que tout n'est pas si simple. Le narrateur utilise le terme de "Walkures", qui est le mot utilisé par Saint-Loup citant une chanson de Schumann. Saint-Loup est présenté à plusieurs reprises comme un homme d'une intelligence médiocre. Ce n'est pas tant le démon de l'inversion que le démon de la conversation qui l'habite: il cherche avant tout à briller.

Ainsi le texte proustien se compose de plusieurs niveaux, plusieurs épaisseurs, c'est une machine à mettre en perspective et à révéler les ambiguïtés. Il nous montre que la mémoire de Paris en guerre ne cessera jamais d'être ambivalente.

                                                  ****

Compagnon réexposera le plan de l'intervenant avec bienveillance et se montrera encourageant. Je suis soulagée et heureuse pour ce jeune homme qui vient de connaître un sacré baptême du feu: une intervention au Collège de France.


La version de sejan, avec l'explication du jeu de mot final.

Notes

[1] Clarac t2 p.71

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.753

[3] «Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur seins décatis le collier de perles qui leur permettra d'épouser un duc décavé. l'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l'Hôtel du libre échange». Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.759

[4] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.773

[5] Le Temps retrouvé

cours n°12 : Remarques sur Rousseau d'abord, le catholicisme ensuite

Les deux dernières leçons ont été conscrées à l'oubli des Lumières et la persistance de l'Ancien Régime dans La Recherche.

Je voudrais commencer par deux compléments.

1/ Rousseau
La semaine dernière j'ai mentionné que l'on m'avait posé une question sur les rapports de Proust et Rousseau. Lucien Daudet, proche ami de Proust, fils d'Alphonse Daudet, frère de Léon Daudet, auteur de l'un des premiers articles sur Du côté de chez Swann dans le Figaro en 1913, commenta cet article (donc son propre article) en 1929 lors de sa republication. Il note «Enfin, Marcel Proust qui avait une profonde admiration pour les Confessions ne s'apparente-il pas quelques fois à Rousseau, surtout dans le premier Swann, voire dans Swann, certains passages d'un cynisme tout naturel, et dans les ''Confessions, telle page assez proustienne?»
Lucien Daudet cite les Confessions:

Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon ; je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à ma main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.[1]

Autre passage cité:

Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau.[2]

La mémoire de la littérature fonctionne non seulement de Rousseau à Proust, mais également de Proust à Rousseau. Le rapprochement entre Proust et Rousseau était déjà de l'ordre du cliché du vivant de Proust.
Par exemple, Edmond Jaloux écrit en septembre 1922, c'es-à-dire peu avant la mort de Proust, «A la recherche du Temps perdu risquera bien de paraître un jour le plus extraordinaire monument que l'on ait dressé à la nature humaine depuis les Essais de Montaigne et les Confessions de Jean-Jacques. Henri Guéon, qui était un transfuge de la NRF et appartenait à l'Action française, écrit en août 1922: «Les uns nous livrent leurs secrets en clair, ils se déboutonnent, ils se confessent, sans doute n'écrirait-ils points s'ils n'éprouvaient le besoin de se confesser, tel un Montaigne, un Rousseau, un Stendhal, un Proust...» Cela déplaisait sans doute à Proust qui insistait sur le fait que La Recherche était une œuvre de fiction et non ses souvenirs.

Le Rousseau qui lui ressemble est le romantique, non l'homme des Lumières. Proust reconnaît davantage pour précurseur Chateaubriand que Rousseau. A la fin du Temps retrouvé, il évoque le Chateaubriand de la grive entendu à Montboissier sur le chemin de Combourg:

N’est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe: «Hier au soir je me promenais seul... je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive.»[3]

A côté de Chateaubriand le narrateur évoque Sylvie de Nerval. Ce ne sont jamais les Confessions qui sont évoquées.

Cependant, Proust est moins hostile à Rousseau que Barrès. En 1912, Barrès s'élève contre la célébration de l'anniversaire de Rousseau. Il s'explique de son hostilité dans un célèbre discours: il existe deux Rousseau:

J’admire autant que personne l’artiste, tout de passion et de sensiblité, le musicien, pourrais-je dire, des Rêveries d’un promeneur solitaire, des Confessions et de la Nouvelle Héloïse.'' [...]
Vous voulez que j’adhère aux principes sociaux, politique et pédagogiques de l’auteur du Discours sur l’Inégalité, du Contrat Social et de l’Emile. Je ne le peux pas, [...]
Quelle orgueilleuse confiance en soi! C’est que Rousseau ignore les méthodes de la science. Il n’observe pas. Il imagine. A ses constructions purement idéologiques, nous opposons les résultats de l’esprit d’observation et, j’oserai dire, d’expérimentation par l’histoire.

Il y a donc un Rousseau de la rupture avec la tradition, que Barrès refuse.

Examen, enquête, analyse, cela s’est opposé longtemps à tradition. Mais des maîtres sont venus qui ont examiné, analysé, et c’est pour aboutir à découvrir la force bienfaisante de la tradition. Un d’eux, que vous ne pouvez pas renier, car vous lui avez dressé une statue en face de la Sorbonne, Auguste Comte, a résumé ce vaste travail d’un mot: “Les vivants sont gouvernés par les morts.” Les morts sont nos maîtres, nous pouvons adapter leurs volontés à la nécessité présente, nous ne pouvons ni ne devons les renier. Rousseau est par excellence le génie qui essaie de nous lancer dans cette révolte néfaste, et d’ailleurs impuissante, et qui nous conseille d’agir comme si nous avions tout à refaire à neuf, comme si nous n’avions jamais été civilisés.
[...] Je ne voterai pas ces crédits; je ne proclamerai pas que Rousseau est un prophète que doit écouter notre société. Il est un grand artiste, mais limité par des bizarreries et des fautes que seul l’esprit de parti peut nier. Que d’autres fassent leur Bible de l’Emile, du Discours sur l’Inégalité et du Contrat Social. Pour moi, je l’écoute comme un enchanteur dans ses grandes symphonies, mais je ne demanderai pas de conseils de vie à cet extravagant musicien.[4]

L'attitude de Maurice Barrès est donc beaucoup plus hostile que celle de Proust.
Pour sa part, Proust envisage d'aller à Ermenonville à l'occasion du bi-centenaire de la naissance de Rousseau. Il n'ira pas. Mais cet attachement suffit à l'éloigner de Maurras et Léon Daudet.

2/ L'Ancien Régime
Si l'on considère l'Ancien Régime dans ces deux composantes essentielles, monarchique et catholique, il est vrai que j'ai insisté sur la mémoire du côté de la monarchie. Je n'ai pas parlé de la mémoire catholique. Dans une lettre m'est donc posée la question suivante: y a-t-il oubli de la religion chez Proust?
Non, la religion est bien présente. La cathédrale est le lieu-même de la mémoire.
On l'a vu apparaître la dernière fois par exemple quand Proust déclare que «les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe»[5] et seconde allusion à la cathédrale, l'aristocratie au fond de la cour et autour de cette cour toute une communauté: «voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées»[6]
Ces deux thèmes font de la cathédrale le nœud de la remonte de la mémoire catholique: la cathédrale est à la fois le signe de la vraie démocratie et le lieu de la rédemption esthétique du Moyen-Âge.
Il y a des réminiscences d'Emile Mâle (les deux sources de Proust sur le Moyen-Âge sont Ruskin ou Emile Mâle) qui faisait remarquer que «dès la seconde moitié du XVIIe siècle, l'art du Moyen-Âge devint une énigme. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, les Bénédictins de St Maur quand ils parlent de nos vieilles églises font preuve d'une ignorance choquante chez de si grands érudits». Il y eut oubli d'une tradition. Le Moyen-Âge survivait tapi dans la mémoire des lieux; et Viollet-le-Duc, c'est l'esthétique d'ingénieur du XIXe siècle, une conception pure d'ingénieur sans mémoire, une conception presque grecque, digne de l'Acropole. De l'autre côté, c'est une conception impure, dense, épaisse.

Le narrateur se situe entre les deux, entre l'oubli de la cathédrale et la reconstitution de l'ingénieur. Il a une mémoire catholique, notamment au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, second engagement politique de Proust.

En 1892, très jeune encore, Proust écrivit un article dans Le Banquet, sur L'irreligion d'Etat[7] la revue des élèves de Condorcet. Cet article est signé Lawrence mais il est attribué à Proust de façon certaine par son ami Fernand Gregh. C'est l'époque où Proust pouvait faire dire à Jean Santeuil qu'il était allé voter «avec l'émotion contenue que donne à tout conservateur le sentiment de la solidarité et de la tradition.»[8] Le Moyen-Âge, c'est l'époque où n'existait pas encore les «écoles sans Dieu qui conduisent à préférer à la prière le vote, au vote la dynamite». (On voit ici une allusion aux attentats anarchistes).

Les radicaux se dressent contre l'Eglise, dit-il dans l'article du Banquet. La France doit au christianisme ces plus purs chefs-d'oeuvre, les cathédrales. Cette thèse est repris dans l'article le plus fameux de Proust, La mort des cathédrales, en 1904, avant même les articles de Barrès repris dans La grande pitié des églises de France. Proust proteste contre la désaffectation des églises, ces églises assassinées qui vont être transformées en musées, salles de conférence, casinos.

On peut dire que grâce à la persistance dans l'Eglise catholique des rites, et d'autres part, de la croyance catholique dans le coeur des Français, les cathédrales ne sont pas seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui vivent encore de leur vie intégrale.

La «persistance» renvoie au rite et à la croyance, tandis que «vie intégrale» est la signature d'une certaine proximité avec l'Action française. Proust s'oppose aux reconstitutions artificielles pour y préférer la mémoire vivante que constitue la liturgie. Dans la cathédrale tout fait corps, la liturgie et l'architecture.

Tout, jusqu'au moindre geste du prêtre, jusqu'à l'étole qu'il revêt, est d'accord pour symboliser avec le sentiment profond d'animer la cathédrale toute entière. Jamais spectacle comparable, miroir aussi géant de la science, de l'art et de l'histoire ne fut offert aux regards et à l'intelligence de l'homme. [...] Une représentation de Wagner à Bayreuth, à plus forte raison d'Emile Augier de Dumas sur une scène de théâtre subventionnée, est peu de chose auprès de la célébration de la grand'messe dans la cathédrale de Chartres.

Proust souligne que l'Etat subventionne les cours du Collège de France qui ne s'adressent qu'à un petit nombre de personnes, cours qui paraissent bien froids à côté de cette complète résurrection d'une grand-messe dans une cathédrale. Cette pique contre le Collège de France est sans doute une réaction à l'anticléricalisme de Bergson qui avait obtenu l'éviction de Brunetière. Il y a une fracture nette entre le Collège de France et son anticléricalisme d'une part et l'Académie française qui représentait le catholicisme libérale d'autre part.

Le secrétaire d'Anatole France, Jean-Jacques Brousson, a publié ses mémoires dès la mort d'Anatole France, livre intitulé Anatole France en pantoufles. Il cite les paroles d'Anatole France à propos de l'Académie française: «Nous gérons notre fortune sans en rendre compte à personne. Le rabbinique G.B. m'a dit: «Cela est monstrueux, cela est inouï, cela est illégal. Exigez désormais qu'aucune somme ne soit payé à l'Académie ou par l'Académie sans un ordonnancement du ministère des Finances: puisqu'on supprime une congrégation, pourquoi conserver celle-là?»
Qui est G.B? un ami de lycée de Proust, Paul Grunebaum-Ballin. Proust qui lui écrit pour le remercier d'avoir cité son article "La Mort des cathédrales". Paul Grunebaum n'est pas tout à fait d'accord avec Proust, il pense que la destination des œuvres d'art désaffectées n'est pas la mort, les monuments de la Grèce antique en sont la preuve. Vous voyez qu'on est dans un débat entre une mémoire vivante contre une mémoire pure, reconstituée.

Proust est favorable à la démocratie qu'incarnent les cathédrales: Reims, la représentation du peuple sur les vitraux, la reine, les nobles, les artisans, les paysans, les bourgeois,

«les tonneliers, pelletiers, épiciers, pélerins, laboureurs, armuriers, tisserands, tailleurs de pierre, bouchers, vanniers, cordonniers, changeurs, grande démocratie silencieuse, fidèles obstinés à entendre l'office n'entendront plus la messe qu'ils s'étaient assurée en donnant pour l'édification de l'église le plus clair de leurs deniers. Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les voeux des morts.»[9]

Il s'agit là d'une allusion à Auguste Comte. Ainsi, disait Comte, la vrai sociabilité se trouve dans la continuité successive que la solidarité actuelle. «Les vivants sont de plus en plus gouverner par les morts. Telle est la loi fondamentale de leur rôle.» Les vivants s'insurgent contre les morts, comme en témoigne une réprobation du Moyen-Âge mal compensée par une irrationnelle admiration pour l'Antiquité. Il y a donc une insurrection des vivants contre les morts.

Ce que Proust condamne, c'est l'idée d'une rupture. Il fait l'éloge d'une démocratie silencieuse, celle de la communauté avec la terre et les morts, par opposition à la démocratie de la vox populi et du vote.
Ce qui est en débat, comme aujourd'hui d'ailleurs, c'est de savoir si les cathédrales doivent être une mémoire vivante ou une mémoire statufiée. C'est la question centrale dans La Bible d'Amiens: Ruskin soutient que les charmes des cathédrales ne sont accessibles qu'avec la foi.
Proust sur ce sujet est du côté de Léon Brunschvicg: il est possible d'apprécier les cathédrales avec l'état interne de la conscience actuelle.
Une œuvre cathédrale est une œuvre d'art. Proust soutien que la contemplation doit être désintéressée pour que la cathédrale soit belle. Il n'est pas favorable aux restaurations, mais à une mémoire vivante.

Terminons sur une certaine défense de cette France catholique à travers le symbolisme de Saint-André-des-Champs pendant la guerre de 1914.

mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d’où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction, qui était la frontière.[10]

Nous retrouvons les deux faces de l'esprit français. Les morts gouvernent les vivants, c'est ce que nous verront la prochaine fois.

Essayons de conclure sur le classissisme de Proust. Il ne peut se réduire à l'académisme que l'on trouve dans le devoir de Gisèle, ni au nationalisme de l'Action française, ni au classissisme puriste de la NRF. Il n'y a jamais défense du dépouillement, de l'harmonie, de l'équilibre du classissisme tel qu'on le suppose en 1911.
Dans une lettre à Barrès en 1911, Proust, qui a du mal à décrire son roman, parce que manque des repères, des précurseurs. Il écrit: «C'est une espèce d'immense roman». Il s'interroge alors sur ce qu'on dit du roman aujourd'hui (en 1911). Il s'insurge contre la prééminence de La princesse de Clèves, modèle du classissisme pour la NRF, représentation du goût français contre le roman russe ou anglais. Proust fait allusion à un article de la NRF qui disait ceci: «Il y a dans le roman français une tradition qui remonte à La princesse de Clèves et qui confère à ce genre littéraire une esthétique très ferme et très différente de celle du roman russe et du roman anglais.» Le roman français est un récit généralement bref, extrêment construit et qui va droit au but. L'article continue: «La vie est observée ni dans ses détails, ni dans sa complexité, mais dans ses grandes lignes». Le type du roman français est marqué par la logique et l'absence d'ornement.
On comprend dès lors que Proust doute de lui. Il lui faut trouver une mémoire rivale, celle de Dostoïevsky, Mme de Sévigné, Elstir. Proust est en délicatesse avec cette tradition française.

Dans une préface à Tendres stocks de Paul Morand, Proust entreprend de réfuter la phrase d'Anatole France et tranche: «On écrit mal depuis la fin du XVIIIe». Proust commente Les lettres sur les Imaginaires de Racine: «Rien d'aussi sec, d'aussi court, d'aussi pauvre.» Il n'est pas amateur de la correspondance de Racine et de Boileau mais il aime les lettres de Madame de Sévigné.
Dans la fameuse lettre à Madame Strauss en 1908, Proust écrit: «Et quand on veut défendre la langue française, en réalité, on écrit tout le contraire du français classique. Exemple: les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck "tiennent" à côté de Bossuet. Les néo-classiques du dix-huitième et commencement du dix-neuvième siècle, et la "bonhomie souriante" et l'"émotion discrète " de toutes les époques, jurent avec les maîtres.» Il s'agit donc d'une langue néo-classique.
Il n'y a pas de rupture. A la fin de La Recherche, Proust l'illustre en reprenant le thème du progrès en art:

Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie.[11]

La mémoire de la littérature dans son opposition à l'histoire signifie le refus de cette voie moderne qui celle de la rupture et de la solidarité avec l'actuel; c'est l'affirmation que c'est toute la littérature qui est portée par l'œuvre de mémoire.




La version de sejan.

Notes

[1] Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre premier

[2] Ibid, livre troisième

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.919

[4] Maurice Barrès, Cahiers tome IX.

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.455/ Tadié t2 p.746

[6] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.15-16/ Tadié t2 p.313

[7] ici (en anglais) la page comporte la liste des articles de Proust

[8] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 857

[9] voir ici.

[10] le Temps retrouvé Clarac t1 p.739

[11] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.1003

La politesse de Madame de Cambremer-Legrandin

Ma retranscription du séminaire de Sophie Duval me gêne par deux défauts contraires : il me semble ne pas rendre d'une part "l'intérêt du propos" — comme dirait Tlön — et la capacité des remarques de Sophie Duval à éveiller la curiosité, d'autre part la difficulté de la suivre à l'oral — prendre des notes relevait de la mission impossible— et donc de paraître injuste avec la conférencière.

Je recopie un extrait de l'article de Sophie Duval paru dans la Revue d'histoire littéraire de la France afin d'illustrer ces deux caractéristiques, l'intérêt et la difficulté. A l'écrit — ou à la lecture — la précision de l'analyse de Sophie Duval devient facile à suivre et passionnante, mais cet extrait vous permettra de juger de la difficulté pour des béotiens de la suivre en amphithéâtre.
J'hésite à acheter le livre paru d'après sa thèse car il coûte une petite fortune: 85 euros.

Si Proust ennuie ou fait peur à certains lecteurs de ce blog, je leur recommande de lire au moins les deux extraits qui suivent: Proust est décidément très drôle, cela aura été ma grande découverte quand j'ai commencé à le lire. On parle toujours de la longeur de ses phrases, ce n'est franchement pas cela le plus marquant. Il est très drôle.


L'extrait que j'ai choisi étudie la politesse de la jeune Mme de Cambremer lors de sa première rencontre avec le narrateur:

«Mais j'aurais pu être bien plus familier encore qu'elle n'eût été que douceur moelleuse et fondante; je pouvais dans la chaleur de cette belle fin d'après-midi butiner à mon gré dans le gros gâteau de miel que Mme de Cambremer était si rarement et qui remplaça les petits fours que je n'eus pas l'idée d'offrir.»
Sodome et Gomorrhe, Pléiade 1982 t.3 p.206

La métaphore filée conjoint deux isotopies dominantes, celle de la sociabilité (comparé) et celle de la friandise (comparant). La croisée entre les deux est assurée par le substantif «douceur», connecteur fonctionnant comme syllepse grâce à son double sens moral et matériel et servant de motif à la métaphore du «gros gâteau de miel». Mais l'analogie pâtissière repose sur un autre motif, ici ironiquement crypté. Pour découvrir le terme matriciel qui a probablement engendré la métaphore, il suffit de superposer les deux expressions clés, «douceur moelleuse et fondante» et «gâteau de miel». «Miel» entre en effet en rapport phonétique avec «moelleuse», et la superposition des deux signifiants fait surgir le terme d'où découlent les deux isotopies, l'adjectif «mielleuse»: au sens propre, qui a le goût ou l'odeur du miel; au sens figuré, qui a une douceur affectée. De mielleuse, Mme de Cambremer devient, par un transfert métaphorique de l'abstrait au concret et par un jeu sur les mots, miellée. Le fait que le terme générateur soit ironiquement dissimulé dans les signifiants du dispositif topique corrobore son sémantisme: l'amabilité de Mme de Cambremer se limite à un effet de surface, comme le confirme sa métamorphose ultérieur chez les Verdurin en un gâteau tout aussi sec que la «première» de ses deux «politesse»:

«Et j'eux peine à reconnaître la chose fondante et savoureuse que j'avais eue l'autre jour auprès de moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la galette normande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussent en vain essayé de mettre la dents.»
Ibid p.307

L'analogie satirique fait ainsi résurgence, en un second temps, une centaine de pages plus loin, modulée par ce que Genette nomme le fondement métonymique de certaines métaphores proustiennes: devant un ami des Guermantes à l'heure du goûter, Mme de Cambremer est un savoureux gâteau de miel; devant les Verdurin qui s'enorgueillissent de servir des spécialité local (Ibid p.360) et qui séjournent sur la côte normande, elle devient une «galette» dure comme un caillou, le terme «galette» étant issu par dérivation du terme «galet». La dénonciation satirique de la stratégie sociale opère donc sur la métaphore un travail de fragmentation, de variation et de substitution: la scission en deux temps de l'analogie figure dans l'espace textuel la division interne du personnage; les inflexions métonymiques de cette métaphore impliquent que le comportement de Mme de Cambremer se module en fonction du statut de l'interlocuteur; et la transformation du moelleux gâteau de miel en dure galette révèle, par un processus de retardement, la véritable nature de l'arriviste, qui n'était qu'ironiquement suggérée dans la première occurence.
Mme de Cambremer est ainsi construite comme un personnage schizoïde et contradictoire. or cette fracture qui la scinde est en rapport direct avec la conception de l'histoire de l'art qu'elle défend ardemment.»

Sophie Duval, "Ironie, humour et «réminiscences anticipées»: la construction des dames de Cambremer et l'histoire de l'art selon Proust", in Revue d'histoire littéraire de la France juillet 2006 n°3, p.672


Toujours lorsque je lis ce genre d'article me revient la question de Matoo: «A quoi bon?» D'une certaine façon, c'est totalement inutile, tout le monde remarque l'ironie de Proust dans les portraits de Mme de Cambremer. Ce qui est précieux ici, c'est le rapprochement de ces deux passages séparés par une centaine de pages, seule une lecture attentive et une bonne connaissance du texte permet d'opérer ce rapprochement. Tout le reste essaie de montrer comment joue les comparaisons et métaphores, mais relève finalement davantage du plaisir que l'on a de parler d'un texte que l'on aime que de véritable «utilité». J'exagère un peu : un tel article permet de mieux voir, d'apprendre à voir et à lire, il rend plus attentif. Le lecteur devient méfiant, désormais il cherche les sens cachés et les jeux de miroir qu'il sait dissimulés derrière pratiquement chaque mot ou expression.

séminaire n°11 : Sophie Duval, « Les réminiscences travesties : trope parodique et adaptation dépravée »

Cette fois-ci, j'ai failli abandonner. Ce ne fut pas un cours difficile, ce fut une parodie de cours. La technicité des termes était gênante pour des personnes comme nous, peu familières du vocabulaire. L'intervenante lançait en rafale trois mos techniques par phrase. La grande difficulté de l'exercice, c'est que Sophie Duval a donné des définitions précises à des mots qui dans le vocabulaire courant sont plus ou moins synonymes: parodie, humour, ironie, travestissement, retournement, burlesque, etc, ce qui fait que retranscrire à peu près, c'est pratiquement à coup sûr retranscrire un faux-sens ou un contresens. C'est dommage. Et la cassette est à nouveau inutilisable.
J'ai failli poser mon stylo et vous remettre à la sauvegarde de Sejan. Un reste de je-ne-sais-quoi, le refus de se reconnaître battue, m'a fait prendre quelques notes en travers de la page et remplir finalement les huit pages habituelles (car toujours une heure de cours se traduit par huit pages de notes, avec une régularité que je ne m'explique pas). Pourtant, le fond était intéressant, très intéressant, même; il montrait comment tous les mots, tous les passages, étaient toujours à double ou triple fond. Je pense que Sophie Duval publiera un article sur le sujet, qu'il faudra lire. Elle publie beaucoup, on peut s'en rendre compte en interrogeant fabula.org.

10 juin 2007 : Je profite de la diffusion du séminaire de Sophie Duval par France Culture pour en faire une transcription exacte.

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Sophie Duval est maître de conférence à l'université de Bordeau III. Elle a fait sa thèse sur l'ironie proustienne et la vision stéréoscopique, elle est spécialiste de la langue française. Elle a également écrit un livre sur la satire. Ces travaux rejoignent ceux d'Isabelle Serça.

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Peu avant sa mort Proust apprend que le titre de la traduction anglaise de son œuvre sera Remembrance of Things Past. Ignorant qu'il s'agit d'une citation d'un vers d'un sonnet de Shakespeare, Proust écrit à son traducteur pour lui expliquer que son titre ne signifie pas «souvenirs de choses passées», et pour lui expliquer aussi que, je cite, «l'amphibologie voulue de temps perdu qui se retrouve à la fin de l'ouvrage, le temps retrouvé». Or le terme amphibologie que Proust utilise ici vient du grec "amplibolos qui signifie "à double sens, équivoque", et en un sens matériel, "à double pointe, qui peut se lancer des deux côtés".
Une amphibologie, selon sa stricte définition, est un énoncé qui peut se comprendre en deux sens, en général à cause de sa construction syntaxique. C'est par exemple le cas de l'expression "mémoire de la littérature". Mais Proust parle d'amphibologie ici parce que le temps perdu suppose son inverse, son autre côté, le temps retrouvé. Ce que Proust appelle amphibologie consiste donc à faire pivoter le mot "temps" en deux sens différents, dont l'un seulement apparaît dans le titre général en appelant et en contenant en puissance celui qui n'est explicité que par le titre du dernier volume; le titre est un énoncé lancé vers les deux côtés du temps. L'amphibologie donc entendue selon Proust, c'est-à-dire au sens étymologique d'énoncé qui peut se lancer des deux côtés, dote ainsi l'expression usuel "temps perdu" d'une charge sémantique nouvelle, bidirectionnelle, qui en réactive le sens en le dédoublant.

Ce titre auquel Proust tient tant donne à lire une conception du style marquée par l'équivoque et une esthétique qui lie temps et double sens en apposant sur la couverture du livre un signe en forme paradoxale de flèche à double pointe.
Cette conception de l'amphibologie n'est pas sans rappeler ce que Proust appelle dans le langage qu'il adopte avec quelques intimes louchonnerie, terme ironique créé par Proust désigne une expression cliché, dont le ridicule et le mauvais goût vont d'après lui jusqu'à faire loucher. Ce néologisme vient de l'adjectif "louche", louche qui a d'abord signifié en français "qui ne voit pas bien" et ensuite "qui est atteint de strabisme", et à partir de l'idée de "manque de netteté", louche a pris le sens de suspect, "qui n'est pas honnête", et à partir de l'idée de divergence, il en est venu à qualifier un énoncé ambigü. La louchonnerie, formule stéréotypée à potentiel comique, au sens de Proust, permet d'associer les domaines visuel, moral et verbal.
Amphibologie et louchonnerie au sens de Proust s'articulent elles-mêmes comme les deux côtés d'un même concept. Elles proposent deux points de vue possibles sur un énoncé usuel dont l'ambiguïté recèle une possibilité de réactivation sémantique. L'amphibologie le considère du point de vue esthétique de la recréation ludique de la langue, et en cela, elle s'apparente à un humour poétique, un humour poétique que l'on pourrait figurer par une flèche à deux pointes. La louchonnerie l'envisage, elle, d'un point de vue stirique, pour en faire saillir le ridicule, et en cela elle relève de l'ironie, l'ironie que l'on pourrait figurer par la superposition de deux flèches divergentes, disposées en sens contraire, pour reprendre des mots de Proust.
Mais dans un cas comme dans l'autre, c'est la substance même de la langue, figée par son usage, qui offre à l'écrivain un matériau à travailler pour "se faire sa langue", selon une expression que Proust utilise dans une lettre à Madame Strauss. Cette créativité verbale, qui ré-anime et singularise la langue en la renversant frappe aussi une autre expression très remarquable de Proust, qui associe aussi temps et double sens, et dont il a été question ici, l'expression de réminiscence anticipée.
Cet énoncé paradoxal, qui est lui aussi lancé vers les deux côtés du temps, constitue quant à lui une amphibologie in presentia puisqu'y sont explicités les deux sens contraires. Mais si on le regarde d'un peu plus près on voit que s'y enchâssent une autre amphibologie, un peu plus discrète, sur le seul terme de "réminiscence". Réminiscence en effet a ici un sens mémoriel, celui de souvenirs qui est imposé par l'adjectif "anticipé", mais réminiscence a aussi un sens littéraire, celui d'influence, en raison du contexte élargi où Proust parle de la création littéraire, et le tout, donc, désigne un double sens, une sorte d'intertextualité à l'envers.
Or selon Proust la réminiscence au sens temporel découvre ce qu'il appelle une vérité, une vérité au point d'intersection analogique du présent et du passé, comme dans l'épisode de la madeleine.
Donc on peut se demander si la réminiscence, ou double sens mémoriel et littéraire, ne pourrait pas elle aussi, à la façon du miracle d'une analogie, c'est-à-dire à la façon de la métaphore, ne pourrait pas elle aussi dégager une vérité du rapport de deux objets différents, selon la définition de la métaphore qui est donnée dans Le Temps retrouvé: deux objets différents, qui seraient en l'occurence un texte antérieur et le texte de Proust lui-même.

L'intertextualité se prête en outre particulièrement bien au processus de l'amphibologie et de la louchonnerie, puisque justement elle joue sur le figement de l'énoncé appartenant à un texte du passé à l'intérieur d'un nouveau texte qui se l'approprie en le réactivant. L'intertextualité louchonne ou amphibologique propose donc à l'écrivain tout un éventail d'équivoque littéraire pour se faire sa langue.

La chute de Sodome
La fin de Sodome et Gomorrhe I fournit un cas d'ironie intertextuelle assez louchonne avec la réécriture de l'histoire de Sodome que Proust adapte de la Genèse. Globalement, ce texte est un travestissement burlesque, c'est-à-dire une réécriture à visée satirique qui reprend la trame d'origine en lui appliquant abaissement, carnavalisation et outrance caricaturale.
Mais Proust y mêle aussi de véritables détournements parodiques de situation, et surtout, il détourne l'histoire elle-même par un complet renversement, ce qui fait donc de ce texte un mixte de parodie et de travestissement burlesque.

Le principe central de cette récriture, c'est l'inversion ironique. En voici la version proustienne; dans cette version, les anges chargés de monter la garde aux portes de Sodome pour refouler les fuyards, je cite, «avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur». Ces esprits, un peut trop angéliques, se laissent berner par les sodomistes honteux, qui se font passer pour des hétérosexuels, s'évadent, engendrent une nombreuse postérité et essaiment finalement sur toute la terre.[1]
Proust superpose au texte biblique une flèche ironique qui va en sens inverse si bien que le châtiment se renverse en salut, le tragique en comique, le récit de destruction en mythe étiologique, et grâce à un détournement parodique, l'extermination en fécondité.
En effet, comme le note Antoine Compagnon dans ces éditions, Proust adapte aux sodomistes un verset qui vient d'un autre passage de la Bible: le verset dans lequel Dieu promet à Abraham une postérité innombrable qui possèdera la terre de Canaan. Je cite: «Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité».[2] Par substitution de référents, la citation, transférée, métamorphose parodiquement la race maudite en peuple élu. Il y a aussi un autre décalage, interne à l'histoire de Sodome, par lequel les sodomistes en fuite qui aperçoivent un jeune garçon se voient attribuer le geste de la femme de Loth, je cite: «sans être comme elle changés en statues de sel», geste, dit le parodiste, qui est resté habituel chez leurs nombreux descendants.

Quant au travestissement burlesque de la Genèse, il va de pair avec le travestissement des sodomistes eux-mêmes, qui contrefont les hétérosexuels forcenés. Par exemple, il y en a un qui arrive à passer en disant à l'ange, sans hésiter à forcer un peu sa vertu, «Père de six enfants, j’ai deux maîtresses». La louchonnerie ironique traverse tous les niveaux du texte, depuis les sodomistes qui lorgnent impunément vers les jeunes garçons jusqu'à la profanation du texte sacré en passant par le strabisme divergent de la prophétie faite à Abraham. L'ironie véhicule une lourde charge satirique, dont les flèches s'abattent tant sur le texte de la Genèse, inversé et perverti, que sur les sodomistes eux-mêmes, invertis qui ne doivent le salut qu'au reniement.
La fin du texte rattache le récit à l'époque contemporaine, c'est la première citation que vous avez sur l'écran:

leurs descendants entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite.

Le segment «le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite» réfèrent évidemment au mensonge effectif des habitants de Sodome quand ils ont fui, mais surtout si on le prend à part, il peut aussi s'entendre comme cette sorte de mensonge du parodiste qui a travesti la vérité biblique de façon à permettre aux ancêtre de quitter la ville maudite. Dans ce cas, c'est ce qu'on appelle "un mensonge joyeux". un mensonge joyeux, c'est un mensonge qui s'affiche comme une plaisanterie, ici comme une fiction ironique. Il y aurait donc là une amphibologie dont l'un des deux sens peut s'appliquer à la réécriture elle-même.

Ce commentaire métatextuel ne fait d'ailleurs que formuler une évidence: la réécriture ne peut être reçue par le lecteur qu'en tant que mensonge joyeux. Aucun lecteur ne songerait à accorder la moindre vraisemblance à un texte dont la nature même de travestissement burlesque proscrit toute lecture au prmeier degré (ce n'est pas une histoire à laquelle on peut croire). Pourtant, une lecture qui se bornerait à voir dans ce récit une espèce de galéjade érudite et tendancieuse ruinerait la construction du raisonnement esthétique qui conduit à la conception de l'art exposée dans Le Temps retrouvé.
Pour comprendre la fonction de cette réminiscence travestie de la Genèse, il faut remonter à la phrase qui la précède et qui l'introduit:

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges ...

etc, c'est le début de la réécriture. Or si après avoir lu cela le lecteur appréhende l'histoire des sodomistes comme une simple réécriture goguenarde et louchonne de la Bible, certainement il ne peut pas y voir — en dépit du connecteur "car" qui l'introduit très visiblement — il ne peut pas y voir une véritable explication au fait qu'il existe plus d'invertis qu'on le croit. Et dans ce cas-là, il est conduit à se figurer que la fin de l'ouvrage va vraiment dénouer un stupéfiant mystère; et dans ce cas, voici comment il lit, ainsi que vous le voyez dans la première version, avec ellipse du segment central:
Le même extrait est projeté deux fois sur un écran géant. Dans la seconde version, certains fragments de phrase apparaissent en gras.

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin

Mais on peut lire autrement, surtout qu'à la fin on ne trouvera rien qui explique cela. On peut lire aussi:

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin

Dans ce cas, le nombre des sodomistes n'est plus particulièrement mystérieux, en outre la parodie lui donne une explication immédiate: «car les deux anges...». Autrement dit, la double incidence du segment «pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin» provoque une amphibologie, amphibologie qui tend un piège ironique au lecteur qui ne prendrait pas la réminiscence travestie pour argent comptant.
Ce piège est à double détente, puisque l'explication est tellement énorme et qu'elle renchérit tellement sur la multiplication des sodomistes que l'on risque fort de ne pas la voir tant elle crève les yeux. On obtient donc deux niveaux d'ironie. A l'intérieur de la réécriture, une première ironie inverse le récit biblique et exhibe le texte en tant que mensonge joyeux, et à l'extérieur, une seconde ironie piège le lecteur qui s'imagine que le texte n'est à recevoir qu'en tant que canular, le tout articulant donc le dispositif d'une double contrainte.
Pour sortir de cette double contrainte, il faut voir que la réécriture burlesque constitue en fait la réminiscence anticipée d'une révélation qui n'interviendra que dans Le Temps retrouvé. Cette réécriture montre à sa façon, qui est une façon ironique, que les sodomistes sont une foule, ce qui explique le nombre de personnages d'invertis qui défileront ensuite dans l'ouvrage, ce qui servira finalement à alimenter la fameuse leçon d'idéalisme du Temps retrouvé (Tadié t4 p482). Cette leçon générale qui mène à la création artistique s'appuie sur le cas particulier de l'amour, l'amour qui enseigne, je cite, que «la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l’amour; [...]»[3]. Autrement dit, l'amour homosexuel, plus incompréhensible encore que l'amour hétérosexuel, est exemplaire de la subjectivité de tout amour, raison pour laquelle il est instructif, dit le narrateur, d'observer une foule d'invertis.

Donc c'est précisément parce qu'il est dépourvu de crédibilité référentielle que la réminiscence travestie de la Bible sert la leçon d'idéalisme, et cela, en ouvrant les yeux sur deux points: tout d'abord, comme toute reprise parodico-burlesque, la réécriture proustienne grossit, et donc met à nu les caractéristiques du texte cible et ici, sa boufonnerie accuse le caractère fictif du mythe biblique, qui est donc donné pour ce qu'il est, c'est-à-dire un mythe; du même coup la réécriture invalide la malédiction qui en était l'antique leçon, et par inversion de perspective, l'amour sodomiste devient infiniment précieux, il devient même la vérité de l'amour, il est exemplaire. Ensuite, en dénudant le caractère fictionnel du texte sur lequel il se greffe, le travestissement marque aussi sa propre fictionnalité, donc si la Bible suppose que les sodomistes ont été exterminés, le mythe ironique proustien, par contrepied et amplification, va les gratifier d'une prolifération quasiment exponentielle. L'exagération ironique administre ainsi une leçon de vision aux naïfs qui, comme le héros, ne savent pas voir.
La réécriture sert de loupe ironique à la vérité liminaire — qui était déjà elle-même ironisante — qu'elle développe: «ces êtres d'exception sont une foule.»

Après avoir découvert ces vérités livrées par équivoques intertextuelles, on peut voir que la réminiscence travestie de la Genèse est à lire fort sérieusement comme la Genèse par réminiscence anticipée de la leçon d'idéalisme. Dans les termes de Bakhtine, on dirait qu'elle relève de l'alliance du sérieux et du comique, de comico-sérieux. Encadrée par deux amphibologies, elle constitue elle-même, à un niveau supérieur à la louchonnerie, au niveau de l'humour, elle contitue elle-même une magistrale amphibologie. Elle demande à être lue comme une fiction burlesque, et à ce tite même, comme fondement sérieux de la leçon d'idéalisme. Selon un paradoxe propre à l'humour, la construction peut reposer sur une plaisanterie, sans pour autant cesser de fonctionner, mais à condition que l'on prenne cette plaisanterie au sérieux. Le travestissement aboutit à inverser les mythes bibliques en même temps que les idées reçues pour les rendre productifs, en attribuant aux homosexuels une fécondité phénoménale. Le raisonnement humoristique est imparable. il suffit d'appliquer le principe de l'inversion à l'inversion pour qu'elle se reproduise. Non seulement les sodomistes déferlent sur le monde, mais l'inversion, en tant que principe poétique, devient créatrice. Elle régénère le texte cible par un burlesque profanateur, engendre la réécriture elle-même qui explique la multiplication des invertis sous le regard du héros, ce qui alimente la leçon d'idéalisme, qui elle-même est liée au projet d'écriture du protagoniste par quoi le temps perdu se renverse en temps retrouvé. Sodome fonde implicitement une poétique de la réminiscence de la réminiscence travestie humoristique.

Mais Sodome et Gomorrhe I établit aussi un lien explicite entre travestissement sexuel et réminiscence littéraire. Proust y décrit un jeune homme, je cite, qui «était si évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient avec désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au même désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un adolescent»[4], travestissement du sexe qui est, dit Proust, «une source de fantaisiste poésie»[5]. C'est ici Shakespeare qui sert de référence au travestissement par le biais d'une allusion au personnage de Viola. Viola dans La Nuit des rois séduit une frère sous les habits de son frère jumeau.
Selon un autre passage de Sodome et Gomorrhe I, les invertis remonteraient à ce que Proust appelle "un hermaphrodisme initial". On peut penser que Viola et son frère serait comme les deux moitiés d'un androgyne, d'un homme-femme, réunion de deux éléments inverses dont la structurarion correspond exactement à celle de l'humour, l'humour, source de fantaisiste poésie.

Cette poétique trouve un écho dans le compte-rendu que Poust fait des Eblouissements d'Anna de Noailles. Proust rapproche, pour lui rendre hommage, la figure d la femme poète d'Anna de Noailles et la figure du poète femme qu'il voit dans les tableaux de Gustave Moreau. Je cite:

Je ne sais si Gustave Moreau a senti combien, par une conséquence indirecte, cette belle conception du poète femme était capable de renouveler un jour l'économie de l'œuvre poétique elle-même.[6]

Donc si l'on adopte Sodome comme fondement d'une poétique générale du travestissement, on peut préciser deux modèles de réminiscence, correspondant à deux sortes d'équivoques génératrices et à deux types sexuels: la louchonnerie ironique, ou strabisme divergent, qui procède par inversion et qui satirise les sodomistes, menteurs et amateurs de jeunes gens, et l'amphibologie humoristique, ou strabisme convergent, qui féconde le texte originel, par une poésie créatrice et fantaisiste, dont l'androgyne serait la source et la jeune fille travestie la métaphore.

Autre exemple de travestissement, du personnage et du texte: Legrandin
De l'autre côté du temps, à l'opposé de cette origine mythique des sodomistes, dans l'univers familiers de Combray, c'est par l'ironie satirique que se révèle le secret de Legrandin.
Legrandin est d'abord présenté à la sortie de la messe, avec son regard bleu et ses tirades enflammés contre le snobisme. Suivent ensuite quelques autres rencontres, où Legrandin, parce qu'il est en aristocratique compagnie, fait semblant de ne pas voir Legrandin et son père et un soir le héros est invité à dîner seul chez lui. L'adolescent sait que Legrandin connaît des aristocrates et il est troubé par le souvenir d'une femme qu'il avait aperçu dernièrement. il pose cette question à Legrandin:

« Est-ce que vous connaissez, monsieur, la... les châtelaines de Guermantes ? », [...]. Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas »,[...]

Le héros commente cette réaction, il a deviné la vérité, qu'il explicite pour le lecteur: il était snob. Et le portrait se continue ainsi:

[...] un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme.[7]

Ce portrait de Legrandin commence par proposer une petite énigme ironique, qui repose sur le principe de la réminiscence anticipée stylistique.
La comparaison finale, «comme un saint Sébastien du snobisme», donne en effet la clé du mystère du début. Au départ le lecteur se demande ce que Legrandin a bien pu recevoir dans l'œil, la «petite encoche brune» ne semblant pas avoir de réalité référentielle. C'est seulement à partir de la fin que l'encoche brune est comprise comme une métaphore pour le regard sombre et douloureux du snob blessé par cette flèche qu'est la question du héros. Entretemps le portrait s'organise en un parcours interprétatif qui est balisé par des signaux de plus en plus visibles. Vous avez «percé», «une pointe invisible », «beau martyr», «hérissé de flèches», «mille flèches» et enfin, «Saint Sébastien». L'image ironique affleure de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle perce elle même in fine dans le texte, où elle fait pointe, si vous voulez. La révélation satirique de l'image du martyre, c'est que Legrandin n'a en réalité de dévotion que pour l'aristocratie et que les aspirations célestes de son regard d'azur masquent le culte de réalités sociales terrestes. La dénonciation est explicitée par l'espèce d'oxymore ironique «saint Sébastien du snobisme», ou par strabisme divergent, le mysticisme est corrigé par la flèche inverse de la mondanité. Cette explicitation vient conforter l'interprétation du tout, et en même temps refermer sur le lecteur, ici encore, un second piège ironique.

En effet l'ironie satirique, ostensiblement présentée comme une énigme et pourvue d'un itinéraire herméneutique très, et même trop, visiblement fléchée pour ne pas être un guide-âne, l'ironie satirique ne fait que disposer dans le texte un secret écran, destiné à en travestir un autre. Pour qui ne reçoit pas soi-même cette aveuglante flèche satirique dans la prunelle, ce qui sort de l'œil de Legrandin, avec l'image de Saint Sébastien, comme l'a vu Jo Yoshida dans un article de 2004, ce sont deux allusions, une allusion à une tradition iconographique et une allusion à une œuvre de D'Annunzio datant de 1911, deux réminiscences travesties par le snobisme et servant d'interprétant caché à la véritable dépravation de Legrandin.

Selon La Légende dorée, qui est un peu à l'origine de tout cela, Sébastien, officier de Dioclétien, dissimule sa religion pour être utile aux chrétiens. C'est ainsi qu'il raffermit dans leur foi deux frères condamnés à mort et qu'il provoque toute une série de conversions. Alors, je cite Jacques de Voragine, «Dioclétien le fit lier au milieu d'une plaine et ordonna aux archers qu'on le perçât à coups de flèches.» Laissé pour mort, Sébastien en fait en réchappe et il ne périra ensuite que sous le fouet. Et après sa mort il produit un miracle en faisant cesser la peste à Pavie.

Dans la tradition iconographique, le saint est d'abord représenté âgé, barbu et vénérable, souvent aussi habillé, comme vous le voyez sur cette mosaïque ou ce retable qui est au Louvre. [Une série de tableaux est montrée et commentée.]
À partir du XIVe siècle, c'est-à-dire à l'époque de la grande épidémie de peste noire, les flèches sont assimilées par métaphore à celles de la peste lancées par Dieu; et pour montrer aux fidèles que les flèches de la peste ne peuvent pas infecter celui qui met sa foi en Dieu, le saint est doté d'un corps rajeuni, plein de santé et de fraîcheur, et pour que le miracle soit évident, il devient nécessaire que ce corps soit dénudé et offre à la vue la chair d'un véritable humain, sexué, vivant, et surtout, rayonnant d'une incorruptible beauté.
Le charme de ce corps gracieux se fait de plus en plus érotique, les flèches connaissent une nouvelle inflexion métaphorique par rapprochement avec celle du dieu Eros, donc là vous avez un Sébastien qui tient une flèche (tableau), les peintres en viennent surtout à traiter Sébastien en modèle de nu érotisé, éventuellement en cultivant l'ambiguïté entre saint et éphèbe, et finalement leurs successeurs au XXe siècle n'hésitent plus à expliciter la composante homosexuelle de cette figure androgyne percée de flèches phalliques. (Je précise que la totalité de mes commentaires sur l'iconographie sont empruntés à Daniel Arasse et à Karim Ressouni-Demigneux).

Pour son espèce de Legrandin en icône gay Proust a pu plus particulièrement s'inspirer des Sébastien de Gustave Moreau (en voici un autre) mais aussi surtout de la toile de Mantegna dont on est sûr qu'il la connaissait. Elle a été acquise par le Louvre en 1910 et Proust était allé la voir avec Cocteau. Ce Saint Sébastien est d'ailleurs mentionné dans La Prisonnière, où l'on apprend par l'intermédiaire d'Albertine qui y reconnaît le Trocadéro à l'arrière-plan, que le héros en possède une reproduction.
[Sur l'écran sont projetés des Saint Sébastien successifs, de peintre en peintre et de siècle en siècle, le dernier, de Gilbert & Georges, très "Jean-Paul Gaultier", fait rire la salle]

A ces réminiscences picturales se joint celle du drame de D'Annunzio, Le Martyr de Saint Sébstien, mystère en cinq actes à la représentation duquel Proust assista en compagnie de Montesquiou, ami de l'auteur, le 22 mai 1911. Dans ce mystère composé en français avec une musique de Debussy, D'Annunzio donne une interprétation dépravée très appuyée de la légende. Sébastien, un adolescent d'une beauté merveilleuse et androgyne y devient le chef des archers d'Emèze qui lui vouent un culte quasi amoureux, et il est aussi le favori de l'empereur à qui il inspire une passion violente. D'Annunzio a écrit ce drame pour une femme; Ida Rubinstein, qui incarnait le saint, (que vous avez ici en photo et dessinée par Bakst). Le Martyr, bric-à-brac d'orientalisme érotisé et de sado-masochiste, connut un succès assez mitigé, l'admiration du public allant surtout aux costumes et aux décors de Bakst et au bout d'une dizaine de représentations, la pièce a été frappée de l'interdit épiscopal.
Proust a écrit ensuite à Montesquiou, pour lui déclarer son admiration, et à Reynaldo Hahn pour lui confier l'ennui que lui avait infligé ce four noir.

Mais on peut penser que Proust put trouver quelques éléments propres à l'intéresser dans ce drame qu'il croise principalement avec le tableau de Mantegna pour en monter la double adaptation dans le portrait de Legrandin.
L'allusion, forme de renvoi crypté, fonctionne donc comme clé d'un secret qui ne sera explicité que bien plus tard dans le roman. Mais Proust manie ici l'allusion avec une grande ingéniosité, qui consiste à la rendre la plus visible possible pour qu'on cesse de la voir. Pour cela, donc, il recourt à la figure de Saint Sébastien, sbien connue pour être codée comme signe de l'homosexualité. Il dissocie ce signe de son sens notoire pour l'associer à un nouveau sens, arbitraire, inédit et fantaisiste, le snobisme. La tactique a commencé par construire en énigme le signifiant lui-même de Saint Sébastien en s'abstenant aussi, obstensiblement, de lui conférer un sens. Puis Proust fait comprendre progressivement que l'image est celle de Saint Sébastien, et en parallèle, que Legrandin est snob, en précisant donc le signifiant et le signifié en parallèle. Enfin, Proust fait apparaître en position terminale du texte le signifiant explicite, Saint Sébastien, en lui associant le signifié snobisme, union qui fait l'objet d'une révélation retardée, qui par effet d'une illumination sémantique scelle l'alliance de l'image et de sa signification. Ainsi constitué en clé ultime d'un texte auquel il donne rétroactivement une cohérence aveuglante, le snobisme s'étend comme un écran sur l'analogie filée, pour faire disparaître de sa surface le signe pourtant évident de l'homosexualité. L'association tout à fait saugrenue de Sébastien avec le snobisme réussit à éclipser son codage homo-érotique pluriséculaire. Proust parvient ainsi à faire du signe flagrant et figé de l'inversion la figure cryptée et invisible d'un secret de Polichinelle.
Le corps de Sébastien porte donc deux sens: l'inversion et le snobisme, et il a aussi deux fonctions, deux fonctions simultanées et contradictoires: c'est lui qui à la fois cache et indique le second secret de Legrandin. Il figure exactement le double sens amphibologique de l'expression figée et ici resémantisée qui constitue elle aussi une des clés véritable du texte, "il crève les yeux". L'allusion n'est donc pas seulement ici littéraire et picturale, elle est aussi, selon la troisième catégorie d'allusions distinguée par Fontanier, elle est aussi verbale, cas où elle constitue, selon Fontanier, un jeu de mots. Bien plus que chez D'annunzio, Sébastien est devenu le héros d'un mystère, un mystère qui ne se révèle qu'aux seuls initiés par ce triple système d'allusions.

L'alignement de ces allusions trace une nouvelle perspective qui va modifier la vision du texte et montrer pourquoi Legrandin reçoit la première flèche dans l'œil, l'œil qui constitue en quelque sorte le point de fuite de ce portrait. La petite encoche brune, détail éminemment étrange, peut se comprendre de deux façons: on peut voir dans l'encoche une incision ménagée dans l'œil par la flèche, et l'œil est alors percé. Mais une encoche, c'est aussi cette entaille au talon de la flèche pour que la corde de l'arc puisse s'y loger, et dans ce cas l'encoche appartient à la flèche qui est vue par un raccourci de perspective, de derrière, fichée dans la prunelle. Par amphibologie, l'encoche peut signifier aussi bien la flèche que l'orifice. Il suffit maintenant de suivre la flèche qui indique l'œil en tant qu'ouverture en fonction des allusions pour comprendre. Si on veut on peut aussi consulter le dictionnaire érotique de Pierre Guiraud pour vérifier qu'y figure bien le verbe "encocher", et que le terme "œil" désigne par métaphore un orifice qui est d'ordinaire dissimulé du corps humain. [Tlön me murmure, hilare: «Ça va, on a compris, le trou du cul», je suis abasourdie et secouée d'un rire nerveux, ce n'est pas possible, l'intervenante est complètement obsédée]. Ces sens figurés indiquent la direction pour lire le texte, le secret dans le secret, l'image dans l'image. Tous les termes de l'analogie sagittaire, flèche, fiché, etc, se chargent d'un sens érotique filé, et le texte bascule dans l'obscénité. La flèche, symbole phallique, est aussi un signe directionnelle qui guide la lecture. Legrandin exhibe maintenant dans son œil le siège de son secret et l'image de son désir.

Proust ne fait là en fait qu'adapter en dépravant, car les flèches, qui sont des métaphores des traits de la peste, du désir ou de la chair, sont aussi des métaphores du regard. Les peintres les ont utilisés pour guider l'œil du spectateur vers le corps du saint ainsi constitué en cible du regard. Proust quant à lui utilise le fléchage de la première pointe pour indiquer l'envers de la représentation et le faire apparaître au milieu de la figure. Le snobisme est un trompe-l'œil, il fait croire que l'image a révélé le secret de sa profondeur alors qu'elle reste plane tant qu'on ne la lit pas en fonction de la flèche. La flèche fichée dans la prunelle indique au spectacteur le point par rapport auquel il faut se placer pour mettre en espace la psychologie de Legrandin. C'est le point de vue adéquat à partir duquel l'image du saint surgit dans le relief d'une anamorphose, ce que Baltrusaitis appelle une perspective dépravée. Une image est dépravée quand sa représentation est déformée par l'application régulière de lois rigoureuses et qu'il faut adopter un point de vue particulier pour la lire. C'est cette déformation régulière qui donne sa logique poétique au filage métaphorique du passage.
Le travestissement ostensiblement a-référentiel du texte, et le travestissement de Legrandin en Sébastien deviennent source d'une fantaisiste poésie qui est celle de l'humour.

L'humour, cette paradoxale flèche à double sens, réunit la plus triviale obscénité et l'épiphanie d'un beau corps nu masculin, la dépravation sodomiste et l'esthétisation d'une toile de maître, le ridicule d'un snob mortifié et le supplice d'un martyr, ou encore, le clinquant de D'Annunzio et le sublime de Mantegna.
La lecture satirique du premier secret de Legrandin est imposée par le texte parce que l'ironie est in presentia. La lecture du second secret ne s'ajoute à la première qu'en surplus, sans infirmer le premier. Autrement dit, le texte structure ses deux niveaux de significations selon le shéma de l'allégorie, une allégorie humoristique de D'Annunzio et Mantegna, à ranger dans la galerie des Vices et des Vertus de Combray et de Padoue.

Ces deux lectures supposent néanmoins des rapports fort différents avec le texte. Si l'ironie requiert une certaine distanciation, l'humour, lui, instaure une relation empathie comme y invite d'ailleurs la lecture du tableau. L'œil du spectateur suit la direction des flèches, vecteur du regard. Or d'une part, la topique de la rhétorique amoureuse a fait depuis longtemps des traits décochés par le regard les flèches d'Eros dont le corps du saint devient la cible, d'autre part, le spectateur du tableau, placé exactement en face du saint, occupe la position de l'archer, comme on le voit très bien avec cette toile d'Antonello de Messine, où les flèches sont tirées depuis le plan du spectateur.
Le regard fléché que le spectateur est conduit à décocher au saint est bien un regard de désir, au départ impliqué par le fonctionnement religieux du tableau, puisque le dévot vient contempler un corps assez désirable pour vouloir se l'approprier. Le corps de Sébastien, selon Daniel Arasse, agit sur son spectateur. Par un retournement du sens de la flèche, c'est le spectateur du tableau qui est lui-même percé par les traits du désir. Et enfin, à la dernière phase du processus, le spectateur en vient même à s'identifier au séduisant adolescent, puisque c'est ce corps-là, protégé de la peste, qu'il désire pour lui-même. L'échange optique et affectif aboutit ainsi à l'identification du regardant au regardé et du regardé au regardant.

Le texte de Proust construit le même dispositif optique. Chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. La reconnaissance de l'allusion exhibe forcément le beau corps nu de Legrandin aux yeux du lecteur archer, impliquant une complicité entre le voyeur et ce corps qui s'offre à lui, entre le regard du lecteur et ce qui, soudain, le regarde. La flèche d'Eros désigne aussi l'archer comme sujet désirant. La flèche dans l'œil désigne inéluctablement deux sortes inverses de lecteurs: l'aveugle et le voyeur, la dupe et le suspect. mais pour retourner encore une fois à cette énigme liminaire, il faut quand même en venir à une dernière évidence: c'est qu'aucun Saint Sébastien n'a jamais reçu la moindre flèche dans l'œil.
Selon le principe du travestissement qui est magistralement mis en œuvre par ce texte, le principe de la double flèche, qui consiste à faire de ce qui montre ce qui cache, et de ce qui cache ce qui montre, un secret peut en travestir, et donc en indiquer, un autre et un Mantegna peut en travestir, et don en cacher, un autre.
À partir de là, on peut essayer de suivre la flèche pour trouver l'œil, parcours qui ne mène plus au Louvre, mais évidemment à Padoue, à Padoue où Proust s'est rendu en 1900 pour voir les fresques de Giotto à l'Aregna, mais aussi celles de Mantegna aux Eremitani. Mantegna y a peint sur une fresque Saint Christophe décapité. Cette fresque est aujourd'hui extrêmement endommagée, mais il y en a une réplique, réplique qui avait été acquise à l'époque de Proust par Madame André, et dont il parle dans une lettre à Montesquiou : «la réplique de la fresque du Mantegna des Eremitani, une des peintures que j'aime le plus au monde».
Elle se trouve donc aujourd'hui au musée Jacquemart André.

Selon La La légende dorée, avant de faire décapiter Christophe, le roi l'avait fait lier à un poteau et avait commandé à quatre cents archers de tirer sur lui. Mais les flèches restèrent suspendues dans les airs. le roi qui n'avait pas vu et qui croyait que le saint était mort se mit à l'insulter. Alors une flèche se retourna et vint frapé le roi dans l'œil pour l'aveugler, et Mantegna, dans l'encadrement de la fenêtre en haut à gauche de la colonne a représenter ce miracle, Legrandin et le héros.
La flèche symbolise la cécité du roi devant l'évidence du miracle, mais le peintre en fait aussi une métaphore de la perspective dont les lignes convergent vers les yeux du spectateur qui est représenté à l'intérieur de la fresque sous les traits du roi.
Proust a probablement fait coïncider Sébastien et Christophe en fusionnant les miracles inverses et en forgeant une flèche à deux pointes. Les doubles sens du textes se condensent de cette façon en figures uniques, le viseur et le visé, le bourreau et la victime, et ce processus agit, exactement comme chez Mantegna, à l'extérieur comme à l'intérieur de la représentation.
En effet à l'intérieur de l'histoire le héros est partie prenante, c'est lui qui décoche la flèche, qui séduit Legrandin, qui le met au supplice. Legrandin est martyrisé pour sa foi secrète, pour son culte des jeunes corps masculins. Le texte révèle, tracé en une encre jusque là invisible, les lettres qui composent le mot cher aux anciens Grecs, et en ce sens, Legrandin, par une autre amphibologie, est un Saint Sébastien du snobisme du héros. En effet Legrandin, le soir où il l'invite seul chez lui au clair de lune sur la terrasse, l'adolescent ne trouve à lui demander que s'il connaît la/les châtelaines de Guermantes. Cette flèche ne va pas dans le bon sens et elle révèle aussi que le héros, exactement comme Legrandin, est snob et dissimulateur. Le snobisme aussi est une flèche à double pointe et la position du héros ressemble aussi beaucoup à celle du spectateur du tableau ou du lecteur puisque lui aussi décoche le trait sur le corps qui s'offre et lui aussi est le témoin d'un martyr qui le regarde.
L'homosexualité n'est pas l'un des traits caractérisant le personnage du héros, mais le texte l'inclut dans le mystère du martyre de Saint Sébastien.

L'affleurement des affects les plus intimes, éventuellement les plus différents, s'ils passent par l'humour, s'inscrivent aussi chez Proust dans les références culturelles. Philippe Chardin les liens particulièrement fort qui unissent chez Proust la culture et l'affect, l'intellect et le sentiment. Je cite: «En raison de cette exceptionnelle capacité d'articuler la référence culturelle la plus anodine (par exemple D'Annunzio) et l'affect le plus intense, les références culturelles sont sans doute ce qu'il y a de plus autobiographiques chez Proust.» Le voyeurisme, le désir pédérastique, les jeux de rôles sado-masochistes, investissent ainsi les allusions picturales et littéraires, mais elles passent peut-être ici par une œuvre moins anodine que celle de D'Annunzio car un Sébastien peut aussi en cacher, et donc en flécher, un autre.

Dans La Nuit des Rois, pièce modèle du travestissement, la jeune héroïne dont j'ai parlé tout à l'heure séduit Olivia en prenant les habits de son frère jumeau, et ce frère s'appelle Sébastien. Ajoutons que dans La Légende dorée, les deux frères suppliciés pour leur culte interdit sont aussi des jumeaux, dont l'un est féminisé par D'Annunzio dans sa pièce, et ils s'appellent Marc et Marcelien.
La flèche à double sens indique aussi la vérité du couple gémellaire qu'est l'homme/femme. Si la flèche de l'ironie satirique frappe les louchonneries de Legrandin comme celles de ces ancêtres, l'amphibologie humoristique retrouve le temps perdu de l'hermaphrodite initial avec la figure d'un saint supplicié par la réactivation d'un saint pluriséculaire, mais la mutiplication des allusions intriquées et des flèches à double sens aboutit à un brouillage généralisée des catégories et des positions, chacune donnant des autres des images inversées, dédoublées, spéculaires, ou substitutives. Le texte met en figure la prolifération amphibologique sur ces trois modes équivoques que sont le poétique, le comique et l'érotique dans un mixte de tableaux, de jeux de mots et de mystère.

Conclusion
Et pour terminer très vite, je voudrais essayer de dégager une dernière vérité proustienne de ces deux textes, de ces deux côtés du temps en prenant pour interprétant deux intermédiaires qui sont Racine et Shakespeare.
Sodome et Gomorrhe II fait courir une parodie d'Esther et d'Athalie à la façon d'un leitmotiv pédérastique selon l'expression d'Antoine Compagnon qui marque l'affinité de la tragédie de Racine avec le travestissement. Et il se trouve que dans les zones des tragédies raciniennes se dessine une théorie, une des différentes théories proustiennes, selon laquelle les garçons naissent filles puis se revêtent de corps d'hommes à l'adolescence, période équivoque où le masculin ne l'emporte pas encore sur le féminin. Par exemple Nissim Bernard a jeté son dévolu sur, je cite, «un de ces servants qui étaient encore des filles», et plus loin il est question, je cite toujours, «de ces jeunes enfants qui n'avaient pas encore atteints l'âge où le sexe est entièrement formé». Selon cette vérité racinienne, le sexe d'origine, féminin, est donc travesti par une enveloppe physiologique masculine. Avant cette métamorphose, les jeunes gens, selon les vers d'Esther, sont encore d'innocentes beautés, de jeunes et tendres fleurs.
Il y a donc au moment de l'adolescence une amphibologie du sexe. Et si certains messieurs sont fascinés par les jeunes gens, c'est peut-être parce que, comme dit Proust, ce sont encore des filles travesties et en cela, ils servent aussi d'exemplum à une loi générale qui rejoint la leçon d'idéalisme. Si le sexe féminin constitue l'origine de l'être, et qu'il se perd en même temps que la jeunesse, rechercher le temps perdu, c'est rechercher la jeune fille qu'on a été. Les messieurs qui louchent vers les jeunes garçons ne font ainsi que manifester, sous le verre grossissant de la satire, leur désir de retrouver leur origine, l'inversion consistant à la rechercher sous un travesti masculin. Ils indiquent ainsi, à l'envers évidemment, comment lire le sens de la fascination du héros pour les jeunes filles en fleurs, puisque lui aussi est attiré par la jeunesse, et cet appel contribue à sa leçon d'idéalisme.
Je cite Albertine disparue:

Mon amour pour Albertine n’avait été qu’une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n’aimons hélas,! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur.[8]

Dans Le Temps retrouvé, le héros demande à Gilberte de lui faire connaître de très jeunes filles et Gilberte lui présente sa propre fille, Mlle de Saint-Loup. Je cite: «Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.»

C'est pour avoir vu la jeune fille qui ressemble analogiquement à sa jeunesse que le héros pourra se mettre à écrire et trouver l'autre côté du temps. La leçon d'idéalisme va de pair avec une leçon de vision. Être artiste, c'est apprendre qu'on a une vision. C'est ainsi que le héros apprend à voir sa jeunesse, par le miracle d'une analogie, sous la métaphore de Mlle de Saint-Loup, qui est, dit-il, l'étoile où convergent les deux côtés de Combray et toutes les routes de sa vie et qui est aussi la réminiscence anticipée du passé retrouvé par l'écriture. Le héros va devenir artiste pour retrouver qon propre passé perdu, c'est-à-dire non plus une jeune fille extérieure, mais la jeune fille en fleur perdue, qui est en lui, la petite princesse racinienne aux aubépines.
La théorie du créateur androgyne, la figure du poète homme/femme, que Proust voit dans les toiles de Gustave Moreau, ce n'est jamais qu'un poncif fin de siècle. Mais Proust, à la façon dont il défige les clichés de langue, les lieux communs et les textes du passé, Proust régénère ce stéréotype d'époque en faisant de la part féminine une origine perdue mais conservée dans la mémoire de la littérature. La flèche inversive de son ironie indique que le sens du Temps perdu vers lequel elle remonte et la double flèche de son humour recomposent la dualité originelle. Ceux qui dans le roman recherchent cette origine, dont leur inversion garde une réminiscence confuse, en guignant les jeunes garçons, ceux-là sont ces être louchons sur qui s'abattent les traits ironiques de la satire, et le créateur, qui l'a retrouvée en la voyant en lui-même, féconde son œuvre en y multipliant les humoristiques amphibologies des flèches à double sens.

                                                    ***

Suite à une question de Compagnon:
La notion de syllepse de Riffaterre est derrière cette interprétation, à cela près que Riffaterre utilise deux textes, tandis qu'ici l'amphibologie concerne un seul texte.

                                                    ***

La version de sejan.

Notes

[1] voir le passage in Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.631/ Tadié t3 p.32-33

[2] Ibid

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.910/ Tadié t4 p.482

[4] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.621/ Tadié t3 p.23

[5] idem

[6] Voir la fin de cet article et notamment la note 216 qui recoupe la démonstration de Sophie Duval)

[7] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.127/ Tadié t1 p.127

[8] La Fugitive, Clarac t3 p.644

cours n° 11 : La persistance du Grand Siècle

Nous essayons donc de voir comment La Recherche se souvient de la littérature, mais aussi comment elle ne s'en souvient pas. Le XVIIIe siècle en particulier brille par son absence, le XVIIIe siècle dans ses trois aspects: les Lumières et les philosophes, l'art — rénventé par les Goncourt— et les femmes et les salons.

(J'ai reçu une lettre qui m'interroge sur les relations entre Proust et Rousseau; comme je l'ai découverte il y a quelques minutes je ne peux y répondre, j'y reviendrai la semaine prochaine.)

La semaine dernière, vous avez certainement ressenti dans ce cours une certaine inflexion. Après coup, j'ai eu l'impression de vous avoir noyés sous les noms: Brunchvicg (qui fut l'éditeur de Pascal), Juliette Adam, Antoinette Faure, Félix Faure, Mme du Deffand, les frères Reinach [1], Halévy, Monsieur de Traves (Anatole France) et Monsieur Beulier (Alphonse Darlu), Madame de Beausergent... j'ai voulu vous exposer à cette extraordinaire mémoire proustienne et vous montrez que lorsqu'on tire un fil, tant de choses remontent (on en reviet à la polysémie de ce mot "remonte"). Il s'agit d'une mémoire monstrueuse.

Après l'absence du XVIIIe siècle, cette sorte de trou de mémoire, je voudrais m'intéresser aujourd'hi à la présence intense du Grand Siècle, ce qu'on pourait appeler le "classissisme" de Proust, au moment même où l'on parle d'un "classissisme moderne" à la NRF ou chez Moréas, par exemple. Trouve-t-on les mêmes références chez Proust, de quel XVIIe siècle s'agit-il chez Proust?
Je vous renvoie bien sûr aux sujets que Gisèle a eu pour le certificat d'étude:

L’un était: «Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie»; l’autre: «Vous supposerez qu’après la première représentation d’Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de la Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence.»[2]

Ce sont bien sûr deux sujets très académiques. Je vous renvoie à ces pages et aux commentaires des jeunes filles. Gisèle a choisi le premier sujet et a commencé sa lettre par «Cher ami», ce qui ne plaît pas à Albertine. Ici c'est tout le classissisme scolaire qui est ridiculisé.

Le choix du XVIIe contre le XVIIIe siècle correspond à une grande division qui partage les Français: d'un côté la religion, la monarchie, (etc), de l'autre la République, la laïcité. On se souvient de Roland Barthes déclarant en 1971 lors d'une interview: «J'ai lu, hélas peut-être, plus de Bossuet que de Diderot», ce qui était, surtout de la part d'un lycéen protestant, une remarque très révélatrice de l'enseignement de l'entre-deux-guerres. Le progrès s'opposait à la réaction, le mouvement à l'ordre.
Le XVIIe siècle est un lieu de mémoire. Cela reprend le thème des deux France, un thème encore opératoire aujourd'hui, comme le prouve un livre sorti avec ce titre sur un tout autre sujet... encore que...

On se rappelle de Brunetière cité par Péguy, (mais l'anecdote est célèbre et se trouve rapportée par d'autres que Péguy). Une dame avait envoyé ses écrits à La Revue des deux Mondes dans l'espoir d'une publication. Brunetière la rencontre et lui dit:
— Madame, je ne puis malheureusement prendre votre roman, c'est du pur XVIe.
— Comment? Aurais-je la chance, moi, d'écrire dans ce style si pur?
— Madame, je voulais dire du pur XVIe arrondissement.

Voyons comment nous pouvons situer Proust par rapport à Maurras. On se souvient que Léon Daudet, ami de Proust, est proche de Maurras.
On touve dans Le Temps retrouvé un éloge d'Aimée de Coigny de Maurras. Charlus s'exclame: «Vous m'avez fait lire autrefois l'admirable Aimée de Coigny de Maurras.»[3]
Il sagit en fait de Mademoiselle Monk, sorte de réécriture des mémoires d'Aimée de Coigny dans lesquels celle-ci raconte son rôle pour ramener la royauté en France. La Restauration, pour Mauras, c'est une bonne fortune, le kairos. Pour Maurras, elle résulte d'une conversation entre une mondaine et Talleyrand. Charlus continue: «Si l'Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles? Je ne le désire pas.»
Les attitudes de Proust et de Maurras sont donc radicalement différentes. Maurras, c'est la lutte contre la Révolution, le romantisme, la République, la Réforme: cet assemblage est très peu proustien.
Proust s'inspire également peu de Bossuet. Le romantisme est nullement honni par Proust, au contraire des convictions de l'Action française, pour qui le romantisme incarne le mal français, surtout au féminin.
On trouve simplement chez Proust une ironie envers la République et l'égalité qu'il appelle égalitarisme.

On observe ce qu'Arno Mayer a appelé dans un très bon livre La Persistance de l'Ancien Régime. Il y a cette persistance dans La Recherche, suivant cette remonte. D'après Arno Mayer, l'Ancien Régime persiste jusqu'à la guerre de 1914 dans l'économie, la politique, les mœurs. L'un des intérêt de La Recherche est justement d'avoir été écrit à cheval sur la guerre: il voit la fin de l'Ancien Régime. [Je salue ici la modestie de Compagnon qui ne fera aucune référence à son propre livre, Proust entre deux siècles, livre qui paraît malheureusement épuisé.]

Un pemier passage susceptible d'illustrer cette thèse se trouve au début de La Prisonnière.

Quand j’avais dit à Albertine, à notre arrivée de Balbec, que la duchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le même hôtel, elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu’indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées.

L'indifférence, l'hostilité et le mépris sont immédiatement interprétés comme les signes d'une frustration.

Celle d’Albertine avait beau être magnifique, les qualités qu’elle recélait ne pouvaient se développer qu’au milieu de ces entraves que sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été obligés de renoncer – comme pour Albertine le snobisme – et qu’on appelle des haines.

La haine, c'est un goût frustré.

Celle d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution – c’est-à-dire amour malheureux de la noblesse – inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes.

Aristocratie et révolution sont l'avers et l'envers du caractère français, on retrouve ce thème des deux France aux caractères opposés.

Ce genre aristocratique, Albertine, par impossibilité de l’atteindre, ne s’en serait peut-être pas souciée, mais s’étant rappelé qu’Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s’habillait le mieux, le dédain républicain à l’égard d’une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt pour une élégante.[4]

Ce passage est retors:
1/ La haine résulte d'une passion blessée, d'un snobisme déçu, c'est une haine entièrement négative.
2/ Il s'agit d'une proposition générale: la haine résulte d'une inclination à laquelle on a été obligé de renoncer.
3/ La Révolution est l'autre face d'un amour malheureux pour la noblesse, le dédain républicain et l'amour aristocratique sont les deux faces d'un même mouvement. Ce dédain ne demande qu'à se rendre, il n'aspire qu'à quelque chose comme de la reconnaissance.

Cela nous amène à un second passage qui montre la persistance de l'esprit de cour à la fin du XIXe siècle. Il s'agit de l'analyse de la façon dont la princesse de Parme reçoit les hommages, c'est une analyse de la dialectique de la courtoisie, où l'amabilité répond à la déférence.
Le narrateur analyse la disparition progressive de cette politesse, c'est une analyse à la manière de Tocqueville.

Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire.

Proust procède à une analyse de l'humilité et de l'amabilité:

Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n’est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d’un état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont cru qu’une république ne pourrait avoir de diplomatie et d’alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l’Église et de l’État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l’utilisation militaire de l’aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? C’est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu’ils n’ont plus ni États, ni armée ; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la princesse de Parme avait été souveraine d’un État, sans doute eussé-je eu l’idée d’en parler à peu près autant que d’un président de la république, c’est-à-dire pas du tout.[5]

Ce passage est typique de la prolifération d'hypothèses qu'on retrouve couramment chez Proust. La politesse disparaît avec la disparition de la déférence et de l'affabilité par rapport à une valeur imaginaire.
On retrouve dans ce passage l'hypothèse que la république est incompatible avec la diplomatie, ce qui est on s'en souvient l'opinion de Norpois. Il existe une autre hiérarchie sous l'égalité, une hiérarchie différente et secrète, la rémanence de l'ancien dans le nouveau. Trois exemples nous en sont donnés:
1/ Le pape n'a plus de pouvoir politique depuis 1870, et curieusement c'est cette perte de pouvoir que Proust appelle son pouvoir politique.
2/ Les cathédrales n'ont plus qu'une valeur esthétique mais ont par là plus d'influence sur un athée du XXe siècle qu'un croyant du XVIIe. Cette thèse avait été développée par Proust dans un article de 1903. Proust s'oppose à Ruskin qui soutenait qu'on ne pouvait apprécier les cathédrales sans foi et rejoint Léon Malle pour qui c'était possible.
3/ La dimension littéraire de la princesse de Parme provient directement de son prestige d'appartenir à une aristocratie déchue. La princesse est entourée du sentiment de la décadence, de la perte ou de la nostagie. Tout cela lui compose l'aura liée en République à ce qui est en train de mourir. Cela peut faire penser à Chateaubriand, il y a ici une esthétique de la décadence liée à la démocratie.
Le Temps retrouvé intervient après la disparition de l'ancien Régime:

J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont on n’a pu connaître que la fin ; c’est ainsi que ce que nous apercevons à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu’on ne reverra plus;[6]

C'est le thème de la douceur de vivre de la fin de l'Ancien Régime, selon le mot de Talleyrand («quiconque n’a pas vécu avant 1789 ne connaît pas la douceur de vivre»).
On peut dire que dans ce régime égalitaire le pape, les cathédrales, la princesse font contrepoids; ils sont les moyens par lesquels l'art restaure une élite, une hiérarchie.

Revenons sur la chute de la citation: la princesse de Parme peut figurer dans La Recherche, pas un président de la République.
Ce n'est pas tout à fait exact, d'ailleurs, plusieurs présidents figurent dans La Recherche, et tout d'abord Jules Grévy, qui fut le premier président de la IIIe République. On se rappelle de ce mot de Jules Grévy qui inaugurait le Salon des Champs-Elysées si l'année avait était bonne. On lui répond: «Rien d'extraordinaire, mais une bonne moyenne» et Grévy conclut: «C'est cela, messieurs, c'est cela. Pas de génie, mais une bonne moyenne, voilà ce qu'il faut à notre démocratie!»
Chaque fois que le président de la République passe dans La Recherche, c'est l'occasion d'un moment de gêne. A chaque fois il y a malentendu. Ainsi lorsque Swann promet d'obtenir des billets pour les Danicheff pour le petit groupe Verdurin, il explique:

– Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l’Élysée.
– Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
– Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie :
– Ça vous prend souvent ?
Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait : « Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace d’émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.
– Comment ça, M. Grévy ? Vous connaissez M. Grévy ? dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots « à qui il a affaire », comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale du dépôt.
– Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République.[7]

L'Elysée est toujours un faux-pas. Il y a un malaise dans les rapport avec les nouvelles couches. Ce passage souligne en fait l'incongruïté de la présence de Swann chez les Verdurin. On retrouve ce malaise lorsque Charlus rencontre Legrandin lors du mariage de la nièce de Jupien avec le jeune Cambremer, ce mariage qui aurait tant choqué la grand-mère du narrateur et qui lui fait dire que l'aristocratie ose des alliances que ne conçoit pas la bourgeoisie.

et presque personne ne remarqua qu’en lui disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore à interpréteri; ce sourire était pareil en apparence, et au fond était exactement l’inverse, de celui que deux hommes qui ont l’habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasard ils se rencontrent dans ce qu’ils trouvent un mauvais lieu (par exemple l’Élysée où le général de Froberville, quand il y rencontrait jadis Swann, avait en l’apercevant le regard d’ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse des Laumes qui se commettaient chez M. Grévy).[8]

La situation est inversée, l'Elysée devient la référence des mauvais lieux. De la même façon, le duc de Guermantes et scandalisé de ce que sa femme a mis une carte à l'Elysée suite à un dîner chez l'ambassadrice d'Angleterre où ils ont été présentés:

[...] Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l’honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l’Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très convenablement sa place, était le petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres. »
– Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à Chantilly ? Le duc d’Aumale n’était pas moins petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.[9]

La mémoire de l'Ancien Régime est aussi active que dans un roman de Balzac ou chez Barbey d'Aurevilly.

Enfin, nous trouvons une autre illustration de la disparition et de la résurgence de la politesse au début du Côté de Guermantes dans la description de la demeure:

C’était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d’honneur – soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour du seigneur – avait souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées, un concierge savetier, qui élevait des poules et cultivait des fleurs – et au fond, dans le logis « faisant hôtel », une « comtesse » qui, quand elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à côté du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui passaient à ce moment-là et qu’elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire.[10]

Le «flot montant» de la démocratie est un cliché; on pense à cette phrase de Royer-Collard en 1822: «Oui, la démocratie coule à pleins bords dans cette belle France plus que jamais favorisée au Ciel.» Royer-Collard fait parti du «grand parti conservateur libéral intelligent», sa république est celle que Proust appelle de ses vœux. (La monarchie de Juillet a vu disparaître la prairie héréditaire, laminant la noblesse.) Le «flot montant de la démocratie» a été analysé par Rémy de Gourmont et par Jean Paulhan dans Les fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres.
On remarque les oxymoron «la dédaigneuse affabilité» et la «morgue égalitaire».
Sous la surface égalitaire, le peuple garde une mémoire de l'Ancien Régime. Bien sûr, cette conclusion de Proust tien aussi au fait qu'il a surtout connu le peuple des domestiques, c'est-à-dire le peuple sans doute le plus proche de l'aristocratie.
On se rappelle que si Proust se moque de la chambre bleu horizon, il remarque que Saint-Loup aurait été élu s'il avait survécu:

J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, [...] L’élection de Saint-Loup, à cause de sa « sainte » famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques.[11]

Les Guermantes sont donc une «sainte famille». Le peuple considère que les idées démocratiques sont une lubie d'aristocrate.

La mémoire est le réceptacle d'une sensibilité à la persistance de l'Ancien Régime, d'autant plus charmant qu'il est devenu impuissant.


La version de sejan.

Notes

[1] qui raflent tous les prix au Concours Général, nous avait dit Compagnon la semaine dernière. Voir lien dans les commentaires.

[2] À l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.911/ Tadié p.261

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.797

[4] La Prisonnière, Clarac t3 p.32

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.455/ Tadié t2 p.746

[6] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.929

[7] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.216/ Tadié t1 p.213

[8] La Fugitive Clarac t3 p.667

[9] Le côté de guermantes Clarac t2 p.585/ Tadié t2 p.872

[10] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.15-16/ Tadié t2 p.313

[11] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.853

séminaire n°10 : Isabelle Serça, « Proust, littérature de la mémoire : écrire le temps »

La cassette dont je dispose pour ce séminaire est inutilisable. Retour donc aux notes et à leurs lacunes.
Isabelle Serça a eu la bonne idée de nous faire distribuer les extraits sur lesquels elle allait travailler. Elle parlera nettement moins vite que les précédentes oratrices, mais d'une voix plutôt monocorde, soporifique. Je finis par regretter que les intervenants ne parlent pas debout, en marchant de long en large et en faisant de grands gestes avec les mains.

Isabelle Serça est maître de conférence à l'université de Toulouse. Elle a écrit une thèse sur les parenthèses chez Proust. Les parenthèses sont essentielles, peut-être pourrait-on se contenter de lire les parenthèses, qui contiennent le sel de La Recherche. [sourire de Compagnon]
Elle a poursuivie ses recherches sur d'autres formes, elle est la spécialiste de la ponctuation chez Proust. L'une des décisions les plus difficiles lors de la mise au net de la nouvelle édition de la Pléiade a concerné la ponctuation: devait-on reprendre la ponctuation classique établie dans la première édition ou respecter la ponctuation originale des manuscrits?

                                             ***

Entre littérature et mémoire s'établit un chassé-croisé. Il s'agit d'un thème rebattu. Il ne s'agit pas de dresser un mémorial: La Recherche n'est pas un livre de souvenir, et ce n'est pas un monument. Il s'attache à retracer le mouvement de la mémoire dans le même temps que le mouvement de l'écriture. D'une certaine façon il s'agit du même mouvement. La faculté de se souvenir donne le style et est donnée par le style, il y a une analogie entre le travail de la mémoire et le travail de l'écriture. Il n'est pas possible, ni même souhaitable, de se souvenir de tout. On se souvient de Funes dans la nouvelle de Borges qui finit par se noyer dans ses souvenirs.
Lorsqu'on essaie de se souvenir, des mondes se rebâtissent, la mémoire compare, classe et sélectionne ce que nous pensons être notre passé de la même façon que Proust taille et retaille dans ses souvenirs. On se souvient de l'image évoquée par Antoine Compagnon, de Proust dans son lit au milieu de ses cahiers, une image de Proust en rhapsode, c'est-à-dire celui qui coud, raccommode, mais aussi le chanteur qui va de ville en ville.

épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe.[1]

On pense également à Bergson dont le philosophe norvégien rapporte la question: «Qu'est-ce qu'un souvenir qu'on ne se rappelle pas?»[2] C'est une question paradoxale. Oublier est différend d'ignorer, car pour oublier il faut avoir su tandis qu'ignorer c'est n'avoir jamais su. Un souvenir peut toujours revenir, c'est l'expérience de la madeleine: «tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.»[3] On l'a dit, il y a une stratification géologique du souvenir:

Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux – entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris – sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui, dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de «formation».[4]

Cette allusion à la géologie se retrouve également dans la disparition du souvenir:

Sous l’action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l’avais crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s’étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et précaires, relatifs à Albertine.[5]

L'effritement estun phénomène autant géologique que psychologique. On entraperçoit ici les rapports entre Freud et Proust: la mémoire est comme un langage, avec ses troubles et ses manques. La mémoire travaille pour donner une forma à notre temps, qui n'est pas le temps des horloges. L'écriture vise à donner une forme au temps:

Alors je pensais tout d'un coup que si j'avais encore la force d’accomplir mon œuvre cette matinée — comme autrefois à Combray certains jours avaient influé sur moi — qui m'avait, aujourd'hui même, donné à la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j’avais pressentie autrefois dans l’église de Combray, et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps.[6]

On pense également au bal des têtes: «le Temps qui d’habitude n’est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique.»[7] Les êtres et les objets s'inscrivent autant dans le temps que dans l'espace.

Le temps s'inscrit dans l'écriture par la longueur de la phrase. Le mouvement d'expansion de la phrase est quasi biologique, botanique, la phrase semble s'étendre par scissiparité, par divisions successives et infinies. On connaît la façon dont la phrase rebondit à partir d'un mouvement de relance en s'appuyant sur la reprise d'un mot, ce qui repousse d'autant l'apparition du verbe. Cette façon d'écrire est tout à fait contraire aux recommandations d'Aristote. Proust intercale des mots, on a affaire à la figure appelée "hyperbate", figure qui vient pertuber l'ordre naturel des mots et de l'exposition des pensées. Cette figure, l'art d'accumuler les parenthèses et de divertir le sens, crée la confusion et mélange les mots.

Selon Aristote, Proust serait un cancre. La phrase de Proust ne saurait correspondre au schéma classique; elle ne tient que par le mouvement qui la pousse en avant, et ne se termine parfois que grâce à un rétablissement in extremis. C'est une écriture sur le fil dont le fil est parfois rompu. Le contenant l'emporte sur le contenu, le commentaire sur le principal, grâce au «ballon des parenthèses» (expression de Paul Morand). Cette expansion est endiguée par le point final, il ne s'agit pas de la phrase étale de Claude Simon, la phrase court à sa fin, vers le point final, de même que seule la mort — ou la séparation— mettra un terme à l'action.

La phrase est informée par sa lutte avec ou contre le temps tandis que l'écriture informe le temps. La parenthèse joue ce rôle d'informateur puisqu'elle se rattache au mot qu'elle suit et le précise ou le développe. La parenthèse permet d'écrire sur plusieurs lignes de sens parallèles, sur un axe paradigmatique. Les mots sont intercalés, il y a interpolation. Prenant par exemple l'extrait n°2:

Et après avoir repris quelque force, je revenais vers l’hôtel, vers l’hôtel où je savais qu’il était désormais impossible que, si longtemps dussé-je attendre, je retrouvasse ma grand’mère, que j’avais retrouvée autrefois, le premier soir d’arrivée.[8]
[...] je retrouvasse ma grand-mère comme ce premier soir d'arrivée | md ma grand-mère que j'avais autrefois retrouvée autrefois, le premier soir d'arrivée || (N.a.fr.'' 16739)

Plusieurs procédés proustiens sont ici à l'œuvre: le rebond sur le mot «hôtel», la subordonnée relative qui développe ce mot, «désormais», longtemps et «autrefois» qui se répondent, le préfixe -re de repris et retrouver, c'est-à-dire l'utilisation de la polyptote, les deux modes utilisés pour le verbe retrouver, une fois au subjonctif, temps du virtuel et de l'absence, une fois à l'indicatif, temps de l'actualisation, ajoutage entre virgule qui étire la phrase.

De même, ce passage présente un exemple d'étirement par apposition:

Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes.[9]

On sait que le début et la fin de La Recherche étaient prévus dès le début. Cependant ce n'est certainement pas si simple; Nathalie Mauriac nous a montré comment un texte original pouvait éclater en plusieurs fragments et se disséminer. Le phénomène devient significatif quand l'interpolation vient insérer du passé dans du présent:

C’était, ce Guermantes, comme le cadre d’un roman, un paysage imaginaire que j’avais peine à me représenter et d’autant plus le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres et de routes réelles qui tout à coup s’imprégneraient de particularités héraldiques, à deux lieues d’une gare; [...][10]

Le «paysage imaginaire» se rapporte à la mémoire tandis que les «routes réelles» se rapportent aux véritables voies de communication, lieu d'un souvenir imaginaire. Il y a là une science de la topographie de la réalité et de la mémoire, comme cela a déjà été dit ici. Il faut donc posséder des repères intérieurs: «et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue... mais... c’est dans mon cœur...»[11] Proust est sensible à tout ce qui rappelle le passé, à une parlure archaïsante, une lustrine verte, des meubles, ainsi qu'on le voit pour Brichot qui retrouve dans le nouveau salon des Verdurins des traces de l'ancien:

Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés ici [...] intégraient dans le salon actuel des parties de l’ancien qui par moments l’évoquaient jusqu’à l’hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d’évoquer au sein de la réalité ambiante des fragments d’un monde détruit [...]. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que comme une personne il avait un passé, une mémoire [...]; encombrement joli [...] des cadeaux de fidèles [...]; profusion des bouquets de fleurs, des boîtes de chocolat, qui systématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un mode de floraison identique ; interpolation curieuse des objets singuliers et superflus qui ont encore l’air de sortir de la boîte où ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu’ils ont été d’abord, des cadeaux du Premier Janvier; [...][12]

Toute beauté passe par la reconnaissance. La mémoire supprime la dimension du temps.
La parenthèse possède ses propres points de repère, elle peut posséder un verbe. Elle permet d'éloigner la psychologie plane. Elle est un signifiant graphique qui met en scène le signifié. Elle permet d'ajouter une quatrième dimension au texte:

[...] tout cela faisait d’elle pour moi quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux; dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l’épaisseur de ses murs, [...][13]

On remarque que la parenthèse explique aussitôt «quatre», elle présente un continuum spatio-temporel.

De même dans Contre Sainte-Beuve, l'espace prend explicitement la forme du temps: «Ce qui est beau à Guermantes, c'est que les siècles qui ne sont plus essayent d'être encore; le temps y a pris la forme de l'espace, mais on le reconnaît bien.»[14]

Proust est un virtuose des tempi. Le mouvement de son écriture suit les irrégularités de la mémoire.

[...] si, (bien que ce fût la distraction – le désir de Mlle d’Éporcheville – qui m’eût rendu tout d’un coup l’oubli effectif et sensible) il reste que c’est le temps qui amène progressivement l’oubli, l’oubli n’est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l’espace. [...] cet oubli de tant de choses, me séparant, par des espaces vides, d’événements tout récents qu’ils me faisaient paraître anciens, puisque j’avais eu ce qu’on appelle « le temps » de les oublier, c'était son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire – comme une brume épaisse sur l’océan, et qui supprime les points de repère des choses – qui détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l’étais en réalité.[15]

Les erreurs d’optique permettent d’accéder aux vérité esthétiques. La parenthèse distend la temporalité, il ne s’agit pas du temps des mathématiciens, comme s’il y avait des séries temporaires différentes et parallèles. Ainsi la préface de Sésame et les lys, édité à part sous le titre Sur la lecture, commence ainsi:

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

Ce passage nous rappelle bien sûr cet autre du Temps retrouvé:

Bien plus, une chose que nous vîmes à une certaine époque, un livre que nous lûmes ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu’il y avait autour de nous ; il le reste aussi fidèlement à ce que nous étions alors, il ne peut plus être repassé que par la sensibilité, par la personne que nous étions alors ; si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu’il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu’il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. Que je revoie une chose d’un autre temps, c’est un autre jeune homme qui se lèvera.[16]

Le temps est écartelé, le présent lourd de tout ce que nous fûmes:

Souvent dans l’Évangile de saint Luc, rencontrant les deux points qui l’interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé, j’ai entendu le silence du fidèle qui venait d’arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s’étant scindée pour l’enclore, en avait gardé la forme ; et plus d’une fois, tandis que je lisais, il m’apporta le parfum d’une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l’Assemblée et qui ne s’était pas évaporé depuis près dix-sept siècles.[17]

On a ici une mise en abyme de la lecture même: le lecteur lisant Saint Luc songe au lecteur lisant Saint Luc songeant à la Bible...
La préface se poursuit et se termine ainsi, les parenthèses protégeant les espaces du passé [Isabelle Serça s'est excusée de ne pas avoir le temps de tout lire et de massacrer le passage par des extraits, je vous livre l'intégralité du passage]:

Que de fois, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi, inséré dans l’heure présente, un peu du passé, cette impression de rêve qu’on ressent à Venise sur la Piazetta, devant ses deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux grecs, l’une le Lion de Saint-Marc, l’autre saint Théodore foulant aux pieds le crocodile, – belles étrangères venues d’Orient sur la mer qu’elles regardent au loin et qui vient mourir à leurs pieds, et qui toutes deux, sans comprendre les propos échangés autour d’elles dans une langue qui n’est pas celle de leur pays, sur cette place publique où brille encore leur sourire distrait, continuent à attarder au milieu de nous leurs jours du XIIe siècle qu’elles intercalent dans notre aujourd’hui. Oui, en pleine place publique, au milieu d’aujourd’hui dont il interrompt à cet endroit l’empire, un peu du XIIe siècle, du XIIe siècle depuis si longtemps enfui, se dresse en un double élan léger de granit rose. Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s’arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées ; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les écartent, réservant de toute leur mince épaisseur la place inviolable du Passé : – du Passé familièrement surgi au milieu du présent, avec cette couleur un peu irréelle des choses qu’une sorte d’illusion nous fait voir à quelques pas, et qui sont en réalité situées à bien des siècles ; s’adressant dans tout son aspect un peu trop directement à l’esprit, l’exaltant un peu comme on ne saurait s’en étonner de la part du revenant d’un temps enseveli ; pourtant là, au milieu de nous, approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil.


La version, beaucoup plus précise il me semble, de sejan.

Notes

[1] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1033

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2

[3] Le Côté de chez Swann Clarac t2 p.985

[4] Du côté de chez Swann Clarac t1/ Tadié t1 p.184

[5] La Fugitive, Clarac t3 p.592

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1044

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.924

[8] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p. / Tadié t3 p.169

[9] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p. / Tadié t1 p.101

[10] Le Côté de Guermantes Clarac t2 p.14/ Tadié t2 p.315

[11] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.67

[12] La Prisonnière Clarac t3 p.285 / Tadié t3 p.789

[13] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.61/ Tadié t1 p.60

[14] Contre Sainte-Beuve, Folio p.279 (début du chapitre Retour à Guermantes)

[15] La Fugitive, Clarac t3 p.593/ Albertine disparue Tadié t4, p.173

[16] Le Temps retrouvé Clarac t3 p885

[17] Sur la lecture, dernières pages

cours n° 10 : le XVIIIe siècle dans La Recherche

Voici donc le début de l’acte III. Il reste encore quatre leçons et il est temps d’aller au cœur des choses après avoir autant tourné autour : nous avons parlé de l’espace, de l’épaisseur, de géologie, de botanique…

Il nous faut maintenant étudier les rapports entre la création littéraire et la conscience historique, comment la littérature passe dans la littérature, comme la littérature passe par la littérature, comment la littérature infléchit notre conception de la littérature : comment la littérature se souvient de son propre présent, comment elle transforme, elle infléchit, la société.

La littérature est épaisse, on ne peut la réduire à une source unique ou une référence. Les sources sont diffuses, l’allusion dénote une source et se dissémine dans le texte, nécessitant des fouilles compliquées dans la géologie et l’archéologie des textes.
C’est particulièrement vrai pour Proust. On a parfois appelé La Recherche un roman total, une sorte de mémoire absolue. Barthes disait «La Recherche du Temps perdu est l’une des grandes cosmogonies que le XIXe siècle a su produire après Balzac, Dickens, Zola, dont le caractère statutaire est d’être des espaces infiniment explorables.»
Comme vous le savez, on ne relit jamais les mêmes pages et on n’en sort pas une fois qu’on y est entré.

Barthes disait: «Je comprends que l'œuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire.» Elle est comme une montrueuse éponge de tous les savoirs et de l’air du temps, elle comprend tout, non seulement la littérature, mais tous les arts, tous les savoirs contemporains, médecine, diplomatie, généalogie, héraldique, toponymie, stratégie militaire, cuisine, bonne manières,… Il s’agit d’un dépôt des savoirs de la culture française, dépôt peut-être daté, d’ailleurs.

Je voudrais essayer de prendre les choses à rebours. La question devient donc : qu’est-ce qui n’y est pas ? Essayons de reprendre La Recherche du côté de ses lacunes.
Si l’on reprend l’index de La Recherche ou l’index de la correspondance établie par les chercheurs japonais, que ne trouve-t-on pas dans La Recherche, et pourquoi?
Le trou de mémoire le plus fameux, et bien connu, dans la culture littéraire de Proust, concerne la littérature du XVIIIe siècle. Cela pose une importante question.

Proust était lycéen au début des années 1880 à Condorcet, à l’école de la IIIe République, l’école de Jules Ferry, qui favorisait la connaissances des philosophes et des Lumières. Comment Proust a-t-il pu échapper à cette influence?
Il semble que, très jeune, Proust lui résistait, son tempérament était étranger à cette littérature. En 1889, il a 18 ans et passe le baccalauréat es-lettres. Marcel est à Ostende et sa mère dans le Béarn. Ils s’écrivent tous les jours. Sa mère lui écrit:«Cher petit pauvre loup, je ne puis rien te dire de mes lectures, mon grand, parce que je suis toute à Mme du Deffand et que tu dédaignes, je crois, le XVIIIe siècle.».
Plus haut dans la même lettre de septembre 1889, Mme Proust évoque les études de Robert. Il a pour précepteur Léon Brunschvicg. (Léon Brunschvicg est professeur à Condorcet qui a été au début du XXe siècle une pépinière pour la bourgeoisie juive: les trois fils les plus fameux sont les Reynac, il y a aussi les Halévy.) Il donne pour sujet de dissertation à Robert: «Comparez les deux révolutions du Cid et d'Andromaque». «Moi je ne connaissais que 89 et 48», [rires dans la salle] note Mme Proust. Elle ne parle ni de 1830 ni de 1871, la Commune. (On se souvient que Proust est né l’année de la Commune). Nous sommes en septembre 1889, c’est l’année de la crise du boulangisme et du centenaire de la Révolution française, cetterévolution qui a émancipé les Juifs de Paris, leur a donné les libertés civile et politique, Mme Proust ne l’oublie pas.
Derrière ce mépris de Proust pour le XVIIIe siècle, il y a à la fois le mépris des salons et des Lumières.

Dans la lettre suivante, Mme Proust écrit «Mme du Deffand est la seule relation que je ne dédaigne pas et que je cultive, elle m’amuse mais jamais nous ne nous lieront d'une intimité cordiale comme avec Mme de Rémusat». Mme de Rémusat était la dame de compagnie de l'impératrice de Joséphine, on s’en souvient, elle servira de modèle parmi d'autres à Mme de Beausergent dans La Recherche. Proust s'en moquera:

Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d’à propos Sophocle, Schiller et l’Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand’mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.[1]

En septembre 1889, nous sommes à la veille des élections législatives, celles qui vont marquer la fin du boulangisme, entreprise qui fut la dernière à menacer véritablement la République. La mère de Proust écrit à son fils: «En politique, je suis comme toi, mon grand, du grand parti «conservateur libéral intelligent». Réfléchissons à cette expression «conservateur libéral intelligent», ça fait rêver [rires], ces mots sont entre guillemets comme si Mme Proust citait son fils, ou comme si c’était un cliché, ou comme si c’était une utopie. C'est le parti du journal Le Temps (Anatole France), c'est la Revue des deux-Mondes (Brunetière). Juliette Adam parlera de la « République athénienne » à propos de la République de Gambetta, république bourgeoise, modérée, orléaniste.

Deux ans plus tôt, le 14 juillet 1887, Proust qui avait alors 16 ans écrivit à Antoinette Faure, fille de Félix Faure, futur président de la République, alors député du Havre. Proust lui raconte que sa mère a déchiré la lettre qu'il lui avait écrite. «Croirez-vous que Maman m'a déchiré une lettre pour vous. L'écriture était trop mauvaise. Au fond, je crois qu'un grand éloge de notre brave général, du soldat simple et sublime comme dit le petit Boulanger, a excité les vieux sentiments orléanistes républicain de Madame Jeanne Proust.» On était alors à l’apogée du boulangisme. Boulanger avait été limogé en juillet et envoyé à Clermont-Ferrand. Une manifestation empêche son départ de Paris. Le jeune Proust est emporté par l’enthousiasme pour Boulanger, ce qui va à l’encontre des «vieux sentiments orléanistes républicains» —citation de la lettre de Proust— de Mme Proust. Il s’agit du sentiment de la vieille bourgeoisie israélite parisienne qui n’a jamais été aussi heureuse que sous la monarchie de Juilliet, qui s'est ralliée au second Empire et s’est accommodée à la République. Le boulangisme est la queue de la Révolution, la queue du XVIIIe siècle.

En septembre 1889, Proust à Ostende écrit à son grand-père à Paris. Il s’inquiète des résultats du premiers tours des élections du 22 septembre 1889: «Serais-tu assez gentil de m'écrire ce soir ce que tu penses des résultats actuels.» La majorité est-elle révisionniste, monarche/boulange/bonape ou républicaine ? Nous assistons ici à la queue des Lumières.
Le refus des Lumières est donc ancien et constant.
Pour Proust, à la différence de sa femme, les valeurs de la République sont acquises et irréversibles. Julien Benda, qui était au lycée Charlemagne, contemporain de Prousrt, raconte lui aussi dans La Jeunesse d'un clerc les opinions familiales: l'égalité civique, la laïcité et la liberté individuelle ne peuvent être remises en cause.
En ce qui concerne l'égalitarisme politique, la justice sociale, le XIXe siècle doit s'arrêter là.

Dans Jean Santeuil on perçoit également cette méfiance à l'égard du XVIIIe siècle. Quand il s'agit de montrer la défiance de Santeuil envers l'écrivain, Proust oppose M. de Traves, génial romancier, mais matérialiste et sceptique, dont le modèle serait Anatole France, à M. Beulier, professeur de philosophie, dont le modèle est Alphonse Daru. Jean Santeuil penche vers M. Beulier et l'idéalisme.
Proust penche vers le spiritualisme. Il considère que le matérialisme n'est qu'un fatigant monceau d'erreurs.

De quoi qu'on parlât, M. de Traves s'attachait en tout à des choses qui laissait Jean si indifférent qu'il cessait bientôt d'écouter: jamais de vue générale dans le genre de celles que développait M. Beulier, jamais de vues oraculaires sur l'art, sur l'intelligence, mais un fait, le sens des mots. [...] Ranger des bibliothèques, chercher des bibelots, tels étaient ses plus vifs désirs, auxquels Jean demeurait tout à fait étranger.[2]

Monsieur de Traves incarne l'esprit du XVIIIe siècle: la bibliophilie, le goût des objets. Il rencontre l'opposition de Jean Santeuil:

Quant à la littérature, il [M.de Traves n'aimait que celle du XVIIIe] que Jean tenait pour nulle, puisqu'elle n'était nullement, à sa manière, comme la littérature du XIXe siècle, l'expression des vérités mystérieuses qui était pour lui la seule vérité.

On voit là se dessiner une opposition très nette entre la matière et le mystère. Cette idée se retrouve dans la Recherche du temps perdu. Contre la thèse de M.de Traves que la beauté est dans les choses et non dans la manière dont les choses sont vues. Par exemple quand le narrateur découvre Miss Sacripant chez Elstir, le narrateur en profite pour attaquer cette conception du beau:

comme si, ce charme, le peintre n’avait eu qu’à le découvrir, qu’à l’observer, matériellement réalisé déjà dans la nature et à le reproduire. Que de tels objets puissent exister, beaux en dehors même de l’interprétation du peintre, cela contente en nous un matérialisme inné, combattu par la raison, et sert de contrepoids aux abstractions de l’esthétique.[3]

Cette littérature que Jean tient pour nulle, c'est celui du scepticisme rationnel franc-maçon, mais c'est aussi celle d'Anatole France ou des Goncourt, qui ont véritablement promu Watteau, Fragonard, Chardin dans leur livre L'Art du XVIIIe siècle. On tient là une opposition fondamentale. Chaque fois que Proust évoque le XVIIIe siècle, il y a cette dimension. Il reproche à Stendhal son goût pour Voltaire et son ironie à la Voltaire. Proust n'éprouve que de l'indifférence, voire de la haine, à l'égard du XVIIIe siècle. Paradoxalement, "le XVIIIe siècle" est cité vingt-sept fois, beaucoup plus que tous les autres dans La Recherche. Alors que le XIXe siècle est pratiquement absent en tant que siècle et qu'on rencontre Balzac, Hugo, Wagner, Baudelaire, comme le XVIIe siècle, représenté par une série d'individus — La Fontaine, Racine, Molière, Sévigné —, par des hommes, et non résumés sous un style, le XVIIIe siècle n'est qu'un style, un style au sens Goncourt, au sens des historiens de l'art.
La seule occurence dans La Recherche du temps perdu où les artistes du XVIIIe siècle sont sauvés, c'est face aux révolutionnaires:

N’imitons pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s’ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution.[4]

On pense à Anatole France et Les Dieux ont soif dans lequel les révolutionnaires veulent détuire des peintures du XVIIIe siècle.

A l'opposé ontrouve les Goncourt, qui se sont affirmés comme les inventeurs de ce siècle. Dans sa préface de ''Chérie'', Jules de Goncourt dit à son frère combien ils ont été importants:

Or la recherche du vrai en littérature, la résurrection de l'art du XVIIIe siècle, la victoire du japonisme : ce sont, sais-tu, - ajouta-t-il après un silence, et avec un réveil de la vie intelligente dans l'œil, - ce sont les trois grands mouvements littéraires et artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle… et nous les aurons menés, ces trois mouvements… nous, pauvres obscurs. Eh bien! quand on a fait cela… c'est vraiment difficile de n'être pas quelqu'un dans l'avenir.»

Cela explique la densité des références au XVIIIe siècle dans le pastiche des Goncourt. Le XVIIIe siècle, c'est celui qui entretient le goût des curiosités et de l'antiquariat, comme on le voit avec L'enseigne du petit Dunkerque, boutique voisine de l'hôtel des Verdurin:

une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d'oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères [5]

Un peu plus loin :

le rayonnement d'une ondée, d'une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d'un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle[6]

Voltaire, Rousseau et Diderot sont à peu près totalement absent de La Recherche, tout comme le XVIIIe siècle des salons, des femmes, tels que le décrivent les Goncourt.
Pratiquement la seule référence à Diderot dans La Recherche apparaît dans le pastiche des Goncourt:

l'eau me vient à la bouche de la vie qu'elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon si vaste qu'il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me faisant penser à celle qu'évoque ce chef-d'œuvre de Diderot, les Lettres à Mademoiselle Volland.[7]

Charlus pour sa part s'étonne durant la guerre de la conversion de Brichot qui était jusque là un classique. La guerre a fait de lui un moderniste:

Tout au plus est-il étrange qu’un partisan aveugle de l’Antiquité comme Brichot, qui n’avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d’Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu’Austerlitz même, ce n’était rien à côté de Vauquois.[8]

On peut évoquer la mauvaise blague qui intervient à plusieurs reprises à propos de Watteau, Watteau à vapeur, que l'on trouve dans la bouche de Saniette.

– Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j’aime mieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe siècle fébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire.[9]

Le XVIIIe siècle est le seul siècle à posséder une réalité d'ensemble, tandis que le XVIIe et le XIXe siècle n'ont aucune unité, il s'agit d'écrivains individuels. On assiste en corrolaire à l'apologie du XVIIe siècle, monarchiste, catholique et classique. Il y a une résistance au XVIIIe siècle mais pas dans un sens monarchiste à la Maurras, qui assimile révolution, romantisme et République.

Proust se montre régulièrement ironique envers la Révolution, les Lumières et l'égalitarisme mais pour lui la République est acquise.
Revenons aux éléctions de 1893. Ce sont les premières auquelles Proust ait voté. Elles sont évoquées dans Jean Santeuil. Jean Santeuil rentre chez lui et à une conversation avec sa mère et son père est absent:

C'était jour d'élection. — Pour qui votes-tu, lui dit sa mère. — Pour Denys Cochin. Et papa? — Il aurait voté pour Passy. — Eh bien je voterai Passy, car je suis son fils avant d'être moi. [10]

Frédéric Passy était un bon Républicain, prix Nobel de la paix. Il était opposé à Denys Cochin, orléaniste, catholique, favorable à la monarchie constitutionnelle.
Le texte se poursuit ainsi:

Jamais il ne vota avec tant de plaisir. Il revint joyeux de la mairie avec l'émotion contenue que donne à tout conservateur le sentiment de la solidarité et de la tradition.

Le jeune Jean Santeuil renonce à voter pour le candidat conservateur au nom d'un sentiment encore plus conservateur.

Frédéric Passy sera battu.
Plus tard, Proust s'opposera à la séparation de l'Eglise et de l'Etat et rejoindra le parti de Cochin.


ajout le 5 mars 2007 : la version de sejan.

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.492

[2] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 479-480, voir la citation intégrale dans les commentaires

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.847

[4] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.888

[5] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.710/ Tadié t4 p.285

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.714/ Tadié t4 p.288

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.713/ Tadié t4 p.288

[8] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.779

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.938

[10] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 857, voir la citation intégrale dans les commentaires

séminaire n°9 : Sara Guindani : “Je ne savais pas voir.” Malentendu, connaissance et reconnaissance chez Proust

La transcription de ce séminaire a été mise hors ligne suite à la demande de Sara Guindani.

Un livre doit paraître aux éditions de La Transparence : Je ne savais pas voir.


Mise à jour le 22 février 2015: aperçu dans le cadre des séminaires du Collège de France.

cours n° 9 : Tristan - premier bilan

Quelques-uns d'entre vous m'ont demandé d'écouter le passage de Tristan évoqué par Proust.
Vous vous souvenez du contexte immédiat de cet air du pâtre de Tristan et Isolde quand il apparaît dans La Prisonnière. Pour le narrateur, il s'agit du coup de génie qui consiste à incorporer dans une œuvre un morceau venu d'ailleurs; l'après-coup est la griffe du génie: «[...] Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, [...]»1
Le narrateur reconnaît une mesure de Tristan en jouant la sonate et se met à réfléchir aux œuvres du XIXe siècles, «merveilleuses et manquées». L'air du pâtre apparaît comme une preuve de cette unité rétrospective des grandes œuvres de Balzac, Hugo ou Michelet.
Elle [l'unité] surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste.2
Remarquons cependant que rien n'indique que le morceau dont il est question ici soit l'air du pâtre dont on parlera plus tard.

Il s'agit du début du dernier acte. Tristan est en train d'agoniser et Kurnewal est prêt de lui. Ils attendent Isolde qui seule pourra le sauver.
En résumé, Kurvenal a transporté Tristan blessé en ce château ancestral en Bretagne. C'est là qu'il gît, veillé par Kurvenal, dans un profond évanouissement. Un pâtre souffle une mélodie plaintive sur son chalumeau. Il demande à voix basse à Kurvenal d'où viennent les souffrances de son maître. Mais Kurvenal évite de répondre et ordonne au pâtre de regarder attentivement si un navire arrive. (Je reprends ces lignes sur le site en lien plus haut. Il me semble que c'est exactement ce qu'a prononcé Antoine Compagnon).
Vous savez ce qu'est un chalumeau, c'est une tige de roseau percée de trous, le calamus antique, la flûte rustique symbole de toute la poésie pastorale. C'est aussi la "paille" qu'on utilise pour boire: à l'époque de Proust cela s'appelait un chalumeau.
Proust aimait beaucoup ce mot de chalumeau. Ce mot est utilisé au moins à une autre reprise, lorsque la grand-mère du narrateur est malade et que le docteur Cottard recommende qu'on prenne sa température.
On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute sa hauteur le tube était vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère. Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps ; la petite sorcière n’avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu’ait pu faire sur soi-même l'âme de ma grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir : 38°3.3
Page magnifique, quelque chose comme la lessiveuse de Ponge dans sa description très technique, animalisée, poétisée. Etait-ce une découverte récente pour que Proust s'y intéresse ainsi? Le thermomètre fut inventé en 1867 par Thomas Clifford Allbutt; auparavant, c'était très long de prendre la température de quelqu'un, ce que Proust remarque à sa manière: «nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps». L'autre particularité notée par Proust, c'est que le mercure ne redescend pas. Il s'agit d'une véritable description technique d'un objet qui aura bientôt disparu, puisque, comme vous le savez, le thermomètre à mercure est désormais interdit. Bientôt il faudra l'expliquer aux étudiants, comme je dois déjà leur expliquer ce qu'est une lessiveuse lorsque nous étudions ce texte. C'est aussi cela, "la mémoire de la littérature".

(Nous écoutons l'air du pâtre.)
L'interprétation que nous venons d'entendre est celle de Karl Böhm enregistrée en 1966 au festival de Bayreuth. L'air est ainsi évoqué: « La vieille chanson; pourquoi m'éveille-t-elle? »
Elle est jouée au cor anglais, qui n'est ni un cor, ni anglais. On ne sait pas d'ailleurs pourquoi cela s'appelle ainsi, est-ce anglais pour anglé, parce qu'il faisait un angle, ou anglais pour angélique?

Proust sait que Wagner s'est inspiré de la chanson des gondoliers de Venise, mais comme toujours chez Proust, les références sont fausses. Wagner raconte précisément dans Ma Vie:
Pendant une nuit d'insomnie, je m'accoudais au balcon du palais Giustiniani; et comme je contemplais la vieille ville romanesque des lagunes qui gisait devant moi, enveloppée d'ombre, soudain du silence profond un chant s'éleva. C'était l'appel puissant et rude d'un gondolier veillant sur sa barque, auquel les échos du canal répondirent jusque dans le plus grand éloignement; et j'y reconnus la primitive mélopée sur laquelle, au temps du Tasse, ses vers bien connus ont été adaptés, mais qui est certainement aussi ancienne que les canaux de Venise et leur peuple [...] et peut-être m'a-t-elle suggérée l'air plaintif et traînant du chalumeau.
(citation à peu près. à vérifier).
Il n'y a là aucun tiroir. Proust confond peut-être avec un autre morceau de Wagner, l'enchantement du Vendredi Saint de Parsifal. Celui-là a bien été trouvé dans un tiroir. Proust cite souvent cette anecdote, et déjà dans Contre Sainte-Beuve pour défendre Balzac contre ses détracteurs.
L'enchantement du Vendredi saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser à faire Parsifal et qu'il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus vivre séparées, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions?4
Nous rencontrons encore cette opposition de l'organique et du mécanique qui finissent par se fondre: toutes les parties deviennent solidaires.
Proust croyait fermement à cette idée d'un morceau tiré d'un tiroir. Pourtant, aucun critique, aucun musicologue, ne fait référence à une telle anecdote, sauf Albert Lavignac, dont on sait que Proust écrivait à la fille (ou sa nièce ou sa cousine, je ne sais plus).

Si c’et air est si présent chez Proust, c’est que c’est un air très riche. Déjà proche de la mort, Tristan est ramené à la vie par l’idée de l’arrivée d’Isolde. Tristan l’attend. L’air du pâtre résonne pour la deuxième fois. Kurneval secoue la tête, aucun bateau n’est en vue. Tristan revoit sa vie et se prépare à mourir.

(deuxième air du pâtre)
Nous avons entendu Wolfgang Windgassen dans le rôle de Tristan et Eberhard Waechter dans le rôle de Kurneval.
[...] Dois-je ainsi te comprendre, / vieille chanson grave / avec ton accent de lamentation? / Par la brise du soir / elle pénétra timidement / lorsque jadis fut annoncée / à l'enfant la mort de son père: / à l'aube du jour craintive, / encore plus craintive, / lorsque le fils / apprit le sort de sa mère. / Lorsqu'il m'engendra et mourut, / lorsqu'elle m'enfanta en mourant.
L’air rappelle deux morts, celle du père et de la mère de Tristan. Il annonce le destin de Tristan : brûler de désir et mourir.
Il s’agit du seul cas où le leitmotiv est ainsi commenté par le personnage lui-même. Le remède est aussi le mal, on reconnaît une thématique constamment présente chez Proust : l’amour est à la fois le mal et le remède, ce qui blesse et ce qui guérit.

Au bord de l’évanouissement il paraît voir Isolde. Le rêve se transforme en réalité, le navire approche, il est signalé par un air joyeux du pâtre.
C’est cette troisième occurrence qui est l’objet de l’allusion de Proust :
Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air d’un pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.5
Proust se trompe encore une fois, ici il s’agit de note joyeuse, tandis que la chanson des gondoliers renvoyait des notes plaintives. Proust effectue un déplacement de la note plaintive à l’air joyeux.
Proust fait assez souvent allusion à cet air joyeux. Ainsi quand le narrateur attend Albertine dans Sodome et Gomorrhe: Albertine est allée voir Phèdre tandis que le narrateur se rend chez la princesse de Guermantes. Il passe une soirée sereine dans l’idée qu’il va revoir Albertine. À son retour, elle n’est pas là, et il surveille le téléphone.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel; arrivé au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone.6
On reconnaît dans « l’écharpe agitée » le signal entre Tristan et Isolde à l’acte II, et l’air joyeux du chalumeau du pâtre, heureux augure. De la même façon, dans un texte intitulé Impressions de route en automobile (1907), la trompe de la voiture est comparée au chalumeau du pâtre et à l’écharpe agitée.
c'est [...] au chalumeau d'un pauvre pâtre, à l'intensité croissante, à l'insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l'expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l'âme humaine.7
«l'insatiable monotonie de sa maigre chanson» est opposé au plus sublime. Sont à la fois «mécanique[s] et sublime[s]» le téléphone, la trompe et l'air du pâtre. Ces sommets de l'émotion coïncident avec un air presque vulgaire.

Proust a entendu Tristan le 7 juin 1902. On jouait peu les intégrales de Wagner. La création de Tristan à Paris avait eu lieu en 1900. En 1902 Proust assista à une représentation en compagnie de ses amis Bibesco et Fénelon.

Ainsi le mécanique et le sublime se rejoignent, le haut et le bas coïncident souvent. Le sublime doit être profané. L'air le plus sublime s'associe au grotesque. On en trouve encore une preuve dans une lettre que Proust envoie à Sidney Schiff le 16 juillet 1921 pour s'excuser de ne pas lui avoir envoyé son livre plus tôt.
Proust a été malade de mai à juillet, c'est dans cet intervalle qu'il a visité le musée du Jeu de paume et qu'il a vu le "petit pan de mur jaune" qui provoquera la mort de Bergotte. Il l'écite donc que «Je l'aurais fait plus tôt [écrire] si je n'avais pas été tout à fait mourant. A force de dire Schiff, Schiff, je me voyais comme Tristan attendant la nef...»
On voit ici l'humour de Proust: «Schiff, Schiff», cela sonne comme «Das Schiff! Das Schiff!» mais aussi comme le bruit de la toupie.
Il y a donc un constant va-et-vient entre le plus sacré et le plus quotidien, une constante oscillation entre le plus grave et le plus profane. Les idôles doivent toujours être abaissées. On songe à Mme de Guermantes qui sert à moquer les opéras de Wagner:
Elle donne tout Molière pour un vers de l'Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse.8

— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d’oeuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.9
Voilà bien un exemple d'élévation et d'abaissement.

***


La semaine prochaine je ne donnerai pas cours. Il est donc temps de dresser une sorte de bilan de ses premières semaines de cours.
Je constate que j'ai tendance à me laisser guider de semaine en semaine sur le terrain que j'ai délimité, avec l'idée que les pièces du puzzle vont d'elles-mêmes se mettre en place. J'ai finalement repoussé le moment de traiter un certain nombre de chapitres obligés. Je n'ai pas parlé par exemple du statut de la citation, de l'allusion, du pastiche, peut-être parce que je l'ai déjà fait ailleurs et que je n'avais pas envie de me répéter. Je n'ai pas traité «Proust et Racine», «Proust et Balzac»...
Mais ici il n'y a pas d'examen, j'ai davantage de liberté que de l'autre côté de la rue Saint-Jacques; je ne fais pas cours dans l'idée qu'il faut avoir traité "l'état de la question". (Vous savez que c'est ainsi que Péguy se moquait de la Sorbonne.)
Je ne me sens pas véritablement coupable car ces sujets ont été traités par les intervenants en séminaire, en particulier Natahlie Mauriac Dyer a parfaitement analysé une seule allusion tandis qu'Annick Bouillaguet a fait l'analyse du pastiche des Goncourt et a montré l'importance du pastiche chez Proust.

Après coup on retombe sur ce qui était à l'origine du projet de ce cours. J'y pensais en lisant une citation d'Albert Thibaudet dans L'histoire de la littérature française:
Ces fouilles dans la mémoire de l'auteur s'accordent à des fouilles dans la mémoire épaisse de la littérature \[...]10
Il y a collusion, accord, entre la mémoire individuelle et la mémoire de la littérature, les deux ne sont pas séparables.
De sorte que dès qu'avec Proust une sorte de sentiment de familiarité s'est établi, on a reconnu qu'on l'attendait, que le roman français faisait là une de ces remontes naturelles et nécessaires.11
Qu'est-ce qu'une remonte?
1/ un ban de poisson qui remonte un cours d'eau. Cela consiste à nager à contre-courant.
2/ cela consiste à se pourvoir en chevaux: faire provision de.
Le Trésor de la langue française cite Thibaudet parlant de Chateaubriand: «Pour employer l'expression qu'il applique à un autre, il \[Chateaubriand] faisait au Saint-Sépulcre ses remontes de littérature et ses provisions d'amour (THIBAUDET, Hist. litt. fr., 1936, p. 36).»
Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant. Albert Thibaudet appelle également Bergson «le grand remontant», ce qui peut vouloir dire nage à contre-courant mais aussi reconstituant, fortifiant.
Péguy, lui, parle «des races remontantes», qui sont ces plantes qui fleurissent plusieurs fois dans l'année.

Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant pour produire des fleurs. (J'espère que sejan aura noté la formule exacte).

La version de sejan.



1 : La Prisonnière, Clarac t3 p.160
2 : Ibid, p.161
3 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.299
4 : Contre Sainte-Beuve, Folio p.213 (achevé d'imprimer octobre 2002)
5 : La Prisonnière, Clarac t3 p.161
6 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.731
7 : fin du texte
8 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.471
9 : Ibid, p.491
10 : éditions Stock, 1936, p.535
11 : Idem

séminaire n°8 : Annick Bouillaguet : le pastiche ou la mémoire des styles

J'ai eu de la chance, un sacré «coup de bonheur», à la fin de cette heure de séminaire.
J'ai déjà raconté comment ma voisine m'avait conseillé d'aller lire les compte-rendus sur internet. Il me fut alors difficile de ne pas lui avouer que c'était moi qui tenais l'un des deux blogs en question. Elle en fut grandement émue et enthousiasmée; et moi bien embarrassée pendant l'heure qui suivit par la conscience qu'elle me regardait prendre des notes. Mon embarras était double: d'une part il était lié à la timidité, d'autre part à la conscience croissante que mes notes ne valaient rien, que je n'arrivais pas à suivre, Annick Bouillaguet parlait trop vite, surtout, elle ne détachait pas suffisamment les citations de son discours, et comme le thème était le pastiche, je ne savais plus par instants si elle citait les Goncourt ou Proust. Bref, j'étais bel et bien perdue.
Je vous aurais malgré tout transcrit, la mort dans l'âme, mes notes en l'état, en espérant qu'un sens s'en dégagerait malgré tout.

À la fin du cours, ma voisine se tourna vers moi et me tendit un petit appareil enregistreur et deux cassettes représentant les deux heures de cours: «Tenez, c'est pour vous.» J'étais confuse mais enchantée: elle me sauvait. (Et pour ajouter à ma «bonne fortune», ma voisine se prénomme Diane, ce qui est inespéré pour une camusienne telle que moi).
Je ne me suis pas servi de la première cassette pour la première heure de cours, d'une part parce que les podcasts sont disponibles pour tous et que chacun peut donc y confronter mes notes, d'autre part parce que je me méfie de mes tendances perfectionnistes et que j'ai terriblement peur, si je commence à écouter des enregistrements, d'être tentée de retranscrire fidèlement le cours: je sais par expérience que dix minutes de discours représentent une heure de transcription (je ne suis pas sténo-dactylo).
Mais pour l'intervention d'Annick Bouillaguet, l'enregistrement prêté par ma voisine fut providentiel. J'avais commencé par retranscrire mes notes avec l'idée d'ensuite les compléter par la cassette, finalement, à quelques moments de paresse près, j'ai retranscris intégralement la cassette.

Ce billet doit donc tout à ma voisine.

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Antoine Compagnon présente Annick Bouillaguet. Comme dans le cas d'Anne Simon, il l'a rencontrée en faisant partie de son jury de thèse, thèse portant sur la pratique intertextuelle de Marcel Proust sous la direction de Jean-Yves Tadié. Cette thèse a été publiée sous le titre Marcel Proust, le jeu intertextuel en 1990 à la suite de travaux sur la parodie. Elle a fait de ces jeux intertextuels une spécialité, elle est l'auteur d'un ouvrage qui ne parle pas que de proust, intitulé L'Ecriture imitative: pastiche, parodie, collage (1996) et d'un Proust lecteur de Balzac et de Flaubert: l'imitation cryptée: ce que j'appelle l'allusion, et ce qu'elle appelle des pastiches non déclarés. Proust a écrit dans La Recherche des pastiches inavoués de Flaubert et Balzac. Elle étudie les pastiches sous leurs différents modes (les situations, le style, les personnages) et démontre comment le pastiche joue le rôle de conservatoire stylistique. C'est donc une mémoire de la littérature en ce sens, c'est donc un moyen de transmettre le passé.

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Annick Bouillaguet commence. La mémoire ou la littérature sera ce soir envisagée sous l'aspect particulier de la mémoire du ou des styles, celui de Proust et celui d'autres écrivains, moins dans leur histoire que dans une simultanéité d'écriture, une synchronie qui doit tout de même quelque chose au souvenir. La littérature consiste en une vision particulière, ce que voit l'artiste et ne voit pas les autres. Cette vision s'exprime dans le style, qui est la condition de l'existence de la littérature. La forme la plus exemplaire de cette mémoire du style s'exprime dans le pastiche.
D'une façon plus générale, Bakhtine avait exprimé sa conception littéraire comme lecture d'un corpus antérieur dans la perspective dialogique qui est la sienne et dans laquelle se voit intégré le propos sur la mémoire de la littérature. Cette conception trouve une application privilégiée si on la restreint à la récriture, celle du texte d'un autre, enveloppé dans son propre texte. Or il se trouve que La Recherche du temps perdu présente une situation de ce type, sous la forme affichée d'une citation d'un fragment du journal inédit des Goncourt. Je me propose d'étudier le rôle que leur style, mais aussi que leur univers, ont pu jouer à l'intérieur du roman de Proust. On verra alors comment la littérature se souvient de la littérature en l'incorporant.
La citation conserve un monde qu'elle ressuscite et qu'elle s'exerce par les moyens d'une écriture dans l'acception historique et sociale du terme.

Statut du pastiche dans le roman

Il s'agit d'une citation du Temps retrouvé. Le narrateur séjourne chez Gilberte de Saint-Loup en 1914 à Tansonville et le soir, pour s'endormir, ne pouvant emprunter La fille aux yeux d'or que Gilberte est en train de lire, il prend un tome du journal inédit des Goncourt:

Voici les pages que je lus jusqu'à ce que la fatigue me ferma les yeux:
«Avant-hier tombe ici, pour m'emmener dîner chez lui, Verdurin, l'ancien critique de la Revue, l'auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de l'original Américain, est souvent rendu avec une grande délicatesse par l'amoureux de tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu'est Verdurin. Et tandis que je m'habille pour le suivre, [...][1]

Etc... Ce surprenant Verdurin conduit alors Edmond de Goncourt dans sa voiture quai Conti où se trouve son hôtel. Y sont rassemblés pour l'essentiel, Cottard, Swann et Brichot. Nous comprenons alors que ces pages attribuées aux Goncourt sont un faux.
Je ne vais pas lire les huit pages de description qui suivent. On passe à table, ce qui donne à Proust-Goncourt l'occasion de décrire le menu, des couverts, et la conversation. Lors de cette conversation on parle du peintre Tiche devenu Elstir, ainsi que de l'ancien domicile des Verdurin. On comprend par cette évolution que si les habitués sont bien ceux du premier salon, l'époque de la visite des Goncourt lui est postérieure. Pourtant Swann continue de le fréquenter, ce qui semble constituer une entorse à la chronologie qui s'explique cependant par un rattrapage un peu flou et anticipé pour le lecteur dans La Prisonnière, lorsque Brichot explique que ce n'était pas Quai Conti «que Swann rencontrait sa future femme, ou du moins ce fut ici que dans les tout à fait derniers temps, après le sinistre qui détruisit partiellement la première habitation de madame Verdurin.»[2]

Je reviens au récit de la soirée, on passe ensuite au fumoir, où la conversation se porte sur la médecine et la littérature. C'est alors que le narrateur referme l'ouvrage, s'extasiant sur le prestige de la littérature qui s'interpose ainsi dans sa vie. Elle lui a donné la curiosité d'en savoir davantage sur la petite société qu'il a lui même décrite à partir de témoignages avant de la fréquenter personnellement. Pour le lecteur qui a éventé la supercherie, il s'agit d'une autocitation dans un style nouveau. Le fragment, il le comprend, est l'œuvre de Proust, s'inspirant de la manière des Goncourt promu observateur du salon des Verdurin. L'archinarrateur, qui a la charge complète du récit, a produit le pastiche; le narrateur s'est chargé de son insertion; le héros est le premier lecteur du faux fragment qui pour lui est véridique et s'engage, on va le voir, plus avant dans la voie des révélations au terme desquelles il deviendra écrivain. Le lecteur, lui, est le destinataire de la supercherie, qui consiste à croire qu'il lit du Goncourt alors qu'il ne cesse de lire du Proust.

L'intérêt que le fragment a suscité chez les critiques est à la mesure de l'importance des questions qu'il soulève. Jean Milly lui a consacré un chapitre remarquable dans Proust dans le texte et l'avant-texte. Le pastiche doit à son insertion dans le dernier volume d'À la recherche du temps perdu de constituer une conclusion provisoire au roman. L'intégration est thématique — une soirée dans la vie des Verdurin — se rejoue à l'autre seuil du livre et remet à la mémoire du lecteur un épisode-clé. Cet épisode évoque en les condensant des moments anciens de l'extraordinaire ascencion du salon qui s'approche de son terme. Un nouveau monsieur Verdurin se révèle, simplement appelé Verdurin, troquant une appellation bourgeoise contre une autre, plus intellectuelle. Le décalage chronologique que suppose cette dénomination situe l'épisode entre vraissemblance et probabilité. Il attire l'attention sur un problème textuel: certes le livre ressuscite par le truchement d'une pseudo-œuvre littéraire nouvelle le petit monde sur la peinture duquel il s'est, en quelque sorte, ouvert. La lecture du journal a eu lieu à Tansonville, Combray à nouveau, et dès les premières pages du Temps retrouvé. Il s'agit donc d'un épisode doublement intégré mais plus encore, d'un épisode décalé, qui en même temps qu'une discordance chronologique et stylistique introduit dans le roman une distance critique. l'humour du narrateur, sensible au début d'Un amour de Swann, vise à présent un double objet: le salon Verdurin, toujours, mais aussi un certain style, à travers un nouveau mode de vision, sensible dans la narration (la citation l'a montré) et dans la description.
L'intégration du pastiche dans la chronologie interne du roman a donc été fortement méditée et prévue de bonne heure. La rédaction, selon Kazuyoshi Yoshikawa, remonte à 1915, soit cinq ans seulement après la première version d'Un amour de Swann.

Écrire à la manière des Goncourt n'est pas une nouveauté pour Proust. Le 22 février 1908, un premier pastiche des Goncourt paraît avec celui de Balzac, Michelet et Faguet dans Le Figaro. Ils ont pour sujet L'affaire Lemoine[3]. Dans ce premier pastiche, l'insistance est mise sur les personnes, celle de Proust et de son ami Lucien Daudet et ressemble à une facétie d'écoliers qui leur vaut d'occuper le devant de la scène. Ce cycle rocambolesque et d'un goût douteux repose sur le prétendu suicide de Proust et un grotesque pugilat auquel il se livre avec Zola[4]. Des tics stylistiques sont déjà présents. Ils se retrouveront dans le second pastiche pour servir un projet beaucoup plus ambitieux.
Dans cette première écriture au second degré, on fait rapporter les propos de Lucien Daudet. Le style du jeune homme est caractérisé puis imité, le pastiché Goncourt se faisant pasticheur: «Dîné avec Lucien Daudet, qui parle avec un rien de verve blagueuse des diamants fabuleux vus sur les épaules de Mme X..., diamants dits par Lucien Daudet dans une fort jolie langue, ma foi, à la notation toujours artiste, à l’épellement savoureux de ses épithètes décelant l’écrivain tout à fait supérieur être malgré tout une pierre bourgeoise, un peu bébête, qui ne serait pas comparable, par exemple, à l’émeraude ou au rubis.»
Ces observations comportent les premiers éléments d'une théorie du style, celle des Goncourt, sur laquelle le narrateur sera censé méditer: elle privilégie «la verve, la notation artiste», le rejet de la convention dite bourgeoise. Proust reprend sa lecture du journal au printemps 1915 avec l'idée d'un nouveau pastiche.

Le public se faisait à l'époque une certaine idée du journal des Goncourt. Du 25 décembre 1885, date à laquelle Le Figaro commence a publié les bonnes feuilles du premier tome, à 1896, année de la mort d'Edmond, celui-ci a été édité remise par remise. Il est pour Proust une œuvre assez peu éloignée dans le temps contemporaine d'une partie des événements qui entreront dans À la Recherche du temps perdu. Certes, elle a pour auteurs des hommes qui ont vécu en même temps que Baudelaire, Flaubert, Renan et qui auraient pu rencontrer Balzac. Mais pendant les dernières années de la vie d'Edmond de Goncourt paraissent les premières publications de Claudel, Valéry et Proust lui-même, une œuvre donc entre deux générations, qui n'a pas été totalement révélée au public et dont on est en droit d'attendre, dans l'avenir quelques surprises. Les neuf volumes du journal tel qu'on le connaît alors, publié par les éditions Charpentier et que Proust avait entre les mains, ne constitue en effet, comme le dit Goncourt, que des extraits soigneusement choisis. On sait donc que tout un pan du journal est resté inédit, conformément aux dispositions testamentaires du dernier survivant des deux frères (Jules est mort en 1870). L'académie Goncourt s'est vu chargée de la publication intégrale du journal, comme le précise un codicille du 7 mai 1892 «une partie, une moitié seulement et la moins intéressante, avait parue jusque là». C'est donc en 1916 que les inédits auraient dû être livrés au public, juste après la rédaction par Proust du fragment supposé en faire partie. Mais le caractère partiel de la première édition a déclenché de vives polémiques, et ce n'est qu'en 1956 que devait paraître l'édition complète due à Robert Ricatte.
Les développement de cette affaire, largement postérieurs à la mort de Proust, montre à quel point à l'époque où il écrivait son pastiche, le journal pouvait paraître sulfureux et durablement. À l'époque où Proust s'apprête à rédiger le fragment du pseudo-journal, la querelle autour des inédits bat son plein et l'actualité lui offre une excellente occasion, dont il s'emparera, pour en décrire le statut. Le texte est donc tout naturellement inconnu du public et le narrateur peut prétendre le citer dans la plus totale vraissemblance.

Remémoration en abyme

On peut à présent s'interroger sur la remémoration et l'orientation d'un épisode qui paraît tirer son origine du roman lui-même. Le pastiche entend se situer dans la catégorie des mémoire de la vie, littéraire et artistique d'une époque, comme une chronique du temps présent. Il se conforme ainsi à la vision qu'avaient les Goncourt de l'histoire, ils la voulaient humaine, moderne, sociale, c'est-à-dire anecdotique et concrète, naturaliste en fait, dans la mesure où elle prétend embrasser une société. On comprend dès lors que les Mémoires de la vie littéraire, titre complet du journal, imprégné de cette idéologie, se fonde sur l'observation de la vie parisienne. Le monde décrit dans le pastiche apparaît à Goncourt comme un spectacle. La traversée de Paris, au cours de laquelle le crépuscule transforme le Trocadéro en pâtisserie «aux tours enduites de gelée de groseille» compose à ses yeux un décor urbain. Un décor champêtre s'y introduira, celui d'une Normandie qui doit autant à Lawrence et à Gouthière qu'à ses beautés naturelles, spectacle en mouvement pour Goncourt, vu d'une voiture ou représenté le temps d'un dîner. Le projet du descripteur implique une grande minutie de l'observation, qui s'accorde par ailleurs avec l'esthétique décadente, celle du fragment, parfaitement adaptée à un objet qui se délite. Le détail s'y trouve valorisé au détriment de la conception générale et la juxtaposition à celui de l'enchaînement logique.

Le pastiche ne contredit pas certains aspects de l'esthétique propre au pasticheur. Si Proust a eu le souci constant d'une architecture d'ensemble, son mode d'écriture par pans parallèles, et non successifs, les brusques ruptures qui séparent parfois deux sections d'À la Recherche du temps perdu, le recours à l'insertion, autonome par son fonctionnement et intégrée dans sa signification, relève d'une esthétique de la fragmentation.
Le pastiche se développe en deux temps: celui d'une longue description entrecoupée de moments narratifs, et celui du dialogue, introduit de façon très naturelle, de l'art de la table on passe à l'art de la conversation des convives; l'articulation du dialogue à la description est à l'image de l'alternance qui rythme les romans comme le journal des Goncourt. Les digressions leur sont habituelles, autant qu'à leur pasticheur, une totale harmonie s'établit ainsi entre la structure et le statut du pastiche et ceux de l'œuvre pastichée.

Pour décrire la Normandie, le pseudo-Goncourt s'efface derrière Mme Verdurin:

Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d'une contrée nous parle avec un enthousiame débordant de cette Normandie qu'ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria dans leur bordure porcelainée d'hortensias roses de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l'incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à la libre retombée d'une branche fleurie dans le bronze d'une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne s'être pas fait faute de lever toutes. A la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait [...] ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l'odeur des sardineries qui donnaient au mari d'abominables crises d'asthme [...].[5]

Mme Verdurin, si on lui reconnaît une élévation au second degré qui serait celle des Goncourt, sait ce conformer aux canons de la mise en texte, déclinant comme il se doit les listes attendues ici, les éléments du paysages, mer, forêt, clos, barrière, porte de ferme. Amateur de promenades, ce qu'on savait depuis le second séjour du narrateur à Balbec, elle est l'auteur d'une description ambulatoire chronoligequement ordonnée par la traversée d'un certain nombre de livres. Le tempérament artiste constitue chez Madame Verdurin le fondement d'une sensibilité qui s'est fixé dans les représentations du lecteur et dont le docteur Cottard soupçonne le caractère névrotique. Or il est ici question de sensation ofalctive qui vont jusqu'à déclencher de véritables accès nerveux. Ce n'est plus Madame Verdurin qui en est la victime, mais son époux. Ces crises d'asthme, consécutives à la griserie provoquée par l'odeur des sardineries, lui sont en effet attribuées, par une sorte de contamination métonymique affectant l'époux, ce qui permet à Proust d'effectuer un léger remaniement par rapport à la mémoire qu'a gardée le lecteur d'Un amour de Swann et de Sodome et Gomorrhe. Proust se met ici discrètement en scène par le biais d'une particularité autobiographique, l'asthme, dévolue à un personnage que rien ne prédisposait, mais elle appartient également à la biographie d'Edmond de Goncourt, qui se dit dans son journal affecté de quintes de toux psychosomatiques.

Madame Verdurin ne se bat pas seulement par sa parole. Elle intervient dans le pastiche comme un personnage de premier plan. Il se trouve en outre qu'elle y a des modèles que Proust a fréquenté, décrits par ailleurs par les Goncourt dans leur journal, Madame Aubermont de Berville ou Madeleine Lemaire, férocement moquées. Ces portraits en action ont des rôles identiques dans À la Recherche du temps perdu ou dans le journal, qu'ils relèvent ou non du discours rapporté, ils sont le support d'une anecdote. Le personnage apparaît dans ses meubles, recevant généralement à dîner. Ici, l'observateur change, à Swann est substitué Goncourt et de ce fait le couple Verdurin subit un rééquilibrage. On a souvent reproché aux Goncourt d'avoir réservé dans leur roman une place excessive aux propos des personnages. Soucieux de vérité, les deux frères restituent à chacun un type d'expressions convenant à la fois à sa condition sociale et à sa psychologie. proust s'en est souvenu; mais les Verdurin selon Goncourt ne s'expriment pas toujours comme ceux d'Un amour de Swann. C'est que leur statut a changé. Monsieur Verdurin, de simple faire-valoir qu'il était resté dans la mémoire du lecteur, devient un élément éminent du couple. Il s'exprime avec une autorité que nous ne lui connaissions pas. «Voyons, vous Goncourt, vous savez bien, et Gautier le savait aussi, que mes Salons étaient autre chose que ces piteux Maîtres d'autrefois crus un chef-d'œuvre dans la famille de ma femme.» dit-il lorsqu'il emmène Goncourt dîner chez lui. En souvenir toutefois de sa modestie, connue du lecteur, le discours indirect lui est habituellement attribué. Sa réserve était familière au lecteur qui se trouve ainsi respecté dans ses attentes. Réduit à s'exprimer par signes, il reste fidèle à son personnage d'époux attentif, à ce que nul ne provoque d'émotions malsaines pour la grande nerveuse que serait sa femme. L'indication est conforme aux attentes du lecteur, qu'il s'agit de surprendre mais non de désorienter complètement. Les personnages qu'il retrouve lui servent de révélateur de la supercherie. La reconnaissance est brouillée par la substitution des styles, le dosage entre l'ancien et le nouveau est suffisamment équilibré pour que son plaisir soit augmenté par celui de la reconnaissance associé à celui d'une nouvelle orientation.
De la même manière, Mme Verdurin, «en passant par tant de milieux distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d'une femme du peuple». Elle partage cette caractéristique avec Mlle de Vaudreuil dansGerminie Lacerteux, dont le langage a gardé cette qualité, même si le personnage ne la tient pas de ses origines.

Ce pseudo-Goncourt s'approprie donc un personnage proustien sans être sorti de l'univers romanesque créé par le véritable. La fidélité du pastiche sera ici dans un souci de vraissemblance psychologique et a pour conséquence un jeu de récriture extrêment raffiné: on remarque un relatif respect de la fiction 1 — celle du roman; dans la fiction 2 — celle du pseudo-journal, et l'introduction d'une fiction 3, celle de l'œuvre véritable des Goncourt, dans la fiction 2 le texte qui leur est attribué.
Un plaisir mémoriel plus immédiat lui est offert lorsu'il entend Brichot s'exprimer comme Brichot, Cottard comme le second Cottard, devenu péremptoire, et Swann comme le Swann de la fin, celui qui près de mourir s'écrie chez la princesse de Guermantes: «C'est un très grand bonhomme que le père Clemenceau, comme il sait sa langue!» à quoi fait écho dans le pastiche: «Mais c'est tout à fait un grand écrivain, Stevenson, je vous assure, Monsieur de Goncourt!». Il s'exprime plus encore comme Daudet, dont les propos sont rapportés dans le journal selon la même structure: «il me parle de l'affection que sa femme a pour moi, qui serait tout à fait une affection comme pour un memebre de sa famille».
La mémoire des styles s'exerce ici à trois niveaux: ceux de Swann, de Daudet, de Goncourt. La littérature transporte la littérature, le roment se souvient de lui-même,et c'est ce souvenir qui enchante le lecteur.

La dislocation de la syntaxe ne revêt pas toujours dans le pastiche le caractère affecté qu'elle prend chez Swann. Elle peut aussi suggérer le naturel de la conversation. Madame Verdurin, parce qu'elle se pique naïvement d'avoir appris à Elstir de peindre des fleurs, s'adonne à un relatif laisser-aller syntaxique, oral et porteur d'affectivité:

Les objets, ils les a toujours connus, cela, il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n'en avait jamais vu [...] toutes les roses qu'il a faites, c'est chez moi, ou bien c'est moi qui les lui apportais.

Elle s'exprime là autant comme un personnage des Goncourt, fictif, dans les romans, ou réel, dans le journal. La continuité psychologique ne s'obtient pas uniquement par un jugement porté sur une caractéristique langagière, la verdeur de la parole; elle requiert, c'est la loi du pastiche, la preuve par l'acte, celui qui consiste à faire parler un personnage tel qu'en lui-même le pastiché le change.

Le narrateur, doutant de lui-même après la lecture de ses pages, regrettera de ne pas avoir su voir; l'écrivain, lui, sait que le héros se trompe sur lui-même, et il fait la démonstration — s'il en était besoin — qu'il en était capable, par l'observation minutieuse à laquelle il se livre ici avec succès et brio. Le jeu est bien entendu faussé, puisque celui qui se donnait comme un observateur de la vie réelle n'observait ici qu'une fiction, et l'exercice ou l'expérience auquel se livre Proust témoigne d'une grande virtuosité.

Les Goncourt observe la vie à travers le prisme littéraire, à travers aussi le prisme social de leur condition. Le terrain privilégié des auteurs du journal est bien celui des salons bourgeois à vocation intellectuelle. Rien ne pourra échapper pendant le dîner à la vision objective, réaliste, que sont à même de lui appliquer ces spécialistes du milieu et de la politique. Par ce point de vue interposé, Proust renouvelle donc le sien tout en maintenant la nécessaire continuité psychologique. Les Verdurin et leurs hôtes sont observés en tant qu'êtres sociaux, le regard de Goncourt isole un moment dans l'histoire de leur salon dont le lecteur connaît rétrospectivement la mutation, esquissée dans La Prisonnière, types sociaux en ce qui sont représentatifs d'une classe en évolution, les Verdurin, ici comme ailleurs, n'en sont pas moins individualisés dans leur construction.

Dans le journal, les femmes occupent une position de choix, peut-être parce que, vues à travers l'angle qui est habituel à ces auteurs, celui de la mysoginie, elles apparaissent comme des objets aptes à susciter des portraits-charge. Si Madame Verdurin toutefois tient une place centrale dans le pastiche, c'est par la volonté chez Proust de lui laisser jouer pleinement son rôle habituel de maîtresse de maison particulièrement voyante, plutôt que par un souci de vraissemblance qui aurait favorisé le dénigrement auquel le journal a habitué ses lecteurs. Il se trouve pourtant qu'une Madame Verdurin aurait eu toutes les chances d'intéresser les deux frères. Elle correspond, par l'orientation de la sensibilité que Proust lui a prêtée, aux représentations de la nature féminine et il semble s'en être souvenu: «La femme reçoit des impressions, plutôt qu'elle a des sentiments, les circonstances physiques sont beaucoup plus agissantes sur la femme que sur l'homme, beaucoup plus rivée à la matière que l'homme, etc», a-t-il pu lire dans le journal. Si Madame Verdurin est apparue comme particulièrement qualifiée pour inspirer la description d'un paysage normand au titre de sa nature artiste, elle l'est tout autant par les caractéristiques propres à son sexe et si affirmées chez elle. Portraituré dans ses aspects divers, son personnage aurait pu être le produit d'une technique revendiquée par Edmond de Goncourt dans sa préface à l'édition de 1887 du journal, et qui rejoint un procédé habituel chez Proust. C'est en faisant sans cesse revenir dans cet ouvrage comme dans un roman, mais au fil des jours, «saisies sous des aspects différents, et selon qu'elles changeaient et se modifiaient» qu'avec son frère il a entrepris de représenter «l'ondoyante humanité dans sa vérité momentanée». On peut voir ici une réminiscence anticipée. La parentée des techniques est frappante et illustre une fois de plus la parfaite aisance avec laquelle Proust pastiche une œuvre dans laquelle il n'a pas pu ne pas se reconnaître, au moins jusqu'à un certain point.

Techniques du style

Chez lui comme chez les Goncourt, le procédé s'assortit de l'art de faire vivre les personnages par la «sténographie d'une conversation ardente», l'interrogation attentive du style d'un autre, dans lequel il arrive qu'on reconnaisse à l'occasion le sien ou ce qui pourrait l'être, n'est pas le moindre plaisir que le pastiche procure à son auteur, ce qui n'enlève rien à l'entreprise de son sérieux.

Entreprise sérieuse aussi, et émouvante, que la mise en question par les Goncourt de leur propre style. Elle porte pour l'essentiel sur les rapports qu'entretient l'écriture avec le travail, au sens général et au sens étymologique de souffrance, avec le travail donc, et l'art. Cette interrogation est fondamentale chez les écrivains du XIXe siècle finissant, une telle conception ne pouvait mener qu'à une recherche que Proust a poussé suffisamment loin pour pouvoir en montrer les possibles excès. Une curieuse mise en condition d'écrire vient, chez Goncourt, au secours d'une inspiration défaillante. On la trouve dans le journal et elle semble ressortir au fétichisme, pour parler comme Freud, ou à l'idolâtrie, pour parler comme Proust. «Maintenant, quand j'écris un morceau de style, j'ai besoin, avant de l'écrire, de m'entraîner, me monter le bourrichon, comme disait Flaubert, en regardant des matières d'art colorées, et surtout des broderies japonaises.»

Ce projet d'obtenir de la phrase qu'elle soit un équivalent d'une autre catégorie d'un objet d'art n'est pas sans rapport avec l'impressionnisme littéraire. Le pastiche stipule cette modalité d'écriture. Le faux Goncourt avait toute chance de trouver parmi les objets du décor du dîner chez Verdurin celui que le véritable dit nécessaire à son inspiration. Proust réunit pour lui les conditions d'existence de l'écriture artiste:

La maîtresse de la maison, qui va me placer à côté d'elle, me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu'avec des chrysanthèmes japonais, mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d'œuvre, l'un entre autres, fait d'un bronze sur lequel des pétales en cuivre rougeâtre semblerait être la vivante effeuillaison de la fleur. [6]

Edmond de Goncourt a eu conscience d'avoir créé une esthétique nouvelle, l'observation à laquelle il est censé se livrer et qui fascine le temps de sa lecture le narrateur, consiste à aller de l'ensemble au détail, d'un «plat Tching-Hon» au motif qui le décore, de la carapace au «pointillis grumeleux» dont elle est faite, on le voit dans ces lignes:

[...] le merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d'un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d'une bande de langoustes, au pointillis grumeleux si extraordinairement rendu qu'elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes [...][7]

La démarche de Proust est inverse, elle intègre progressivement les détails dans la totalité d'une œuvre qui, les absorbant à mesure, finit par leur restituer un sens caché. Sans doute est-ce sur ce point que Proust se sépare des Goncourt de la façon la plus essentielle.

L'esthétique de la surprise, chère à Proust, offre là de ses fondements au décadentisme des Goncourt. La première ligne déjà citée place fidèlement le fragment sous le signe de l'inopiné: «Avant-hier tombe ici, pour m'emmener dîner chez lui, Verdurin,». L'action précède l'identité de l'acteur. Cette esthétique du différé, fut-il infime, est avant tout une esthétique de la rareté: ce qui est rare surprend, et Goncourt ne cesse de collectionner les impressions rares, précédées par l'attente que crée le verbe et que met en place l'imagination.
Dans l'hôtel où il se rend, au début du fragment, je cite:

il y aurait un fumoir dont Verdurin me parle comme d'une salle transportée telle quelle, à la façon des Mille et une Nuits, d'un célèbre palazzo dont j'oublie (et l'oublie crée une disposition favorable à l'enchantement) le nom,

À cette façon de cultiver la surprise, mise en scène par le pasticheur de manière admirable, répond une écriture de l'inattendu.

La connaissance qu'avait Proust de l'écriture naturaliste s'étend à des écrivains autres que les Goncourt. Chez eux comme chez Daudet, Zola ou Huymans, l'importance de l'accumulation a souvent été signalée. La phrase peut être contruite par le moyen de la juxtaposition et progresse au besoin par des répétitions de mots. Le pastiche en fournit de beaux exemples mais qui, mêlant la juxtaposition à la subordination, ne sont pas absolument canoniques. La phrase hypersyntaxique habituelle chez Proust imprime son modèle à celle qui se veut imitée des Goncourt:

Nous passons à table et c'est alors un extraordinaire défilé d'assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d'œuvre de l'art du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat, l'attention chatouillée d'un amateur écoute le plus complaisamment le bavardage artiste, — des assiettes Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l'effeuillé turgide de leurs iris d'eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l'aurore d'un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux qu'entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil — des assiettes de Saxe plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l'endormement, à l'anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d'une tulipe, au rococo d'un œillet ou d'un myosotis, — des assiettes de Sèvres,

etc. Cette phrase longue et complexe rebondit sur deux mots, «assiettes» et «aurore». D'autres, de structure comparable, rebondissent sur un seul: «palazzo» pour l'une déjà citée, et «Normandie» pour l'autre citée également. Ici encore, Proust met en évidence par une concentration qui fait ressortir nettement le trait un procédé fréquent dans le journal, repris dans le pastiche de 1908, mais auquel il recourt volontiers pour son propre compte.
Qu'il se le soit approprié explique peut-être l'extraordinaire maîtrise dont il fait preuve dans l'élaboration de phrases de ce type. Elles lui fournissent une matrice parfaitement représentative de l'écriture artiste de la description: thème d'un défilé d'assiettes, éclaté entre trois sous-thèmes, les Yung-Tsching, les Saxe, les Sèvre. Chaque catégorie est elle-même très minutieusement décrite, la succession d'expressions identiquement construites parfois, permet une accumulation de traits particuliers, à l'écriture artiste: «à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l'effeuillé turgide de leurs iris d'eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l'aurore d'un vol de martins-pêcheurs ».

Si l'on fait exception de la rareté des mots choisis et de leur construction rendue précieuse par la substantivation du verbe ou de l'adjectif, on est tenté de voir ici, autant qu'un pastiche des Goncourt un pastiche de Proust par lui-même. La description procède comme l'une de celle d'Odette dans Du côté de chez Swann:

[elle avait ] l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, [...]

Dans le roman comme dans le pastiche, la phrase, procédant par accumulation, se ramifie à l'infinie, justapose des éléments qui correspondent à autant de partie de l'objet qu'elle décrit. C'est particulièrement vrai quand celui-ci, et c'est le cas des assiettes, est lui-même sériel. La multiplicité des détails dans lequel il se décompose traduit sa complexité et offre une gamme d'impressions aussi complète que possible. L'écriture artiste est particulièrement efficace dans ce domaine de la description. Sans doute est-ce la raison qui fait qu'en nombre de lignes elle l'emporte dans le pastiche sur la narration et le dialogue.

Quatre ans après le pastiche du Temps retrouvé, Proust écrivait à Ramon Fernandez: «Vous m'avez deviné par votre critique en actes, car j'avais d'abord voulu faire paraître ces pastiches [ceux de 1908] avec des études critiques parallèles sur les mêmes écrivains, des études énonçant de façon analytique ce que les pastiches figuraient instinctivement, et vice-et-versa, sans donner la priorité ni à l'intelligence qui explique, ni à l'instinct qui reproduit. Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiche, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans.»
Cette déclaration vaut-elle pour notre pastiche? Une telle purge restait-elle nécessaire en 1915? À cette date, l'auteur était depuis longtemps redescendu à ne plus être qu'un Marcel Proust dont le roman était si avancé qu'il n'avait plus à craindre de ne pouvoir l'écrire. La partie était déjà jouée que Proust pastichait encore, du moins les Goncourt, du moins dans son roman.

Conclusion

Le pastiche ne pouvait-il avoir une fonction autre que négative? C'est sur ce point que je voudrait conclure. On pratique habituellement la lecture du pastiche du Temps retrouvé comme celle d'un texte repoussoir, dont l'unique fonction aurait été de revéler au narrateur son abscence de don pour écrire. Or le fragment pose, à sa manière, la question du pouvoir du style et de la littérature.
Le pastiche de 1908 illustre sans doute chez le Proust d'avant À la recherche du temps perdu la position de celui qui s'apprête à écrire et qui construit sa propre théorie contre celle des naturalistes à qui il reproche de ne reproduire que la surface des choses. Ce point de vue est ensuite relayé par celui du héros qui occupe lors de sa lecture du pseudo-journal la situation du futur auteur qui ne se sait pas écrivain.
La situation vécue en 1915, mais en fait tout au long de la vie de Proust qui n'a cessé d'écrire des pastiches en tout genre, trouve ainsi sa transposition romanesque. La preuve a été faite par l'existence de l'œuvre, mais si l'on refuse à juste titre l'identification du roman à l'idéal du livre qui reste à écrire — comme Pierre-Louis Rey l'a fait il y a quelques semaines — la preuve est donc faite que les interrogations du héros, dans les lignes qui suivent le pastiche, ont reçu leur réponse. Totalement distinct ici du narrateur, il est celui qui n'a pas encore véritablement écrit, et il doute provisoirement de son pouvoir d'écrire, question centrale que pose le pastiche:

Et quand, avant d'éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris plus bas, mon absence de dispositions pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour [du côté de chez Swann, cette fois] [...] me parut moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde; [...][8]

Cet absence de don littéraire a déjà était constaté à plusieurs reprises dans le roman. Ce qui est vraiment nouveau, c'est que le héros semble s'en consoler par la condamnation de la littérature, un moment identifiée à la conception naturaliste. «si les belles choses dont parlent les livres n'étaient pas plus belles que ce qu'il avait [que j'avais] vu», dit-il, c'est donc bien que la littérature, illustrée par la page aussitôt transcrite ne pouvait rien d'autre que reproduire ces choses.

Mais la leçon est fort claire. Le commentaire que suscite la lecture des Goncourt révèle en fait beaucoup plus qu'un doute, et pour ainsi dire en creux, de véritables dispositions pour écrire chez le narrateur en même temps que la voie à suivre. Sous l'apparent regret d'un manque s'exprime la conscience chez lui de ce que peut avoir de fallacieux les habitudes qu'il regrette de ne pas posséder:

Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m'échappait parce que je n'avais pas la faculté de m'arrêter à lui, [...] J'avais beu dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais.[9]

Radiographer, c'est voir au-delà de la surface seule accessible à la photographie. La copie des apparences, voilà donc ce qu'est aux yeux du narrateur cette littérature selon Goncourt, à laquelle il semble tenté d'assimiler toute la littérature. Mais le pressentiment que la vérité est ailleurs l'obsédait déjà, au point de prendre toujours dans ces lignes le pas sur la critique. Lorsqu'il compare les remarques que lui-même avait pu faire au cours d'un dîner à des traits dont le dessin «figurait un ensemble de lois psychologiques où l'intérêt propre qu'avait eu dans ses discours le convive ne tenait presque aucune place», il définit très clairement l'esthétique du Temps retrouvé. Selon elle, seule importe l'essence commune aux impressions, les qualités du modèle ne comptent pour rien dans la valeur du tableau. «Seule la naïveté d'un Goncourt pouvait lui faire croire le contraire et conclure de l'intérêt des anecdotes à la distinction probable de l'homme qui les racontait.»

Le pseudo-Goncourt a pourtant su éveiller chez le héros un intérêt que la vie, la connaissance qu'il avait eu des personnages qu'il évoque n'avait su faire naître en lui. Peut-être est-ce là une importante raison d'être du pastiche du Temps retrouvé: prouver que la littérature, dans ses conceptions les plus fausses et naïves est seule de donner du prix à ce qui, en dehors d'elle, n'est qu'insignifiance. Peut-être était-il temps aussi pour le narrateur de s'aviser que les aubépines, les clochers ou les arbres qui lui avaient adresser des signes ne pouvaient suffire à peupler son œuvre. Nécessité d'ordre à la fois esthétique et structurelle, la source de beauté qu'est la nature ne suffit pas à nourrir un livre. Un monde romanesque est aussi un univers de personnages. On peut inscrire dans ce pastiche un ultime appel du même ordre que ceux qui ont jusqu'à présent jalonné l'œuvre: celui de la littérature. Cette conception certes insuffisante fournit le nécessaire point de référence par rapport auquel le narrateur, devenu écrivain, aura a se situer. Une préfiguration de l'univers bourgeois d'À la recherche du temps perdu se met ici en place. Rappelons que le roman est mis en abyme dans le pastiche par al présence des paysages normands, des œuvres d'art et des personnages. Le milieu Verdurin déborde sur celui des Guermantes, tout est là, tout est écrit, anticipation pour le héros, retour en arrière pour le lecteur. Celui-ci comprend qu'un nouveau mode de vision est ici mis au point par lequel un même univers pourrait être restitué autrement. Les Goncourt se proposeraient donc en définitive davantage comme un modèle à dépasser que comme une contre-valeur à récuser.


Ajout le 13/02/07: la version de sejan.

Notes

[1] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.709/ Tadié t4 p.284

[2] La Prisonnière, Clarac t3 p.201/ Tadié t3 p.706

[3] Je n'ai trouvé les pastiches disponibles qu'en... anglais! Je l'indique malgré tout, en hommage à ce travail mis ainsi gratuitement à disposition.

[4] aperçu et extraits ici

[5] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.713/ Tadié t4 p.288 (Annick Bouillaguet n'a pas lu les parenthèses comprises dans la description, parenthèse de discours direct)

[6] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.710/ Tadié t4 p.285

[7] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.712/ Tadié t4 p.287

[8] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.708/ Tadié t4 p.284

[9] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.718/ Tadié t4 p.294

cours n°8 : de haut en bas ou de bas en haut

Parenthèse : Mise à jour de l'intervention de Nathalie Mauriac Dyer, à qui j'ai écrit et qui m'a très aimablement envoyé l'extrait des brouillons à partir duquel elle a travaillé.

                                        ***

Antoine Compagnon commence:

Je me laisse conduire de cours en cours par une logique dont on verra bien où elle nous mènera.
Ainsi la semaine dernière j'ai terminé sur la notion de complexité. Cela m'a rappelé une phrase de Reynaldo Hahn : «Le livre de Proust n'est pas un chef-d'œuvre si l'on appelle chef-d'œuvre une chose parfaite et de plan irréprochable, mais c'est sans aucun doute le plus beau livre depuis L'éducation sentimentale
Nous avons vu la semaine dernière ce côté composite, un peu monstrueux, du livre. On est loin des recherches de poésie pure de Mallarmé ou Valéry. Gide de son côté est à la recherche du roman pur.
À l'inverse, la réflexion de Reynaldo Hahn s'attache à l'imperfection, à l'œuvre impure.

La Recherche est devenu un classique, mais pas un classique au sens académique du terme, si l'on veut que le classissisme se caractérise par la raison, la concision, l'ordre, la mesure, l'équilibre: La Recherche est un peu le contraire de tout cela. Gide disait: «L'œuvre classique raconte le triomphe de l'ordre de la mesure». De ce point de vue, La Recherche est irrégulière, peut-être même baroque. Mais je ne voudrais pas m'engager dans cette direction, je souhaite revenir sur la complexité et les moments où La Recherche réfléchit sur la complexité.

Pour ce faire, revenons sur un passage que nous avons déjà cité:

Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir.[1]

Nous allons réfléchir aujourd'hui à cette somme complexe. On se rappelle les deux lectures possibles de Mallarmé, celle qui veut qu'il y ait un sens primordial délibérément obscurci par le poème, ce qui serait en quelque sorte la lecture «française» de Mallarmé, et puis une lecture plus empirique, qui soutient que le sens se construit peu à peu en assemblant des éléments épars.
Il y aurait donc deux lectures possibles, une globale, l'autre locale, une qui procèderait top-down, de haut en bas, et qui serait rationnelle, l'autre bottom-up, de bas en haut, et qui serait empirique.
Top-down et bottom-up sont des termes qui viennent, je crois, de l'informatique et de la conception de programmes. Il y a ceux qui sont conçus dans une logique "descendante", avec un plan d'ensemble décliné ensuite en ses éléments, et ceux qui sont construits dans une logique ascendante, de bas en haut, par des cellules indépendantes ensuites rassemblées.
On pense également à Lévi-Strauss qui disait qu'il y a les ingénieurs, qui composent les plans d'ensemble, et les bricoleurs, qui s'attachent aux détails (mais tous les ingénieurs sont des bricoleurs, je crois, je ne pense pas que la phrase de Lévi-Stauss nous soit d'un grand secours).
C'est également tout le débat sur le sens de la lecture: soit on considère que la lecture est une hypothèse sur le sens, hypothèse que l'on vérifie par la suite, soit on considère que l'on déchiffre pour donner un sens, ce que font, chacune à leur manière, les méthodes syllabique et globale.

Il s'agit de deux stratégies de traitement de l'information. Les analyses du roman top-down partent du système qui trace un grand arc de Combray au Temps retrouvé. On sait que Proust a beaucoup dit qu'il avait d'abord écrit Le Temps retrouvé, ce qui favorise une lecture rationaliste du roman.
Les analyses bottom-up s'attachent à l'infime, à un écho, à une rime, une variation, une répétition.
J'ai tendance à préférer la deuxième lecture, il me semble qu'elle est plus féconde.
Proust défend un système construit comme un tout, dans le même temps, il se méfie de tout système dû à l'intelligence, ce qui est paradoxal. En fait, on trouve les deux constructions dans le roman: une structuration du système de la globalité vers l'infime détail — on se rappelle que lorsqu'on reprochait à Proust lors de la parution de son premier livre que «ce n'était pas construit», il répondait: «Attendez la fin!» — et une structuration plus poétique.

Maurras et Sainte-Beuve

Anatole France disait de Sainte-Beuve qu'il est «notre Thomas d'Aquin», c'est-à-dire, puisque Thomas d'Aquin a écrit une somme théologique, que Sainte-Beuve a écrit une somme ordonnée, construite de haut en bas.
Pourtant, il me semble que Les lundis sont plutôt une construction de bas en haut, que c'est de l'accumulation de portraits que se dégage peu à peu une totalité, l'histoire naturelle de la littérature que voulait écrire Sainte-Beuve.
J'ai trouvé cette appréciation de Sainte-Beuve par Anatole France dans un livre de Charles Maurras. Maurras ajoute ce commentaire: «Chaque âge a le Thomas d'Aquin qu'il mérite.»
Ce commentaire est plutôt ironique, je dirais donc qu'après Sainte-Beuve nous avons mérité Proust: il est notre somme. Mais est-il notre somme à la manière théologique, de haut en bas, ou à la manière de Sainte-Beuve, de bas en haut? Il est évidemment un peu paradoxal de se demander si Proust a procédé de la manière de Sainte-Beuve... Cela dit il me semble qu'on peut soutenir cette idée.

Reprenons le texte de Maurras. Il s'agit de Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve. Chateaubriand, dit Maurras, est un modèle pour les réactionnaires, en quoi ils se trompent, car Chateaubriand est révolutionnaire; Michelet est un modèle pour les révolutionnaires ce qui est également une erreur, car Michelet est un tenant de la tradition. Sainte-Beuve se trouve au croisement des deux, Sainte-Beuve fait preuve d'empirisme organisateur. Il réunit les deux processus, de bas en haut et de haut en bas, à la fois rationnel et empirique. Mauras définit l'empirisme organisateur comme l'«exercice d'une diligente induction qui permet de discerner entre des faits la figure de l'idée générale». Il s'agit de recomposer un tout à partir d'analyses ponctuelles en se fondant sur des «coups de bonheur». C'est la science de la bonne fortune: on s'en remet au hasard qui dévoile peu à peu la vérité.

On sait que la "bonne fortune" a toujours un sens érotique, sexuel. Par exemple la rencontre de M. de Charlus et de Jupien est due au «hasard» d'une indisposition de Mme de Villeparisis:

[...] par le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur cette terre [...][2]

La «bonne fortune», c'est l'occasion galante davantage que le Kairos des philosophes.

La diction de la Berma

Pour étudier cette construction de bas en haut dans La Recherche, je vais prendre un passage du Côté de Guermantes dans lequel le narrateur va écouter la Berma. Elle joue une pièce classique en première partie de spectacle puis revient en seconde partie dans une pièce contemporaine, une nouveauté. Le narrateur procède alors à une analyse de la diction de la Berma. Cela m'intéresse particulièrement car on est ici au plus près du plus infime, de la rime (Compagnon lit à son habitude, c'est-à-dire en commentant au fur à mesure les phrases de l'extrait qu'il lit (ce qui est très naturel à l'oral, sans doute plus étrange à l'écrit)):

Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes, la Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et qu’une artiste médiocre eût détachés l’un après l’autre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n’empêchait pas qu’on perçut le vers.

...un artiste ne fait toujours que la même chose: Vinteuil compose un seul air, Elstir peint un seul tableau, la Berma joue une seule pièce...

N’est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par elle, mais y introduit la variation d’une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l’un de pensée, l’autre de métrique?

...analyse très subtile de la façon dont le sens part d'en bas et se construit: d'une rime à l'autre, quelque chose grince, quelque chose joue et produit du sens...

Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, même les vers, même les «tirades», dans des ensembles plus vastes qu’eux-mêmes,[...]

Voyez comme la rime s'intègre à un sens plus vaste...

[...] à la frontière desquels c’était un charme de les voir obligés de s’arrêter, s’interrompre; ainsi un poète prend plaisir à faire hésiter un instant, à la rime, le mot qui va s’élancer et un musicien à confondre les mots divers du livret dans un même rythme qui les contrarie et les entraîne.

...dualité du rythme qui contredit et entraîne...

Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints d’après des modèles différents, on reconnaît un peintre.[3]

C'est toujours la même Berma. Il s'agit finalement de l'analyse de la construction d'un air de famille: la diction, le heurt du rythme dans un nappé, l'interaction du son et du sens donne cet air de famille aux différentes représentations de la Berma. La «complexité ordonnée» est quelque chose comme une science de la bonne fortune. Elle permet de reconnaître des régularités dans les complexités qui montent d'en bas.

Les grandes œuvres merveilleuses et manquées du XIXe siècle

Cela rappelle également le passage de La Prisonnière où le narrateur joue la sonate de Vinteuil au piano, et où cette mélodie lui évoque soudain Wagner. C'est le début d'une profonde méditation sur l'art du XIXe et XXe siècle.

[...] je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d’être – bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes œuvres du XIXe siècle, du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette autocontemplation une beauté nouvelle extérieure et supérieure à l’œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas.

Les grands créateurs du XIXe siècle sont ouvriers et juges à la fois, c'est-à-dire qu'ils travaillent de bas en haut comme l'ouvrier puis de haut en bas comme le juge. C'est une remarque très ambiguë: Wagner, Michelet, Hugo, Balzac ont créé des œuvres grandes mais manquées, merveilleusement «incomplètes»: il leur manque quelque chose parce qu'elles n'ont pas été préconçues, leur totalité n'a été constatée qu'après coup. "La Bible de l'Humanité, la Comédie humaine, la Tétralogie, La Légende des siècles'' sont considérées comme des chefs d'œuvre par une illumination rétrospective qui fait de l'ensemble un tout sublime. Ainsi, Michelet est le plus grand dans ses préfaces:

Sans s’arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans une Comédie Humaine, ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates La Légende des siècles et La Bible de l’Humanité, ne peut-on pas dire, pourtant, de ce dernier qu’il incarne si bien le XIXe siècle que, les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son œuvre même que dans les attitudes qu’il prend en face de son œuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution, mais dans ses préfaces à ses livres. Préfaces, c’est-à-dire pages écrites après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre çà et là quelques phrases, commençant d’habitude par un «Le dirai-je» qui n’est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien.

Cette réflexion ne peut pas ne pas me faire penser au Tableau de la France, une autre préface de Michelet. Proust dit dans sa correspondance qu'on trouve là les plus belles phrases de la langue française.
La «cadence de musicien» est une cellule élémentaire, on retrouve l'unité rythmique de base.

L’autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, [...]

Ici il s'agit d'un morceau composé par hasard, oublié, puis à l'occasion introduit dans une œuvre plus vaste. L'occasion saisie, c'est la bonne fortune.
On se rappelle qu'il s'agit de l'air du chalumeau du pâtre dans Tristan acte III scène I. Wagner dit dans son autobiographie Ma Vie que cet air lui a été inspiré par le chant des gondoliers vénitiens entendus des années auparavant. C'est encore le cas de la cellule étrangère qui trouve sa place. Pour Proust, une grande œuvre doit être préméditée, mais pas entièrement, il doit rester la possibilité d'y insérer des éléments étrangers:

Unité ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme tant de systématisations d’écrivains médiocres qui, à grand renfort de titres et de sous-titres, se donnent l’apparence d’avoir poursuivi un seul et transcendant dessein.

Ce double mouvement est paradoxal: il manque quelque chose aux œuvres citées puisque ce n'est qu'après coup qu'on se rend compte de leur unité; cependant, elles sont plus réelles parce qu'elles sont non préméditées.

Non factice, peut-être même plus réelle d’être ultérieure, d’être née d’un moment d’enthousiasme où elle est découverte entre des morceaux qui n’ont plus qu’à se rejoindre. Unité qui s’ignorait, donc vitale et non logique,

...«vitale» donc organique, physique et non rationnel, «logique»...

qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution. Elle surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste. [4]

L'ambivalence est profonde, ces œuvres sont insuffisantes mais supérieures, manquées mais plus profondes.

Il semble qu'il faille dans La Recherche combiner les deux modèles, comme cet escalier de Chambord aimé de Thibaudet dont je vous ai déjà parlé, escalier à double révolutions qui permet de monter et descendre sans se croiser. La structure de La Recherche est à la fois ascendante et descendante.

Tristan mémoratif

En relisant ces passages j'ai pris conscience du contexte auquel je n'avais jamais pris garde. Cette longue réflexion est provoquée au départ par une reconnaissance: la sonate rappelle Tristan au narrateur. C'est la reconnaissance d'une allusion qui suscite ce développement.

Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l’individualité que nous cherchons en vain dans l’existence quotidienne.

Il s'agit de l'idée connue que chaque artiste crée un monde, c'est pour chacun le même monde unique.

Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate me frappa,[...]

...élément de choc: le «coup de bonheur»...

[...] mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois l’attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n’avions jamais vu.

Ce passage pourrait servir d'emblème à ce cours sur la mémoire de la littérature. On passe à côté de l'allusion sans la voir, mais une fois qu'on l'a vue, on ne voit plus que cela (je l'ai déjà fait remarquer en utilisant l'exemple de la femme grosse, la femme enceinte que l'on ne voit pas enceinte tant qu'on ne la sait pas enceinte). Tout dépend du moment, de l'occasion, du kairos.

En jouant cette mesure, et bien que Vinteuil fût là en train d’exprimer un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus m’empêcher de murmurer: «Tristan»,[...]

La partition contenait une allusion à Tristan. Proust procède ici à une analyse de la phénoménologie de l'allusion.

[...] avec le sourire qu’a l’ami d’une famille retrouvant quelque chose de l’aïeul dans une intonation, un geste du petit-fils qui ne l’a pas connu.

Ici ce n'est plus le cousinage, c'est la descendance directe, c'est le retour de l'air de famille, contenu et reconnu dans une intonation, un geste, c'est-à-dire les mêmes éléments que ceux qui caractérisaient la Berma. C'est infime, ténu.

Et comme on regarde alors une photographie qui permet de préciser la ressemblance, par-dessus la sonate de Vinteuil, j’installai sur le pupitre la partition de Tristan, dont on donnait justement cet après-midi-là des fragments au concert Lamoureux.[5]

C'est fantastique, le narrateur reconnaît Tristan sous Vinteuil, et installe les partitions l'une sur l'autre, il lit les deux en même temps, c'est l'image même du palimpseste.
D'autre part, nous avons la clé de la reconnaissance de l'allusion: pourquoi le narrateur est-il sensible ce jour-là aux quelques notes de la sonate qui ressemblent à Tristan? parce qu'il connaît le programme du concert Lamoureux, c'est cette connaissance qui le rend réceptif, parce que l'idée de Tristan erre dans un coin de sa mémoire.

Chaque artiste est un monde, mais il existe des connexions, des passerelles, entre les mondes. On constate la multiplicité des couches de mémoire.

Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air d’un pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.[6]

La signification n'est pas préalable. La «bonne fortune» consiste à tomber sur cet air du pâtre, qui on se le rappelle, est précisément celui qui provoque le réveil de la mémoire de Tristan avant le retour d'Yseult, c'est un air mémoratif: «La vieille chanson, pourquoi m'éveille-t-elle?» jusqu'à «Dois-je ainsi te comprendre, vieille chanson grave avec ton accent de lamentation? Par la brise du soir elle pénétra timidement lorsque jadis fut annoncée à l'enfant la mort de son père?»

Ainsi Wagner se souvient, Tristan se souvient, le narrateur se souvient. La référence à Tristan est déjà très littéraire, puisqu'elle provient très certainement du Voyage artistique à Bayreuth d'Albert Lavignac, alors très connu. Proust connaissait Wagner surtout par ses partitions pour piano.

La complexité naît du nombre de couches, d'épaisseurs de références et d'allusions superposées. L'art nous fait pénétrer à travers toutes ces épaisseurs mais il nous faut savoir saisir l'occasion.


Ajout le 13/02/07: la version de sejan.

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.529/ Tadié t1 p.519-523

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.607/ Tadié t3 p.9

[3] Le côté de Guermantes, Clarac, t2 p.51/ Tadié t2 p.351

[4] La Prisonnière, Clarac t3 p.160/ Tadié t

[5] La Prisonnière, Clarac t3 p.158/ Tadié t

[6] La Prisonnière, Clarac t3 p.161/ Tadié t

séminaire n°7 : Nathalie Mauriac Dyer : L'effacement d'une source flaubertienne

Cette retranscription sera frustrante: en effet, Nathalie Mauriac Dyer a déroulé le cheminement d'un paragraphe des brouillons jusqu'au texte final en montrant ses transformations successives, or je n'ai pas pris en note la citation de départ. Le premier brouillon était une sorte de contraposée d'un passage de Madame Bovary, le dernier n'en gardait que la trace de la trace, "un écho en absence du son l'ayant fait naître", dira-t-elle avec justesse.

Comme je n'ai pas pu noter les citations tirées des brouillons (je n'ai même pas essayé, car elles n'auraient valu qu'exactes) et que je ne possède pas d'exemplaire des brouillons, la démonstration perd beaucoup de sa force.
J'essaie quand même.
Mise à jour le 8 février 2007: J'ai écrit à Nathalie Mauriac Dyer qui m'a fort aimablement envoyé l'extrait des brouillons à partir duquel elle a travaillé.

                                   ***

Antoine Compagnon commence par présenter Nathalie Mauriac Dyer.
Celle-ci est chercheuse au CNRS, à l'ITEM (institut des textes et manuscrits modernes). Elle a fait paraître en 1987 une nouvelle édition surprenante d'Albertine disparue à partir d'une copie dactylographiée corrigée par Proust. À partir de cette édition, La Recherche ne pouvait plus être lue comme avant.
Une édition de la Prisonnière suivie de cette édition d'Albertine disparue paraîtra au Livre de Poche en 1993, suivie d'une édition plus traditionnelle de La Fugitive, toujours au Livre de Poche. (voir ici)

Elle a entrepris aujourd'hui avec son équipe la reproduction en fac-similés de soixante-quinze cahiers de brouillon accompagnés de leur transcription diplomatique (sic. Je ne sais pas ce que cela veut dire) et d'annotations.
Le premier cahier, le cahier n°54, est actuellement sous presse.

Elle a choisi de nous parler aujourd'hui de l'effacement d'une source flaubertienne.

Nathalie Mauriac Dyer commence:
La mémoire de la littérature, ce sont les brouillons; la mémoire de La recherche du temps perdu, ce sont les cahiers. Les cahiers sont en quelque sorte spatialisés, les mémoires s'y sont déposées en couches successives, comment déplier les couches du palimpseste?

J'ai choisi un passage qui me semble exemplaire, qui fait appel aussi bien à Chateaubriand qu'à Baudelaire, mais aussi à Flaubert, de façon cryptée. Il va s'agir d'une micro-lecture, c'est-à-dire, selon Pierre Richard, de faire «vœu de myopie». Mon ambition se limite au commentaire d'une page, elle est limitée mais réelle. La particularité de cette lecture est qu'elle sera génétique, elle partira des brouillons pour aboutir au texte.
Ce passage provient de deux pages du cahier 54 de 1914 (donc celui qui est sous presse? je n'avais pas réalisé en écoutant.) Ce cahier est consacré à Albertine, à la fuite, la mort et l'oubli d'Albertine. Mais il y a également des passages concernant la vie avec Albertine.

Une allusion à Chateaubriand

Folio 54 verso: l'extrait raconte une sortie en voiture sous la lune, les bouteilles de champagnes bues, la récitation de vers de poètes célèbres, Albertine demi-ivre qui se rapproche du narrateur et se serre contre lui:

Quelquefois après dîner quand il faisait beau nous voyions le clair de lune étendu sur le sol comme un tapis qui paraîtrait plus brillant dans l’obscurité des bois […] elle disait d’un air joyeux : Si on allait faire un tour à la Coudrée (changer le nom). Nous emportions une bouteille de champagne et nous prenions une voiture. Je connaissais trop, je regardais surtout d’un œil trop froidement observateur, les bois où nous allions, les découpures du clair de lune sous les branches pour y trouver une grande beauté. Albertine n’était pas comme moi. Elle trouvait cela merveilleux. [..] Puis je lui disais qu’elle aurait beaucoup plus de plaisir à tout cela si elle connaissait les œuvres des peintres et des poètes et lui disant que la couleur du clair de lune avait beaucoup changé dans la littérature du dernier siècle, je lui citais négligemment comme si ce n’avait été que quelques perles au hasard tirée du coffret innombrablement rempli de ma mémoire les vers d’Hugo où le clair de lune devient bleu « Sous les arbres bleuis par la lune sereine » « Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon » Puis on revenait avec Baudelaire à la lune « comme une médaille neuve » avec Leconte de Lisle à la lune « large et jaune », je citais des phrases de Chateaubriand, de Flaubert dans Madame Bovary, des vers de Bourget sur la lune rose, la fameuse faucille d’or; elle me disait je vous écouterais pendant des heures, mais désireux de la laisser vite sur cette bonne impression je proposais qu’on s’assît dans l’herbe et qu’on bût la bouteille de champagne. On entendait par moments le cri étrange d’un oiseau de nuit. Puis tout se taisait. S’il y avait un peu de vent et si un nuage passait sur la lune nous la regardions diminuer, le nuage s’opâliser et elle enfin reparaître. Elle disait « il fait un temps merveilleux ». Je ne voulais pas attendre qu’elle trouvât quelque chose d’incomplet à ce bonheur. Je disais que c’était l’heure de rentrer. Nous remontions en voiture. Sa voix était toute changée, hardie et enrouée. Et en effet elle était une autre personne, car à peine entrée dans la voiture elle jetait sa main autour de mon cou, rapprochait nos têtes, sous sa jupe de toile serrait ses jambes contre les miennes, me caressait les genoux, semblait ne pas pouvoir supporter entre nous ce grand intervalle qui n’avait jamais à d’autres moments paru la gêner. J’apercevais vaguement qu’elle avait cette peau blême, avec les pommettes enflammées comme chaque fois qu’elle avait bu du champagne et de fait comme j’en avais bu très peu elle en avait presque pris une bouteille. J’aurais bien voulu voir cette peau pâlie qui faisait d’elle un être tout différent, presque crapuleux, mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre. Albertine mettait tout le temps sa tête sur mon cou, je sentais en les embrassant combien ses joues étaient chaudes et son haleine avait une délicieuse odeur de vin.[1]

La Coudrée: c'était un but de promenade de Proust. Il a noté d'effacer le nom: «Un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés»

Nous sommes en plein cliché, avec Albertine qui s'émerveille tandis que le narrateur reste froid. Ce narrateur est à comparer avec le jeune Proust des Plaisirs et les Jours.
La scène se déroule sur fond de clair de lune, et Proust s'en moque dans ce passage des brouillons, mais deux passages importants de La Recherche se déroulent sur fond de clair de lune, le baiser de maman au début et le baiser refusé par Albertine.
La littérature est abondamment citée et récitée dans ce passage (il manque à la citation les mots par lesquels le narrateur se vante d'éblouir Albertine en lui servant des citations toutes préparées de grands auteurs, en faisant comme si elles lui venaient juste à l'esprit), c'est un véritable florilège: Hugo, Baudelaire, Leconte de Lisle, Flaubert, Bourget. Il y a une dimension moqueuse à cet étalage: «comme s'il s'agissait de quelques perles négligemment tirées du coffret de ma mémoire». On a déjà vu Mme de Villeparisis se moquer de ces évocations du clair de lune, quand elle raconte comment M. de Chateaubriand récitait toujours les mêmes vers à propos du clair de lune.[2]
Proust prend ses distances avec Mme de Villeparisis qui confond jugement moral et jugement esthétique.

Écrire, c'est peut-être d'abord se souvenir de ce qu'on a écrit pour le faire varier. Ainsi, il existe quatre versions de la fameuse nuit américaine de Chateaubriand.

On entendait par moments le cri étrange d’un oiseau de nuit. Puis tout se taisait. S’il y avait un peu de vent et si un nuage passait sur la lune nous la regardions diminuer, le nuage s’opâliser et elle enfin reparaître.

Ces lignes porte la trace d'un précédent texte paru en 1894, "Sonate au clair de lune", dans Les Plaisirs et les Jours: «Par moments, de légers nuages passaient sur elle, mais ils se coloraient alors de nuances bleues dont la pâleur était profonde comme la gelée d'une méduse ou le coeur d'une opale.» L'autocitation se complique d'une référence baudelairienne, puisque l'opale apparaît dans le sonnet de Baudelaire "Tristesses de la lune": «Aux reflets irisés comme un fragment d'opale».
On peut y voir également une référence à Chateaubriand: «on entendait par moment le cri étrange d'un oiseau de nuit» (Proust) est à rapprocher du «gémissement de la hulotte» dans Essai sur la Révolution (ou plutôt Le génie du christianisme?) On songe également aux lignes de Proust à propos de Chateaubriand dans Contre Sainte-Beuve:

J'aime lire Chateaubriand parce qu'en faisant entendre toutes les deux ou trois pages (comme après un intervalle de silence dans les nuits d'été on entend les deux notes, toujours les mêmes, qui composent le chant de la chouette) ce qui est son cri à lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien ce que c'est qu'un poète. Il nous dit que rien n'est sur la terre, bientôt il mourra, l'oubli l'emportera ; nous sentons qu'il dit vrai, car il est un homme parmi les hommes; mais tout d'un coup parmi ces événements, ces idées, par le mystère de sa nature il a découvert cette poésie qu'il cherche uniquement, et voici que cette pensée qui devait nous attrister nous enchante et nous sentons non pas qu'il mourra, mais qu'il vit, qu'il est quelque chose de supérieur aux choses, aux événements, aux années, et nous sourions en pensant que ce quelque chose est le même que nous avons déjà aimé en lui.

Ces lignes sont étranges, car elles donnent à penser que Chateaubriand n'est Chateaubriand que par intervalles.
Chateaubriand n'est pas cité parmi le florilège de poètes cités, mais on retrouve des allusions assez précises qui pointent vers lui. Il en est de même pour les allusions à Madame Bovary: elle n'est jamais citée, mais on peut reconstituer une série d'allusions progressivement effacées.

L'invisible allusion à Flaubert

1/ 1ère hypothèse, à partir des brouillons

Elle disait « il fait un temps merveilleux ». Je ne voulais pas attendre qu’elle trouvât quelque chose d’incomplet à ce bonheur. Je disais que c’était l’heure de rentrer. Nous remontions en voiture. Sa voix était toute changée, hardie et enrouée. Et en effet elle était une autre personne, car à peine entrée dans la voiture elle jetait sa main autour de mon cou, rapprochait nos têtes, sous sa jupe de toile serrait ses jambes contre les miennes, me caressait les genoux, semblait ne pas pouvoir supporter entre nous ce grand intervalle qui n’avait jamais à d’autres moments paru la gêner. J’apercevais vaguement qu’elle avait cette peau blême, avec les pommettes enflammées comme chaque fois qu’elle avait bu du champagne et de fait comme j’en avais bu très peu elle en avait presque pris une bouteille. J’aurais bien voulu voir cette peau pâlie qui faisait d’elle un être tout différent, presque crapuleux, mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre. Albertine mettait tout le temps sa tête sur mon cou, je sentais en les embrassant combien ses joues étaient chaudes et son haleine avait une délicieuse odeur de vin.

Il n'y a là aucune allusion apparente à Flaubert. Pour retrouver la trace d'une allusion, il faut rechercher dans Madame Bovary les scènes relatives à la lune. Il y en a plusieurs, et celle qui me paraît la plus pertinente est la première phrase du troisième chapitre de la troisième partie:

Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel.
[...]
Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases, trouvant l’astre mélancolique et plein de poésie ; même elle se mit à chanter:
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions, etc.
Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui.
Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup, comme une vision, dans la lumière de la lune.[3]

La situation décrite dans ce passage est comparable à celle décrite par Proust dans son brouillon, il s'agit à la fois d'une promenade sentimentale et d'une mise à distance du poncif. Flaubert utilise une citation de lamartine, que paraît-il il détestait.
«Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui»: cette description est l'antithèse de la voix d'Albertine, enrouée, rendue hardie par l'ivresse. Proust semble reprocher à Flaubert de ne pas se libérer du poncif. Il fait chuter Emma par la pose d'Albertine. Le motif de la voix chez Flaubert avait déjà été pastiché par Proust dans L'affaire Lemoine. On songe également au dernier chapitre de L'Education sentimentale, quand madame Arnoux retrouve Frédéric: «Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d'une cloche apporté par le vent; [...]»

Pour revenir à Madame Bovary: «Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel.» : la posture sublime ou pseudo-sublime est reprise en négatif dans la posture d'Albertine, presque crapuleuse.
De même, l'éclairage des scènes chez Flaubert et Proust est inversée, chez Flaubert Emma est en pleine lumière, parfois cachée («Parfois l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup, comme une vision, dans la lumière de la lune.»), tandis que chez Proust, Albertine est dans l'ombre, parfois éclairée («mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre.») On trouve la même alternance de l'ombre et de la lumière, mais inversée. C'est un jeu symétrique, à l'Emma sulpicienne en pleine lumière correspond l'Albertine dans l'ombre dont seules les joues, objet du désir, apparaissent parfois dans la clarté de la lune.
Il semblerait que nous assistons à un bref "Contre Flaubert".

2/ 2ième hypothèse, à partir du texte définitif
Curieusement la scène éclate. Dans le cahier 55, le florilège des poêtes cités est très raccourci et Flaubert a disparu. La seconde partie de la scène, Albertine à demi-ivre, se retrouve dans le cahier 72 (ou 77?). La capotte est rabattue ("fermée" est rayé sur les brouillons, remplacé par "rabattue"). Il s'agit d'une promenade de ferme en ferme avec Albertine lors du voyage à Balbec, promenade au cours de laquelle les deux promeneurs demandent du cidre. Proust a noté: «mettre ici le passage écrit dans le cahier vert sur sa demi-ivresse». Les effets de lune ont disparu. La scène se passe sans équivoque avant le coucher du soleil. Il y a effacement des jeux d'ombres et de lumières.
Cependant, on s'aperçoit que la scène emprunte à un autre passage de Madame Bovary.

Voici le passage définitif dans Sodome et Gomorrhe, passage que vous avez déjà cité lors de votre cours (dit-elle en se tournant vers Antoine Compagnon):

En quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contre l’autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais les bouteilles; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant; supposition qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nous avait vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre ; elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir tombait.[4]

Désormais la voix est devenue point d'orgue. On ne peut trouver de références flaubertiennes que dans la ferme et le cidre. On sait que Proust avait copié la phrase dans laquelle Binet arrose ses voisins avec du cidre [5]
La seule trace de l'allusion que l'on puisse trouver, c'est la minuscule imperfection "les gens de la ferme/voiture fermée", qui attire l'attention et qui bien entendu rappelle la scène fameuse de Madame Bovary, scène censurée en 1856 lors de la parution en feuilleton pour délit d'outrage aux bonnes mœurs et qui fut publiée l'année suivante après l'acquittement de Flaubert. Cette scène fut lu par l'avocat de Flaubert durant le procès afin que chacun puisse juger de son caractère outrageant.
(Nathalie Mauriac Dyer commence à lire. La scène est longue, comique par son accumulation de noms, le désarroi du cocher et l'étonnement des passants, les rires fusent, tout cela confirme ma conviction que Madame Bovary ne doit pas être lue, mais écoutée):

– Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le jardin des plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.

Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillard-bois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.
[6]

L'hypothèse que je fais repose sur ses «stores tendus» qui rappellent la «voiture fermée». On retrouve le jeu d'inversions entre les deux auteurs, les gens de la ferme supposent à tort une vie d'amants au couple narrateur/Albertine, tandis que chez Flaubert, les bourgeois ne comprennent pas. Jamais Proust ne précise que la voiture est une automobile.

3/ Peut-on valider cette lecture? A priori, oui, si l'on se reporte à un "poteau indicateur" laissé par Proust quelques pages plus haut, passage auquel vous avez déjà fait allusion ici (dit-elle en se tournant vers Antoine Compagnon). Rétrospectivement, on comprend que Proust a voulu nous préparer à cette lecture flaubertienne:

Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j’avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa), apercevant la mer d’un terre-plein où nous étions, je demandai comment s’appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m’eût répondu, je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une grande famille, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close d’un roman.[7]

Ici Madame Bovary est le personnage et non le roman, et l'on peut voir dans l'atmosphère close du roman une analogie avec la voiture. Les héroïnes de roman se répondent et se ressemblent, elles sont cousines.
On remarque la multitude des lieux géographiques, nommés par Flaubert, et l'on sait que les toponymes flaubertiens sont autant de métonymies du corps féminins.

La Sanseverina est également citée. Donc si ma lecture est juste, si le nom de madame Bovary est un poteau indicateur qui prépare l'allusion à venir, nous devrions également trouver dans les pages suivantes une allusion à La Chartreuse de Parme.
Et c'est effectivement le cas dans un passage où le narrateur et Albertine déjeunent à Rivebelle après l'épisode de la voiture close. Un jeune serveur a remarqué Albertine:

Il fut un moment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à ce que je lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes je sentis qu’on peut être près de la personne qu’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que je ne connaissais pas, ou seulement d’un regard qu’il lui avait jeté – et dont j’étais le tiers gênant et de qui on se cache. Même quand, rappelé avec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine, tout en continuant à déjeuner, n’avait plus l’air de considérer le restaurant et les jardins que comme une piste illuminée, où apparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur aux cheveux noirs. Un instant je m’étais demandé si, pour le suivre, elle n’allait pas me laisser seul à ma table.[8]

Ce contexte triangulaire se retrouve exactement au chapitre 7 de La Chartreuse de Parme. Le comte Mosca souffre en présence de Fabrice et de la Sanserevina qui semblent à peine avoir conscience de sa présence:

"Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo?"(Cette belle langue italienne est toute faite pour l'amour!) Terzo incomodo (un tiers présent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d'esprit de sentir qu'on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s'en aller!"

Ainsi on retrouve exactement dans les deux textes la même structure du désir et ce même mot de "tiers".
On a ici la démonstration d'une méthode de lecture; il existe un système proustien, une signalétique proustienne de l'allusion.

Où nous mène cette constation? Le texte ne fait-il jamais que référence à d'autres textes, est-il coupable du plus impardonnable des crimes, le crime d'autotélie? La littérature ne se souviendrait-elle que d'elle-même?
Je crois que Proust veut nous montrer que nos comportements sont tissus de scénarios littéraires. Nous ne faisons que reproduire à l'identique ou par antinomie.

Il me semble que bien plus que la voix d'Albertine, c'est la voix de Proust habitée par la voix de Flaubert que nous entendons dans ce passage.

                                   ***

Comme d'habitude, je n'ai pas bien suivi l'échange qui a suivi. Compagnon ne s'est pas montré convaincu par la démonstration concernant la Sanseverina. Mauriac Dyer a répondu que cette citation ne servait qu'à valider l'hypothèse du "poteau indicateur". Compagnon a renchéri en approuvant l'hypothèse d'une signalisation de l'allusion, «comme le dit Michael Riffaterre», l'allusion n'est jamais complètement cachée.

C'est également à ce moment-là que Nathalie Mauriac Dyer a parlé de l'effacement de la source dont il resterait une trace dans le texte comme un écho dont il manquerait le son originel.


Ajout le 07/02/07: la version de sejan.

                                   ***

trouvaille le 4 février 2007

J'ai retrouvé en feuilletant La Recherche un passage qui raconte une promenade au clair de lune dans le bois de Chantepie, où le visage reste dans l'ombre et où la boisson est du champagne, et non du cidre. Il s'agit de deux passages de La Fugitive (Clarac t3), le narrateur se souvient:

L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. (p.481)
[...] ou bien, les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante, changée, avec cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir, dans l'obscurité qui ne finirait plus. (p.488)

Ici l'effet de la nuit et de la mort se confondent, voir et se souvenir deviennent également impossibles.

Selon la méthode de lecture de N. Mauriac Dyer, il faudrait trouver un poteau indicateur Flaubert. Je propose la phrase qui suit celle que je viens de citer p.481:

L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté naturelle d'un rayon de lune... (p.481)

Ce «dos de banc» rappelle furieusement le "banc Frédéric" de la fin de L'éducation sentimentale... (j'exagère, je sais. Mais puisque Tlön paraît trouver cela évident...)

Notes

[1] Cahier 54, ff. 54 v°, 55 v°, 85 v° ; transcription linéarisée et simplifiée (F. Goujon, N. Mauriac Dyer, Ch. Nakano) (aimablement transmis par N. Mauriac Dyer que je remercie.)

[2] À l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.721/ Tadié t2 p.80

[3] Madame Bovary, partie III, chapitre 3

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p1015/ Tadié t3 p.403

[5] Madame Bovary, partie II, chapitre 14

[6] Madame Bovary, partie III, chapitre 1

[7] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.1005/ Tadié t3 p.393

[8] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.1016/ Tadié t3 p.404-405

cours n°7 : L'art d'être difficile, hommage à Malcolm Bowie

Rappels
- il s'agit d'une prise de notes renarrativisées: les tournures employées, et notamment fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, les notes sont parfois décousues lorsque je n'ai pas noté les transitions. Par moment, je retranscris à peu près, de mémoire, car je n'ai pas pris de notes, mais je me souviens — très approximativement. Tout ce que j'écris pourra/devra être confronté aux enregistrements disponibles sur le site du Collège de France.
- Cela peut être également confronté aux compte-rendus de sejan. Nous avons pris le parti de ne nous lire qu'après nos propres transcriptions.
- J'utilise ce texte en ligne, l'édition de la Pléiade de 1954 (notée "Clarac") et la table de transcription Clarac/Tadié de Tlön.

Je commence:


***

J'ai appris ce matin, comme on apprend aujourd'hui ces choses-là, c'est à dire par un mail d'un ancien étudiant, la mort de Malcolm Bowie. [La voix d'Antoine Compagnon tremble un peu, il paraît profondément touché. Il se reprendra peu à peu.]
Je vais donc vous parler de lui avant de lui rendre hommage par ce cours.
Je lui avais demandé en novembre dernier d'intervenir ici au cours du séminaire, mais il avait refusé, sa santé s'étant de nouveau dégradée (il était atteint d'un cancer).
Malcolm Bowie a étudié Michaux, Mallarmé, Proust; il a écrit Freud, Proust et Lacan (que je n'ai pas retrouvé dans ma bibliothèque) et ce livre publié en 1998 et qui n'est pas traduit en français, je crois, Proust among the stars. [Il nous montre le livre].
Comment aurait-il parlé de notre sujet [Proust et la mémoire de la littérature], puisque je l'avais invité et qu'il aurait pu être ici? Bowie faisait remarquer combien la littérature est difficile. Il a écrit en 1978 Mallarme and the Art of Being Difficult (Mallarmé et l'art d'être difficile) : pourrait-on en examinant ses réflexions sur Mallarmé extrapoller ce qu'il aurait dit sur Proust?
Bowie insistait sur le fait qu'il y a dans les vers de Mallarmé une part d'indécidable. En cela, il s'éloignait des grandes traditions de la critique, qui commencent avec Thibaudet en 1912 et se continuent aujourd'hui avec Bénichou (Selon Mallarmé en 1995), qui veulent que l'on peut tout comprendre des vers de Mallarmé.
Bowie, comme Terence Cave qui a écrit l'excellent Cornucopian Text, faisait partie de la tradition minoritaire et croyait à la polysémie des textes, à l'indécidabilité de la littérature. Il tenait Mallarmé pour un poète difficile, et non "obscur", car obscur suggère qu'une matière claire a été artificiellement obscurcie. Certains poèmes résistent à l'interprétation, un poème n'est pas une énigme à résoudre, il y a des ambiguïtés qui ne céderont pas au déchiffrement. Il n'y a pas d'interprétation monosémique.
Si l'on prend le poème prose pour Des Esseintes par exemple, qui est considéré par beaucoup comme le plus difficile, on s'aperçoit qu'il ne peut être lu que si l'on admet que sa texture contrapunctique ne peut être maîtrisée dans un seul cadre allégorique.

L'art ne progresse pas de façon linéaire

Je vais donc tenter d'en faire autant, de lire Proust comme l'aurait fait Malcolm Bowie.
Lors d'un colloque à Princeton en avril dernier, Malcolm Bowie avait préparé une intervention intitulée Reading Proust between the lines. Elle démontrait la complexité et la contradiction de cette mémoire, son irréductibilité à un sens unique.

Je vais utiliser un passage analysé dans Proust among the stars. Je pensais analyser ce passage plus tard dans mon cours mais je vais anticiper. Il s'agit de ce passage dans Sodome et Gomorrhe où la jeune Mme de Cambremer défend une vision linéaire, progressiste, de la littérature. C'est un passage dérisoire et comique comme souvent les passages importants dans La Recherche, comme si l'auteur avait voulu les rendre moins dogmatiques. [Pour ma part, je pensais que le comique de ces scènes visait à souligner le ridicule des opinions soutenues. Mais bon.]

Parce qu’elle se croyait « avancée » et (en art seulement) « jamais assez à gauche », disait-elle, elle se représentait non seulement que la musique progresse, mais sur une seule ligne, et que Debussy était en quelque sorte un sur-Wagner, encore un peu plus avancé que Wagner.[1]

On voit ici l'idée d'une linéarité de la littérature. Le présent abolit l'ancien qui sera abolit par les temps futur. Vous savez que la jeune Mme de Cambremer née Legrandin est en conflit avec la vieille Mme de Cambremer, la douairière, qui fut l'une des dernières élèves de Chopin, tandis que sa belle-fille considère que Chopin, ce n'est pas de la musique. Le même jugement concerne les peintres :

Au nom du ciel, après un peintre comme Monet, qui est tout bonnement un génie, n’allez pas nommer un vieux poncif sans talent comme Poussin. Je vous dirai tout nûment que je le trouve le plus barbifiant des raseurs. Qu’est-ce que vous voulez, je ne peux pourtant pas appeler cela de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui, voilà des peintres![2]

Proust n'est pas le seul à défendre la théorie d'une progression non linéaire de la littérature ou de l'art en général. Péguy partage le même point de vue. Proust n'aime pas beaucoup Péguy, qu'il accuse de ressasser, mais sur ce point ils se rejoignent. Tous deux sont contre "la métaphysique des modernes".
Dans Situation III, Péguy note: «C'est une des erreurs les plus graves du parti de la métaphysique moderne de se représenter l'art comme un progrès linéaire ininterrompu. Descartes n'a point battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein, et Kant n'a point battu Descartes comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux.» Et Proust continue:

Je me fis un plaisir de lui apprendre, mais en m'adressant pour cela à sa belle-mère, comme quand, au billard, pour atteindre une boule on joue par la bande, que Chopin, bien loin d'être démodé, était le musicien préféré de Debussy. «Tiens, c'est amusant», me dit en souriant finement la belle-fille [...][3]

Debussy donc, qui est un sur-Wagner, apprécie Chopin: on voit là la complexité du réel qui ne se laisse pas platement appréhender.
Un peu plus tôt, le narrateur avait réussi à réhabiliter Poussin dans l'esprit de Mme de Cambremer par le même genre de démonstration:

— Mais, lui dis-je, sentant que la seule manière de réhabiliter Poussin aux yeux de Mme de Cambremer c’était d’apprendre à celle-ci qu’il était redevenu à la mode, M. Degas assure qu’il ne connaît rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. — Ouais ? Je ne connais pas ceux de Chantilly, me dit Mme de Cambremer, qui ne voulait pas être d’un autre avis que Degas, mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont des horreurs. — Il les admire aussi énormément. — Il faudra que je les revoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête, répondit-elle après un instant de silence et comme si le jugement favorable qu’elle allait certainement bientôt porter sur Poussin devait dépendre, non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, mais de l’examen supplémentaire, et cette fois définitif, qu’elle comptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la faculté de se déjuger.[4]

On voit apparaître le phénomène de la mode, qui est une image aussi couramment reprise que celle de la Bourse qui suit la fluctuation des valeurs. Valéry et Gide reprendront cette image de la Bourse des valeurs esthétiques sensible à la mode et qui réévalue non pas le dernier mais l'avant-dernier.
Une fois encore, l'intelligence est inutile, comme le rappelle le narrateur à propos de Mme de Cambremer: «On ne peut pas dire qu’elle fût bête ; elle débordait d’une intelligence que je sentais m’être entièrement inutile.»[5] De même, la duchesse de Guermantes, même si elle est d'un goût supérieur, est également victime de la mode. On se souvient de ces notations à la fin du Temps retrouvé:

Ce style Empire, Mme de Guermantes déclarait l'avoir toujours détesté; cela voulait dire qu'elle le détestait maintenant, ce qui était vrai, car elle suivait la mode, bien qu'avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu'elle connaissait peu, poute jeune elle avait cru M.Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l'Art nouveau, jusqu'à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là nuances du goût que le critique d'art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures.[6]

Il y a un suivisme de la mode dans ses hauts et ses bas, ce qui n'est pas illégitime d'ailleurs, car les choses sont plus complexes que ne le présente une histoire linéaire de l'art.

Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie. Mais ce temps n’était pas encore venu.
Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait de dire une nouveauté en les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru.[7]

Le passage se termine par une évocation des réminiscences anticipées à travers la figure du "précurseur":

Alors il voit en cet ancien comme un précurseur ; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel.

Nous retrouvons les "ramiers fraternels".

Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu.[8]

De même on se souvient que dans La Prisonnière le narrateur trouve du Dostoïevski dans Mme de Sévigné.[9] Il y a donc une complexité, une contradiction, une ambivalence, du jugement esthétique qui se traduit par des phénomènes de mode, un jeu à la bourse des valeurs. Et cependant, il n'en reste pas moins qu'il y a une vérité des valeurs. Il y a d'un côté un usage frivole de la culture, une façon de l'utiliser pour se faire valoir, comme le font Mme de Cambremer et Mme de Guermantes. Il s'agit d'une utilisation de la culture comme de la fausse monnaie. Bowie dit que les personnages de Proust utilisent la culture comme de la monnaie instable.
Le roman de Proust ne cesse de rêver la littérature européenne, il prolonge la vie des personnes et les mots des essais. Ici on songe à Legrandin citant Joubert: «les mots amis de la mémoire»; or Legrandin est un personnage burlesque et ridicule, faut-il le prendre au sérieux? Oui, la réponse est pourtant oui. Il y a condensation et déplacement des thèmes, ce qui était en haut passe en bas et inversement, les éléments de la mémoire littéraire procèdent comme procède le rêve. La littérature revient dans le roman comme les souvenirs reviennent dans le rêve. Tout peut être profané, être placé au plus haut puis au plus bas.

Un exemple : Homère

Je vais reprendre un exemple chez Malcolm Bowie de cette littérature absorbée par le roman puis régurgitée. Il y a d'un côté la petite monnaie de la littérature, celle qu'on galvaude, qu'on déprécie, et puis il y a la grande littérature, et Malcolm Bowie a étudié les résurgences d'Homère dans La Recherche.

1/ La première fois que l'on voit apparaître Homère, c'est lorsque le narrateur envisage d'aller à Balbec devant M. Legrandin:

Balbec ! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole France – un enchanteur que devrait lire notre petit ami – a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l’Odyssée.[10]

On reconnaît un écho de la finis terrae de Renan. La valeur de la littérature est dégradée par cet usage de bavardage qu'en fait Legrandin, mais cette même référence littéraire va prendre une vraie valeur littéraire quand le narrateur se rend chez Elstir:

La chaleur du jour m'obligea à prendre le tramway qui passait par la rue de la Plage, et je m'efforçais, pour penser que j'étais dans l'antique royaume des Cimmériens, dans la patrie peut-être du roi Mark ou sur l'emplacement de la forêt de Brocéliande, de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d'Elstir était peut-être la plus somptueusement laide, [...][11]

Le roman cherche sa place entre les deux évocations de la culture, la petite et la grande.

2/ Dans Le côté de Guermantes, les références à Homère sont très ambivalentes. Une même utilisation sera à la fois mondaine et véritablement littéraire.

Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir de me guider et de m’introduire dans les salons. Telle expression courante peu claire dans la bouche d’un paysan si elle montre la survivance d’une tradition locale, la trace d’un événement historique, peut-être ignorés de celui qui y fait allusion ; de même cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait me témoigner pendant toute la soirée, me charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois séculaires, d’habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés nous semblent infiniment loin de nous. Nous n’osons pas leur supposer d’intentions profondes au delà de ce qu’ils expriment formellement ; nous sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à ceux que nous éprouvons chez un héros d’Homère [...]

Il y a dans ces notations une façon constante de replier l'histoire sur le présent;

ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise;[...]

ici on retrouve l'une des nombreuses allusions aux articles des journaux durant la guerre de 14

on dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi éloignés de nous qu’un animal vu dans un jardin zoologique.[12]

La comparaison finale est empruntée à Barrès dans La grande pitié des églises de France. Dans le chapitre "Homo sapiens" se trouve une méditation sur un fossile d'Homo sapiens: Barrès y voit son frère.
Ces mémoires sont toujours fausses; ainsi la «trace» est «peut-être ignorée», on ne sait si la présence du passé est consciente ou inconsciente, de même, le narrateur n'arrivera jamais à déterminer si la bonhomie du duc est authentique ou une posture mondaine, une hypocrisie. De même, la culture est toujours soupçonnable d'imposture puisqu'elle est représentation.

3/ Continuons avec Bowie et Homère. La duchesse de Guermantes va le comparer avec Zola, sans qu'on sache d'ailleurs exactement comment il faut le prendre:

Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui... porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère de la vidange ! [Il manque ici la malice de la voix de Compagnon][13]

Cette antonomase est la réminiscence de l'article du critique Jules Lemaître, qui avait jugé que les Rougon Macquart était "l'épopée pessimiste de l'animalité humaine", jugement accepté par Zola.

4/Le «bal de têtes» présente de nombreuses analogies avec le chant XI de l'Odyssée, on y retrouve des fantômes, on y reçoit la visite des morts. Ainsi la rencontre avec Odette, inchangée à travers le temps:

Pour Mme de Forcheville au contraire, c'était si miraculeux, qu'on ne pouvait même pas dire qu'elle avait rajeuni, mais plutôt qu'avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. [...] D'ailleurs, justement parce qu'elle n'avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l'air d'une rose stérilisée. [...] Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d'accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l'air de me regarder d'un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l'Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis compliment sur sa jeunesse. Elle me dit: «Vous êtes gentil, my dear, merci», et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu'elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises: «Merci tant, merci tant».[14]

Là encore, le touchant et le burlesque sont indissociables.
Quelques pages auparavant, on re-présente au narrateur un ami perdu de vue :

[...] j'aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais, comme dans l'Odyssée Ulysse s'élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d'obtenir d'une apparition une réponse qui l'identifie, comme le visiteur d'une exposition d'électrécité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami.[15]

On voit là l'accumulation de trois images, Ulysse, le spiriste, le visiteur d'exposition, illustrant toutes trois l'ambivalence reconnaissance/méconnaissance, différence/identité.
Bowie parlait de cette façon de rêver la littérature. Il y a une logique du rêve qui ne respecte rien. Ce qu'il y a de plus sacré, Ulysse reconnaissant sa mère aux enfers: «Trois fois, je m'élançais; tout mon cœur la voulait. Trois fois, entre mes mains, ce ne fut plus qu'une ombre ou un songe envolé.»[16], est profané. Et cependant, dans le même temps cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas une profonde admiration et un profond respect de ces textes, tout prouve leur connaissance intime.

Conclusion : l'impureté de la littérature

Il y a une impureté des textes. La littérature est impure. Même Mallarmé n'est pas pur. Proust l'est encore moins. Son texte est gorgé de littératures qui sont des espaces impurs.
Il y a deux chemins vers la vérité: la distillation d'une essence pure ou l'œuvre omnivore, qui déborde, où il y en a toujours trop.

Bowie cite l'image qui se trouve dans La Prisonnière, par laquelle Proust se moque de l'image de la poésie comparée à un oiseau:

Serait-ce elle qui donnerait chez les grands artistes l’illusion d’une originalité foncière, irréductible en apparence, reflet d’une réalité plus qu’humaine, en fait produit d’un labeur industrieux ? Si l’art n’est que cela, il n’est pas plus réel que la vie, et je n’avais pas tant de regrets à avoir. Je continuais à jouer Tristan. Séparé de Wagner par la cloison sonore, je l’entendais exulter, m’inviter à partager sa joie, j’entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de marteau de Siegfried ; du reste, plus merveilleusement frappées étaient ces phrases, plus librement l’habileté technique de l’ouvrier servait à leur faire quitter la terre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j’avais vu à Balbec changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel. Peut-être, comme les oiseaux qui montent le plus haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il de ces appareils vraiment matériels pour explorer l’infini, de ces cent vingt chevaux marque Mystère, où pourtant, si haut qu’on plane, on est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant ronflement du moteur![17]

C'est une belle ironie de la part de celui qui a traité Mallarmé de difficile.

La mémoire est un mécanisme complexe, une condensation qui renverse sans cesse les valeurs.


Ajout le 13/02/07: la version de sejan.

Notes

[1] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.811/ Tadié t3 p.205-206

[3] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.817/ Tadié t3 p.212

[4] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.813/ Tadié t3 p.208

[5] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.811/ Tadié t3 p.205-206

[6] le Temps retrouvé Clarac t3 p1025/ Tadié t4

[7] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[8] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.816/ Tadié t3 p.211

[9] La Prisonnière Clarac t3 p.378/ Tadié

[10] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.131/Tadié t1 p.129

[11] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.833/ Tadié t2 p.189

[12] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.417/ Tadié t2 p.710-711

[13] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.499/ Tadié t2 p.788-789

[14] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.950/ Tadié

[15] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.942/ Tadié

[16] Odyssée, Folio classique p.211, trad. Victor Bérard

[17] La Prisonnière, Clarac t3 p.162/Tadié

séminaire n°6: Anne Simon: Proust et les philosophes

Ce fut très difficile, mes notes sont pleines de trous. Anne Simon était passionnante mais parlait trop vite de concepts et d'écoles qui ne me sont pas suffisamment familiers pour que je puisse les reconstituer de chic sans risquer de grossiers contresens (ou plus grave, de subtils contresens).


Antoine Compagnon commence par présenter Anne Simon:
La première fois que j'ai rencontré Anne Simon je faisais partie de son jury de thèse sous la direction de Jean-Yves Tadié. Le sujet en était "Proust et le réel retrouvé", inspiré par la phénoménologie, en particulier par Merleau-Ponty. Elle a été publiée sous le titre Proust ou le réel retrouvé. Elle a dirigé les actes d'un colloque sur Merleau-Ponty et a publié un livre au Seuil À leurs corps défendants: les femmes à l'épreuve du nouvel ordre moral avec Christine Détrez.
Elle va nous parler aujourd'hui de Proust et les philosophes, c'est-à-dire comment les philosophes aujourd'hui parlent de Proust.

Anne Simon commence à parler, beaucoup trop vite à mon gré (et pour mes facultés), et sans se répéter.

Faut-il avoir peur de Proust? Sartre disait ainsi en 1939 en commentant la phénoménologie de Husserl: «Nous voilà délivrés de Proust.».

De nombreux passages dans La Recherche nous montre Proust se moquant de l'idéalisme. Le potin... l'apparence... (pas réussi à noter: il faudra lire son prochain livre, j'en ai peur). Voici quelques exemples:

Certes je savais bien que l’idéalisme, même subjectif, n’empêche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l’Académie.[1]

On se rappelle de Brichot et les arbres:

Il suffit de voir combien, dans les noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de la houille. Un de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces de Freycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et de frênes, salix et fraxinetum; son neveu M. de Selves réunit plus d’arbres encore, puisqu’il se nomme de Selves, sylva. »[2]

A propos du philosophe norvégien, lors du dîner à la Raspelière:

ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. [...] [rires dans la salle] – Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui convenait, j’ai une sorte de – désir pour savoir s’il y a d’autres arbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française – latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que vous saviez toutes choses. N’est-ce pas précisément le moment ? – Non, c’est le moment de manger », interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n’en finissait pas.[3]

Et enfin, à propos de Mme de Cambremer:

Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position.[4]

Si l'on considère le dogme métaphysique, la recension des thèmes proustiens (la réflexion sur le temps, l'espace, les deux côtés, l'être, l'essence, le songe, le rapport au corps (etc, je n'ai pas tout noté) montre qu'il s'agit des lieux communs de la métaphysique, et que Proust ne constitue donc pas un danger.

«Nous voilà délivrés de Proust» disait Sartre: cette assertion est fausse en ce qui concernent les philosophes français depuis la seconde guerre mondiale.
Il faut souligner l'étonnante plasticité de l'œuvre de Proust. Il est possible d'établir une typologie de la réception de Proust par les philosophes, appropriation plus ou moins fusionnelle, simple utilisation ou trahison, la trahison n'étant jamais qu'une adoration renversée comme le note Proust à propos de Mlle de Vinteuil. Il s'agit d'une façon créatrice de lire, qui rompt avec la simple adoration qui empêche le "rendez-vous avec soi-même"

Un soi multiple

Les philosophes construisent et réinventent La Recherche continuellement.
Proust a eu pour professeur Darlu, il a obtenu en 1895 une licence de philosophie dont le programme était très lourd à l'époque. Le programme portait sur l'idéalisme au détriment du corps et de la sensibilité.
En 1908, Proust se demande s'il doit écrire une étude de mœurs, un essai critique ou un roman. Après la guerre, tous les philosophes vont se confronter à ce jeu entre la fiction et la réflexion.

Proust est inclassable, ou plutôt la classification de Proust varie d'un philosophe à l'autre (ici Anne Simon donna très vite huit à dix catégories philosophiques que je n'ai pas pu noter à mon grand regret. Cela donnait à peu près): pour ... (pas compris) Proust est idéaliste, pour Sartre c'est un bourgeois snob, pour Deleuze c'est une araignée, un phénoménologue pour Merleau-Ponty, etc

Il faut se souvenir, et j'insiste, que Proust ouvre le XXe siècle à partir du XIXe. Il note en 1908 dans son carnet: «Aucun homme n'a jamais eu d'influence sur moi que Darlu, et je l'ai reconnue mauvaise.»

Ici mes notes contiennent une simple référence: page 477, tome 4 (donc Pléiade Tadié), mais je ne sais absolument plus de quoi il pouvait s'agir)

Il faut imaginer l'époque de Proust, il était le contemporain d'Einstein, d'Husserl, de Freud, ie la relativité, le questionnement et la sexualité; on était comme l'a dit Foucault dans une "configuration discursive généralisée".
La phénoménologie française récuse la notion d'arrière-monde et décrit les enjeux du fait que nous avons un corps.
Le sujet stable prend définitivement fin. Le moi est une construction indéfinie qui passe par l'action. le sujet est "englué dans le monde", comme l'a si joliment écrit Gracq. Il est la proie de la temporalité. Le changement et l'oubli nous constituent autant que la mémoire à moins de ne pas les opposer.
Deux exemples: la grand'mère comme étrangère :

moi pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.[5]

et soi-même comme étranger :

Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait.[6]

Nous sommes multiples. Le moi est ce qui échappe et ne peut se trouver que dans l'introspection. Se connaître soi-même revient à se construire soi-même.
J'ai ensuite noté "grave incertitude", entre guillemets. Je ne me souviens plus de quoi il s'agissait (je ne note que des mots-clés dans les citations afin de les retrouver plus tard). Peut-être s'agit-il de ce passage (ce serait assez logique)

L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle.[7]

L'écriture fictionnelle est la seule façon de se construire un soi. La plasticité du soi explique sans doute la plasticité de la réception de Proust. Rappelons le titre, À la recherche, avec ce "à" actif, qui relance l'action. Dès le début le narrateur est insaisissable, il a plusieurs âges, c'est le narrateur vieilli qui se souvient de ses insomnies d'homme mûr quand il revoyait ses rêves d'avenir d'enfant. Il s'agit d'un roman pour reconstituer ce qu'on est devenu.

Une multiplicité de réceptions

Rappelons que plastique vient de modelage, création, imagination. Le mélange des genres produit une tension fructueuse entre la philosophie et la littérature.

Les philosophes ont considéré Proust de diverses façons: comme un compagnon de route, un étranger, un alter ego, un ennemi. Attention, ce n'est pas un classement et il n'y a pas de jugement de valeur dans cette liste.

1/ le compagnon de route : Merleau-Ponty
On retrouve dans le style de Merleau-Ponty des expressions directement tirées de la Recherche: "visible et mobile", "choses en cercle autour de soi", "étoffe du corps". cf L'œil et l'esprit ou Sens et non-sens.
Merleau-Ponty va tenter de faire de la philosophie à partir de la métaphore. Il va moins s'agir de servir la langue que de l'attaquer, ce qui donnera le célèbre "style oblique".

2/ l'étranger : Paul Ricœur
Pour Ricœur, la philosophie a pour tâche d'éclairer la littérature. La Recherche est métaphysique. Dans La métaphore vive, qui est le livre de Ricœur qui parle le plus de proust sans jamais le citer, Ricœur étudie l'interpénétration de champs hétérogène dans la réalité.
Pour Ricœur, le texte littéraire n'est pas capable d'exposer lui-même ses concepts philosophiques. La littérature est le pré-texte, la philosophie constitue le texte.

3/ l'alter ego : Roland Barthes
A partir de 1978, Barthes va modifier son rapport à la littérature. On peut changer de philosophie mais si on veut changer de vie il faut changer son rapport au texte.
Jusqu'aux années 70, Barthes dédaigne Proust, il l'utilise comme auteur de référence.
Il se produira un retournement du jour où, avec la mort de sa mère, Barthes va se sentir mortel. Je ne dis pas se savoir (il se savait mortel), mais se sentir, mortel.
Proust devient un modèle d'écriture autant qu'un modèle de vie. Il infuse la vie de Roland Barthes qui ne sort pas de l'idôlatrie. Peut-être est-ce pour cela que Barthes ne pouvait devenir romancier, que sa pente était peut-être plutôt la poésie ou l'essai, comme l'a montré Antoine Compagnon (référence à un article de A. Compagnon, je suppose).

4/ l'ennemi : Jean-Paul Sartre
Sartre vit dans une inquiétante familiarité avec Proust. Sans doute peut-on comparer cela à son rapport à Flaubert, son frère ennemi. Sartre lit Proust en continu, mais non sans mauvaise foi. Il s'attache à la lettre du texte.
Finalement Sartre et Proust se ressemblent beaucoup. Par exemple, ils ont la même façon de considérer que deux regards ne se partagent pas un paysage, mais se le disputent. Il y a conflit. Ainsi dans La Prisonnière: «[...] Albertine admira, et par sa présence m’empêcha d’admirer, les reflets de voiles rouges sur l’eau hivernale et bleue, une maison blottie au loin comme un seul coquelicot [...]»[8]
On songe à la scène chez Sartre du voyeur vu, identique à la scène de Charlus et Morel voyant Charlus dans le miroir dans la chambre de Maineville[9]

5/ Proust digéré : Gilles Deleuze
Je parle ici uniquement du Deleuze de Proust et les signes. Il ne s'agit plus d'un miroir proustien mais de l'inverse. Il y a appropriation, on ne sait plus s'il s'agit d'une analyse du signe chez Proust ou d'une analyse du signe chez Deleuze.
Proust tendait vers une fusion du signifiant et du signifié tandis que Deleuze maintenait le dualisme.

6/ l'absence : Michel Foucault
L'ultime posture est l'absence de références à Proust. C'est le cas chez Foucault, on pourrait également penser à Gaston Bachelard. Pour Michel Foucault, Proust est l'écrivain faisant de la littérature. Il ne veut peut-être pas voir que Proust fait partie des fondateurs de la discursivité, du discours. (Anne Simon donne alors la liste des thèmes proustiens exactement étudiés par Foucault. C'est impressionnant, mais elle les récite vraiment trop vite, je suis dépassée).

                                               ***

Je n'ai rien noté de l'échange qui a suivi. Compagnon lui a fait remarqué qu'elle avait réussi à ne pas parler de Nietzsche, et surtout de Bergson, ce qui a rempli Anne Simon de confusion.
Je parie qu'elle aura une chaire au Collège de France d'ici vingt ans.


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan. Les échanges de la fin sont repris, et surtout la chute!

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.204/ Tadié t2 p.501-502

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.929/ Tadié t3 p.320

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.930/ Tadié t3 p.321

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.924/ Tadié t3 p.314

[5] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.141/ Tadié t2 p.439

[6] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.171/ Tadié t2 p.469

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.637/ Tadié t3 p.37

[8] La prisonnière Clarc t3 p.174/ Tadié

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p1080/ Tadié t3 p.468

cours n°6 : Les hypothèses sont recoupées

Antoine Compagnon va expliquer durant ce cours la joie, le bonheur qu'apportent l'intuition et la coïncidence qui étaye l'intuition. J'aurais pu intituler ce cours: "les joies d'un chercheur" ou "pour être chercheur, il faut avoir de la chance" ou "les coïncidences naissent sous les pas des gens dans le bon chemin", etc.


Comme j'en ai l'habitude, je reviens sur ce que j'ai dit la semaine dernière. Si j'avance ainsi en faisant des retours, c'est peut-être parce que j'essaie d'avancer sans être trop sûr de la direction. C'est un terrain, un pays à explorer, je me fie à mon sens de l'orientation mais j'ai parfois des doutes, ne suis-je pas en train de m'égarer, quand par exemple je parle de la mémoire et de l'espace ou de la mémoire et de l'aristocratie?
Je reviens alors sur mes pas, ce qui n'est jamais que la méthode de l'esprit critique. Quand on pratique la recherche en littérature, on a un certain nombre d'idées, puis on cherche des indices dans les textes pour les étayer, ce sont des "poteaux indicateurs", la recherche des "passages parallèles", comme on disait dans la vieille herméneutique.
Par exemple, il y a ce parallèle entre deux dîners, celui où le narrateur est perdu dans les titres et hiérarchie des titres des personnes présentes et celui où c'est Mme Verdurin qui ne peut concevoir que le baron de Charlus soit au-dessus d'un comte.

Quel passage parallèle trouver à cet extrait lu la semaine dernière:

Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu’il est dans le bon chemin.[1]

L'image de la forêt est classique, il s'agit du lieu même de l'égarement. Peut-être n'ai-je pas assez insisté sur l'ironie des appellations trouvées sur les plaques: le grand veneur, c'est l'officier en garde des chasses royales sous l'Ancien Régime, tandis que Casimir Périer renvoie à trois générations d'hommes politiques, le premier fut président du Conseil sous Louis-Philippe Ier durant le régime de la Monarchie de Juillet, le second ministre sous Thiers, le troisième président de la République pendant quelques mois. Son témoignage fut important (et favorable) pour Dreyfus lors du premier jugement.
On voit donc dans l'indication de ces deux directions deux régimes politiques, ce qui reprend la thématique courante des deux côtés dans La Recherche.

Cet extrait des "plaques indicatrices" contient le mot "joie", mot qu'on rencontre pour la première fois dans La Recherche lors du passage sur la madeleine, c'est la joie procurée par la mémoire involontaire, et ce mot m'évoque toujours Pascal: «Joie, joie, joie, pleurs de joie!»
Ce passage me trottait dans la tête, avec ses "plaques indicatrices" (ce n'est pas un mot très courant, on utiliserait plutôt "panneaux indicateurs"). Il y avait sans doute un passage parallèle, mais où? Ce n'est pas facile de chercher dans la Recherche, entre les carnets, les brouillons, c'est un continent, c'est chercher une aiguille dans une meule de foin.
Mais comme souvent le hasard objectif a bien fait les choses. En lisant la thèse d'une étudiante cette semaine, j'ai trouvé l'expression "poteaux indicateurs", qui se trouve donc en note du cahier 4, ou encore à la page 311 du Contre Sainte-Beuve dans la Pléiade (ou encore, avant dernier paragraphe du livre en folio):

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation. Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l'avant et suivons notre voie, par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d'aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

Et là, j'ai eu envie de m'exclamer «Joie, joie, joie, pleurs de joie!» ou comme le narrateur «Zut, zut, zut, zut.»[2], car il me semblait trouver dans ce passage de quoi nouer les six semaines de cours qui viennent de s'écouler.

Je suppose d'ailleurs que certains d'entre vous le connaissaient déjà et auraient pu m'y renvoyer. C'est un peu comme La lettre volée de Poe en évidence sur la cheminée et que personne ne voit.

Ce passage m'a paru nouer tout ce que nous venons de voir car il parle de littérature.

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation.

Il s'agit de l'aspirant écrivain qui se trouve seul devant la littérature. L'idée de Proust est anti-historique, il n'y a pas de progrès en littérature, chaque écrivain doit toujours tout reprendre à zéro. Il n'y a pas d'acquis.

L'autre jour lorsque je vous parlais de cette boussole intérieure, le contexte en était des peines d'amour (voir au 11 janvier). Je me demandais donc si je n'exagérais pas en généralisant l'idée de boussole et d'orientation: ce passage m'apporte la preuve que non. J'avais même parlé d'aimant interne, et voilà que Proust lui-même parle de cette aiguille aimantée pour parler du sens de l'orientation à travers la littérature. J'étais parti d'une phrase de Schopenhauer qui disait que suivre son propre chemin était le signe du génie. Or cette phrase de Proust «nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation» reprend cette idée et constitue la preuve par neuf que nous nous étions pas perdus sur de mauvais chemins.

Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l'avant et suivons notre voie

Proust a écrit "cette" au féminin et "intérieur" au masculin, "instinct" n'est qu'une conjecture, il faudra que j'aille vérifier sur les brouillons, car on ne sait jamais, c'est peut-être "boussole" (ajoute Antoine Compagnon d'un air malicieux ou illuminé, plein d'espoir. La salle rit doucement, entre instinct et boussole, elle imagine mal une confusion graphique possible).

par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d'aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

"Réminiscences anticipées" est un formidable oxymoron qu'on trouvait déjà dans Pyrrhon. La littérature est circulaire. Il s'agit de plagiat par anticipation. Proust a pratiqué le pastiche pour se débarrasser des pastiches involontaires.

Arrêtons-nous aux quatre noms cités. Les relations avec Francis Jammes se développeront surtout lorsque Jammes condamnera le passage de Monjouvin, Maeterlinck a déjà analysé les promenades en comparant le train et la voiture et a parlé des "intermittences du cœur", Emerson joue un rôle dans l'idée "d'orientation", et enfin Joubert.
Proust entretient des rapports très ambigus avec ces quatre écrivains.
Arrêtons-nous à Joubert dans la liste des ramiers fraternels, car Joubert faisait partie des auteurs qu'on trouvait dans les bibliothèques des châteaux: «Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à La Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.»[3] Proust reproche à Joubert de chercher à plaire. Joubert, c'est la culture aristocratique, un certain beuvisme, une certaine mémoire de la littérature, des attitudes et une forme d'écriture que Proust réprouve mais qui reste une tentation. Il y a une tentation Joubert.
Dans Jean Santeuil le professeur de Jean Santeuil prête les pensées de Joubert au héros. Joubert est l'anti-modèle, le "célibataire de l'art", celui qui, s'il s'était mis à écrire, aurait été meilleur que tous les autres.

Joubert est connu par Chateaubriand qui recueillit et publia après la mort de son ami un recueil de Pensées en 1838. Une seconde édition en 1842 par le neveu de Joubert s'appellera Pensées, Essais, Maximes et Correspondance. Joubert écrit tout le temps, au lit, debout, c'est un maniaque de l'écriture qui lit ensuite ses réflexions à son entourage.
Ce sont donc des fragments.

Il n'y a de beaux ouvrages que ceux qui ont été longtemps (sinon travaillés, au moins) rêvés. [4]

Je suis plus propre à semer qu'à bâtir ou à fonder, mes idées, c'est la maison où les loger qu'il me coûte à bâtir. (citation approximative)

Autre citation tirée de Sainte-Beuve dans ses Portraits littéraires dont Joubert fait partie:

«Inspirez, mais n'écrivez pas,» dit Le Brun aux femmes. —«C'est, ajoute M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux professeurs (aux professeurs de ce temps-là); mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses.» Eh bien! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l'orchestre, le chef du choeur qui écoute et qui frappe la mesure.

Il s'agit d'un idéal de conversation de salon que Sainte-Beuve décrit ainsi. Il faut écrire de temps en temps des choses agréables, en lire, mais surtout ne pas trop en écrire, préférer réserver son esprit pour le dépenser avec ses amis.
Les passages de Proust sur Joubert prouvent qu'il est un modèle ambivalent, réprouvé:

La culture pour Joubert est comme les bonnes manières des esprits. Il y a entre les esprits cultivés comme une franc-maçonnerie du monde élégant. On fait allusion vague à un certain écrivain, on n'a pas besoin de préciser, on sait à qui on a affaire. (citation approximative. source non retrouvée (pas dans la Recherche)).

Il s'agit donc d'une recherche de connivences. Ici Proust condamne ce jeu sur ou avec la mémoire de la littérature, de la littérature utilisée comme "reliques" et non "comme un instrument pour atteindre la vérité".
Plus bas Proust fait allusion à Robert de Montesquiou, qui présente le même défaut. Joubert, c'est l'écrivain sans œuvre, celui pour qui la mémoire de la littérature est celle qui empêche d'écrire.
Qui fait entrer Joubert dans La Recherche? C'est Legrandin, en offrant à Mme de Villeparisis Les Pensées de Joubert. Mme de Villeparisis, c'est la beuvienne par excellence. Legrandin cite pour lui faire plaisir, on est bien là dans cet usage franc-maçonnique de la littérature.

J’aurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites ; mais je les retiendrai. Elles sont, d’un mot qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n’avez jamais lu Joubert ? Oh ! vous lui auriez tellement plu ! Je me permettrai dès ce soir de vous envoyer ses œuvres, très fier de vous présenter son esprit. Il n’avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grâce.[5]

Les mots "amis de la mémoire": dans la deuxième édition des Pensées de Joubert on trouve ceci:

Bien choisis, les mots sont des abrégés de phrases. L'habile écrivain s'attache à ceux qui sont amis de la mémoire, et rejette ceux qui ne le sont pas. D'autres mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on puisse les lire sans obstacle, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; ils sont prudents. Les périodes de certains auteurs sont propres et commodes à ce dessein. Elles amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles. Elles passent, comme le son qui sort d' un papier feuilleté.[6]

On voit donc qu'il y a des écrivains qui souhaitent qu'on ne se souvienne pas de ce qu'ils écrivent. Ceux qui veulent qu'on se souvienne créeront un obstacle, une anomalie, quelque chose qui choque et qu'on retient.
La première édition publiée par Chateaubriand donne une version différente de cette citation:

Il est des mots amis de la mémoire; ce sont ceux-là qu'il faut employer. La plupart mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on les lise sans obstacle et sans difficulté, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; leurs phrases amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles; elles flattent, elles passent comme un son qui sort d'un papier qu'on a feuilleté.[7]

Les mots en italique de cette citation sont exactement ceux repris par Legrandin. On retrouve chez Joubert la notion de boussole:

Les maximes sont à l'intelligence ce que les lois sont aux actions : elles n'éclairent pas, mais elles guident, elles dirigent, elles sauvent aveuglément. C'est le fil dans le labyrinthe, la boussole pendant la nuit.[8]

Peut-on trouver un rapport avec Bergotte? Bergotte est l'occasion de la première scène de reconnaissance anticipée:

[...] persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue,...

«Joie, joie, joie, pleurs de joie!» encore une fois...

...l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres.[9]

On retrouve le culte mondain, la littérature dont on fait des épigraphes. D'ailleurs joubert sert d'épigraphe aux lettres de Proust à sa mère.

Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j’avais si souvent faite à ma grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois que je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M.Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé.[10]

encore la joie, encore la vérité.


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.534/ Tadié t2 p.823-824

[2] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.155/ Tadié t1 p.154

[3] Du côté de Guermantes, Pléiade Clarac t2 p.550/ Tadié t2 p.838

[4] Joseph Joubert, Carnets t.1, p.242, Gallimard, 1994

[5] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.201/ Tadié t2 p.499

[6] Joseph Joubert, Pensées p.52

[7] cité par Sainte-Beuve in Portraits littéraires II

[8] Joseph Joubert, Pensées p.270

[9] Du côté de chez Swann Clarac t1 p95/ Tadié t1 p.94

[10] Du côté de chez Swann Clarac t1 p96/ Tadié t1 p.95

séminaire n°5 : Sollers parle de Proust

Antoine Compagnon commence par présenter Sollers (durant toute l'heure il sera d'une exquise politesse tandis que nous contemplerons, navrés, les pirouettes de Sollers. Tlön me dira en riant ce jour-là (16 janvier): «Il [Sollers] a feuilleté l'index des noms et des lieux de La Recherche dans la Pléiade un quart d'heure avant d'arriver ici», tandis qu'hier il [Tlön] m'a présenté les choses sous un jour plus favorable pour Sollers: «Je crois avoir compris ce qu'il a voulu faire, il a voulu nous montrer le Proust des bas-fonds, de la déchéance, par opposition au Proust mondain des salons.»)


Antoine Compagnon présente Sollers:
Je vous ai invité afin que nous ayons un témoignage de la mémoire de Proust plutôt en amont, du côté de l'écriture, qu'en aval, du côté de l'analyse. Les deux premiers invités, Jean-Yves Tadié et Pierre-Louis Rey, nous ont parlé de sujets tirés de l'Antiquité : comment l'Antiquité était transposée par La Recherche du temps perdu.
Ce n'est pas un hasard: la littérature pour Proust, c'est d'abord la littérature classique.

On pourrait étudier la fortune de Proust, fortune, encore un mot vieilli qui signifie tradition, tandis que dans un sens allemand on dirait la réception.
Proust a connu le purgatoire dans les années 30, à l'époque où les auteurs insistaient sur les questions morales et politiques (Malraux, Céline puis Sartre, de même chez Claudel et Valéry.)
Il en est sorti dans les années 50 (pour ma part, j'ai tendance à penser: «une fois que tous les témoins sont morts») avec la parution de Jean Santeuil et des volumes de la Pléiade.

Je voudrais donc connaître la façon dont Philippe Sollers a lu Proust. En effet, c'est un écrivain qui n'est jamais évoqué par Tel Quel. (On trouve, Céline, Joyce, Dante, Ponge, Bataille,...)
Mais avec Fleurs et L'œil de Proust, Proust prend sa place dans votre œuvre, et —ce n'est peut-être pas du tout ce que vous avez prévu de nous dire—, mais j'aimerais qu'on en parle. D'ailleurs la première phrase d'Une curieuse solitude, en 1970, est assez proustienne.

Philippe Sollers prend la parole.
Proust fait partie de moi, de ma circulation, mais j'ai mis des années à le connaître.
Nous menions à Tel Quel un combat très précis. Il s'agissait de réfléchir à comment le faire revenir de façon gênante pour les avant-garde faussement érudites qui oubliaient Proust. C'est ainsi parfois, il faut marcher en claudiquant ni trop à droite, ni trop à gauche.
Le seul qui me parlait de Proust, c'était Mauriac. Lui ne me parlait que de Proust. Il me disait: «Le soleil s'est levé, c'était Proust». C'était le seul à cette époque. On allait dîner ensemble.
Céline a tout de suite compris que c'était son adversaire principal.
Proust était méconnu par la NRF. Proust avait été accueilli par Jacques Rivière, mais Paulhan ne parle jamais de lui. C'était l'époque des surréalistes. Ce qu'il apporte d'essentiel va donc être oblitéré pendant de longues années.

Tous les jours quelque chose de Proust me revient. J'en parle avec ma femme Julia Kristeva, comme on peut le voir dans Le Temps sensible. Le temps subit une transformation catégorique, radicale, il subit une contraction.
C'est Arthur Cravan qui discutait avec Gide. Il lui demanda: «Et où en sommes-nous avec le temps?» Gide regarda sa montre et répondit: « «Il est six heures et quart.»

Proust a senti l'esprit frondeur des grands mémorialistes français, il a compris que le génie de la langue était détenu par le peuple et l'aristocratie. Saint-Simon, le cardinal de Retz, la marquise de Sévigné : nous assistons à l'insurrection du temps entré en présence de deux continents qui dégagent du temps à l'état pur. [?? mes notes disent exactement: «Saint-Simon, cardinal de Retz, marquise de Sévigné. insurrection du temps entré en présence de 2 continents qui dégagent du temps à l'état pur»].
Il faudrait prendre l'habitude de vivre au temps retrouvé.

Il y a ce très beau titre des souvenirs de Nabokov, très beau en anglais : Speak, Memory.

Il faut penser aux deux Marcel [je vous assure que c'était aussi décousu que cela]. On oublie Marcel Duchamp, dont Housez vient de publier une biographie. Il faut comparer les deux Marcel aux alentours de 1910-1911. Duchamp s'empare du puritanisme américain. Il s'agit des mêmes mécanismes que ceux mis à jour par Proust.

Où en suis-je aujourd'hui? Proust a utilisé les cinq sens à la fois. Steinberg affirme qu'il y a très peu d'hommes qui permettent d'utiliser les cinq sens.

Il y a un livre qui vient de paraître que les biographes feraient bien d'étudier avant d'écrire, il s'agit des archives de la police des mœurs de la IIIe République, Le livre des courtisanes.Vous me direz, rien n'a changé, ça continue de plus belle, on découvre les pérégrinations d'un mafieux russe à Courchevel. Un autre livre que j'aime dans le genre, en plus actuel, c'est La Putain de la République. [Il rit, content de lui. Il a l'air de toute façon depuis le début très content de lui, comme s'il venait de faire une bonne farce. À côté, Antoine Compagnon, pâle, frêle, souriant dans son costume sombre, rêveur et tolérant. Il n'a pas l'air déluré, ni grivois, ni amateur de gaudriole, mais est d'une grande bienveillance envers Sollers. Tlön me murmure (en réponse à mon étonnement): «Normal, c'est son éditeur». Et comme je proteste qu'il me semble que Compagnon n'a pas besoin de Sollers, Tlön insiste: «Gallimard, c'est très important.» Moi, plus romantique, je préfère mettre cette bienveillance sous le haut patronage de Barthes]

Voyons donc la question des femmes dans La Recherche.
On se souvient que Swann a fait un mauvais mariage.

«Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville.»[1]

à mettre en parallèle avec cette phrase de La prisonnière, où Charlus nous apprend que c'est lui qui a présenté Odette à Swann:

– Mais est-ce que vous avez connu la sienne [la femme de Swann] ? – Mais, voyons, c’est par moi qu’il l’a connue. Je l’avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu’elle jouait Miss Sacripant ; j’étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien que je n’eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c’est affreux ce que le monde est méchant, que j’avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m’embêter, et j’avais cru m’en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d’orthographe, c’est moi qui faisais ses lettres. Et puis c’est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c’est que d’avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste, je ne la méritais qu’à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu’avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un pauvre Swann aveuglé par la jalousie et par l’amour, tels ces hommes dont pas un seul l’avait été deviné par lui tour à tour, supputant les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu’une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu’il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s’il avait récité la liste des Rois de France.[2]

La première fois que le narrateur l'a rencontré, c'est chez son oncle, c'est encore Odette de Crécy, la "dame en rose".

De l’escalier j’entendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir, et, tandis qu’il allait pourtant le prévenir, la même voix que j’avais entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher ; finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d’habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. [...]
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille, notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte [...]

Le narrateur ne voit pas le visage du mal. Le regard «vif et bon» fait la différence.

[...] Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait.
– Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit œil pour les femmes : il tient de son oncle. [3]

Il y a tous les passages sur la jalousie de Swann, et sa non-découverte du métier de sa maîtresse, ou le refus de comprendre.

Il crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante.[4]

Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais.[5]

On voit ici un exemple de prostitution enfantine, et l'importance de ces femmes qu'on appelait les procureuses.
Charlus résumera ainsi le premier mariage d'Odette avec M. de Crécy: « un monsieur très bien, qu'elle avait ratissé jusqu'au dernier centime.» [6] On sait qu'Odette devenue veuve de Swann, puis veuve de Forcheville deviendra la maîtresse du vieux duc de Guermantes, tout en se faisant offrir des cadeaux par son gendre Saint-Loup. On s'aperçoit effectivement que tout le monde est cousin, tandis que par un jeu de double ascenseur social (si on peut dire), on assiste à l'élévation de Mme Verdurin et à l'abaissement d'Odette.
La question de l'aristocratie se pose de façon tout à fait nouvelle. On pense à Nietzsche, qui affirmait qu'il fallait une nouvelle aristocratie, et demandait: «Qu'est-ce qui est noble?»
A cela Proust répond: «la noblesse d'esprit», la pensée liée à une forme du langage dans un corps convenable.

Odette trompe et soigne M. de Guermantes sans charme et sans grâce:

Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d'amour, elle redevenait maintenant simple cocotte pour m'intéresser.[7]

Ainsi la boucle est magnifiquement bouclée. Rappelons qu'elle a été entretemps la maîtresse du docteur Cottard, liaison évoquée ainsi: «comme les bonnes maisons fournissent pour rien des boutons»

Une autre cocotte, c'est Rachel. On se rappelle que c'est Bloch qui emmène le narrateur dans une maison de passe : «ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe.» Le narrateur entend parler de Rachel:

La patronne qui ne connaissait pas l’opéra d’Halévy ignorait pourquoi j’avais pris l’habitude de dire : « Rachel quand du Seigneur ». Mais ne pas la comprendre n’a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle et c’est chaque fois en riant de tout son cœur qu’elle me disait : – Alors, ce n’est pas encore pour ce soir que je vous unis à « Rachel quand du Seigneur » ? Comment dites-vous cela : « Rachel quand du Seigneur ! » Ah ! ça c’est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas.
Une fois je faillis me décider, mais elle était « sous presse », une autre fois entre les mains du «coiffeur»
[8]

On remarque bien sûr l'énigmatique position de ce narrateur qui est dedans/dehors de l'aristocratie, de la judéité, de l'homosexualité; qui est en train de construire "l'aristocratie de l'esprit".

Plus tard le narrateur découvre que la maîtresse de Saint-Loup, c'est Rachel:

Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l’amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l’objet encore sur lequel travaillait sans cesse l’imagination de mon ami, qu’il sentait qu’il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu’elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l’instant « Rachel quand du Seigneur », celle qui, il y a quelques années – les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent – disait à la maquerelle : « Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu’un, vous me ferez chercher.»
[...]
Je comprenais que ce qui m’avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m’avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c’était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu’un million, [...][9]

Puis dans Sodome et Gomorrhe, Saint-Loup évoque une maison de passe avec des jeunes filles :

Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de... je crois d’Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l’Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane.[10]

ce qui nous rappelle que tout le monde est cousin.

Je voudrais vous indiquer un deuxième livre, Les comtesses de la Gestapo, qui explique certains aspects de la spoliation des juifs en France sous Vichy.
Les biographes de Sarah Bernhardt se sont peu renseignés, la passe était à un prix exhorbitant.

                                           ***

Sollers a fini. Antoine Compagnon amorce une conversation:
A.C. : La maison de passe, c'est la littérature. Il y avait déjà eu un livre sur le sujet, Le troisième sexe, de Laure Murat[11], dans lequel figure un rapport de police: «M. Proust, rentier,...»
Je voudrais que vous nous parliez de vos Fleurs, c'est un livre de mémoires, c'est finalement votre herbier, dans la tradition des mémoratifs de Rousseau...

(j'ai très mal noté les réponses de Sollers. Son dilettantisme commençait à sérieusement m'agacer)
Sollers: Oui... D'ailleurs chez Proust, ça commence avec une orchidée... choix sur lequel il y aurait beaucoup à dire quand on sait que les deux fleurs françaises sont le lys et la rose...
Je me suis beaucoup amusé à écrire ce livre; comme ma bibliothèque est à la fois paradisiaque et infernale, les fleurs ont commencé à sortir des livres...

Est-ce Compagnon ou Sollers qui a finalement cité Premier amour de Beckett et l'épisode de la jacinthe sur la cheminée? Je ne sais plus. Et je n'ai pas ce livre de Beckett pour reconstituer la citation. Cela commence par «Un jour, je lui demandai d'apporter une jacinthe.» La jacinthe se fâne, on entend du bruit derrière la cloison. La citation se terminait par «le jour que la nuit».[12]


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de chez Swann, Pléiade, Clarac t1 p.34/ Tadié t1 p.34

[2] la Prisonnière Clarac t3 p.299/ Tadié

[3] Du côté de chez Swann Clarac p.75-79/ Tadié t1 p.75-79

[4] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.313/ Tadié t1 p.307-308

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.367/ Tadié t1 p.362

[6] la Prisonnière Clarac t3 p.301/ Tadié

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1020/ Tadié

[8] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.576/ Tadié t1 p.566

[9] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.157/ Tadié t2 p.455

[10] Sodome et Gomorrhe Clarac, t2 p.694/ Tadié t3 p.93

[11] la loi du genre: une histoire culturelle du troisième sexe, de Laure Murat

[12] citation donnée par Guillaume dans les commentaires (merci à lui)

cours n°5 : l'aristocratie est une bibliothèque vivante

Suite au retard que j'ai pris, il s'agit du cours d'il y a exactement une semaine. Ce fut un cours passionnant, de cette sorte qui éclaire les textes en faisant exactement cela: éclairer, mettre sous le projecteur ce qui était depuis toujours sous nos yeux. Compagnon a mis de la malice dans la lecture des passages souvent moqueurs envers "les bourgeois" (ie, les non-aristocrates).


Les deux sortes de mémoires

Nous avons vu comment selon Bergson il y a deux sortes de mémoire : la mémoire habitude, qui est acquise. C'est une activité volontaire, tournée vers le présent et l'avenir et la mémoire souvenir, spontanée, unique, qui est la contemplation du passé.
Selon Albert Thibaudet, il en est peut-être de même pour la mémoire collective, qui se partagerait entre tradition et histoire.
Si pour Bergson, les deux mémoires sont incompatibles, pour Thibaudet les deux se réconcilient, chez Proust par exemple, dans le souvenir transformé en action. Il s'agit du projet de faire quelque chose du temps perdu.
On constate le même phénomène avec la mémoire collective : le XIXe siècle est le siècle de l'histoire (Michelet, Lavisse) transformée en énergie nationale (sous-titre d'une trilogie de Barrès[1]) et le siècle de l'action.

La mémoire aujourd'hui est employée dans le sens de la tradition, cependant on n'utilise pas le mot de tradition car il est connoté passéiste. La mémoire (comme dans Les lieux de mémoire, dirigé par Pierre Nora), c'est la tradition sans le traditionnalisme. D'ailleurs on le voit dans l'intitulé même de ce cours, où j'ai utilisé un euphémisme: "la mémoire de la littérature". Cet intitulé est incontestable, alors que vous auriez eu plus de réticences devant "Proust et la tradition littéraire" connoté vieillot ou Proust et l'intertextualité", à quoi on aurait reproché d'être trop technique, tandis que personne ne conteste le mot de mémoire. Je me suis pliée à la convention actuelle.

La mémoire comme lieu de reconnaissance

La mémoire est une chambre d'échos. on a encore peu étudié l'histoire et la mémoire de la littérature. Heinrich Walras que nous avons évoqué la dernière fois distinguait la mémoire littéraire de l'histoire littéraire. Il a démontré que le travail de E.R. Curtius est une entreprise de retour à la romanité, de rattachement de la littérature européenne à la romanité contre l'Orient du nazisme. Curtius s'intéressait au patrimoine présent dans toute la littérature de l'Europe. Les topoï était les lieux où l'on trouvait des arguments, des briques pour construire des histoires.
A plusieurs reprises, Proust oppose à l'histoire de la littérature, dans laquelle le nouveau supplante l'ancien (dimension éliminatoire), une littérature qui transmet la mémoire littéraire (dimension transmissive qui procède par accumulation).
L'un des premiers livres sur Proust sera d'ailleurs écrit par Curtius en 1928.[2] Il s'agit d'un livre sur les anvant-gardes françaises dans les années 20: Barrès, Péguy, Proust. Il faut relire se livre en l'inscrivant dans une mémoire de la littérature (et non une histoire de la littérature).

Cassirer a fait l'étude des symboles et des mythes, du rôle des formes symboliques, (cf. le mythe d'Orphée); tandis que Warburg dressait une iconologie en relevant l'utilisation des images de la Renaissance italienne.
La littérature ne consiste pas en une évolution des styles mais dans une permanence. Il faut évoquer l'entreprise un peu folle de Warburg qui souhaite organiser une base de données (dirait-on aujourd'hui) de toute la mémoire iconographique de l'Occident.Il a rassemblé des milliers d'images organisées selon des topoï.
Derrière Cassirer et Warburg on devine Nietzsche et sa Seconde considération intempestive: de l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie. Il s'agit d'un sujet sensible, il suffit de penser à l'école aujourd'hui et à l'enseignement de l'histoire à qui l'on reproche de ne plus donner de chronologie. J'ai l'air de défendre la mémoire contre l'histoire. En tout cas c'est ce que font ces trois-là, qui préfèrent la mémoire à une échelle historique: on ne lit pas la littérature dans l'ordre chronologique. Cela ne veut pas dire qu'il faut ignorer les repères chronologiques, mais que la littérature ne s'organise pas selon la chronologie. Elle s'organise selon la tradition et le talent individuel. T.S. Eliot est un exemple de la façon dont un auteur réorganise toute la littérature déposée jusqu'à lui.

L'aristocratie est une bibliothèque vivante

Il s'agit de mémoire floue. C'est ce qui est mis en scène au début de La Recherche:

Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint.[3]

Il y a une fusion entre le lecteur et la matière du livre: «j'étais moi-même» s'oppose à quelque chose d'appris par coeur. «Une église, un quatuor» : voilà qui nous rappelle le traité d'architecture monumentale présent dans les brouillons. On est bien dans une architecture de mémoire.

Dans la constitution de cette mémoire floue l'oubli et le hasard joue un grand rôle. Il y a des trous dans la bibliothèque. Il suufit de se rappeler la façon dont Proust parle des livres de la Bibliothèque nationale: sans elle, certains livres n'existeraient pas.
Mais il y a également des bibliothèques à trou, qui ressemblent à la conversation de la duchesse de Guermantes:

Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient à ces connaissances qu’on puise dans une bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une intelligence,

Ce qui est plutôt un compliment, car on se rappelle que Proust est anti-intelligence

dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d’une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à la Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.[4]

On voit qu'il s'agit de bibliothèques capricieuses: «La préface de Balzac à La Chartreuse» est un lapsus, car il n'y a pas de préface de Balzac à La Chartreuse, il y a en appendice de certainses éditions de La Chartreuse de Parme cet article dans lequel Balzac conseillait à Stendhal de réécrire tout le premier chapitre. Quant à Joubert, on ne le connaît plus que comme ami de Chateaubriand. La mémoire de la littérature n'est pas exhautive.

La bibliothèque est privée de la révélation du Temps retrouvé. L'aristocratie est une mémoire, une mémoire vivante. Elle est dépositaire de la langue, comme le peuple: la langue de Françoise et celle de l'aristocratie sont les mêmes. On se rappelle de

j’avais appris de la deuxième [Françoise], dès l’âge de cinq ans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar ; pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans le monde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.[5]

(Et d'ailleurs il se dessine deux tendances dans les intervenants à cette chaire, entre Charlus et Charlu' [Compagnon dit Charlus, Tadié disait Charlu'])

Il n'est pas surprenant que Proust associe à l'aristocratie le genre des Mémoires. Les mémoires, ce sont la mémoire des ducs.
Marc Fumaroli a écrit un article sur le genre littéraires des mémoires[6] Les mémoires sont liés à l'aristocratie.
Cette histoire vécue et vivante est à opposée à l'histoire froide, distancée, de l'historien présent dans le salon de Mme de Villeparisis, historien qui lui fréquente la Bibliothèque nationale et non les bibliothèques privées. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard qu'il est historien de La Fronde [sourire de Compagnon pour souligner le sens du détail de Proust]. L'historien est ridiculisé, on s'en souvient, par un jeune baron et le duc de Châtellerault qui ont laissé son chapeau par terre. Le baron de Guermantes s'informe : [la lecture de Compagnon soulignera le mépris ironique du baron devant l'homme sans titre. Sourires dans la salle.]

– Comment s’appelle ce monsieur ? me demanda le baron, qui venait de m’être présenté par Mme de Villeparisis.
– M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
– Pierre de quoi ?
– Pierre, c’est son nom, c’est un historien de grande valeur.
– Ah !... vous m’en direz tant. [7]

Cette remarque cruelle est exemplaire du rapport de l'aristocratie à l'histoire. On est l'histoire quand on est aristocrate. On retrouvera le même rapport, le même contraste entre Charlus et Brichot, d'un côté l'aristocrate, de l'autre l'historien, d'un côté l'histoire vivante, de l'autre l'histoire de l'aristocratie.

Une mémoire de la langue

On se souvient que le français pur de Françoise sera peu à peu corrompu par paris et les conversations qu'elle a avec sa fille. Pour reprendre le passage de La Prisonnière cité un peu plus tôt:

J’écoutais sa conversation comme une chanson populaire délicieusement et purement française,

Ce qui est une référence tout à fait nervalienne, s'il y a intertextualité c'est bien là

je comprenais que je l’eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu’elle admirait d’ailleurs, maintenant, par faiblesse d’esprit de femme, sensible à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de Saint-Loup, l’était à un point qui enchantait. Ce n’est pas dans les froids pastiches des écrivains d’aujourd’hui qui disent : au fait (pour en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour frappé de stupeur), etc., etc., qu’on retrouve le vieux langage et la vraie la vraie prononciation des mots, mais en causant avec une Mme de Guermantes ou une Françoise;

Cette mémoire de la langue n'est pas celle des érudits (les célibataires de l'art)

dès l’âge de cinq ans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar ; pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans le monde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.

Il s'agit d'une mémoire domestique, privée, opposée à celle de l'école. On se rappelle que de même, le Duc prononce «Comment allez-vous?», sans faire la liaison: faire les liaisons est ce qu'on apprend à l'école de la IIIe République.

Je mentirais en disant que, ce côté terrien et quasi paysan qui restait en elle, la duchesse n’en avait pas conscience et ne mettait pas une certaine affectation à le montrer. Mais, de sa part, c’était moins fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans, qu’elles ne connaissent pas, que le goût quasi artistique d’une femme qui sait le charme de ce qu’elle possède et ne va pas le gâter d’un badigeon moderne. C’est de la même façon que tout le monde a connu à Dives un restaurateur normand, propriétaire de « Guillaume le Conquérant », qui s’était bien gardé – chose très rare – de donner à son hôtellerie le luxe moderne d’un hôtel et qui, lui-même millionnaire, gardait le parler, la blouse d’un paysan normand et vous laissait venir le voir faire lui-même, dans la cuisine, comme à la campagne, un dîner qui n’en était pas moins infiniment meilleur et encore plus cher que dans les plus grands palaces.
Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait, du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé, pour son langage (entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré), un de ces compromis qui font l’agrément de la Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Mon plaisir était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d’assez savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l’histoire de France. S’il n’y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée d’histoire de France par la conversation. « Mon grand-oncle Fitt-jam » n’avait rien qui étonnât, car on sait que les Fitz-James proclament volontiers qu’ils sont de grands seigneurs français, et ne veulent pas qu’on prononce leur nom à l’anglaise.[8]

«un vrai musée d’histoire de France» : il s'agit bien de la bibliothèque de l'aristocratie et non de l'enseignement des manuels scolaires. C'est là qu'est la vraie mémoire de la France. On remarque également le rapport à l'espace géographique du pays et l'importance des noms de lieux.

On se rappelle encore de Charlus (Charlu' [sourire]) possédant des Raphaël et des Velasquez peignant ses ancêtres déclarant qu'il visitait un musée en parcourant ses souvenirs de famille[9]. De même, mais un autre niveau et non sans une certaine ironie, est évoqué l'appartement des Iéna, musée vivant meublé Empire[10].

Les rapprochements qui se font dans la mémoire aristocratique reprennent souvent la métaphore de la forêt. (cf. Curtius et la forêt). Dans la forêt aristocratique on ne peut pas se perdre, on se retrouve toujours:

Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu’il est dans le bon chemin.[11]

Une note de la Pléiade nous apprend qu'il s'agit d'un croisement dans la forêt de Fontainebleau.
Il y a donc ceux qui ont besoin d'une flèche pour s'orienter (les républicains) et ceux qui sont tous cousins/cousines.
On se rappelle combien la difficile hiérarchie aristocratique génère de gaffes et de quiproquos dans Sodome et Gomorrhe. Seule la mémoire aristocratique permet de s'orienter dans cette forêt. Ainsi Mme Verdurin place le marquis de Cambremer à sa droite et le baron de Charlus à sa gauche : la mémoire des rangs est impossible à la bourgeoisie.

M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit: «Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici!» Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de vieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. [...] «Mais, expliqua M. Verdurin, blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j’ai vu tant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma grand’mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron... – Permettez, répondit M. de Charlus, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes. D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit sur ces derniers mots : J’ai tout de suite vu que vous n’aviez pas l’habitude.»[12]

«L'habitude», c'est-à-dire la mémoire de la tradition. Que M. de Charlus soit le frère du duc de Guermantes est incompréhensible pour Mme Verdurin. Il lui est totalement impossible de faire le lien.

Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? – Mais puisque c’est mon frère », dit négligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit.[13]

Il faut une mémoire aristocratique pour connaître les conventions. A défaut, la littérature peut constituer une aristocratie. La mémoire de la littérature qui joue de l'allusion est donc exclusion. La connaissance permet la reconnaissance.
Mais à la différence de la bibliothèque de l'aristocratie, qui est innée (héréditaire), la mémoire de la littérature est acquise.


PS : La version de sejan

Notes

[1] exactement: Le roman d'une énergie nationale : Les Déracinés, L'appel au soldat, Leurs figures

[2] E.R. Curtius, Marcel Proust, Edition de la Revue Nouvelle, 1928

[3] premier paragraphe de Du côté de chez Swann

[4] Du côté de Guermantes'', Pléiade Clarac t2 p.550/ Tadié t2 p.838

[5] La Prisonnière Pléiade Clarac t3 p.34/ Tadié

[6] « Histoire et mémoires », in Chateaubriand Mémorialiste. Colloque du cent cinquantenaire (1848-1998), textes réunis par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier, Genève, Droz, 2000, pp. 11-34.

[7] Le côté de Guermantes Clarac t2 p212/ Tadié t2 p.507-510

[8] La Prisonnière Pléiade Clarac t3 p.34/ Tadié

[9] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p756/ Tadié t2 p115

[10] Du côté de Guermantes Pléiade Clarac t2 p.519/ Tadié t2 p.808-809

[11] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.534/ Tadié t2 p.823-824

[12] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.942/ Tadié t3 p.236-237

[13] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.968/ Tadié t3 p.358

séminaire n°4 : Pierre-Louis Rey : Proust et le mythe d'Orphée

Je dois avouer qu'intérieurement j'ai bien ri durant cette heure de cours. Pour résumer, il s'agissait de montrer que si finalement Proust ne semblait pas avoir accordé plus d'importance que cela au mythe d'Orphée, il aurait pu le faire, s'il l'avait choisi.
Je crois que ça n'a pas été du goût de tous dans l'assistance. J'ai trouvé cela très amusant, il y a un humour dans cette démarche, une légèreté, qui gagnerait à être mise en scène par des masques un peu moins sérieux.
En somme, nous avons assisté en live à l'émergence du projet de Pierre Ménard. C'était bien. Surprenant, un peu incroyable, mais bien.


Antoine Compagnon commence par présenter Pierre-Louis Rey: «Je le connais depuis que nous avons travaillé côte à côte dans la réserve du cabinet des manuscrits rue Richelieu, lui préparait la copie de A l'ombre des jeunes filles en fleurs, moi celle de Sodome et Gomorrhe. Je n'étais pas encore proustien, je le suis devenu alors.
Pierre-Louis Rey a quitté Paris III où il était professeur et a accepté la charge de la direction de La Revue d'histoire littéraire de la France.
Pierre-Louis Rey prend alors la parole.

Je vais traiter de "Proust et le mythe d'Orphée.

Les mythes ne sont pas connus que par les livres, et Orphée est sans doute davantage connu par la pièce puis le film de Cocteau. En 1959 le mythe sera réactivé par Marcel Camus qui transpose le mythe au Brésil dans Orfeu Negro. Les mythes présentent une grande capacité d'adaptation.
A l'époque de Proust, beaucoup ne connaissent qu'Orphée aux Enfers, d'Offenbach.

La présence des mythes chez Proust a été plus particulièrement étudiée par Marie Miguet-Ollagnier dans Mythologie chez Marcel Proust.
On trouve quatre références explicites à Orphée dans La Recherche:
- la première dans Un amour de Swann quand Swann cherche Odette parmi les ombres du boulevard :

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.[1]

- la deuxième durant la soirée chez Mme de Saint-Euverte. On peut d'ailleurs se demander si la référence à Orphée est valorisante pour Orphée. En effet, on sait que la référence à Parsifal, présente sur les brouillons, a soigneusement été enlevée de la copie finale par Proust qui ne voulait pas dévoiler de façon trop explicite l'analogie avec le narrateur. A contrario, il faut donc supposer que si Orphée apparaît explicitement, c'est qu'il est de moindre importance.

Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, [...][2]

- la troisième à l'époque des jeux avec Gilberte. Il y a là d'ailleurs un peu d'ironie envers le goût de l'adolescent, pour qui un décor de carton-pâte présente l'idéal de la beauté. Le jeune homme a encore besoin de référence extérieure pour admirer.

Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter longuement; c’est que la nuit étant venue, ses colonnes dématérialisées par le clair de lune avaient l’air découpées dans du carton et me rappelant un décor de l’opérette: Orphée aux Enfers, me donnaient pour la première fois une impression de beauté.[3]

- la quatrième à l'occasion d'une absence d'Albertine, l'amour a disparu mais la jalousie subsiste :

La décroissance du jour me replongeant par le souvenir dans une atmosphère ancienne et fraîche, je la respirais avec les mêmes délices qu’Orphée l’air subtil, inconnu sur cette terre, des Champs-Élysées.[4]

A vrai dire, la présence des Champs-Elysée à cet endroit du texte est sans doute due au hasard, mais le hasard est généreux avec les grands créateurs. Les mythes offrent suffisamment de ressources pour qu'on puisse y puiser même inconsciemment.
Plus tard, les Champs-Elysées évoqueront autant Gilberte qu'Albertine; ces deux noms si proches ne paraissent ne plus faire qu'une dans les souvenirs du narrateur. Elles fusionnent, le narrateur nous apprend que finalement nous n'aimons toujours qu'une seule femme. Il s'agit finalement d'un retournement du mythe, Orphée triomphant et oublieux d'Eurydice.

Nous avons vu que le narrateur était une sorte d'Orphée oublieux d'Eurydice. Dans la plupart des versions du mythe, Orphée se retourne pour vérifier si Proserpine tient sa promesse. Ce n'est pas le cas dans la version de Gluck: ici, Orphée se retourne dans un geste d'amour, il ne peut plus supporter les cris d'angoisse d'Eurydice qui ne comprend pas pourquoi il ne se retourne pas.
Nous avons un cas d'un amour semblable dans La Recherche: il s'agit de l'amour que porte le narrateur à sa grand-mère (ou sa mère, car elles aussi se confondent). Le téléphone est l'obstacle qui empêche le narrateur de voir sa grand-mère, et il s'inquiète pour elle. La grand-mère est la véritable image d'Eurydice dans le livre.

Ma grand’mère ne m’entendait plus, elle n’était plus en communication avec moi, nous avions cessé d’être en face l’un de l’autre, d’être l’un pour l’autre audibles, je continuais à l’interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle aussi devaient s’égarer. Je palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j’avais éprouvée autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l’avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu’elle me cherchait, de sentir qu’elle se disait que je la cherchais; angoisse assez semblable à celle que j’éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu’on ne leur a pas dit, et l’assurance qu’on ne souffre pas. Il me semblait que c’était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l’appareil, je continuais à répéter en vain: «Grand’mère, grand’mère», comme Orphée, resté seul, répète le nom de la morte.[5]

De la même façon, on peut voir une allusion à Orphée lorsque le narrateur rêve de sa grand-mère, et qu'il a oublié sa grand-mère, dans Sodome et Gomorrhe. Le rêve se finit ainsi: «Mais déjà j’avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais remonté à la surface où s’ouvre le monde des vivants, [...]».[6] Il s'agit d'une allusion qui peut être interprétée de diverses façons, et il y a sans doute de ma part surinterprétation.
De même, l'épisode des trois arbres d'Hudimesnil évoque les ombres des Enfers: «Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie.» [7] On sait combien cet épisode est important, il fait pendant à l'épisode des trois clochers de Martinville selon une même structure : l'analyse du trouble du jeune homme puis la récapitulation des point qui ont menés le narrateur à écrire.

Dans l'interprétation intervient la liberté du lecteur. Les mythes s'interpénètrent, la descente aux Enfers n'est pas un motif exclusif d'Orphée. Homère ne connaissait pas ce mythe (si véritablement il date de Pindare), pourtant, Ulysse descend aux Enfers. Ajoutons Virgile, Dante,... On en vient à se féliciter qu'il y ait quelques références explicites à Orphée (cette réflexion me fait rire, car s'il n'y en avait pas eu, Rey aurait tout simplement choisi un autre sujet de conférence, or il réfléchit comme s'il aurait traité ce sujet malgré tout..), cela nous sert de balises, de points d'identification : Proust connaissait et a utilisé le mythe d'Orphée. La mémoire des mythes est indissociable de la mémoire de la littérature (Pindare, Cocteau, Gluck,...)

On peut distinguer trois formes de mémoire chez les écrivains :
- la mémoire diffuse/confuse : la source précise est insaisissable, peut-être même n'existe-telle pas: "ça me dit quelque chose". Virgile, Dante, Homère, tous ont pu servir de référence, consciente ou inconsciente, d'ailleurs. On ne le saura pas.
- la mémoire ordonnée : la référence est précise. Lorsque Proust évoque l'amour de Phèdre, il songe à Racine. Il a des souvenirs précis de Mme de Sévigné, Nerval, Saint Simon,...
- la mémoire immédiate, qui est la mémoire des livres que l'auteur lit dans le même temps qu'il écrit. On prendra pour exemple le livre cité au début, sur la rivalité entre François Ier et Charles Quint.
Cette influence dépend des écrivains. Dans une lettre à Robert de Billy en mars 1910, Proust écrit à propos de La bien aimée de Thomas Hardy: «Une très belle chose qui ressemble malheureusement (en mille fois mieux) à ce que je fais.» La lettre procède à une véritable lecture orphique de La bien-aimée, décrivant l'ancienne image qui reparaît puis se dérobe, et le requiem qui suit cette disparition.
Attention : je ne suis pas en train de dire que parce qu'il a lu Hardy et en a fait une interprétation orphique, Proust a réactivé le mythe d'Orphée dans La Recherche.

Un autre auteur que Proust lisait attentivement à eu une grande importance. Il s'agit de Nerval. Proust lui a consacré un article célèbre, mais il n'a pas évoqué Aurélia. Or c'est dans Aurélia qu'apparaît le mythe d'Orphée et dès la première page fait référence à Dante et Swedenborg. L'épigraphe exclamative de la seconde partie est «Eurydice! Eurydice!» et éclaire une phrase de la première page: «Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi.»
Admettons que Proust n'ait pas lu Aurélia. Mais il est certain qu'il a lu El Dedichado qui fait explicitement référence à Orphée dans son second tercet:

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.»

Peut-on deviner la présence d'Orphée dans Sylvie?
Gérard poursuit Aurélie, figure de la nuit. L'ayant perdue, il part à la recherche de Sylvie, figure du jour, mais justement la seule nuit où elle ne dort pas et se couche à l'aube. Gérard perd deux fois deux femmes, Aurélie et Sylvie, Aurélie et Adrienne. Il conclut à l'échec de l'expérience : «Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience.»[8]

Chez Proust il n'y a pas échec de l'expérience. Il distingue la porte basse de l'expérience et la porte haute de l'imagination. Le narrateur réussit le deuil que Gérard n'a pas su mener à bien. Dans le mythe traditionnel, Orphée continue à chanter après la disparition d'Eurydice, mais le chant se fait plaintif. De même le héros de La bien-aimée connaît une modeste victoire.

Proust conclut un article sur Flaubert par un éloge de Nerval. Jamais il ne désigne l'œuvre de Proust comme orphique. Mais était-ce nécessaire? Proust conclut sur la folie qui termine Sylvie et qui annonce Aurélia:«Sa folie [de Nerval] est alors comme un prolongement de son œuvre ; il s'en évade bientôt pour recommencer à écrire.» Proust écrit sur Sylvie en prévoyant Aurélia, qui n'était pas encore écrit. C'est aussi cela, connaître véritablement un écrivain; c'est moins connaître ses écrits que ce qu'il aurait pu écrire, et qu'il a peut-être écrit, sans qu'on le sache.

L'article "le regard d'Orphée"[9] de Maurice Blanchot commence par ces mots: «Quand Orphée descend vers Eurydice, l'art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit.» En allant chercher Eurydice aux cœur de la nuit, Orphée transgresse les lois du jour. Ce faisant il perd les deux, et le jour, et la nuit. L'erreur d'Orphée est l'impatience. Il a voulu posséder Eurydice au lieu de continuer à la chanter. Blanchot interroge l'inspiration: «L'œuvre est tout pour Orphée, à l'exception de ce regard désiré où elle se perd, de sorte que c'est aussi seulement dans ce regard qu'elle peut se dépasser, s'unir à son origine et se consacrer dans l'impossibilité.»[10] L'œuvre en somme doit être perdue pour être retrouvée. Elle naît (ou renaît) d'un mouvement d'insouciance, le regard est le mouvement du désir qui traduit l'impatience et l'oubli quelques secondes de l'œuvre à accomplir. L'œuvre naît de l'oubli de l'œuvre:

Ecrire commence avec le regard d'Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée de l'insouciance, atteint l'origine, consacre le chant. Mais pour descendre vers cet instant, il a fallu à Orphée déjà la puissance de l'art. Cela veut dire: l'on écrit que si l'on atteint cet instant vers lequel l'on ne peut toutefois se porter que dans l'espace ouvert par le mouvement d'écrire. Pour écrire, il faut déjà écrire.[11]

Dans Le livre à venir, Blanchot se penche sur l'expérience de Proust. Il réconcilie les deux visions de la vocation, celle qui veut la vocation soit un déclic au moment où l'on devient écrivain, et celle qui veut que la vocation existe depuis toujours au sein de l'écrivain. Pour Blanchot, il fallait que Proust fut déjà écrivain pour le devenir.
La mort est la limite de l'œuvre, au sens le plus matériel: la mort peut empêcher de finir l'œuvre. Proust a fait preuve d'une étonnante patience en se détournant de Les Plaisirs et les jours si vite publié, en interrompant Jean Santeuil, et en attendant la maturité. C'est la quête de l'origine qui assure la réussite de La Recherche, quête symbolisée par la recherche de la source de la Vivonne ou l'origine du nom de Guermantes. Proust a pris soin de l'annoncer dès les premières pages du livre. C'est cette annonce, cette construction, qui est méconnue par Paul Valéry lorsqu'il écrit, dans un article qui se veut un hommage à Proust, qu'on peut ouvrir La Recherche où on veut, on comprendra toujours. Pour Paul Valéry, c'est la caractéristique du poème et c'est donc un compliment.
Pour Blanchot, l'espace de La Recherche est une sphère, un monde complet et fermé sur lui-même. Blanchot éclaire la façon dont Proust revivifie le mythe.

La parentée avec Parsifal nous est dérobée, de la même façon que la source, l'origine (ce n'est pas la même chose, mais ici, oui) n'est jamais réellement atteinte: ainsi la source de la Vivonne s'avère décevante, un lavoir avec des bulles :

Un de mes autres étonnements fut de voir les «sources de la Vivonne», que je me représentais comme quelque chose d'aussi extra-terrestre que l'Entrée des Enfers, et qui n'était qu'une espèce de lavoir carré où montait des bulles.[12]

Proust joue avec le mythe et se réfère à Offenbach; il cache toute référence à Wagner et au Graal, à l'art et à la religion, mais il ne se gêne pas avec le mythe antique.

Il n'y a pas si longtemps, il était à la mode de soutenir que le livre que nous étions en train de lire (La Recherche) était celui que le narrateur décidait d'écrire à la fin du livre.
Non : cette analyse est réductrice. Je préfère imaginer le livre suivant (Le livre à venir) qui n'aurait pas à passer par la porte basse de l'expérience.


PS : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de chez Swann, Clarac p.230 t1/ Tadié p.225-229 t1

[2] Du côté de chez Swann, Clarac p.328 t1/ Tadié p.322-323 t

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.489 t1/ Tadié p.480 t

[4] La Prisonnière Clarac p.30 t3/ Tadié p.

[5] Du côté de Guermantes Clarac p.136 t2/ Tadié p.433-437 t2

[6] Sodome et Gomorrhe, Clarac p.762 t2/ Tadié p.158-159 t2

[7] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac p.719 t1/ Tadié p.114-118 t2

[8] Sylvie, dernier chapitre

[9] L'espace littéraire, p.225, édition Folio

[10] Ibid, p.230

[11] Ibid, p.232

[12] Le temps retrouvé Clarac p.693 t3/ Tadié p.

cours n°4 : spatialisation de la littérature

Rappel: table de correspondance entre les éditions proustiennes de la Pléiade ici.

Nous avons vu la dernière fois les rapports de la mémoire et de la reconnaissance, la façon dont nous avons nos points de repère, dont nous nous reconnaissons, en art (Vinteuil, Elstir).
Cela provoque un comportement ambivalent: la reconnaissance nous incite à aller vers ce qui nous est familier, elle favorise une méconnaissance des niveaux inconnus.
Aujourd'hui nous n'allons toujours pas entrer dans le vif du sujet (c'est-à-dire comment la littérature transmet la littérature).

La boussole intérieure, une notion d'Albert Thibaudet

Je vais ajouter encore quelques réflexions sur la spatialisation du roman. Je voudrais parler d'une image qui concentre la mémoire, il s'agit de la boussole intérieure. L'orientation dans la vie et dans la littérature est possible grâce à la boussole intérieure. Je tire ces réflexions d'un travail que je suis en train d'effectuer sur Albert Thibaudet — d'ailleurs je me demande parfois si tout ce que je dis ici ne vient pas d'Albert Thibaudet —, et plus particulièrement d'un article paru dans la NRF en octobre 1923, "La ligne de vie". Thibaudet y parle des romans, russes, anglais, français; il décrit l'expérience d'égarement dans un roman nouveau.

Il oppose le roman français (La Princesse de Clèves, Adolphe) aux romans de Tolstoï, Thomas Hardy, George Eliot. Il remarque qu'il manque à ces romans le déterminisme français, la logique froide du post hoc ergo propter hoc (la logique de cause à conséquence). Ce sont des romans courbes, sinueux, lents, qui suivent "la ligne de vie", par opposition aux romans français construits sur une logique de drame, de crise, comme une tragédie, avec un nœud et un dénouement.
Thibaudet remarque que le grand roman est sans doute le plus lent des styles littéraires. Le roman doit être lent car il doit durer le temps de la vie (et l'on songe à la discussion entre Proust et Thibaudet à propos de la fin de L'Éducation sentimentale et aux blancs de cette fin).
On pense bien sûr à Bergson, pour qui la lenteur et la durée sont deux notions clé.

Le roman est le lieu où les choses se passent comme dans la vie. Albert Thibaudet parlait de "l'épaisse forêt du roman" dans laquelle on s'égare comme dans la vie. Dans la vie comme dans le roman on se retourne pour contempler la vie passée comme "une ampleur de paysage". Dans ce paysage nous traçons des chemins et nous nous émerveillons du rôle du hasard dans ce "jardin des sentiers qui biffurquent", comme disait Borges. Il s'agit d'étudier cette bifurcation, de voir à quel point le clinamen — l'accident, l'écart qui empêche la verticalité — a introduit le changement.
Mais l'explication par le hasard seul n'est pas satisfaisante. Nous changeons alors le hasard en chance (ou malchance); nous nous livrons à une interprétation rétrospective qui permet de lire une prédestination dans les événements.
Enfin, dans un troisième temps nous faisons intervenir la destinée: trois temps, donc, hasard, chance, destinée.

Il y aura donc trois types de romans rattachés à ces trois types d'interprétation de ce qui s'est passé :
- le roman du hasard, roman où tout arrive sans logique et sans explication;
- le roman de la chance (les romans de Dumas ou Le Capitaine Fracasse)
- le roman d'une destinée.
Albert Thibaudet fait référence à Schopenhauer (on aurait pu penser à Nietzsche) : il y a un sens caché de direction, une boussole intérieure, grâce à quoi chacun se trouve sur sa voie, ce dont ont ne s'aperçoit que de façon rétrospective, après avoir parcourue cette voie.
Schopenhauer, dans ses Aphorismes qui ont tant compté dans la société de la fin du XIXe siècle, écrit (à peu près. Non seulement il est difficile de tout noter, mais en plus à l'oral je ne discerne pas toujours où et quand la citation se termine): «Le voyageur alors seulement qu'il arrive sur une éminence reconnaît le chemin et ses courbes, de même aussi nous voyons comment nous avons suivi la seule route vraie parmi les chemins possibles, comme prédestinée.»

Remarquons au passage l'importance des images du voyage, du chemin...
La reconnaissance ne peut avoir lieu qu'après coup. L'injonction «Deviens qui tu es» de Nietzsche (après Pindare) n'est possible qu'après avoir vécu. On ne peut savoir qui on est avant de l'être devenu.

La boussole intérieure chez Proust

Aujourd'hui on parlerait de boussole interne plutôt que de boussole intérieure. [rires] Cette notion est employée à propos des oiseaux migrateurs. Ceux-ci pourraient être sensibles au champ magnétique terreste et retrouver ainsi leur chemin.
Voyons les occurrences de l'image chez Proust. Il n'y en a que deux.

Elle apparaît la première fois au moment de la rupture avec Gilberte, quand le narrateur cesse de la voir.

Un chagrin causé par une personne qu’on aime peut être amer, même quand il est inséré au milieu de préoccupations, de joies, qui n’ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir à lui. Mais quand un tel chagrin naît – comme c’était le cas pour celui-ci – à un moment où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu’au bout.

On remarque la métaphore météorologique : la brusque dépression dans une âme ensoleillée.

Celle qui soufflait sur mon cœur était si violente que je revins vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne pourrais retrouver la respiration qu’en rebroussant chemin, qu’en retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte. Mais elle se serait dit : « Encore lui ! Décidément je peux tout me permettre, il reviendra chaque fois d’autant plus docile qu’il m’aura quittée plus malheureux. » Puis j’étais irrésistiblement ramené vers elle par ma pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la boussole intérieure persistèrent quand je fus rentré, et se traduisirent par les brouillons de lettres contradictoires que j’écrivis à Gilberte.[1]

Il y a jusqu'au moment de la rupture une direction, une attirance; puis il y a désorientation au moment de la crise amoureuxe, il y a affolement de l'aiguille.

La deuxième occurrence se situe pendant l'attente d'Albertine par le narrateur après le dîner chez la princesse de Guermantes. Le narrateur est angoissé, d'autant plus que Françoise l'agace. L'angoisse ne disparaît pas avec l'arrivée d'Albertine:

D’ailleurs, si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente persiste encore après l’arrivée de l’être attendu, et, substituée en nous au calme à la faveur duquel nous nous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d’en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation, l’attendaient encore.[2]

Là encore il y a sentiment de désorientation. C'est d'ailleurs un cliché de la langue: être déboussolé, c'est perdre la tête, être désorienté. Comme souvent chez Proust, le cliché de langue est sous-jacent.

Les œuvres nouvelles produisent la même angoisse qu'un chagrin d'amour. Elles provoquent une perte de repère, c'est l'angoisse ressentie devant une esthétique nouvelle.
La boussole est une notion importante chez Schopenhauer. La lecture constitue une boussole de substitution pour les personnes sans génie. La lecture sert à montrer tous les chemins qu'il faut éviter. Celui qui pense par lui-même n'en a pas besoin. Un homme devrait lire s'il manque de boussole interne.

Retour à Albert Thibaudet, détour par Bergson

Je reviens à Albert Thibaudet. C'est à cause de lui que j'ai insisté sur cette spatialisation de la littérature, car pour lui, le critique habite la littérature comme on occupe le terrain. Après tout, Thibaudet appartenait à cette discipline très française qu'est la géographie, il était géographe.
On trouve donc chez Albert Thibaudet une spatialisation de la littérature identique à celle de Proust.
On les fait alors disciples de Bergson. Or tout Bergson est fondé sur l'idée que le temps n'est pas spatialisé. Le temps n'est pas spatial.
A l'inverse, pour Albert Thibaudet et Proust, le temps est spatial.

Bergson introduit deux types de mémoire. Dans Matière et Mémoire, il distingue la mémoire habitude, qui s'appuie sur les répétitions et entraîne des automatismes, et la mémoire pure, spontanée, qui se souvient. La mémoire habitude est celle de la leçon qu'on apprend par cœur, c'est une mémoire volontaire. La mémoire souvenir se souvient de toutes les lectures qui ont précédé le moment où l'on sait la leçon. Elle enregistre tous les moments de la durée.
Chronologiquement, la mémoire souvenir intervient avant la mémoire habitude.

La première enregistrerait, sous forme d'images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu'ils se déroulent; elle ne négligerait aucun détail; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Sans arrière-pensée d'utilité ou d'application pratique, elle emmagasinerait le passé par le seul effet d'une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle, d'une perception déjà éprouvée; en elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se prolonge en action naissante; et à mesure que les images, une fois perçues, se fixent et s'alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les continuaient modifient l'organisme, créent dans le corps des dispositions nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d'un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés, avec des réactions de plus en plus nombreuses et variés aux excitations extérieures, avec des répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d'interpellations possibles. Nous prenons conscience de ces mécanismes au moment où ils entrent en jeu, et cette conscience de tout un passé d'efforts emmagasiné dans le présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l'action, assise dans le présent et ne regardant que l'avenir.[3]

Nous avons donc une mémoire habitude tendue vers le présent, l'action, et une mémoire tournée vers le passé.
Il est clair que la mémoire proustienne a peu à voir avec la mémoire habitude.

Pour Albert Thibaudet il existe une mémoire imagination. La mémoire sociale est une mémoire habitude. On connaît le livre fondateur de Maurice Halbwachs, Les codes sociaux de la mémoire. Pour Albert Thibaudet il existe un type qui n'est ni l'habitude ni le souvenir. La société peut se passer plus ou moins de la mémoire souvenir, l'histoire est un produit de luxe. Albert Thibaudet oscille entre Bergson et Proust. L'incompatibilité entre les deux mémoires habitude/souvenir est résolue par l'art. Par l'art ou dans l'exercice de l'art, la mémoire souvenir est transformée en action. Chez Proust, il y a une inaptitude pratique absolue. L'art est une façon de transformer la mémoire souvenir (inutile) en mémoire action. Dans la société l'art joue le même rôle. Le XIXe siècle transforme l'histoire en moyen, il n'y a pas d'incompatibilité entre la mémoire habitude (la tradition) et la mémoire souvenir (l'histoire).

Albert Thibaudet penche pour la tradition. Il croit à une mémoire organique tournée vers l'action. La mémoire de la littérature est tournée vers l'action tandis que l'histoire de la littérature est tournée vers la contemplation.
Je citerai à nouveau Harald Weinrich, cette fois pour son article "Histoire littéraire et mémoire de la littérature." Il s'agit d'un article qui traite de E.R. Curtius et de son livre La littérature européenne et le Moyen-Âge latin. Curtius s'intéressait à la rémanence de la tradition antique dans toutes les littératures européennes, à la permanence de l'ancien dans le nouveau. Il s'oppose à une vision historiciste. Weinrich trouve chez Curtius le modèle d'une mémoire de la littérature — qui est aussi une géographie.
Le modèle de Curtius était un atlas. Weinrich appelait de ses vœux une nouvelle démarche critique qu'il appelait l'hodologie littéraire, c'est-à-dire l'analyse des chemins. Le patron de l'hodologie aurait été Curtius.

L'histoire se déroule de date à date. La mémoire enregistre la façon dont l'histoire est organisée dans notre tête.

La semaine prochaine nous entrerons dans le vif du sujet en commençant un atlas littéraire, ou une Légende des siècles. (Après tout, c'est la même chose).


PS : La version de sejan

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.585 t1/ Tadié p.573-574

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac p.738 t2/ Tadié p.135-136 t3

[3] Henri Bergson, Matière et Mémoire, p.86, Puf coll. Quadrige

Séminaire n°3 : Reconnaissance et déambulations

Je continue le cours cette deuxième heure puisqu'il n'y a pas d'invité aujourd'hui.

Mémoire et reconnaissance
Comme le livre possède une dimension spatiale, il y a déambulation. On marche dans un livre, il y a un rapport certain entre littérature et géographie.
Comment s'oriente-on dans la littérature? Il s'agit d'un territoire semblable à un pays, et nous n'avons pas tous la même perception du terrain, ni les même repères.

La métaphore du voyage est souvent utilisée dans La Recherche et je vais vous raconter deux anecdotes.
Un jour que j'allais assister à un séminaire en Italie, un collègue vint me chercher à la gare pour me conduire à l'endroit où nous étions attendus. Il prit quelques rues et j'eus l'impression que nous allions vers l'Est. Au bout d’un moment, il me sembla qu’on était perdu. Je conseillai que nous nous adressions à une passante car il me semblait qu’on était en train de tourner en rond.
— Vous venez souvent ici ? lui demandé-je.
— Oui, très souvent, au moins cinq fois par an, me répondit-il.
Je demandai alors à ce collègue quel était son domaine de prédilection. Il était spécialiste du roman réaliste (nous confie A. Compagnon, semblant encore éberlué par cet aveu). [un rire discret secoue la salle].
C’est alors que je compris qu’il ne devait pas avoir la même conscience de la ville que moi. De même, nous appelions tous deux Le Père Goriot de Najda, euh, de Balzac, et Najda d’André Breton des « romans », mais cette notion ne devait pas avoir le même sens pour lui et pour moi.

Quand j’aborde un roman, je fais l’expérience d’un certain flottement, je suis désorienté. Il y a une assez forte analogie entre le roman et la carte, entre lire un roman et lire une carte. Il s’agit de filer cette idée qu’un roman est un espace qu’on parcourt et que l’on explore. Chaque lecture est comme une nouvelle promenade. Pour d’autres, cela reste un labyrinthe. (On se rappelle la carte aberrante de Balbec qu’André Perret avait tenté de tracer.)
Le narrateur et le lecteur sont perdus, il y a désorientation. Il y a expérience d’égarement au moins pendant quelques pages, pendant lesquelles on est troublé, on ne comprend pas de quoi il s’agit, on avance dans l’obscurité. Le plus souvent ce sentiment passe au bout de quelques pages, mais on commence toujours par avancer dans l’obscurité : nous pouvons affirmer la dimension de désorientation inaugurale de toute lecture.
Certains livres nous décourageront et nous abandonneront la lecture. Dans d’autres nous ne serons jamais à l’aise et c’est le but.
La Recherche, La Chartreuse de Parme, font partie de ces livres dont le début désoriente profondément. Il faut passer bien des pages dans la Chartreuse de Parme avant de comprendre que son thème est la chasse au bonheur, menée en particulier par Gina et Mosca. Ces débuts sont-ils inutiles ? Stendhal n’a pas cédé à Balzac qui voulait lui faire supprimer tout le début de La Chartreuse, Waterloo, etc. De même, on arrive vraiment à Combray qu’à la page 47. Jusque là on peut être désorienté, car l’ouverture du livre n’est pas située, on assiste à cette étrange assimilation du narrateur à un livre (« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. »[1] (ce qui constitue par ailleurs un exemple de mémoire de livres, de livre qui se souvient de livres)).

La seconde anecdote que je voudrais raconter concerne Un amour de Swann. Un jour un étudiant vint me voir pour me dire qu’il n’avait pas du tout été désorienté car il avait lu la préface que j’avais rédigée pour le livre. D’un côté, en tant qu’auteur de la préface, je ne fus pas mécontent de savoir que j’avais fait œuvre utile, d’un autre côté, je regrettai qu’il n’ait pas fait l’expérience de la désorientation. C’est pourquoi je ne lis jamais les préfaces avant les romans. Il existe une innocence de la première fois qui ne se reproduira jamais.

Il existe donc plusieurs catégories de lecteurs :
- ceux qui lisent les préfaces avant le livre
- ceux qui lisent les livres avant la préface
- ceux qui ne lisent que les préfaces.

La première expérience que nous avons d’un roman est celle de la désorientation, la même désorientation que nous connaissons dans une ville ou une maison inconnues. C’est une expérience des plus ( ? je ne me relis pas : insistantes ?), c’est ainsi que les romans nous séduisent.

Ces deux anedotes nous ont éloignés de Proust.
Dans un roman, nous nous orientons comme dans une ville ou un paysage, c’est l’un des plaisirs de la lecture. Peut-être avez-vous l’impression que nous nous éloignons de Proust, mais je ne le crois pas. Ainsi le narrateur va-t-il à Venise dans La Fugitive : quelle autre ville peut-elle mieux illustrer la désorientation, dans quelle autre ville aucune carte est aussi inutile?

Proust établit une analogie entre la littérature et la promenade, d’une part dans la perception de l’espace, d’autre part dans le rôle qu’il attribue à la mémoire, à l’accoutumance à l’espace et aux chemins.

la perception de l’espace
A Balbec, Albertine et le narrateur font de nombreuses excursions qui sont l’occasion de montrer comment nous prenons possession de l’espace. Il y a une analogie entre le roman et l’excursion. Proust va mener une comparaison entre l’automobile et le train.

Mais l'automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j'avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa) y apercevant la mer d'un terre-plein où nous étions, je demandai comment s'appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m'eût répondu, je reconnus Beaumont, [...]

On est bien dans la comparaison entre le chemin de fer, qui nous emmène au cœur de la ville, et l’automobile qui tourne autour avant d’entrer dans le cœur.
Ici, le narrateur se rend compte que Beaumont est à deux minutes de Parville, de la même façon qu’il prendra plus tard conscience que le côté de Guermantes pouvait être rejoint très simplement à partir du côté de chez Swann.
« Je reconnus Beaumont », exactement comme on dit d’un visage «Ça yest, je vous remets », ce qui rappelle cette autre phrase proustienne : «Comme le monde est petit»[2], ce qui rapproche la mondanité de la géographie.

... je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m'eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d'une grande famille, et dont j'aurais appris qu'il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville,[...]

Remettre quelqu'un, c'est découvrir qu'il est cousin. Dans La Recherche, les Guermantes sont tous cousins.

... ainsi Beaumont, relié tout d'un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l'atmosphère close d'un roman.

Reconnaître Beaumont est une expérience qui ressemble à celle que connaîtra plus tard le narrateur quand il s'apercevra qu'un court chemin inconnu de lui permettait de passer du côté de Guermantes au côté de chez Swann. De même, avec la familiarisation et l'orientation, le mystère disparaît, remplacé par la banalité: on entre dans le cousinage. Le voyage en chemin de fer est féerique parce qu'il ne permet pas le cousinage.

Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche — comme je l’avais fait jusqu’ici — de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles.

Dans le déplacement par chemin de fer, l'emplacement est essentiel, tandis que la voiture respecte les courbes de niveau du paysage, elle permet une toute autre conquête de l'espace.
La gare est un palais qui représente la ville, tandis qu'arriver en voiture, c'est arriver par les coulisses de la ville.

Et sans doute, cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Il [l'automobile était encore masculin à l'époque] nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre; [...]

Les "chassés-croisés" nous rappellent les clochers de Martinville, les "cercles" le dormeur éveillé des premières pages du roman.
On assiste dans ce passage à une forte sexualisation de la prise de possession de cette ville au fond de la vallée. On voit la ville fascinée essayant d'échapper telle un animal, une proie ou une femme dans une parade amoureuse.

Jean-Yves Tadié nous disait la semaine dernière qu'il n'y avait pas beaucoup d'érotisme dans le passage qu'il a commenté. Ici nous voyons l'érotisme de la voiture comparé à la féerie du chemin de fer.

de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre. [3]

L'érotisation de la scène est parfaitement perceptible, "une main plus amoureusement exploratrice".
La reconnaissance prend également un sens militaire, l'auto devenant un "compas" (une boussole, etc), ce qui ramène à l'image de la carte.
(Hmmm. Tlön n'a pas eu l'air de me croire, mais j'avais bu trop de champagne, et je m'endormais en écrivant. Je n'arrive pas à me relire. Il faudra tout reprendre quand les podcasts seront disponibles. Désolée... Il manque ici une ou des phrases de transition.)
On retrouve ici l'opposition géométrie dans l'espace ou le temps/géométrie plane. Dans l'entretien au Temps[4] déjà évoqué, Proust compare la vision des personnages que donnera son roman à celle d'une ville lors d'un voyage en train, vision dans l'espace mais aussi dans le temps: «comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre — au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents — donneront — mais pas cela seulement — la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu'ils étaient dans le volume actuel, différents de ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du reste.»

Par opposition, la plus large ouverture de compas que permet l'automobile transforme le sens de l'espace. On voit dans ce passage l'ébauche du texte sur les trois clochers de Martinville qui reste le modèle de l'écriture proustienne. On est en droit de lire ce roman comme le narrateur découvre la bonne mesure de la terre.
Lire consiste à aligner des points, à découvrir de nouvelles perspectives.

Le deuxième aspect de la promenade qui la fait ressembler à la lecture, c'est le rôle de l'accoutumance, de la reconnaissance du terrain.

la reconnaissance du territoire
Le narrateur analyse l'expérience esthétique comme une expérience de mémoire.

Le récit de la première audition de la sonate de Vinteuil explicite ce rôle de la mémoire dans l'expérience esthétique. «Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois.»: il y a désorientation, perte, égarement. Il faut s'initier à l'œuvre, apprendre à y cheminer, on ne s'y repère que peu à peu, à force de pratique :

Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième.

Pour comprendre la sonate, il faut donc l'avoir entendu un certain nombre de fois. Il s'agit d'un passage assez important.

Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.

Proust n'est pas étranger à la récitation par cœur. Il y a une mémoire de l'œil qui joue sur l'accoutumance. La réalité se constitue lentement grâce à la mémoire, on la comprend à l'aide des souvenirs.
Plusieurs élément peuvent être relevés dans ce passage:

Seulement je n’avais encore jusqu’à ce jour, rien entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées.

On pense à l'expression "avoir un nom sur le bout de la langue", qui sert à décrire une reconnaissance qui ne se fait pas. (Pascal Quignard a écrit un livre qui porte ce titre et qui décrit cette situation du nom qui manque.)
Le narrateur décrit le malaise qu'on éprouve à l'écoute d'une œuvre avant d'en être familier.
L'expression "le bout de la langue" figure dans Le côté de Guermantes (puisque tout figure dans La Recherche [quelques rires]), il s'agit du passage où le narrateur demande au Duc de Guermantes qui est un personnage d'un tableau d'Elstir. Le Duc ne parvient pas à retrouver ce nom:

Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux.[5]

On pense évidemment à monsieur Verdurin, et cela ressemble au Duc de ne pas se souvenir du nom d'un roturier.

Pour revenir à la sonate, le plaisir de l'écoute est lié à l'accoutumance.

Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l’entendre) du moment que Madame Swann m’en avait joué la phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes).

La mémoire est liée à l'habitude et inscrit les œuvres dans des schémas. La photographie ne présente qu'un substitut médiocre de la réalité.

Mais bien plus, même quand j’eus écouté la sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette sonate, je ne la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur.

La mémoire permet une fausse reconnaissance, elle n'est qu'un leurre à l'origine de quiproquo. Il ne faut pas s'y fier, il faut retourner dans l'œuvre pour s'y reconnaître et savoir ce que nous y reconnaissons et ce qu'il nous reste à découvrir.

Dans la Sonate de Vinteuil, les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière.

Dans l'œuvre nouvelle, par paresse et habitude, nous allons d'abord vers ce que nous connaissons déjà, mais les aspects les plus difficiles et véritablement nouveaux nous demeurent cachés, nous ne les explorons pas. On retrouve le thème de la passante : «elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue», passante qui ne provoque pas de reconnaissance, qui nous rappelle le «pas mon genre» de Swann. L'analyse de la mémoire est indispensable pour que la reconnaissance prenne place peu à peu, mais la mémoire est mauvaise conseillère, elle n'est pas fiable, sans cesse il faut revenir à l'œuvre.

Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu — comme il me le fallut à moi à l’égard de cette Sonate — pour pénétrer une œuvre un peu profonde n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.[6]

Après avoir décrit l'expérience individuelle, proust réexpose le principe de la reconnaissance et de la mémoire au niveau de l'expérience collective. L'œuvre crée sa propre mémoire et sa propre mémoire: «C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.»

La même remarque pourra s'appliquer à la peinture d'Elstir:

Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d’objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.[7]

Seule la reconnaissance nous permet d'imposer des noms sur la toile et les volumes sur une représentation que d'abord nous ne reconnaissons pas.

Il s'agit toujours d'aller au-devant d'une œuvre qui continue de désorienter jusqu'au bout et n'est jamais réduite par la reconnaissance et la mémoire.


En sortant, Tlön me fera remarquer très justement que ces cours sont davantage le partage d'une méditation que des cours à proprement parler.


Notes

[1] premier paragraphe de Du côté de chez Swann

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.926/ Tadié t3 p.317-318

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.1004/ Tadié t3 p.390-394

[4] merci, Tlön

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.529/ Tadié t1 p.519-523

[7] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.419/ Tadié p.712-713

cours n° 3 : Proust a-t-il appliqué les leçons de la mémoire rhétorique?

Comme d'habitude, Antoine Compagnon commence abruptement, comme s'il continuait un développement commencé quelques secondes plus tôt.

Nous avons vu que la représentation n'était pas étrangère à la mémoire chez Proust. Harald Weinrich, qui a enseigné ici plusieurs années et a écrit Léthé: art et critique de l'oubli (oubli qui chez Proust est aussi important que la mémoire); Harold Weinrich, donc, soutenait que rien dans l'œuvre de Proust n'indique qu'il ait en quoi que ce soit appliqué les leçons de la mémoire rhétorique.
Je vais essayer de lui répondre.

Tout d'abord, allons dans le sens de Weinrich et notons la profonde opposition entre mémoire proustienne et mémoire rhétorique. Pour Proust, la rhétorique n'a pas très bonne presse, c'est une matière scolaire, académique (Ce n'est qu'en 1902 que l'appellation "classe de rhétorique" disparaît au profit de l'appellation "classe de première". Proust a sans été en classe de rhétorique, et cette culture a dû lui paraître accessoire:

Notre excellent Norpois a beau écrire (en sortant un des accessoires de rhétoriques qui lui sont aussi chers que «l'aube de la victoire» et le «Général Hiver»): «Maintenant que l'Allemagne a voulu la guerre, les dés sont jetés», la vérité c'est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre.[1]

La rhétorique semble donc une somme de lieux communs destinés aux Brichots et aux Norpois. Nous arrivons au terme d'une tradition où le lieu commun n'est plus un contenant mais un contenu, une formule creuse qui se transporte de livre en livre.

Le deuxième élément qui met en cause une lecture rhétorique de Proust, c'est son peu de goût pour la collection. La collection est de l'ordre du mémoratif chez Rousseau, les exemples en étant l'air de musique ou de l'herbier.
Or Proust est très éloigné de ce goût pour la collection.

[...] ainsi s'entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j'avais cueillies dans mes promenades ou les objets qu'on m'avait donnés) une pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu'est morte la réalité pressentie que je n'ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. [2]

Il y a donc accumulation de matières vaines, la collection est un échec.
Il y a de fait une grande méfiance du narrateur à l'égard de la mémoire rationnelle, la mémoire qui collectionne: Swann est un artiste impuissant qui fait collection de tableaux, collection qui intéressera beaucoup Walter Benjamin.

Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray.[3]

Les éléments que la mémoire conserve du passé ne le concerne pas. Dans un entretien que Proust accorda en 1913 à un journal lors de la parution de son livre, Proust déclarait que la mémoire volontaire, la mémoire des yeux, était comme les couleurs sans vérité des mauvais peintres.

Proust oppose à la mémoire volontaire l'odeur et la saveur qui font surgir les souvenirs de la mémoire involontaire. Celle-ci nous rapporte les choses dans un exact dosage de la mémoire et de l'oubli. La mémoire des yeux ne nous donne que des faces; non, elle ajoute aux faces la couleur. Il y a par exemple cette image de la lustrine verte qui joue comme un leitmotiv à travers La Fugitive — enfin, de façon plus importante dans les brouillons que dans le texte définitif. On retrouve là l'opposition couleur/dessin, l'opposition Ingres/Delacroix, et cette opposition est encore un argument contre l'utilisation de la mémoire rhétorique par Proust. Cependant, cependant, selon Herrenius, les objets de la mémoire artificielle doivent être des objets colorés...

Cependant, deux arguments permettent de défendre la thèse que le roman joue comme un édifice de mémoire volontaire.

1/ La mémoire a une dimension architecturale.

Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.[4]

Les goutelettes sont décrites comme des palais (les édifices immenses) de mémoire. On entre dans La Recherche à travers des porches successifs, on franchit les chambres une à une; il n'y a pas, et on l'a beaucoup reproché à Proust lors de la sortie de son livre, de scène d'exposition. Le roman présente dès l'ouverture une structure topographique.

A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand'mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations.[5]

On voit l'importance de cette spatialisation (le point fixe).

Les images jouent un rôle capital. Les images de Golo, éphémères, s'opposent à celles des vitraux de l'église, intemporelles et lieux de mémoire. La construction du livre se présente comme une cathédrale.

2/ Remarquons l'importance de la géologie.
notamment dans Albertine disparue :

Soulevant un coin du voile lourd de l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l'univers et dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie quelque chose d'anodin qui ne procure pas de délices), ils [les souvenirs] me revenaient comme au premier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de printemps ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs. Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, et sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent.

On voit ici une conception géologique du temps, par couches et strates successives qui se recouvrent.

Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme dans une bibliothèque immense où il y a, des plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander.

La vision de la bibliothèque est sans doute celle du narrateur : dépôts de livres abandonnés, exemplaires rarement demandés. Le moi est une superposition de couches anciennes perpétuellement en train de s'ajouter.
On notera l'importance des images (le coucher de soleil —on a déjà vu un lever de soleil digne d'un crépuscule—, la sortie un jour de printemps, etc): la vivacité de l'image permettra de faire remonter l'ensemble des minutes vécues et associées à l'image.

Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier, alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors, et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes.[6]

La géologie nous apprend que ces couches apparaissent un peu partout, elles donnent une image d'un moi constitué de couches. Il s'agit d'une image spatiale de la personnalité, il y a stratifications géologiques.

PS : La version de sejan

Notes

[1] Le Temps retrouvé Clarac, p.796 t3/ Tadié, p.

[2] Du côté de chez Swann Clarac p.179 t1/ Tadié p.177 t1

[3] Du côté de chez Swann, Clarac p.44 t1/ Tadié p.43-44 t1

[4] Du côté de chez Swann, Clarac p.47 t1/ Tadié p.46-47 t1

[5] Du côté de chez Swann, Clarac p.9 t1/ Tadié p.9 t1

[6] La Fugitive, Clarac p.544 t3/ Tadié p.124 t4

Séminaire n°2 : Jean-Yves Tadié, Proust et Pompéi

La deuxième heure est donc celle du séminaire, et Antoine Compagnon a invité Jean-Yves Tadié. Mon voisin me murmure, avant l'arrivée de Tadié, que celui-ci ressemble à Nosferatu, mais comme je n'ai pas vu Nosferatu, cela ne me renseigne guère.

L'intervention de Jean-Yves Tadié sera étrange. Par moments je ne le comprends pas très bien, que sa voix soit trop grave ou certaines syllables soient avalées. Il cite de longs passages, je n'ai pas noté avec assez de précisions la fin des citations, je ne sais plus où m'arrêter en rédigeant ces notes. A d'autres moments je l'écoute avec incrédulité, on est dans l'anti-Contre Sainte-Beuve absolu, un comble, chaque mot ou phrase est rapporté à un instant de la vie de l'auteur. Je ne trouve pas cela très sérieux pour un proustien...
Puis l'aisance de cet homme qui circule dans l'œuvre avec élégance et sûreté, sa parfaite intelligence de la moindre phrase, son immense culture distillée discrètement, son humour, aussi, qui transparaît au fur à mesure de l'exposé, finiront par me séduire. A la fin de l'intervention de Tadié, Compagnon tente de lui poser quelques questions. Visiblement cette partie-là n'a pas été préparée entre eux, il n'y a pas de connivence, les réponses ne corrrespondent pas exactement aux questions, il y a des vides, des silences, des sourires, Compagnon ne se force pas, il feuillette...
J'aimerais que ce moment s'éternise, nous assistant silencieux à ce non-échange entre deux hommes perdus dans le même livre, tranquilles, paisibles, nous entraînant dans leur rêve dans la lumière douce et dorée de cet amphithéâtre.


Antoine Compagnon nous présente Jean-Yves Tadié : celui-ci a présenté sa thèse sur Proust en 1970, que A. Compagnon considère comme la première grande thèse sur Proust. Il est l'éditeur de la nouvelle édition de Proust dans la Pléiade et a également écrit une biographie de Proust, il a fait paraître De Proust à Dumas, ensemble d'articles et de chroniques qui couvrent également le cinéma et la musique. C'est un passionné de Jules Vernes.
Le sujet qu'il a choisi de traiter est "Proust et Pompéi".

Jean-Yves Tadié prend la parole.
Lorsqu'Antoine Compagnon m'a demandé d'intervenir à ce séminaire, j'ai eu l'illusion de dix personnes discutant autour d'une petite table... Je vois que je me suis lourdement trompé.
Je regrette malgré tout de ne pas pouvoir vous distribuer le texte que je vais vous lire :

En un instant, les rues devinrent entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin. Je pensai à ce jour, en allant à la Raspelière, où j'avais rencontré, comme un dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle dans les places noires, d'où je ne pouvais plus sortir. Enfin les flammes d'un incendie m'éclairèrent et je pus retrouver mon chemin cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma pensée s'était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je venais seulement d'en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire «Sodoma» comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l'éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l'habitant inconnu de Pompéi. Mais qu'importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir? Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n'y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des avalanches tordues par le vent, et tout au plus accordons-nous une seconde d'attention, pour parer à la gêne qu'elle nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous et le corps que nous essayons d'approcher. La sirène annonciatrice des bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n'eût fait un iceberg. Bien plus, le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps. Or il est faux de croire que l'échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir et nullement d'un duel sérieux, d'un rat et pas d'un lion. Pendant quelques heures les agents de police ne s'occuperaient que de la vie des habitants, chose si peu importante, et ne risqueraient pas de les déshonorer. Plusieurs, plus que de retrouver leur liberté morale, furent tentés par l'obscurité qui s'était soudain faite dans les rues. Quelques-uns même de ces Pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro noirs comme des catacombes. Ils savaient en effet n'y être pas seuls. Or l'obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l'on n'accède d'habitude qu'après quelque temps. Que l'objet convoité soit en effet une femme ou un homme, même à supposer que l'abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s'éterniseraient dans un salon (du moins en plein jour), le soir (même dans une rue si faiblement éclairée qu'elle soit), il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l'être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l'obscurité, tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l'excuse de l'obscurité même, et des erreurs qu'elle engendre, si l'on est mal reçu. Si on l'est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle (ou celui) à qui nous nous adressons silencieusement, une idée qu'elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d'avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Cependant l'obscurité persiste; plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûter au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d'un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.[1]

Deux sources d'inspiration traversent ce passage : la Bible et l'antiquité greco-romaine.

Il s'agit d'une scène qui historiquement s'est produite en janvier 1918. Je vais procéder à la façon de Barthes dans S/Z et distinguer les différents codes.

- Il y a l'intrigue romanesque : en juin 1916, le narrateur est de retour à Paris après deux ans d'absence. Il marche, et il s'agit d'une promenade inversée qui remonte d'abord dans le passé et dans l'histoire. Il marche vers le salon des Verdurin quand éclate une alerte, l'avion rappelle le thème de l'ange, dont ceux de Sodome et Gomorrhe. Le narrateur a soif, il se réfugie dans un hôtel où il va rencontrer M. de Charlus. Il repart, nous avons la description du métro pompéien.
- le code historique : dans une lettre à Mme Strauss du 13 février 1918, Proust raconte cette soirée:

Je tâcherais de venir sans Gothas,comme vous dites, et bien que je me trouve jamais sorti que les soirs de zeppelins, d'orage etc. Le soir des Gothas j'étais allé entendre le deuxième quatuor de Borodine chez les Gabriel de La Rochefoucauld. Comme j'étais parti presque au moment où la sirène a commencé, j'aurais pu être rentré très vite et éviter (c'aurait été la première fois) d'être dans la rue à ce moment-là. Mais le vieux chauffeur que j'avais pris n'a pu mettre en marche rue Murillo, et a eu ensuite une panne d'une demie heure avenue de Messine de sorte que n'ayant pas la patience d'attendre dans la voiture et restant à coté d'elle, j'ai tout entendu parfaitement. Mais le vieux chauffeur devait être sourd car quand arrivé chez moi je lui ai dit que s'il avait peur de rentrer, je pouvais le coucher dans mon petit salon, il m'a répondu : "Oh ! non je pars pour Grenelle. Ce n'est qu'une fausse alerte et il n'est rien venu du tout sur Paris." Une bombe éclatait rue d'Athènes à cinq minutes de chez moi pendant qu'il disait cela [...] [2]

Les journaux de l'époque nous apprennent que les pompiers ont été appelés à 23h25. Le métro a fermé ses grilles et les gens n'ont pu s'y réfugier. Quatre-vingt-onze bombes sont tombées sur Paris, faisant quarante morts. La censure interdit de donner le lieu de chute des bombes, mais tout le monde les connaît.
- Il y a donc une réalité historique filtrée par ce qu'a vu l'auteur qui s'élève jusqu'au mythe. Le texte présente un mouvement de restriction/dilatation.

Le texte se souvient de lui-même (voir édition Tadié p.395 t4), il a déjà été question de Pompéi quelques pages plus haut. C'est Charlus qui parle:

« Je ne sais pas, du reste, pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c'est la guerre mais on danse, on dîne en ville, les femmes inventent «l'Ambrine» pour leur peau. Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. Et c'est ce qui le sauvera de la frivolité. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu'un volcan) vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l'interrompant, les enfants s'instruiront plus tard en regardant dans des livres de classe illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d'aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de Guermantes qui finissait de peindre ses faux sourcils; ce sera matière à cours pour les Brichot de l'avenir; la frivolité d'une époque, quand dix siècles ont passé sur elle, est matière de la plus grave érudition, surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels documents pour l'histoire future, quand des gaz asphyxiants analogues à ceux qu'émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n'ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues! D'ailleurs n'est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de mouton rothschild ou de saint-émilion, mais pour cacher avec eux ce qu'ils ont de plus précieux, comme les prêtres d'Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés ? C'est toujours l'attachement à l'objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas comme Herculanum fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s'imposent! Et cette lucidité qui nous est donnée n'est pas que de notre époque, chacune l'a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu'elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d'une maison de Pompéi cette inscription révélatrice : Sodoma, Gomora».[3]

Pompéi a donc été évoquée plus tôt par Charlus. Paris est devenu Pompéi et Herculanum.

l'avion - C'est un premier code symbolique. Il y a déja eu un avion dans le texte, d'ailleurs tout revient deux fois dans la Recherche. Il y avait eu dans cette première rencontre avec un avion une sorte de transformation continue, Morel devenu Elstir devenu l'aviateur qui paraît un demi-dieu grec. Ce premier avion s'est élevé vers le ciel tandis que le second descend comme un dieu ou un ange du mal surgi de la nuit.

tuerait - Il y a un fort sentiment de culpabilité chez tous les clients de Jupien; les habitués de l'hôtel de Jupien ont intégré la culpabilité jusqu'à en faire une maladie: qu'importe la mort si on peut être libéré de l'angoisse. La crainte individuelle disparaît dans la crainte collective.

le rat - On voit également apparaître le motif du rat. Les rats ne sont pas très nombreux dans La Recherche, mais ils sont violents. Mme Verdurin en a une peur épouvantable, mais on sait qu'en réalité, c'est Proust qui en a très peur. Le rat renvoie au cauchemar à propos des parents transformés en souris blanches. (Tadié p.386 t2)

[...] les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, où nos parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui n'exclut pas une guérison prochaine. En l'attendant nous les tenons dans une petite cage à rats, où ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros boutons rouges, plantés chacun d'une plume, nous tiennent des discours cicéroniens.[4]

On peut penser que les rats renvoient aux expériences du père médecin, père qui s'exclamait: «Les rats, Madame, les rats, il n'y a que cela!»
Cela renvoie à la perversion proustienne qui consistait à mettre à mort à l'aide de longues aiguilles des rats enfermés dans une cage. Il s'agit vraisemblablement de la figure paternelle. Le pervers est condamné à rejouer éternellement la même scène pour obtenir une maigre jouissance. Ici, ce rite funèbre s'accorde à l'agonie de Paris.

Pourquoi Pompéi? - Il s'agit d'une réécriture de Pline le Jeune. A la question «Quel personnage auriez-vous voulu être?», Proust avait répondu «Pline le Jeune». J'ai élaboré par le passé six hypothèses pour tenter d'expliquer cette réponse, dix ans plus tard j'en ai découvert une septième qui est peut-être la meilleure. Je vais vous la présenter.
Vous connaissez tous la scène, Pline est en train de lire Tite-Live, l'éruption a commencé, les gens sont affolés et courent, quittent la ville, il continue de lire. Enfin Pline et sa mère se décident à quitter la villa, lui soutenant sa mère «alourdie par l'âge, l'embonpoint et l'effroi». Il décrit la fuite, la nuit, la peur.

[...] la nuit comme on l’a dans une chambre fermée toute lumière éteinte (nox qualis in locis clausis lumine exstincto). On entendait les gémissements des femmes, les vagissements des bébés, les cris des hommes. On ne pouvait percevoir les visages. On cherchait à reconnaître les voix. Il y en avait beaucoup qui, par frayeur de la mort, appelaient la mort. Beaucoup qui élevaient les mains vers les dieux. Beaucoup, plus nombreux encore, disaient qu’il n’y avait plus de dieux et prétendaient que cette nuit serait éternelle et la dernière du monde. La cendre en abondance était lourde. Nous nous levions de temps en temps pour la secouer. Je ne geignais pas : je pensais que je périssais avec toutes les choses et que l’immense monde mourait en même temps que moi.

J'ai utilisé l'admirable traduction de Pascal Quignard dans Le sexe et l'effroi.[5].
Ce passage joue en sous-texte ou en intertexte dans le passage proustien que nous étudions. Je pense aujourd'hui que Proust a été touché par cette image de Pline à 16 ans essayant de sauver sa mère.

Sodoma - C'est encore une référence qui revient. «Sodoma, Gomora», c'est la jouissance mortelle, qui vient après l'évocation du rat, de Jupien, de Pompéi. «cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire « Sodoma » comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l'éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l'habitant inconnu de Pompéi.» (curieusement, Quignard ne l'évoque pas dans son livre): il y a une prescience de la catastrophe. Chaque époque qui se sait condamnée a une mémoire spéciale.
«Nous nous sommes souvenus de tout parce qu'avant la catastrophe nous avions une mémoire spéciale», dit Nabokov. (exactitude de la citation non garantie).
La Genèse, chapitre 18 et 19, ne précise pas le péché de Sodome. On ne l'apprend que par hasard, suite à une scène de western (sic): deux étrangers sont arrivés à Sodome, Lot les accueille sans savoir que ce sont des anges; les habitants de la ville les réclament, pour les «connaître», dit la Bible. C'est Vigny qui a "spécialisé" Sodome et Gomorrhe, en leur réservant un sexe.
Ainsi, cette nuit de Paris est comparée à la fois à celle de Sodome et à celle de Pompéi et à la dernière nuit avant le jugement dernier.

obscurité Ainsi qu'il existe du café décaféiné, il existe de l'érotisme désérotisé. Tel est l'effet de l'obscurité sur l'érotisme : elle supprime les préliminaires (les regards, les paroles), il ne reste que les mains et les corps, il y a désérotisation; il ne reste que les sens, Eros sans l'amour, le désir sexuel nu. Il y a suspension du jugement moral, du sentiment intérieur de culpabilité.
Il y a oubli de la mort par la quête du plaisir.
Pompéi était un lieu de débauche, une sorte de côte d'Azur romaine [rires], mais Pompéi, c'était les plaisirs avant la catastrophe, tandis que dans ce passage proustien, c'est dans la catastrophe elle-même que se situe le plaisir.

Tout cela est parfaitement résumé dans la dernière phrase : «Cependant l'obscurité persiste; plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûter au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d'un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.»

Léo Spitzer, réfléchissant après E.R.Curtius, remarque que Proust parle des choses les plus diverses, que la multiplication des subordonnées accompagnent les hasards du monde. Cependant, la multiplicité du réel, du temporel, est dominée par un esprit transcendant. Ce ne sont pas les petits faits chers aux réalistes qui intéressent Proust, mais le mythe éternel. L'histoire de Proust est une histoire du jugement dernier, un jugement païen sans dieu, sans lumière, sans espoir.


L'intervention de Tadié est finie. C'est le temps des questions, paresseuses, à peine des questions, plutôt des phrases croisées entre deux hommes qui n'ont pas vraiment besoin de se parler et de s'écouter pour parler de la même chose. L'accord est souterrain et profond, les signes en surface sont décousus et n'importent pas. Ils sont heureux d'un même bonheur dans leur livre.

A.C. : je remarque qu'il est fait allusion aux catacombes. Avant la Révolution, celle de 1830 je crois, on disait qu'on "dansait sur un volcan".
Il y a tout de même des expressions étonnantes, «les yeux seuls mangent le blé en herbe»...
C'est curieux ce rôle de Proust dans la spécialisation de Sodome...

J-Y. T. : Il a repris des vers de Vigny, qui nourrissait des soupçons envers les pratiques de sa maîtresse Marie Dorcival.

A.C. : j'ai accompagné un jour une thèse sur Pompéi au XIXe siècle. C'est impressionnant, tout le XIXe siècle parle de Pompéi. Je me demande s'il a beaucoup été fait allusion à Pompéi pendant la première guerre mondiale.

J-Y. T. : il y a ce livre d'Edward Bulwer-Lytton, Les derniers jours de Pompéi. Ce n'est pas un grand livre, mais tout le monde l'a lu, et il est probable que Proust l'a lu quand il était jeune. Il faudrait savoir tout ce que Proust a lu.
Il s'agissait de l'un des premiers bombardements touchant Paris. Les Allemands bombardaient Londres, j'allais dire "comme d'habitude" [rires], mais ils ont hésité à bombarder Paris, un évêque a même prêché que ce serait un péché. Là, il s'agit d'un bombardement de représailles, les Français ayant bombardé une ville allemande le soir de Noël. Mais cela, bien sûr, n'est pas précisé dans les journaux de l'époque.

A.C. : il y a également une allusion au Titanic, première grande catastrophe moderne.

J-Y. T. : Oui, mais aujourd'hui il n'y a plus d'iceberg... [rires]
A la fin du Temps retrouvé, nous sommes libérés de la fin du monde. En effet, la fin du monde ne signifie pas la fin de l'œuvre. L'art vit au-delà de l'histoire.
La section centrale parisienne du Temps retrouvé est peu connue et peu étudiée. Pourtant elle est pleine de révélations.

A.C. : On peut également y lire une allusion à Baudelaire.

Je n'ai plus rien noté, mais cela s'est terminé quasiment aussi abruptement.

PS : La version de sejan

Notes

[1] Le Temps retrouvé p.833 (t3-Clarac)

[2] lettre à madame Strauss du 13 février 1918 (merci à Tlön)

[3] Le Temps retrouvé p.806 (t3-Clarac)/p.395 (t4-Tadié)

[4] Du côté de Guermantes, p.87 (t2-Clarac)/p.386 (t2-Tadié)

[5] p.285. Merci à Etienne

Cours n° 2 : Mémoire et espace

Nous avons donc vu la semaine dernière que ce cours porterait sur la mémoire de la littérature, ce qui signifie :
- que la littérature se souvient
- qu'on se souvient de la littérature
- que la littérature se souvient de la littérature.

La Recherche sera considérée ici sous l'angle de la mémoire de littérature plutôt que celui de la littérature de la mémoire; et là encore le sens est double, la littérature étant autant l'objet qui parle de la mémoire que le sujet fondé, structuré, par la mémoire.

Rien n'est dit ici sur la mémoire involontaire, et il n'en sera rien dit pendant quelque temps. Je voudrais développer quelques points à propos de la mémoire.

Mémoire et espace

Le plus souvent la mémoire est associée au temps. Mais il y a également un rapport entre temps et espace. Il faut imaginer Proust écrivain dans son lit entouré par la montagne de ses papiers, montagne, caverne, niche, arche, palais... Au milieu de ses papiers, Proust donne le sentiment de tout posséder, de se déplacer très aisément de renvoi en renvoi, de cahier en cahier; les cahiers ont des noms, cahier babouche, cahier fridolin, cahier du grand bonhomme. Ces cahiers sont très souvent numérotés et ils ont une identité, il s'agit de moyens mémotechniques pour se souvenir. Proust pioche dans «l'abondance des mots et des choses» (Erasme, De duplici copia verborum ac rerum) au cours de l'écriture de son roman en utilisant son immense mémoire artificielle.

Car il existe un "art de la mémoire" — qui a été étudié par Fances A.Yates dans les années 60 et traduit en France dans les années 70 —, une longue et grande tradition de la mnémonique architecturale, qui est la dernière partie de la rhétorique. En effet, pour prononcer un discours il faut de la mémoire. La rhétorique à Herennius, longtemps attribuée à Cicéron, distingue mémoire naturelle et mémoire artificielle. L'art de la mémoire artificielle consiste à placer des images dans des lieux vastes, des palais, des voûtes,... L'orateur place des objets dans des lieux, puis au moment du discours il parcourt les pièces et ramasse les objets.
Il y a deux mémoires, la mémoire des choses et la mémoire des mots, il s'agit de décomposer ce qu'on veut dire en rébus, de séparer le signifié du signifiant. Le discours s'apparente à un parcours des lieux; la rhétorique se rapporte aux topoï, mais aussi au lieu et à l'architecture.
On assiste à une spatialisation du discours. La mémoire du temps est représentée dans l'espace.

Je ferai un parallèle entre le narrateur dans son lit à Combray entouré d'images au début de La Recherche et l'auteur dans son lit entouré de ses papiers.
On pourrait avoir l'impression de deux traditions étrangères l'une à l'autre : la tradition classique de la mémoire artificielle, qui place des images dans des lieux, et la tradition romantique de la réminiscence où le lieu joue le rôle du signe "accidentel", ainsi que l'a montré Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle. Grâce au signe accidentel, un bonheur peut ressusciter. Le signe accidentel (par opposition au signe artificiel) peut réveiller un bonheur intérieur oublié.

La définition du signe accidentel dans le Dictionnaire de la musique de Rousseau est «objet que quelque circonstance a lié à des idées et propres à réveiller ses idées». Il s'agit de signes mémoratifs, ou de mémoratifs tout court. Rousseau en donne deux exemples: en musique, cela peut arriver avec un air, même un air sans grande valeur, car la capacité mémorative est indépendante de la valeur esthétique. L'autre exemple est l'herbier et le classement des plantes. Il s'agit déjà d'un lieu, d'une organisation, on n'est plus si loin du signe artificiel.
L'herbier est un lien entre le signe accidentel et la mémoire artificielle, de même le rapprochement que je propose entre l'auteur entouré de ses papiers et le narrateur entouré des images au début de La Recherche. Il y a hésitation entre un récit chronologique (un récit composé) et un récit selon le souvenir (un récit déposé, selon le mot de Thibaudet). Entre les deux se trouvent de nombreuses références spatiales. «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.»[1]: on voit les références au temps (les heures, les années) et à l'espace, concentrique.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait.

Dans cet éveil en pleine nuit, il s'agit d'induire la chambre où le narrateur se trouve. Il s'agit d'une scène de reconnaissance.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[2]

On assiste à la transformation d'une mémoire spatiale (mon corps... cherchait... à repérer la position de ses membres) en mémoire artificielle (ma pensée... eût identifié).
Il y a donc trois temps: premier temps, mémoire du corps, naturelle; deuxième temps, tentative de reconnaissance qui entraîne une erreur, une fausse reconnaissance («lui présentait successivement plusieurs des chambres»); troisième temps, éveil d'une mémoire artificielle et discursive.

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.[3]

On passe de la cause occasionnelle (le réveil) à la mémoire volontaire, active: les souvenirs sont récupérés dans les chambres où ils ont été déposés.
Quelques pages plus loin, la madeleine vient bouleverser la prééminence de la mémoire artificielle. Malgré tout, c'est elle (la mémoire artificielle) qui domine le roman, entrecoupée de souvenirs occasionnels.

Ramon Fernandez, le premier critique proustien et qui travaillait à la NRF, avait bien raison de parler de spatialisation du temps et de la mémoire. C'est ce qu'on a appelé le bergsonnisme de Proust. Proust attribue au temps les caractères de l'espace notamment quand il présente le passé dans le présent.
A plusieurs reprises, Proust évoque indifféremment une psychologie dans le temps ou une psychologie dans l'espace, par opposition à une psychologie plane.
Dans Albertine disparue, le narrateur enquête. Il relit sa vie avec Albertine:

Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace.
Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; [...][4]

Voilà une chose dont nous ne parlons pas ici : l'oubli...
Le défaut de la psychologie de convention qui est statique est de ne pas tenir compte du temps. Proust s'en ouvre à Jacques Rivière dans une lettre : «...une des choses que je cherche en écrivant [...], c'est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane.»[5]

On trouve une autre scène de reconnaissance lorsque le narrateur se trompe et confond "Mlle de Forcheville" avec "Mlle d'Eporcheville" sans reconnaître tout d'abord Gilberte. A propos de ce lapsus, le narrateur fait le commentaire suivant : «Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immoblie. Mais en réalité ce n'est pas du tout comme cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.» [6] Proust rapproche la mémoire de la photographie mais déclare que la photographie est insuffisante.

De même, dans les dernières pages de son roman, le narrateur décrit son projet en terme spatial :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le resaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.[7]

La psychologie dans l'espace qui fera la beauté de l'œuvre est liée à cette introduction du passé dans le présent.
Il y a donc de bonnes raisons de voir un palais de mémoire, un théâtre, une bibliothèque dans La Recherche du temps perdu.

La rhétorique à Herennius associe des lieux à des images. Que doivent être ces images pour rester dans la mémoire? Elles doivent être frappantes, actives, d'une beauté ou d'une laideur exceptionnelles (egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem) [sourire dans la voix de Compagnon] ou ridicule (ridiculas res): il s'agit donc toujours d'être dans l'excès.
Or il n'y a pas de meilleur exemple d'excès que les vices et les vertus peints par Giotto à Padoue. Michael Baxandall, dans son livre Giotto and the OratorsGiotto et les orateurs — traduit par Les humanistes à la découverte de la composition en peinture[quelques rires dans la salle] met à jour l'influence de la tradition rhétorique sur les peintres de la Renaissance.
Or Giotto joue un rôle dans La recherche, notamment lorsque Swann remarque la fille de cuisine à Combray, qui lui rappelle la figure de la Charité de Giotto (on a là la marque de l'influence de Ruskin, qui a analysé l'œuvre de Giotto).
Or si nous regardons les vices et les vertus de Giotto, nous nous apercevons que leurs traits sont caricaturaux. L'un des conseils de La rhétorique à Herennius est d'utiliser des vêtements amples comme images de mémoire, la Charité est revêtue d'une houppelande. D'autre part la figure de la fille de cuisine est frappante:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.[8]

On voit le caractère excessif ou ridicule de cette description.
Ruskin a également travaillé sur la cathédrale d'Amiens. On sait que Proust a eu un moment le projet de suivre un plan mettant en parallèle les vices et les vertus de Padoue et de Combray. Il a songé à l'architecture pour éviter la chronologie. Erwin Panofsky a montré dans Architecture gothique et pensée scolastique l'homologie de structure entre philosophie scolastique et architecture gothique. (Son livre étudie les rapports entre la basilique Saint-Denis et la pensée de l'abbé Suger : il y décèle des homologies irréductibles). Il n'est donc pas illégitime de lier Proust à cette tradition de la mémoire rhétorique.

Il explique, par un mouvement comme souvent en deux temps, d'abord/plus tard, comment le narrateur a progressivement pris conscience de l'action des peintures de Giotto:

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.[9]

Il y a là des imagines agentes, des images qui pour êtres actives doivent être frappantes.
Il y a donc dans La Recherche du Temps perdu une mémoire de cette mémoire artificielle, qui s'inspire autant de la cathédrale d'Amiens que des vices et des vertus de Giotto.
Entre les signes remémoratifs de Rousseau et les images actives de la Rhétorique à Herennius, il n'y a peut-être pas une différence si grande : après tout, l'image de la madeleine a un caractère saisissant et frappant, tel un objet de la tradition rhétorique.

Les rapports de la mémoire et de la reconnaissance

Je voudrais insiter sur l'importance de la reconnaissance, corrolaire de la représentation spatiale de la mémoire. Le lecteur se déplace dans le livre, il s'agit de la métaphore très ancienne qui lie la marche ou la promenade à cheval à la lecture — on se rappellera Montaigne affirmant que ses idées lui viennent à cheval.
Le modèle du roman est la topographie, davantage que l'histoire. La littérature est liée à la géographie, à la cartographie, à l'orientation et au sens de l'orientation.

La recherche du temps perdu est une lecture liée à la mémoire, il s'agit d'une expérience de la lecture comme mémoire.
Proust décrit l'audition de la musique. C'est la première fois que le narrateur entend la sonate de Vinteuil :

Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire.[10]

Pourquoi ne comprend-on rien? Ce qui fait défaut ce n'est pas la compréhension mais la mémoire. Il y a nécessité de la mémoire pour qu'il y ait reconnaissance.


PS : La version de sejan.

Notes

[1] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[2] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[3] Du côté de chez Swann, p.8 (t1-Clarac)/p.8 (t1-Tadié)

[4] La Fugitive, p.557 (t3-Clarac)

[5] voir les précisions de Tlön dans les commentaires.

[6] La Fugitive, p.573 (t3-Clarac)

[7] Le Temps retrouvé, p.1031 (t3-Clarac)

[8] Du côté de chez Swann, p.81 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[9] Du côté de chez Swann, p.82 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[10] A l'ombre des jeunes filles en fleurs p.529 (t1-Clarac)/p.519-523 (t1-Tadié)

Séminaire n°1 : la littérature se souvient de la littérature

Le séminaire portera sur ce sujet assez large. Le programme en sera incessamment disponible sur le site du Collège.
La semaine prochaine interviendra Jean-Yves Tadié, qui m'a donné comme titre "Proust et Pompéi".
Le 9 janvier viendra Pierre-Louis Rey, qui parlera de "Proust et le mythe d'Orphée".
Le 16 janvier viendra Philippe Sollers, qui ne m'a pas encore donné de titre, mais m'a envoyé un petit livre, Fleurs. Ainsi nous aurons le témoignage d'un écrivain à propos de la transmission de la littérature par la littérature.
Car il ne suffit pas de parler en amont, il faut aussi parler en aval, et c'est le sens du témoignage de Philippe Sollers : comment transmet-il Proust?
Les intervenants parleront environ 40 mn, afin que nous ayons ensuite le temps de débattre.

(fin de la parenthèse. Retour sans transition à l'exacte fin du cours : Bakhtine, le dialogisme, la littérature se souvient de la littérature)

Je n'entends pas cette mémoire comme une auto-référencialité, mais au sens authentique bakhtinien (dialogisme) : les langues du monde, une bibliothèque du monde. Cela me rappelle Emerson —cité par Borgès— qui disait: «Une bibliothèque est une caverne magique remplit de morts qui peuvent renaître.»

Le pli de la littérature sur elle-même lui donne son élan.

La présence de la littérature dans la littérature se voit par l'allusion.

Souvent on ne la voit pas. Puis une fois qu'on l'a vue, on ne voit plus que cela. C'est ce que rapporte Proust une fois qu'il a compris que M. de Charlus était un inverti:

Jusqu'ici je m'étais trouvé, en face de M. de Charlus, de la même façon qu'un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n'a pas remarqué la taille alourdie, s'obstine, tandis qu'elle lui répète en souriant: «Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment», à lui demander indiscrètement: «Qu'avez-vous donc?» Mais que quelqu'un lui dise: «Elle est grosse», soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C'est la raison qui ouvre les yeux; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. [1]

La littérature est grosse de la littérature. Une erreur dissipée donne un sixième sens.
Il y a toujours un signe de l'allusion mais il n'est pas donné à tous de le voir.
Par exemple, la phrase de Vinteuil amène l'évocation d'une passante, et qui dit passante dit Baudelaire. De nombreuses allusions baudelairiennes reviendront.

[...] elle l'entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais, rentré chez lui, il eut besoin d'elle : il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne à sa sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.[2]

Le thème de la passante apparaît dès Combray, quand le narrateur désire l'apparition d'une passante lors de ses promenades, il est présent dans les jeunes filles en fleurs, où Proust note que «les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage» Ibid, p.713. [rires étouffés dans la salle]

On trouve une autre allusion baudelairienne à la fin de Sodome et Gomorrhe. Le narrateur s'ennuie avec Albertine et s'apprête à la quitter quand il apprend qu'elle connaît Mlle Vinteuil. Il passe une nuit d'insomnie et de jalousie; au matin il décide de regagner Paris avec elle où il la retiendra prisonnière. Il assiste à un lever de soleil.

Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l'aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leurs voiles et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir: scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du couchant, [...][3]

Nous avons là un crépuscule du matin opposé à un crépuscule du soir. Il s'agit de la reprise du topos baudelairien des deux aurores:

L'aurore grelottante en robe rose et verte
S'avançait lentement sur la Seine déserte,
fin de Le Crépuscule du matin, in Les Fleurs du Mal

Nous voyons la signature du texte sous le texte : rose et verte/roses et bleues, aurore grelottante/scène grelottante.
Surtout, bizarrerie grammaticale dans le texte proustien des deux épithètes coordonnées "grelottante et déserte" : car ce n'est pas l'aurore qui est déserte chez Baudelaire, mais la Seine, qui devient la scène chez Proust.
Ainsi, la bizarrerie grammaticale devient le signe de l'allusion.

Cette allusion n'est pas un enfermement. Un texte comme un nouveau peintre change la façon de voir le monde:

Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir. [...] Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes.[4]

La mémoire n'est pas un monument, mais un mouvement de littérature, la littérature en mouvement. Le titre retenu pour ce cours est équivoque et permet une mise en abyme. Il est l'occasion de reprendre une recherche dans une constellation de sujets : les rapport de la littérature avec la littérature, noces, duels, angoisses, actions, réactions,...

Quelques points que je ne traiterai pas.

1/Proust et la mémoire : cela fait spontanément penser davantage à une littérature de la mémoire qu'à la mémoire de la littérature. La Recherche du temps perdu, c'est le roman de la mémoire. Que veut-on dire par là? On retrouve la même ambiguïté du génitif : le roman parle de la mémoire; la mémoire structure le roman.

Je veux rappeler que La Recherche du temps perdu appartient à une littérature de la mémoire telle qu'elle s'écrit depuis Baudelaire, Rousseau. C'est une littérature du souvenir: «Un soir t'en souvient-il, nous voguions en silence...» Thème au cœur de la modernité et de la mélancolie. Rappelons-nous que le poème «J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans» finit par le doute sur la valeur de la mémoire: «Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,/ Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche/ Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.» (à nouveau le thème du crépuscule)

La mémoire involontaire est le grand arc qui traverse tout le roman: l'expérience de la madeleine enclenche le récit de Combray, les réminiscences du temps retrouvé déclenchent la décision d'écrire.
La mémoire est à la fois le sujet et l'objet du roman. C'est la mémoire qui structure la mémoire. Le premier qui l'a vu est Auerbach (Mimesis) : toute la technique de Proust est liée à la redécouverte de la réalité perdue déclenchée par un incident sans importance. La Recherche est un roman composé à partir de flash-back, d'analepses dirait Genette, c'est un roman rétrospectif.
Le roman est structuré par le souvenir; le premier souvenir est celui de l'angoisse de la privation du baiser maternel. Le premier flash-back est celui-ci:

Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.[5]

Ce passage a souvent été commenté. Il s'agit de mémoire totale. Auerbach parle d'omnitemporalité (Mimesis, p.539). Un certain nombre de critiques (G.Genette) identifient un texte sous le texte, il s'agit du début des Confessions de Rousseau:

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des souvenirs un peu liés, mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures.

Dans Albertine disparue, le héros ne cesse de réexaminer son passé pour comprendre.

Il y a des cas où les souvenirs n'ont pas été donnés. Par exemple, quand le narrateur donne les meubles de sa tante à la maison de passe en rappelant les légendes celtiques — les objets ont une mémoire —

Je cessai du reste d’aller dans cette maison parce que désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns, notamment un grand canapé — que j’avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d’eux, toutes les vertus qu’on respirait dans la chambre de ma tante à Combray, m’apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense! J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage.[6]

il nous fournit une explication (la petite cousine) pour compléter un oubli du texte:

Je ne retournai plus chez l’entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D’ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre et qui m’avait donné le conseil assez dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée. Ibid

Les souvenirs sont aléatoires. Ils se présentent sans ordre.
Proust a d'ailleurs failli choisir une forme qui suivrait l'ordre dans lequel les choses se présentent à l'esprit. «[...] tout tournait autour de moi dans l'obscurité: les choses, les pays, les années».Du côté de chez Swann Pléiade (1954) t.1, p.6. Les premières pages montrent une mémoire du corps : «Le branle était donné à ma mémoire.» Ibid, p.8. C'est un roman qui finalement n'a pas eu lieu.
L'ordre retenu est grossièrement chronologique. Les souvenirs ne seront pas donnés dans l'ordre où ils arrivent. Borgès encore: le jardin des chemins qui biffurquent.
N'est-ce pas la forme chronologique qui l'a emporté? La mémoire de la littérature a imposé la prégnance d'une forme habituelle.

Il s'agit donc d'un chapitre que je ne traiterai pas : le roman de la mémoire.

2/ les lieux de mémoire
Il s'agit de la mémoire "artificielle" de Proust (ie, le contraire de la mémoire involontaire). Mémoire prodigieuse de Proust, qui écrit entouré de ses cahiers et de ses notes: nous avons là un vrai théâtre de mémoire au sens renaissance du terme.
On peut se souvenir de La Recherche du temps perdu en imaginant circuler à travers des pièces.

(La séance s'est terminée ainsi, un peu abruptement.)


Notes

[1] Sodome et Gomorrhe, p.613 (t2-Clarac)/

[2] Du côté de chez Swann, p.210 (t1-Clarac)/

[3] Sodome et Gomorrhe, p.1130 (t2-Clarac)/

[4] Le côté de Guermantes, p.327 (t2-Clarac)/

[5] Du côté de chez Swann, p.37 (t1-Clarac)/

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.578 (t1-Clarac)/

Cours n°1 : justification du titre

Avertissement en forme de refrain: notes mises en forme et en récit après coup. Ne pas imputer les éventuelles incorrections de syntaxe ou de vocabulaire à A. Compagnon, il s'agira de mes erreurs.
Evidemment, les notes suivantes sont inutilement précises, tout à votre bénéfice. Pour moi-même je n'aurais gardé que les idées forces. (Cette précision à l'attention de ceux qui s'étonneront de l'absurde minutie de ces notes, qui s'apparente à de la coquetterie : c'en est; je ne dirais pas que je m'en targue, mais reconnaissons que cela me fait rire et que cela me plaît ainsi: merci donc, chers lecteurs, d'être l'occasion d'en faire trop.)
Ainsi, il s'agit, j'en ai bien peur, de tout sauf d'une synthèse.


En commençant ce cours, je suis remplis d'incertitude sur ce qui convient de faire, même si j'ai reçu de nombreux conseils de la part de mes collègues. Je considère ces premières semaines comme des expériences qui permettront de trouver le ton juste. Il y aura trois semaines d'ici Noël, que je vais consacrer à justifier ce titre, «Proust, mémoire de la littérature». J'ai invité des intervenants pour l'heure de séminaire, le premier interviendra la semaine prochaine. Aujourd'hui je suis seul, je parlerai deux heures.

Pourquoi avoir choisi Proust ?

Tout n'a-t-il pas déjà été dit sur Proust? Il fait l'objet d'une bibliographie galopante. En 2005, seul Sartre a fait l'objet d'une bibliographie plus importante, et c'était "l'année Sartre". Proust détient donc une sorte de record parmi les Français.
Faut-il dès lors déclarer un moratoire? interdire de parler de Proust pendant vingt ans?
Depuis onze ans que je fais cours à la Sorbonne, j'ai toujours évité d'étudier Proust, sauf les années où il était au programme de l'agrégation. Lorsqu'un étudiant venait me proposer un sujet de thèse sur Proust, je le décourageais: «Qu'aurez-vous de nouveau à dire sur Proust?» Evidemment, on me répondait parfois: «ce sera nouveau parce que je n'ai jamais parlé de Proust» [rires] mais on sait bien que la probabilité que quelque chose de nouveau soit dite est très faible.

Parler de la mémoire à propos de Proust, c'est ajouter la difficulté à la difficulté: on est dans le poncif, la mémoire est la tarte à la crème des études proustiennes, la madeleine, les pavés inégaux, le bruit de la cuillère (qui est une fourchette dans les brouillons) dans Le Temps retrouvé... Félicité de la mémoire involontaire: l'identité des sensations permet d'échapper au temps.

En fait, je dirais qu'aujourd'hui, les études proustiennes présentent un assez fort potentiel. En effet, on n'a pas encore pris la mesure des nouvelles publications parues dans les années 80 au moment que Proust est tombé dans le domaine public. Il n'y a pas eu le même mouvement de la recherche que dans les années 50 suite à la publication de Contre Sainte-Beuve (1953) et Jean Santeuil (1954). Jusque dans les années 50, Proust n'intéressait qu'un petit cercle, on lui reprochait de ne pas aborder les questions morales et sociales.
A partir des années 50, et après la découverte de Contre Sainte-Beuve et Jean Santeuil, Proust est publié dans la Pléiade et devient un classique: les travaux se multiplient alors.

Le même mouvement ne s'est pas produit dans les années 80. Le nombre de notes a peut-être fait peur. La recherche a sans doute été découragée. Les travaux très étroits se sont multipliés. Pour écrire des synthèses, il faut désormais quasi obligatoirement lire des brouillons, ce qui fait peur.
Il est temps de relancer la recherche. Il faut trouver un lieu d'où parler.
Dans les années 70, on attaquait les textes via la narratologie, la psychologie, la théorie du roman.
Aujourd'hui, je pense que la critique doit se faire à partir de l'histoire, de l'histoire de la culture ou de l'histoire culturelle. Nous ne connaissons toujours pas bien le contexte fin de l'œuvre de Proust. Chaque fois que je cherche à comprendre un passage difficile, un mot, une phrase, je me dis qu'il faudrait avoir lu tout ce que Proust a lu pour respirer cet air du temps qui souffle dans La Recherche. C'est mon sentiment d'éditeur de Sodome et Gomorrhe. La Recherche est un texte très épais de culture, très dense; il est donc légitime de reparler de Proust après tout ce qui a été dit.

Roland Barthes a donné ici en 1978 une conférence intitulée "Longtemps je me suis couché de bonne heure", publiée d'abord dans un des volumes des conférences de cette maison. Elle fut ensuite développée en un cours, son dernier cours ici, La Préparation du roman, dans lequel Roland Barthes se mettait en position d'écrire un roman. Il s'agissait pour Roland Barthes de parler de "Proust et moi", non pour se comparer, mais pour s'identifier. Ainsi que je l'ai dit la fois dernière, Barthes réhabilitait ainsi l'émotion et l'empathie que la critique post-structuraliste avait condamnées. Il ne s'agissait pas d'une identification au héros, mais à l'auteur comme artisan.
Roland Barthes avait l'intention de donner ici un séminaire sur Proust et la photographie. Hélas, il ne se remis jamais de son accident et ne revint pas. Ce cours est donc un hommage à Roland Barthes.

Donc nous avons vu pourquoi Proust, pourquoi mémoire. Mais pourquoi "mémoire de la littérature? Le "de" français est ambigu, comme toujours.
- D'une part le génitif peut être subjectif : la mémoire que possède la littérature, ce dont elle se souvient;
- d'autre part le génitif peut-être objectif : la mémoire dont la littérature peut faire l'objet, les choses qui se souviennent de la littérature.
On a donc les couples sujet/objet, agent/patient.

1/ Dans le premier sens, la littérature est une mémoire.

Il y a une différence entre mémoire et histoire. La Recherche est une mémoire. Tout y est, ou du moins beaucoup de choses. Elle se présente comme une somme de la culture, une intégrale de la culture. La Recherche est un contenant d'une mémoire française : comment La Recherche est-elle parvenue à s'identifier à notre mémoire? Il conviendrait de lister autant ce qui s'y trouve que ce qui ne s'y trouve pas. Ce second aspect ne sera pas traité aujourd'hui.

Je vais évoquer un passage en abyme, un passage emblématique de La Recherche qui montre le fonctionnement de la mémoire. Il s'agit du dîner de Norpois chez les parents du narrateur. Le héros apprend que Norpois voit souvent Gilberte et Mme Swann. Norpois s'offre pour parler de lui. Le narrateur a un geste spontané de tendresse et de reconnaissance qu'il arrête et qu'il réprime: «J'en ébauchai presque le geste que je me crus seul à avoir remarqué.»[1] Il s'agit donc d'un geste destiné à l'oubli. L'incident est infime mais suffit à expliquer que Norpois ne parlera pas du narrateur à Mme Swann. Ce n'est que beaucoup plus tard que le narrateur apprendra pourquoi Norpois n'a rien dit.
Le passage suivant décrit le rapport à l'autre :

Il est difficile, en effet, à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui; par peur de nous exagérer notre importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel sont obligés de s'étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la mémoire de ceux avec qui nous causons. C'est d'ailleurs à une supposition de ce genre qu'obéissent les criminels quand ils retouchent après coup un mot qu'ils ont dit et duquel ils pensent qu'on ne pourra confronter cette variante à aucune autre version. Ibid, p.477

On pense ici à Dostoïevski et ses réflexions sur le rapport intime à l'autre.

Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l'humanité, la philosophie du feuilletonniste selon laquelle tout est promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du «Premier Paris» nous dit d'un événement, d'un chef d'œuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut «son heure de célébrité»: «Qui se souviendra de tout cela dans dix ans?», à la troisième page, le compte rendu de l'Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un poème de peu de valeur qui date de l'époque des Pharaons et qu'on connaît encore intégralement? Ibid, p.477

On voit l'opposition tout s'oublie/insignifiance des choses <=> tout se conserve/mémoire fabuleuse de tout. Ce que retiennent les érudits sont des choses infimes. Et c'est ainsi que le héros comprend pourquoi Norpois n'a jamais parlé de lui chez les Swann:

Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui s'y trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il était ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir de bien à tous, d'ailleurs habitué par sa professions et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait «vu le moment où j'allais lui baiser les mains», je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs. Ce potin m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain; et je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ. Ibid, p.478

Il y a ici une comparaison remarquable entre ce geste que le narrateur pensait avoir été le seul à avoir remarqué et le geste d'urbanité à la cour d'Assourbanipal (Gaston Maspero faisait partie des manuels scolaires de l'époque, Proust avait dû le lire à l'école).
Il s'agit d'une analyse de l'image que l'autre a de nous-mêmes; ce rapport éthique à nous-mêmes qu'est la vision de l'autre.
La scène est construite en miroir, le narrateur est confronté à l'image qu'un autre a de lui. Il découvre le potin, la rumeur rapportée. Le potin est la mémoire des choses infimes et des choses honteuses. Le narrateur avait voulu reprendre son geste, on pense à la honte de Raskonikov dans Crime et Châtiment.
«J'eus peine à me retenir» : un mouvement de honte que l'on voudrait avoir oublié, mais il y a une mémoire de tout, y compris de ce qu'on voudrait avoir oublié.

Je vais citer un autre passage, une parenthèse qui concerne la grand-mère du narrateur: celui-ci la surprend à son retour de Balbec (après le célèbre coup de téléphone), elle qui ne le sait pas revenu: «par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d'assister brusquement à notre propre absence».[2]

Il y a une mémoire de tout, nous insisterons sur cela aujourd'hui — sur la dimension éthique de la littérature. L'écume du monde est conservée par la littérature comme une mémoire de la culture.
La littérature : c'est elle qui se souvient, qui conserve tout comme dans une nouvelle de Borges — l'abîme sans fond de la littérature.

2/ Dans le second sens, il s'agit de la mémoire que l'on a de la littérature.

le plus simple : la récitation, le par cœur.

Voici le seul passage de La recherche où les mots "mémoire" et littérature" figurent de façon très rapprochée. Il s'agit de la visite du Dr du Boulbon lors de la maladie de la grand-mère. C'est un spécialiste des maladies nerveuses (au passage, éloge des nerveux (tous les écrivains sont nerveux) qui sont le sel de la terre)). Il va diagnostiquer une maladie nerveuse, ce qui est un diagnostic erroné. C'est l'occasion d'un portrait ironique d'un docteur dont le modèle serait Charcot ou Adrien Proust. Il s'agit d'un médecin autoritaire (le Dr Brissot). Il écoute les malades au lieu de les ausculter:

Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards où il y avait peut-être l'illusion de scruter profondément le malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanée mais devait être devenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir qu'il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l'empire sur elle

(vous connaissez cette structure en "ou" qui multiplie les hypothèses)

— il commença à parler de Bergotte.
— Ah je crois bien, Madame, c'est admirable; comme vous avez raison de l'aimer! Mais lequel de ses livres préférez-vous? Ah! vraiment! Mon Dieu, c'est peut-être en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman le mieux composé: Claire y est bien charmante; comme personnage d'homme lequel vous est le plus sympathique?

Au lieu d'ausculter la malade, le docteur parle de littérature. Nous avons droit comme souvent au commentaire rétrospectif du narrateur.

Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler littérature parce que, lui, la médecine l'ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa largeur d'esprit, et même, dans un but thérapeutique, pour rendre confiance à la malade, lui montrer qu'il n'était pas inquiet, la distraire de son état. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de ma grand'mère était bien intacte. Ibid, p.301

Nous avons droit ici à une satire du médecin, en deux temps : d'abord / mais depuis. Mais le narrateur lui donne un peu raison sur la fin : le médecin se trompe, mais sa mise à l'épreuve de la malade est pertinente.
La mémoire de la littérature est un indice de familiarité avec la littérature.
Cela dépend des gens, aussi : certains ont une excellente mémoire de la littérature, ils se souviennent de l'intrigue de tous les romans qu'ils ont lus, et d'autres pour qui c'est toujours la première fois.

Ainsi, le deuxième sens, "la mémoire de la littérature", est indemme chez la grand-mère.
Il y a donc deux sens à "la mémoire de la littérature", la littérature se souvient et on se souvient de la littérature. J'y ajouterai un troisième sens.

3/ Dans un troisième sens, la littérature se souvient de la littérature.

Il y a un repli des deux sens l'un sur l'autre. C'est surtout cela que je voudrais aborder, qui ranime un certain nombre de vieux démons: la citation, l'allusion, l'intertextualité, la bibliothèque, la philologie, l'archéologie,...

Je voudrais faire une mise en garde: je ne souhaite pas du tout insister sur un enfermement, une réflexivité, une autonomie de la littérature, mais montrer comment, s'appuyant sur la littérature, c'est comme cela que la littérature parle du monde. En portant la littérature vers l'avant elle s'ouvre au monde.
N'oublions pas que la notion d'intertextualité vient de Bakhtine, du dialogisme de Bakhtine, et donc du dialogue, une démarche très concrète tournée vers l'autre, alors que la notion d'intertextualité a eu tendance à se replier sur elle-même.


(fin du cours. La deuxième heure demain)

PS : La version de sejan

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade (1954) t.1 p.477

[2] Le côté de Guermantes, Pléiade (1954) t.2, p.140

Filon

Evidemment, je tiens un filon : distiller lentement tout au long de la semaine la transcription de l'heure de cours d'A. Compagnon, puis celle de l'heure de séminaire, et je remplirai ce blog sans même y penser. C'est tentant.
Je vais essayer de m'en tenir à deux billets par semaine. Je vais également tenter de retrouver les références des citations données en cours (ceux qui possèdent la dernière édition de Proust dans la Pléiade peuvent laisser les références à cette édition dans les commentaires, je les ajouterai (nous débuterons ainsi en live des tables de correspondance à la façon des tables des Pensées de Pascal (j'aime tout ce qui ressemble à des codes secrets ou des transpositions)).

Comme je le disais à Tlön dans un précédent commentaire, je suis arrivée encore trop tard (les portes ont été ouvertes à 15 heures pour 16 heures 30). Antoine Compagnon est la coqueluche du tout-Paris! J'aime arriver au Collège de France, voir les gens devant moi prendre la même direction que moi, et nous roulons comme des gouttes dans la même rigole vers le même ruisseau... C'est amusant. Et toujours cette même prédominence de personnes qui paraissent retraitées (évidemment, il n'y a qu'elles qui ont le temps, grommelle H., toujours aimable): où sont les étudiants?
Je suis donc arrivée trop tard pour être dans l'amphithéâtre principal (Marguerite de Navarre), les appariteurs ont ouvert une autre salle. J'ai rarement vu un personnel aussi aimable, des gens aussi courtois et professionnels, ne refoulant personne, n'étant jamais brusques, répondant et orientant toujours poliment, et même avec le sourire (on mesure à ce genre de notations à quel point j'ai (nous avons?) l'habitude d'être malmenée par toute personne détenant une parcelle de pouvoir), je bénis cette administration capable de décider en trente secondes d'ouvrir une salle quand la précédente est pleine, et je m'étonne que cette salle soit parfaitement sonorisée, et que la retransmission visuelle soit parfaite. Oui, je suis un peu traumatisée par tout ce qui ne fonctionne jamais dans l'administration...

L'âge et l'aspect de A. Compagnon sont le sujet de nombreuses conversations. C'est à peine poli et cela me fait rire. Vient-on l'entendre ou le voir? La question reste ouverte.
Ma voisine s'endort. Je prend des notes. Les lunettes d'Antoine Compagnon sont moins grandes que je ne le pensais. Ses mains sont blanchies par l'écran. On ne peut distinguer l'écriture sur les feuilles qu'il tient devient devant lui. Il parle d'une voix nette, agréable, tranquille. A plusieurs reprises il me fait penser à un prêtre ou à un pasteur en chaire.

Le cours demain ou après-demain.

La leçon inaugurale d'Antoine Compagnon

J'arrive à 16h20 au Collège de France. Un gardien de la sécurité, jeune, chauve, adipeux et charmant, m'apprend qu'il faut revenir à 17h20 et que les personnes qui n'ont pas de carton d'invitation n'assisteront pas à la séance en direct, mais auront droit à une retransmission sur grand écran. Comme il est très aimable, j'en profite pour me renseigner sur les modalités pratiques si l'on souhaite assister plus tard au séminaire. «L'entrée est libre, les portes sont ouvertes une demi-heure à l'avance. — Il y a assez de la place? — Oui. Mais pour Antoine Compagnon, il y a toujours beaucoup de monde.»

Je reviens à 17h20. La première salle est déjà pleine (112 places, j'ai compté), l'administration en ouvre gentiment et intelligemment une seconde. Tout est neuf, tout est moderne et fonctionnel (bois blond, fauteuils bleus), c'est très réussi et je suis déçue: j'aurais aimé des boiseries, quelque chose d'ancien et de désuet.
Je suis surprise par l'assistance, je fait partie des plus jeunes, le reste de l'assistance paraît avoir plus de 60 ans. J'attendais des étudiants, il y en a une poignée, dont des Italiens et des Japonais. Le grand écran nous montre le pupitre d'où Antoine Compagnon s'adressera à nous dans une demi-heure, on aperçoit également le premier rang de l'auditoire, mon voisin, qui a l'air bien informé, parle à sa femme: «Les premiers rangs sont normalement réservés aux autres professeurs... Tiens, on dirait X., là, tu vois, avec le journal...» Il déplie un programme, indique à sa compagne qui est «bien», me choque quand il dit «bon, je vais essayer d'écouter cette leçon...»: mais pourquoi est-il venu? Je me tasse, cherche une position et m'endors: vingt minutes de sommeil, ce n'est pas à négliger.

Je suis réveillée par des essais de micro: la sonorisation est parfaite. Bientôt les professeurs du Collège de France apparaissent sur le côté de l'estrade (j'allais écrire "la scène", mais c'est aussi cela) et vont s'installer hors champ, puis Antoine Compagnon apparaît, longuement applaudi. Costume sombre, cravate bleue, l'image ne montre aucun cheveu gris. Ses lunettes sont démodées, avec des verres immenses (l'antithèse du professeur aux petites lunettes d'acier), et il les porte curieusement, comme une couturière âgée, au bout du nez. Jamais il ne tentera de les remonter. Il lira sa leçon les deux bras appuyés au pupitre, le corps penché en avant, forçant sur les épaules. Il restera une heure dans cette position.
La leçon est une merveille de clarté, construite comme une démonstration, émaillée de citations qui sont autant d'illustrations ou de preuves. Cette clarté ne laisse aucune place au rire ou à l'humour. Il y a très peu de mots inutiles, si l'on n'excepte les remerciements et saluts aux professeurs présents, absents ou disparus, je m'aperçois que j'ai bien du mal à prendre des notes, je n'écris plus assez vite, je manque d'entraînement.
Il y aura donc des trous dans ce que je vais transcrire, mais d'une part la leçon sera disponible en CD d'ici quelques temps, d'autre part mon voisin semblait persuadé qu'elle serait reprise par les journaux, enfin cette synthèse est disponible: ceux que cela intéresse pourront corriger ou compléter ce que je vais écrire.
Attention, il s'agit une prise de notes renarativisées (et les guillemets éventuels entourant les paroles de Compagnon ne doivent pas être tenus pour des "sic"): les tournures employées, et notamment les fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, ce sera un peu décousu, car je n'ai pas noté toutes les transitions. Par moment, je retranscris à peu près, de mémoire, car je n'ai pas pris de notes, mais je me souviens — très approximativement. Je le répète, tout ce que j'écris pourra/devra être confronté à l'enregistrement à venir.

Je ne sais s'il a donné un titre à son intervention. Le mien serait Que peut la littérature? ou Eloge de la littérature ou Pour une défense de la littérature.

Un homme (Jacques Glowinski ?) présente la leçon que nous allons écouter :
La chaire créée pour Antoine Compagnon (car les chaires naissent et meurent avec leur titulaire, elles ne se transmettent pas) s'intitule «Littérature moderne et contemporaine: Histoire, critique, théorie».
L'histoire apporte la connaissance, la critique littéraire s'approche de l'écrivain, la théorie de la littérature permet d'en étudier les formes. Le dernier livre de Compagnon, Les antimodernes étudie la tradition de résistance à la modernité dans la modernité.

Compagnon prend la parole. Il rappelle sa formation d'ingénieur. «En 1970, j'avais 20 ans, j'assistais ébahi, rencogné dans un coin de la salle, à l'analyse d'un sonnet de du Bellay par un professeur qui ressemblait à un oiseau frêle : il s'agissait de Roman Jakobson. Plus tard, j'ai suivi les cours de Foucault, de Roland Barthes, le séminaire de Lévi-Strauss, un ami me rappelait récemment que j'avais également suivi les interventions de Julia Kristeva. Tout cela hâta ma conversion et je décidai d'abandonner la carrière d'ingénieur pour me consacrer à la littérature, et non l'inverse : Guez de Balzac disait «Quitter la littérature pour les sciences, c'est comme quitter une maîtresse de dix-huit ans pour une vieille.»
Vous n'imaginez pas tout ce que je ne sais pas. J'ai toujours choisi le sujet de mes cours pour en profiter pour apprendre ce que je ne savais pas. Lorsque j'ai commencé à rencontrer des professeurs en vue de cette chaire, j'ai été pris de crainte à l'idée qu'ils allaient s'apercevoir de mon ignorance. Et puis je me suis rassuré en me disant qu'un professeur, c'est justement quelqu'un qui ne sait pas et qui cherche.
Emile Deschanel, le père de Paul Deschanel, éphémère président de la République, fut professeur de littérature au Collège de France. En 1901, alors qu'il avait 82 ans, une étudiante russe lui tira dessus par jalousie. Baudelaire disait «Ce petit bêta de Deschanel, professeur pour demoiselles», mais cela ne l'empêcha pas de lire les études de Deschanel sur le saphisme, "Pétard les lesbiennes" étant le premier titre des Fleurs du Mal. (En me relisant, je ne comprends pas ce que cela vient faire ici. Il manque une transition.

Pourquoi et comment parler de la littérature au XXIe siècle ?

Je vais traiter d'abord le plus facile:
I. Comment parler de littérature.
Sainte-Beuve disait que jusqu'au XVIIIe siècle, la littérature servait d'exemple de goût, elle était le modèle à suivre. Ce n'est qu'à partir du XIXe siècle qu'on rapporta les œuvres à leur contexte et aux circonstances ayant présidé à leur écriture. On voit se dégager deux courants, la théorie et l'histoire, les deux façons de faire de la critique, l'ancienne et la moderne.
- la tradition théorique s'attache à la synchronie, elle est du côté de la réthorique et poétique et s'attache au respect et à la mise à jour de règles;
- la tradition historique s'attache à la diachronie, elle est du côté de l'histoire et de la philologie et veut montrer l'aspect unique de chaque œuvre.

L'histoire de la succession des professeurs aux chaires de littérature du Collège de France illustre la guerre que se sont livrée ces deux manières de faire de la critique. Les premiers professeurs furent partisans de la théorie, puis au cours du premier tiers du 19e siècle ce fut le début de la philologie. Il y eut de bons amateurs (Jean-Jacques Ampère en 1833, ami de Chateaubriand puis Lomeny) puis les professionnels, Paul Albert et Emile Deschanel.
De 1904 à 1936, Abel Lefranc fit de l'histoire littéraire au sens positiviste, contre Sainte-Beuve. Puis Paul Valéry fut élu en 1937 : retour à la théorie. Paul Valéry était violemment contre les historiens, «Qu'il s'agisse de Taine ou de Brunetière ou de Sainte-Beuve ou d'autres, ces messieurs ne servent à rien, ne disent rien. Ce sont des prolixes muets. Ils ne se doutent même pas de quoi il est question. Le problème lui-même leur est étranger. Et ils calculent indéfiniment l'âge du capitaine». ''.
Il fut suivi d'un philologue.
L'histoire littéraire croit fermement à la valeur unique de l'œuvre tandis que la philologie considère que c'est la forme qui permet d'accéder à la connaissance de l'œuvre.
Georges Blin en 1966 tenta une réconciliation des deux courants, suivi plus tard de Roland Barthes, qui revint vers la fin de sa vie à l'émotion et la valeur après s'en être méfié. Marc Fumaroli est le dernier à avoir plaidé en faveur de cette réunion de la théorie et de l'histoire, sans méconnaître pour autant l'écart entre texte et contexte, auteur et lecteur,... (il y avait d'autres couples que je n'ai pas notés)

La théorie n'est ni doctrine, ni système, mais attention aux règles.
L'histoire est la préoccupation du contexte dans le souci de l'autre.

La littérature contemporaine se penche sur l'énigme qui oppose littérature et modernité.
La théorie et l'histoire seront les façons d'être de la littérature, la critique sera sa raison d'être. Thibaudet parlait du double escalier de Chambord pour évoquer histoire et critique, la première nous renvoyant aux origines, la seconde ramenant la littérature à nous. Je parlerais ici non plus de double, mais de triple voie : théorie, histoire et critique. (C'est l'intitulé de sa chaire.)

II. Pourquoi parler de littérature: quelles valeurs peut-elle apporter et transmettre?
Italo Calvino disait vers la fin de sa vie, en 1985: «Il y a des choses que seule la littérature peut nous apporter».
La littérature est-elle (encore) indispensable ou est-elle devenue remplaçable?
La position de Calvino rejoignait celle de Proust : la seule vraie vie est dans la littérature. Ce n'est que par l'art que nous pouvons sortir de nous-mêmes.

Mais il faut constater qu'aujourd'hui les lieux de la littérature se sont amenuisés, à l'école, dans la presse, dans les loisirs.
Il y a quelques années, la langue, la littérature et la culture étaient considérées comme un ensemble par la philologie et constituaient la voie royale à la compréhension d'une nation. Or l'association culture/nation est de moins en moins assurée, et les images fixes et mobiles mettent à mal l'importance de la littérature. Aujourd'hui, on constate une indifférence croissante à l'égard de la littérature, voire un rejet: car pour l'entendre, il faut en être, comme disait Mme Verdurin, la littérature est allusion, et l'allusion vaut exclusion.

Que peut la littérature?
Autrement dit, la littérature, pour quoi faire?
Elle est encore utile, et l'affluence ici ce soir est de bonne augure.
Quelle est sa force? Au-delà du plaisir elle premet d'accéder à la connaissance, au-delà de sa puissance d'évasion elle permet de passer à l'action.
La littérature: les avant-gardes de la deuxième moitié du XXe siècle ont conçu le projet d'aller toujours plus loin en littérature en allant vers un toujours moins. Il était entendu que la littérature ne servait à rien sauf à elle-même. Vers la fin de sa vie, Barthes espérait un optimisme sans progressisme.

Quel est le pouvoir de la littérature?
Nous lisons parce que la vie est plus facile en lisant :
- tout d'abord dans un sens littéral, lire un plan, des renseignements, etc.;
- dans un sens plus littéraire, la lecture nous rend meilleur et plus savant.
D'après Bacon (longue citation que je n'ai pas notée), la littérature nous évite d'avoir recours à la ruse.

Trois usages possibles de la littérature:
a/ un exemple
D'après Aristote, c'est grâce à la mimesis (traduit hier par imitation, aujourd'hui par représentation) que l'homme apprend.
La littérature plaît et instruit. Elle a en outre le pouvoir de catharsis, ie un pouvoir moral.
Pour citer La Fontaine, «Une morale nue apporte l'ennui ; le conte fait passer le précepte avec lui.»
Selon l'abbé Prévost, on trouvera peu d'actions dans Manon Lescaut qui ne pourront servir. L'idée de l'abbé était qu'il était difficile de se bien conduire en suivant des principes flous; l'utilité du roman était de fournir des exemples. De la même manière, Robert Musil considérait qu'avec la littérature, le concret se substituait à l'abstrait.
b/ un remède
Le XVIIIe siècle définit la littérature comme un instrument de justice et de tolérance. Pour les Lumières, la lecture permet de faire l'expérience de la liberté.
Bien plus tard, Sartre dira que la littérature permet d'échapper aux forces d'opposition — ce qui veut dire également que la liberté ne lui est pas toujours le milieu le plus favorable... Quant à Woodworth, il écrivait qu'en dépit des choses devenues insensées ou disparues, le poètes liait les choses de la société (hum... notes trop succintes)
L'harmonie de la littérature restaure donc l'homme dans sa compréhension du monde, elle dote l'homme moderne au-delà de la vie journalière.
Mais comme tout remède, ingérée à trop forte dose, elle peut intoxiquer. Elle affranchit de la religion, mais peut devenir une religion de substitution, un nouvel opium du peuple.
c/ la gardienne de la langue
La littérature corrige les défauts du langage. Elle est le remède à l'inadéquation du langage à exprimer ce que nous souhaitons exprimer. cf. Mallarmé et Bergson.
Le langage décrit le monde de façon discrète, il s'agit par la littérature de le rendre continu, de rendre l'élan de la vie. La littérature permet ou assure le dépassement du langage ordinaire. Selon Bergson, les artistes nous font voir ce que nous ne savons pas voir.
La littérature devient une antidote à la philosophie qu'elle prolonge d'autre part.
Ainsi, selon Yves Bonnefoy et son anti-Platon, la littérature est la quête de la présence authentique.
Selon Foucault, elle permet d'échapper à la philosophie, car si tous les disours sont de la littérature, seule la littérature assume d'être littéraire.
La littérature seule sauvait la littérature car elle permettait, elle acceptait, la tricherie.

Détour vers les lieux de pouvoir
La littérature n'a pas besoin du pouvoir car elle se suffit à elle-même. En art, il n'y a pas de problème dont l'art ne soit la suffisante solution, disait André Gide. Maurice Blanchot ne disait rien de très différent après la guerre.
Pour Roland Barthes, la littérature ne permet pas de marcher, mais de respirer. Cette réflexion permet de mener une lecture de plaisir.
A l'inverse, Adorno veut se méfier de la littérature plutôt que s'y confier et doute qu'après les expériences d'Auschwitz on puisse encore écrire des poèmes.
Celan et Beckett seront là pour lui apporter un démenti.

La littérature possède donc trois pouvoirs (cf ci-dessus) plus un a-pouvoir souverain. Le moment est donc de la rétablir dans sa majesté. Mais peut-on réellement réparer ce qui servait à réparer?
On a pu vouloir réduire la littérature parce qu'elle paraissait toute-puissante. Aujourd'hui, il est temps de faire l'éloge de la littérature. Pour Calvino, elle était ce qui permettait de faire naître la dureté par la tristesse, la pitié par l'ironie et l'humour (etc, je n'ai pas réussi à noter)

Pourquoi lire? Le cinéma ne présente-t-il pas une capacité comparable de faire vivre des expériences et des émotions?
Mais alors, n'avons-nous plus besoin de la littérature?
Il serait risible que les littéraires renoncent à la littérature au moment où d'autres matières s'en rapprochent:
- l'histoire utilise la littérature pour étudier les évolutions culturelles;
- la philosophie morale considère la littérature comme le lieu de l'apprentissage moral depuis deux siècles. Elle fournit une éthique aussi bien pratique que spéculative. Wiggenstein, qui se méfiait des grands principes universels, reconnaissait à la littérature un savoir des singularités, ce qui nous ramène à Montaigne et Bacon.
Selon Samuel Johnson, la littérature rendait les lecteurs capables de mieux jouir de la vie ou tout au moins de mieux la supporter. Elle apprenait l'empathie.
Selon Allan Bloom dans l'un de ses derniers livres, seule la littérature renforce un soi autonome capable d'aller vers l'autre; et pour Kundera, elle déchire le rideau.
La littérature déconcerte, dérange, dépayse. Elle est la seule à faire appel aux émotions et à l'empathie. Elle résiste à la bêtise de façon subtile et entêtée. Elle exprime l'exception.
C'est une pensée heuristique, elle ne cesse de se chercher. La littérature nous apprend à mieux chercher et ne conclut jamais, elle introduit le doute dans nos certitudes. Elle proclame l'injonction de Pindare "deviens qui tu es!" reprise par Nietzsche.

Conclusion

Seule la littérature nous permettrait de lier la vie. Mais le cinéma? objecteront certains.
"Il y a des choses que seules la littérature nous donne", disait Italo Calvino. Est-ce vraissemblable? Ne s'agit-il que d'une utopie conservatrice? Mais dans ce cas, dois-je en conclure que nous n'avons plus besoin de la littérature?
Il ne faut pas se battre pour une exclusivité de la lecture. Les formes comme l'histoire ou le cinéma parlent aussi de la vie humaine. Le roman en parle avec plus d'attention. C'est une langue, d'autre part elle nous laisse maître du temps qu'on y consacre (un film a toujours la même durée).

La littérature n'est pas seule, mais elle est plus attentive que l'image et plus efficace que l'histoire.
Elle ne détient le monopole sur rien, mais elle est le lieu par excellence de l'apprentissage de soi et de l'autre. Mon enseignement misera sur la littérature et la jouera à la hausse.
C'est la fragilité de Roman Jakobson devant un sonnet de du Bellay qui rend la littérature désirable.


Complément de dernière minute

Lui avait peut-être emporté un magnétophone...

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