Karl Rahner commence ainsi un discours dans lequel il va parler du décalage entre les ambitions de la jeunesse et les réalisations de la vieillesse:
Chers amis, elle n'est pas vraiment confortable la «fonction honorifique» que vous m'avez si généreusement confiée pour fêter nos «retrouvailles de l'année d'ordination 321». Après les discours plus agréables et plus amicaux qui puisent dans le passé pour évoquer les anciens et heureux temps, je dois en effet tenir quelque chose comme un «discours plus spirituel»: «Nous ne savons pas nous-mêmes exactement comment nous l'entendons; mais à toi cela doit bien dire quelque chose.» Et me voici comme un pauvre bougre, un peu ému, un peu mélancolique, et pourtant reconnaissant. Reconnaissant de ce que — n'est-ce pas déjà beaucoup? — nous sommes encore les anciens et, dans l'ensemble — je ne veux pas dire de façon rectiligne, et pourtant de façon réelle —, notre chemin nous fait revenir à la cathédrale de notre ordination sacerdotale, où nous nous sommes de nouveau réunis aujourd'hui.

En un moment tel que celui que nous fêtons aujourd'hui, on a tendance à faire briller le passé et le présent de l'éclat agréable des idéaux solennels. Mais c'est dangereux, car cela devient facilement quelque chose de factice. En effet, une fois que l'on a dépassé le faîte de la vie, on n'est plus interrogé sur ses idéaux, mais sur ses réalisations, pas sur ce qu'on voulait, mais sur ce qu'on a fait. Et, à vrai dire, il ne nous reste à cette heure rien d'autre à faire — pour autant que cela soit globalement faisable — qu'une sorte de bilan de notre vie, sobrement et sérieusement. Sans perdre de vue que les années à venir pourraient encore voir des changements dans certains postes. Avec l'inquiétude — est-ce de l'espérance ou de la peur? — que tout puisse encore devenir autre, parce que, bien sûr, nous n'avons pas encore vraiment fouillé tous les recoins de notre chemin de vie et que, malgré toute l'expérience acquise, nous ne savons toujours pas exactement qui nous sommes. Mon Dieu, quelles surprises la vie peut-elle encore nous réserver, pouvons-nous encore nous réserver? Avec la vraisemblance assez forte, à la limite de la certitude — certainement pas plus — que nous serons au moment de mourir ce que nous sommes déjà maintenant et que donc nous sommes vieux. Oui, mes amis, cette étonnante observation que nous sommes vieux sera à peu près tout ce que, en tant que comptable de grâces particulières, je saurai dire pour notre «bilan». Mais il m'apparaît que cet état de fait est assez difficile et sombre pour devoir exiger votre bienveillante attention pendant quelques minutes.

Nous sommes déjà pas mal vieux. Bien sûr, il en est ainsi de l'extérieur, dans la vie civile et professionnelle, il n'y a pas grand-chose à dire là contre. La mort est certes de plus en plus proche de la personne humaine; mais chaque humain ne vit pas aussi près d'elle. Nous sommes déjà acculés à elle, c'est perceptible: nous devenons vieux; nous ne parvenons plus très bien à dépasser les opinions que nous nous étions bâties hier; nous commençons à aimer la tranquillité et nous ressentons les événements inhabituels comme dérangeants; les paroles «enthousiasmantes» nous enthousiasment moins qu'autrefois; et les pensées «profondes» nous laissent parfois une pénible impression de lassitude. Et quand nous déclarons que quelque chose est scandaleux ou effroyable, cette déclaration doit parfois à elle seule tenirtenir lieu de ce qui est scandaleux et effroyable. L'étonnement — ce beau point de départ d'un esprit jeune — s'est transformé pour nous en une vague sensation d'être étranger à tout: tout est connu et a déjà existé et, d'une manière ou d'une autre, tout est parfaitement sans espoir et horriblement sinistre. C'est comme si tout cela, encore maîtrisé et pourtant déjà perceptible, provoquait une crispation de plus en plus forte, une crispation de quelqu'un à qui l'on a posé trop de questions et qui, se sentant maintenant menacé, se referme. Nous n'avons plus de sympathie pour la réalité, qui semble attendre que nous nous retirions peu à peu. Notre esprit continue de fonctionner: on lit, on écoute, on parle, on cherche à étudier encore. Mais, sans se l'avouer vraiment, on en ressent de l'ennui.

Karl Rahner, "Pouvons-nous enore devenir saints", in Existence presbytérale, p.122-123
Que visaient-ils, tous, plus jeunes? devenir saints. Mais nous ne le sommes pas devenus, constate Rahner. S'en suit sur plusieurs pages un jeu de type pascalien (bathmologique pour ceux qui connaissent) entre culpabilité, remords, repentir, grâce, spirale interrompue (au moment où je me disais qu'il n'en sortirait plus) par «Aussi devons-nous prier, et non penser», axiome suivi de l'urgence d'agir, de choisir des actions humbles et non spectaculaires qui permettent d'agir tout de suite sans attendre.



1 : Si j'en crois cette page, ce discours a été prononcé en 1966 (si la date de publication du discours coïncide avec celle de sa prononciation). Rahner avait soixante-trois ans.