Billets qui ont 'Eglogues' comme thème camusien.

Nabokov's Dozen

Il s'agit de la version "étendue" de Nine Sories et contient treize nouvelles ("treize à la douzaine").

J'ai lu ce recueil de nouvelles à cause de Lance et de L'Amour l'Automne. Renaud Camus a choisi de retenir Lance, sans doute à cause de la thématique de la légende (cf. Saussure et Starobinski), mais beaucoup d'autres thèmes camusiens apparaissent au fil des pages: le double, les homonymes, le paradis perdu de l'enfance...

Je mets en ligne le sommaire réorganisé chronologiquement et enrichi du lieu et de la date indiquée à la fin de chaque nouvelle [1].

6. The Aurelian (Berlin, 1931) publié en russe en 1931 / en anglais 1941
7. Cloud, Castle, Lake (Marienbad, 1937) publié en russe en 1937 / en anglais en 1941
1. Spring in Fialta (Paris, 1938) publié en russe en 1938 / en anglais 1957
12. Mademoiselle O (Paris, 1939) publié en français en 1939 / en anglais en 1952
9. ‘That in Aleppo once…’ (Boston, 1943)
5. The Assistant Producer (Boston, 1943)
2. A Forgotten Poet (Boston, 1944)
10. Time and Ebb (Boston, 1945) publié en 1944 (incohérence dans l’édition)
8. Conversation Piece, 1945 (Boston, 1945)
3. First Love (Boston, 1948)
4. Signs and Symbols (Boston, 1948)
11. Scenes from the Life of a Double Monster (Ithaca, 1950) publié en 1958
13. Lance (Ithaca, 1952)

Je jette ici quelques pistes, en vrac.

Lieu et langue sont les marques du chemin d'exil de Nabokov. De 1939 à 1944, les nouvelles sont marquées par le souvenir de la Russie ("Mademoiselle O", "A Forgotten Poet", "The Assistant Producer") et la fuite à travers la guerre pour atteindre les Etats-Unis ("That in Aleppo once"). "The Assistant Producer", nouvelle donnée comme fondée sur des faits vrais (mais qu'est-ce que ça veut dire ici?), serait une allègre esquisse de roman d'espionnage si elle ne faisait l'économie d'une explication finale satisfaisante.
Le problème de l'identité et l'impossibilité de connaître la vérité dans un monde où chacun est le seul garant de son récit sont souvent évoqués : qui est qui ("Conversation piece", "A Forgotten Poet"), qui ment ("That in Aleppo once"), pourquoi le narrateur n'est-il jamais reconnu de la jeune femme qu'il rencontre toujours par hasard ("Spring in Fialta")? (Reconnaître, se souvenir, oublier, trois faces de la nostalgie).

Reviennent au long des pages l'obsession du voyage, du déplacement, en particulier en train, la rapidité des images et leur immobilisation par les mots: ainsi la description des fils électriques disparaissant poteau après poteau, image bien connue de l'ennui de l'enfance en voyage: rien d'autre à faire que suivre des yeux cette image hypnotique des fils qui fuient et renaissent, enchaînés aux poteaux électriques sans espoir de s'échapper.

The door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.
Navokov, "First Love"

Le regard est ce qui immobilise et donne vie aux images : une image qui fuit, insaisie, est une image oubliée, morte-née. Et cependant, saisir l'image, le souvenir, c'est pour le poète ou l'écrivain accepter de la perdre en la partageant. Ecrire, c'est se déposséder (et ainsi s'exorciser de ses souvenirs, leur échapper?):

I have often noticed that after I had bestowed on the characters of my novels some treasured item of my past, it would pine away in the artificial world where I had so abruptly placed it.

Et cela touche même des objets aussi humbles que des crayons de couleur:

Alas, these pencil, too, have been distributed among the characters in my books to keep fictitious children busy; they are not quite my own now.
Nabokov, "Mademoiselle O."

Dans le monde de Nabokov, les objets touchés par le regard ou par l'attention du narrateur acquièrent une dimension fantastique, souvent grâce à la lumière ou aux couleurs:

Only by heroic effort can I make myself unscrew a bulb that has died an inexplicable death and screw in another, wich will light up in my face with the ideous instancy of a dragon’s egg hatching in one’s bare hand.
Nabokov, "Lance"

But the most constant source of enchantment during those readings came from the harlequin pattern of coloured panes inset in a white-washed framework on either side of the veranda. The garden when viewed through these magic glasses grew strangely still and aloof. If one looked through blue glass, the sand turned to cinders while inky trees swam in a tropical sky. The yellow created an amber world infused with an extra strong brew of sunshine. The red made the foliage drip ruby dark upon a coral-tinted footpath. The green soaked greenery in a greener green. And when, after such richness, one turned to a small square of normal savouless glass, with its lone mosquito or lame daddy-longlegs, it was like taking a draught of water when one is not thirsty, and one saw a matter-ofofact white bench under familiar trees. But of all the windows this is the pane though wich in later years parched nostalgia longed to peer.
Nabokov, "Mademoiselle O."

L'attention portée aux noms, à la dimension sensuelle des noms, rappelle Proust :

I am fond of Fialta; I am fond of it because I feel in the hollow of those violaceous syllables the sweet dark dampness of the most rumpled of small flowers, and because the alto-like name of a lovely Crimean town is echoed by its viola [...]
Nabokov, "Spring in Fialta"

Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs.
Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade Clarac t1, p.388

Mais ce qui m'émeut le plus, c'est la façon dont court au fil des récits l'interrogation sur la mort, cet espoir, ce désir, qu'il y ait quelque chose après, et la façon de tourner en dérision cet espoir, par une boutade, un pari, un défi :

If metal is immortal, then somewhere
there lies the burnished button that I lost
upon my seventh birthday in a garden.
Find me that button and my soul will know
that every soul is saved ant stored and treasured.
Vladimir Nabokov, “The Forgotten Poet” in Nabokov’s Dozen, p.36

Ces quelques vers me rappellent Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)» tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:

l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine,[...]

Si le bouton est retrouvé, si John Shade se lève le 22 juillet 1959, alors il y a une vie après la mort, une vie pleine de tendresse.
Mais le bouton est perdu, et Shade sera assassiné le 21 juillet.

Notes

[1] Chronologie des œuvres disponibles ici.

Alias de Maurice Sachs

Ce livre fait partie des livres cités dans L'Amour l'Automne. Je n'y ai trouvé aucune phrase qui puisse m'être utile dans mon identification des sources, mais je ne regrette pas ma lecture : c'est un livre drôle et grave, totalement invraisemblable et loufoque dans son ensemble mais juste localement. Les observations sont amusantes, fines et exactes, avec quelque chose de proustien (voir l'extrait ci-dessous) et tandis que le ton — l'humour — est celui du cliché, on n'y tombe jamais.
La fin du livre nous montre Alias (le héros) sur le point de devenir celui qu'il a rencontré au début du livre, dans cette temporalité circulaire toujours dérangeante.
Ce livre vite lu ne sera sans doute ni relu, ni oublié.
Même la personne la moins au fait de la psychologie humaine eût compris que Mme Charpon vivait un des plus doux moments de sa vie, qu'elle touchait enfin à sa victoire. Et le bonheur était en elle, ineffable, car il n'est de joie plus forte que celle de la revanche. Combien de grandes vies n'ont eu d'autres moteur! Et combien il y a peu de joies comparables à celles qu'on éprouve lorsque après une longue attente on atteint enfin à la situation à laquelle personne ne vous croyait plus capable d'atteindre. Il faut avoir entendu notre père dire: «Toi qui ne sais rien...» Notre employeur dire: «Vous qui n'arriverez jamais à rien...» Notre meilleur ami écouter avec un sourire las l'exposé de nos plus chers projets, il faut avoir vu des années sur tous les visages une amabilité non exempte de doute, une apparence de confiance mêlée toujours d'une profonde méfiance. Il faut avoir follement espéré l'impossible, accepté de savoir seul que l'impossible était possible encore pour comprendre toute la joie d'une revanche. Ô jeune poète dont on moquait dans ta province la poésie, mais qui vieillard as rapporté chez toi la Légion d'Honneur, ô fils d'épiciers qui es entré à l'Académie Française, on vous pardonne votre enfantin attachement à ces institutions périmées puisqu'elles sont votre revanche sur vos parents incrédules, sur vos voisins railleurs, et sur vos propres faiblesses, car si la revanche est douce en ce qu'elle venge d'autrui, elle est plus douce encore en ce qu'elle venge de soi-même.

Maurice Sachs, Alias, (1935), p.100-101 dans L'Imaginaire Gallimard.



Intérêt pour L'Amour l'Automne: les rimes autour de la sonorité "Sachs", l'entourage de Sachs (en particulier Max Jacob, nom générateur ou géminal), l'évocation du double avec ''Alias''.

Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 1 et 2

Lecture de L'onomastique R-G au rusé Ulysse

« Mes amis m'appellent Dum, dit Monsieur. Spiro, tant je suis vif et gai. D-U-M. Anagramme de mud. » Samuel BECKETT, Watt, p. 28.

1. Le propre et les communs

Le nom, au moins littéraire, est un curieux accroc au tissu textuel. Signifiant pur, il semble commander des fastes de perdition et de production sémiques où lui seul reste épargné. Le Rouge et le Noir, par exemple, est tissé de tout sauf de Julien Sorel. Il parle de lui mais ne le parle pas. Du moins à première apparence.

Car faut-il bien décidément le dire pur signifiant? N'est-il pas, aussi bien, pur réfèrent, s'épargnant l'étape ambiguë du signifié? N'est-il pas, radicalement, un signe béant et clos tout à la fois? Ouvert à toutes les réalités extra-textuelles qui l'accréditent comme renvoi et qu'il vise comme envoi, fermé à toute textualité que pourtant il commande.

Souverain de n'être qu'un index, son massacre ne sera-t-il pas en fin de compte son sacre. Seul « non mot » du texte, n'en sera-t-il pas en effet le maître mot, retrouvé comme un générateur dégénéré. Son identité ambiguë n'a d'égale que l'ambiguïté qu'il lègue à toute identité. Julien Sorel se perd dans l'identique de tous les possibles. Le patronyme est, bien sûr, un nom collectif, un nom commun. Mais qui ne peut se résoudre à redevenir commun comme «impropre» donc propre au figuré, propre à la consommation figurale.

Or, Balzac parlant de son projet totalisateur et incommensurable ne parle-t-il pas de faire concurrence à l'état-civil, c'est-à-dire une morne succession, illisible et recensaire, de signifiants sans autres signifiés que leurs référents démesurément absents. Quel silence dans ces déclinaisons d'identités s'annulant de leur paradoxale interchangeabilité!

Or, qui peut encore, n'étant pas quelque savant soucieux de référents ou de références, «lire» les multiples généalogies qui émaillent les textes sacrés. Ces livres de noms sont des doubles cénothaphes: plus de représentation sous le référent, plus de langage sous l'inscription.

Mais voici qu'un pillard envahit la tombe vide et s'émerveille de la présence qu'il y découvre : la sienne. Voici qu'une lecture enfin se fait qui est une écriture. Les grammes de pierre et les phones emmurés s'animent en disloquant le nom pour en faire en fin du conte cette sacrilège farce: une phrase.

Rabelais énonce «Gargantua», «Pantagruel», «Gargamelle» et le nom propre devient à la fois commentaire et générateur, réinvesti enfin, recirculant. Et son rapport au commun devient dialectique: il en est la source et l'embouchure confondues, l'aval et l'amont mêlés.

Dans sa liberté baptiste, l'écrivain est à la fois et tout uniment un étymologiste qui produit ce qu'il remonte en feinte, un fabricant de faux qui paradoxalement sont les seuls authentiques ayant cours dans son espace sans cesser un seul instant d'être des simulacres, un producteur enfin de ce qui est déjà produit.

Le palindrome pourrait bien servir à représenter ce va-et-vient perpétuel (et faussement tautologique) du propre au commun: et celui-ci en particulier que j'inscris comme chiffre à cette communication: «mon nom».

Tout texte ne décline-t-il pas une fausse identité vraie, comme le Moby Dick de Melville qui s'ouvre sur cet incipit (d'ailleurs faussement incipit, précédé qu'il se trouve être justement, d'une «Etymology» et d'«Extracts», virtuellement hors-fiction mais déjà en texte, feinte d'avertissement trop long et trop «travaillé» pour pouvoir représenter une simple adresse: «call me Ishmaël». C'est-à-dire, convoquez-moi en me nommant, nommez-moi ainsi si bon vous semble, c'est un pacte que je vous propose, et remarquez bien que ce pseudonyme sera mon vrai nom comme réfèrent textuel, tout en jouant de la référence inter-textuelle au livre (la Bible) et en feignant cette chose textuellement improbable: un état civil. Et peut-être faudrait-il pour rendre compte de cette paradoxale présence-absence du nom propre au texte, forger quelque formule sur le modèle de l'existence lacanien, quelque chose d'aussi joyeusement barbare que, par exemple : « ex-tête texténuée »…

Quelqu'un proposait, ici même, il n'y a guère, la «description d'un archonte» titre (de communication) visant le titre (de roman) par la métaphore du titre (de noblesse, pour ainsi dire). Je voudrais offrir, quant à moi, la description d'un archonte contrarié, d'un titre descendu en texte.

En invoquant, avant de m'y perdre moi-même, la figure tutélaire de mon dédicataire, Ulysse, le premier des subversifs textuels, le premier à avoir éborgné le cyclope multipliparleur (Polyphème) en donnant comme réponse le faux unique, le commun pour le propre, le discours pour le réfèrent, le signe de la perte pour le gage de la mémoire. Que fit-il donc en vérité sinon réaliser le nom même de ce benêt géant, lui répondant en le lisant, s'en servant de nom pour l'errance irrésistible de son innommable absence.

«A letter, a litter» dit Joyce. N'énonce-t-il pas ainsi que, par le jeu de la lettre, l'eschatologie a fait place à la scatologie, c'est-à-dire finalement au discours de la matière qu'est le texte.

2. Problématique

Isolé, du moins, en français, par la majuscule impérissable qu'il porte en quelque endroit de la phrase qu'il apparaisse, le nom propre, comme mis entre guillemets, est une exhibition de la lettre et du mot: l'une griffe minimale qui se greffe aisément, l'autre prépondérant souverain qui se combine mais ne se distribue pas. L'une vaut souvent, comme on sait, pour l'autre profilé en laconisme derrière elle. L'initiale est la litote du nom.

Dans la pratique des échanges généralisés que sont, de plus en plus, les textes du Nouveau Roman, le nom propre, par le spectaculaire de sa position, est travaillé de tensions dispersives plus évidentes, plus radicales que celles qui adviennent à tout autre signifiant. Il est condamné, loin de toute adéquation référentielle à la présence qu'il désigne (c'est d'une telle adéquation qu'on peut qualifier «Gargantua», «Grandgousier», etc.), à être perpétuellement défait, refait. Mais quelque chose de son ancien statut d'intouchable lui reste qui exemplifie les mines dont il est éventré. Les autres mots, en effet, ne tombent que d'une minuscule et il faut de toute façon qu'une lecture les élise nom propre pour pouvoir par la suite en déceler le saupoudrage dans telle séquence narrative qu'il commande en secret.

A l'étal, le nom propre se débite encore plus aisément.

Sa plastie exhibée le prédispose, pourvu qu'un imaginaire crayon s'y place palimpseste, à imploser. Cette implosion qui le transforme en discours, une explosion conséquente la relaie pour l'éparpiller dans son environnement, tant lointain qu'immédiat. Parfois il en ressort intact, parfois tout autre, ailleurs.

Il lui arrive, on le voit, le même accident qu'au «personnage» (quand celui-ci n'est pas encore un simple «actant») qu'il coiffe et dont il est bien souvent la redondance ou le résumé, le ramage ou le ramas, avant qu'une pratique plus conséquente n'en fasse le générateur, voire la contestation.

DQ cette situation particulière résultent un certain nombre d'avatars qu'il convient maintenant d'énoncer.

1) Intratextuellement :
a) Le démembrement du nom peut aboutir à un atomisme littéral, il peut aussi n'être que le transport de son unité légèrement modifiée, du thème à sa variation. La limite maximale de ce système est la totalité du texte et l'impossibilité qui en découle de reconnaître le nom comme cellule dispersée. Sa limite mininiale est le nom lui-même, restant localisé, comme la redondance des textes qui le forment. Dans ce dernier cas cependant, la verticalité de la lecture qui y dénombre plusieurs strates et les superpose, en quelque sorte, l'énonce espace, jeu.

b) Son articulation, syllabique ou syntagmatique, le troue implicitement en maints endroits qui peuvent ne pas coïncider. Il est ainsi susceptible de lacune dont la mise en scène s'effectuera parfois par des points de suspension. L'absence alors manifestée en lui-même sera le signe d'une absence encore plus radicale (je pense, bien sûr, au «A…» de La Jalousie). Sous ce dernier aspect, le nom n'est plus seulement trace ou signe mais amorce d'une production, énoncé d'un projet d'écriture que la lecture elle-même peut réaliser. Il est donc ainsi provocation d'une lecture invitée à se contempler comme production risquée.

c) La tête qu'il lève un peu partout dans le texte, sa majuscule initiale, va relever par le dessin qu'elle exhibe d'une rhétorique de la forme graphique, voire d'une géométrie métaphorique. Et encore, cette même initiale va jouer le rôle parfois d'un minimum hiéroglyphique à phonétiser pour en faire un discours homophonique dont la duplication, pour apparaître, se doit d'être écrite, quand bien même implicitement. C'est ce type particulier d'olorime : le rébus, dans lequel la lettre doit passer par le son pour se multiplier lettres d'un autre discours. Je citerai l'exemple du «L.H.O.O.Q.» de Duchamp et sa réciproque (l'autre lettre sous les sons): L'Abbé C. de Bataille.

2) Dans l'intertextualité restreinte :
a) Sa totalité retranscrite dans un autre roman créera des raccords surprenants, non pour assurer d'une permanence, référentiellement extratextuelle, comme chez Balzac ou même Faulkner, mais pour multiplier le second de la convocation du premier ainsi réactivité. Mais bien souvent cette multiplication désignée ne sera qu'une feinte servant à prendre au piège justement l'illusion référentielle, déjouée de s'être crue assurée dans l'intertextualité. Car du Jean Robin du Voyeur à celui de L'Homme qui ment c'est la dissemblance du «personnage» ou de «l'actant» ainsi désigné qui frappe d'abord. Le nom ainsi décollé, tout au plus pourra-t-on être tenté d'en faire le signe d'une fonction actancielle à laquelle il serait attaché. Ce qui reviendrait à accorder la permanence, refusée au «personnage », à la fonction, à faire du texte un conte, un conte lu par Propp. Il ne saurait évidemment en être question.
Mais transporter le même nom d'un texte à un autre, n'est-ce pas plutôt mettre en scène ce «hasard objectif ou non» dont parle le premier avertissement de La Maison de Rendez-vous?
La coïncidence instituée dérision et composante du texte.

b) Par ailleurs, un discours du nom, une interonomastique se développe. Ainsi le nom n'est plus seulement indice et provocation d'intertextualité mais provisoire réalisation d'une série spécifique. Texte court qui s'articule, s'oppose et concourt au texte long (comme le font, à des degrés divers, le titre, la citation, et même parfois le dialogue), mais aussi dans sa transformation texte dont le travail peut être la mise en abyme d'une essentielle articulation, d'un profond pli du discours intertextuel. Ainsi, comme nous le verrons, l'inversion graphique de l'initiale qui de Wallas produit Mathias matérialise une inversion de la fiction, des deux romans, si l'on prétend, uniquement pour les aises de l'exposé, que la fiction se puisse considérer indépendamment des processus narratifs qui la génèrent.
On notera que le transport de la variation onomastique, de l'inter-texte à l'intra-texte est un des aspects de ce changement radical opéré à partir de La Maison de Rendez-vous. Dans ce roman et le suivant le patronyme est nettement désigné comme une cellule en travail à l'intérieur même du texte, un pseudonyme errant dans sa forme même, autogénérateur en tant qu'il pose les limites de sa transformation mais aussi travaillé par la narration dont il accrédite les hypothèses. Ainsi, dans la Maison de Rendez-vous, Georges Marchat (p. 97), nom venu des Gommes, devient-il le Marchand (p. 130) exigé par le métier (négociant) que lui attribue provisoirement la narration, avant de se représenter comme une simple variation de la forme du verbe, passé simple devenu participe présent (Marcha(t), p. 97 — Marchant, p. 161). Encore faut-il nuancer : c'est essentiellement la systématisation du procédé et non son absolue nouveauté qui caractérise la deuxième période R-G. Car nous en verrons déjà l'amorce dans Les Gommes, Le Voyeur et Dans le labyrinthe, à des niveaux et selon des modalités divers. Nous ne nous sommes jusqu'à présent attachés qu'au nom pris isolément. Or, il existe à l'intérieur de chaque roman un système onomastique représenté par l'ensemble des noms qui s'y lisent. Le sens et la fonction d'un nom isolé ne se peuvent abstraire du système qui les articule à d'autres noms.
Ricardou mentionnait ici même, il y a quatre ans, The Sound and the Fury, à propos du prénom commun : «Quentin», attribué à deux «personnages» de sexe différent. Avec une rapidité qu'exigeait son propos. Mais cette confusion prend tout son sens d'être confrontée à une autre confusion, celle qui voit «Jason» désigner le père et le fils, et à une autre encore par laquelle «Maury» désigne l'oncle et le neveu. En outre, il y a dans le même texte un étonnant travail sur le nom : l'un des deux «Maury», est rebaptisé «Benjamin» puis diminué (trace onomastique de sa castration) en «Benjy», ce qui le rapproche encore de sa sœur «Candace», elle-même diminuée en « Caddy». Au bout du parcours, le prénom commun à référence américaine («Maury») a été oblitéré par l'américanisation en un diminutif d'une référence biblique («Benjamin»). Mieux, l'autre diminutif («Caddy») rime avec un nom commun (« caddie ») et cette lecture du nom propre en nom commun est, comme chacun sait, un des ressorts de la narration. Ce n'est pas tout: il faut aussi signaler l'opposition entre l'onomastique répétitive de la famille blanche et celle, pléthorique, individualisée, de la famille noire qui la double. Avec cette admirable conséquence: la seconde mère de ce «Benjy» doublement amputé, la servante noire Dilsey revendique l'éternité de son propre nom. Le nom blanc se répète et s'effrite, le nom noir perdure, intangible. Nous n'aurons garde, dans le cours de cet exposé, d'oublier cette leçon. Mais nous n'aurons cure, il va sans dire, de retrouver chez Robbe-Grillet le même symbolisme.

3) Dans l'intertextualité généralisée:
Par sa nature de simulacre référentiel, le nom propre est condamné à citer. Ce qui s'engouffre en lui n'est alors pas seulement un autre «personnage» littéraire homonyme mais aussi éventuellement un personnage historique. Le discours qu'il convoque ainsi n'est pas seulement le discours littéraire ou artistique mais aussi l'histoire (comme il se voit avec Dans le Labyrinthe mais aussi avec La Maison de Rendez-vous et Projet pour une révolution à New York). L'histoire se trouve alors désignée comme un imaginaire, une organisation symbolique ambiguë, renvoyée à sa nature de discours par l'ironique visée qui en réarticule la textualité ailleurs, dans un roman par exemple. Les noms historiques, travestis d'avoir part à une fiction, ne sont plus alors «vedettes» qu'au sens précis que ce terme prend en bibliothéconomie.

On peut sans doute voir là une dérision de la fixation individualiste de l'histoire bourgeoise. Le personnage «historique» tiré par le nom, n'est pas plus assuré que le personnage «romanesque», bien au contraire. L'historiographie marxiste ou celle de l'Ecole des Annales ne sauraient sans doute trouver à redire à cette mise à plat digne de la sotie. Mais il faut se garder d'attribuer au «Johnston and Co» de La Maison de Rendez-vous, même placé par la fiction dans un contexte asiatique où se passe maint traficottage, la même fonction qu'au célèbre « Macbird », de lire le «Henri Martin» de Dans le Labyrinthe comme le «Tricky Dick» de Our Gang (Philipp Roth). Il ne saurait s'agir chez Robbe-Grillet de satire politique. Néanmoins la présence dans le texte d'un nom historique (mais à la limite, tous les noms ne le sont-ils pas, et par définition) n'est pas sans entraîner quelques conséquences sur lesquelles il nous faudra revenir.

On ne baptise pas impunément. Le Watt de Beckett en est la preuve, qui propose un Mr. Nixon et un Mr. Spiro, s'exposant ainsi à de bien curieuses lectures, certes imprévues, comme en témoigne sa date de composition (1945). La lecture s'embarrasse peu d'anachronisme.

Du point de vue de l'intertextualité, le corps du nom, s'il est par certain côté l'étranger au texte, est aussi le sas par où se déverse irrépressiblement un autre discours. C'est la plus incontrôlable des écluses. Comment s'étonner, dès lors, qu'étant une xénolexie il ne se trouve parfois redoublé d'une xénologie. Une langue étrangère peut en effet servir à le tracer. Et le texte alors le traduira avant de le disséminer, lui faisant ainsi subir une double transformation. Il s'en pourra même, sans le nommer, servir de générateur comme, je l'espère, nous le verrons.

Sous l'angle de l'intertextualité généralisée, je discerne donc trois fonctions du nom : la citation «littéraire », la citation «linguistique», la citation «historique».

Les divers aspects du travail du nom que je viens sommairement d'énoncer, il est aisé de voir qu'ils ne caractérisent pas indifféremment toute onomastique romanesque (bien que l'on puisse sans doute, au prix de quelques modifications, les y faire concourir). Cette problématique et sa méthodologie sont au contraire directement produites par ma lecture de la pratique de Robbe-Grillet. C'est donc déjà une analyse allusive qui s'est proposée ici. Il me reste maintenant à l'expliciter, à la renvoyer au texte d'où elle vient. Mais ce texte si divers, le souci d'une certaine efficacité me contraindra à ne point l'aborder dans toutes ses manifestations. Ainsi, l'onomastique cinématographique, dans ses particularités essentielles dont je toucherai quelques mots, pose des problèmes différents que je ne saurais vraiment traiter dans un espace aussi limité. Par ailleurs, l'expérience cinématographique m'apparaît avoir eu une part décisive à la différence de traitement que subit le nom romanesque à partir de La Maison de Rendez-vous. Je ne me référerai donc aux deux derniers textes que dans la mesure où j'y verrai l'aboutissement de certains procédés constants seulement amorcés dans les textes précédents.

Aussi bien ce travail lui-même n'est-il qu'une amorce.

Il me suffirait amplement que par le biais d'analyses hasardées, de lectures risquées, il posât quelques questions pertinentes. Un deuxième travail, récupérant les oublis volontaires ou accidentels de celui-ci pourrait alors y puiser quelque assurance comme déjà il en tire un titre, juste retour des lettres : «le souverain, ça varie». Pour lors, contentons-nous de son avarie.

Préface de Deleuze au Schizo et les langues de Louis Wolfson

Dans la mesure où Le Schizo et les langues, de Louis Wolfson, est épuisé, je mets en ligne cette préface qui est l'un des documents qui constituent la toile de fond de Travers et Travers II.

SCHIZOLOGIE

Le procédé linguistique de Louis Wolfson — Ressemblance avec le « procédé » de Raymond Roussel — En quoi un document n'est ni œuvre d'art ni œuvre scientifique — L'écart pathogène et la totalité non-légitime — L'impersonnel, le conditionnel et les disjonctions schizophréniques — L'équivalence mots-nourritures — Inversion, écart pathogène et mère : logique de l'objet partiel — Transformation, totalité non-légitime et père : logique de l'objet complet — Schizophrénie, langage et sexualité.

L’auteur de ce livre s'intitule lui-même « l'étudiant de langues schizophrénique », « l'étudiant malade mentalement », « l'étudiant d'idiomes dément » ou, d'après son écriture réformée, « le jeune öme sqizofrène ». Cet impersonnel schizophrénique a plusieurs sens, et n'indique pas seulement pour l'auteur le vide de son propre corps : il s'agit d'un combat, où le héros ne peut s'appréhender que sous une espèce anonyme analogue à celle du « jeune soldat ». Il s'agit aussi d'une entreprise scientifique, où l'étudiant n'a plus d’autre identité que celle d'une combinaison phonétique ou moléculaire. Enfin il s'agit pour l'auteur, moins de raconter ce qu'il éprouve et pense, que de dire exactement ce qu'il fait. Et ce n'est pas la moindre originalité de ce livre d'être un protocole d'activité ou d'occupation, et non, comme d'habitude, l'exposé d'un délire ou l'expression d'affects.

L'auteur est américain, mais le livre est écrit en français, pour des raisons qui paraîtront tout de suite évidentes. Car ce que fait L’étudiant, c’est traduire suivant certaines règles. Son procédé scientifique est le suivant : un mot de la langue maternelle étant donné, trouver un mot étranger de sens similaire, mais aussi ayant des sons ou des phonèmes communs (de préférence en français, allemand, russe ou hébreu, les quatre langues principalement étudiées par l’auteur). Une phrase maternelle quelconque sera donc analysée dans ses éléments et mouvements phonétiques, pour être convertie le plus vite possible en une phrase d'une ou plusieurs langues étrangères à la fois, qui ne lui ressemble pas seulement en sens, mais en son. Le plus vite possible... mais, comme la transformation peut faire intervenir plusieurs états intermédiaires, elle sera d'autant plus féconde qu'elle mettra en jeu des règles phonétiques générales applicables à d'autres transformations, couvrant ainsi le plus d'espace linguistique possible (même au prix de fautes de syntaxe ou d'inexactitudes de sens). Il va de soi que le problème concret réside dans les consonnes, celles-ci étant l'ossature du mot, tandis que les voyelles forment des « masses plastiques » à peu près indifférenciées.

Tel est le procédé général. Par exemple, la phrase don't trip over the wire! (ne trébuche pas sur le fil) devient tu'nicht (allemand) trébucher (français) über (allemand) èth hé (hébreu) zwirn (allemand). La traduction ici fait intervenir les transformations phonétiques générales de d en t (do-tu), de p en h (trip-treb), de v en h (over-über, comme dans have-haben, confirmé par l'espagnol où v se prononce comme b). Elle peut faire intervenir aussi des règles d'inversion : par exemple, le mot anglais wire n'étant pas encore suffisamment investi par l'allemand zwirn, on invoque le russe provoloka, qui retourne « wir » en « riv » ou plutôt « rov ». Mais pour avoir une idée plus complète des problèmes extrêmement délicats affrontés dans une transformation, considérons le mot Believe (croire), d'autant plus dangereux qu'il est fréquent en anglais : 1°le préfixe Be- ne fait pas de difficulté, et passe directement en allemand; le vrai problème est dans les consonnes l et v de « lieve »; 2° celles-ci se retrouvent dans un autre terme anglais, « leave » (à la fois « laisser » et « autorisation ») ; 3° mais convertir « leave » en « laisser », ou « lassen », ou même « verlassen » n'est pas satisfaisant, le v anglais subsistant comme fricative labio-dentale sonore; 4° dans une tout autre voie, une règle de transformation prescrit de faire précéder le l d'un g (luck-glück, like-gleich). D'où believe devient beglauben, avec une deuxième transformation de v en b; 5° ce qui permet de revenir à « leave » en le traduisant par verlaub (autorisation) ; 6° ce qui laisse encore subsister l'écart linguistique entre les deux sens de « leave », autorisation et laisser, cet écart n'étant qu'imparfaitement comblé par l'introduction d'un nouveau terme anglais let et l'allemand lassen.

Pour vaincre toutes ces difficultés, le procédé général est amené à se perfectionner dans deux directions. D'une part, vers un procédé amplifié, fondé sur « l'idée de génie d'associer les mots plus librement les uns aux autres » : la conversion d'un mot anglais, par exemple early (tôt) pourra être cherchée dans les mots et locutions françaises associées à « tôt », et comportant les consonnes R ou L (suR-Le-champ, de bonne heuRe, matinaLement, diLigemment, dévoRer L'espace). Ou bien tired sera converti à la fois dans le français faTigué, exTénué, CouRbaTure, RenDu, l'allemand maTT, KapuTT, eRschöpfT, eRmüdeT... etc. — D'autre part, vers un procédé évolué : il ne s'agit plus cette fois d'analyser ou même d'abstraire certains éléments phonétiques du mot anglais, mais de le démembrer, de le dissoudre par morceaux, en multipliant les morceaux phonétiques autant que nécessaire. Ainsi parmi les termes fréquemment rencontrés sur les étiquettes des boîtes alimentaires, on trouve « vegetable oil », qui ne pose pas de grands problèmes, mais aussi « vegetable shortening » (graisse), qui reste irréductible à la méthode ordinaire : ce qui fait difficulté, c'est SH, R, T et N. Il faudra rendre le mot monstrueux et grotesque, faire résonner trois fois, détripler le son initial (shshshortening), pour bloquer le premier SH avec N (l'hébreu « chemenn »), le deuxième SH avec un équivalent de T (l'allemand « schmalz »), le troisième SH avec R (le russe « jir »).

                                              *

L'ensemble de ce procédé de l'étudiant en langues présente des analogies frappantes avec le célèbre « procédé », lui-même schizo-phrénique, du poète Raymond Roussel. Celui-ci opérait à l'intérieur de la langue maternelle, le français; aussi convertissait-il une phrase originaire en une autre, de sons et de phonèmes semblables, mais de sens tout à fait différent (« les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » et « les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard »). Une première direction donnait le procédé amplifié, où des mots associés à la première série se prenaient en un autre sens associable à la seconde (« queue de billard » et robe à traîne du pillard). Une seconde direction menait au procédé évolué, où la phrase originaire se trouvait elle-même disloquée (« j'ai du bon tabac... » = « jade tube onde aubade...»).

Toutefois une différence fondamentale apparaît aussitôt : le livre de Wolfson n'est pas du genre des œuvres littéraires ou œuvres d'art, et ne prétend pas l'être. Ce qui fait du procédé de Roussel l'instrument d'une œuvre d'art, c'est que l'écart de sens entre la phrase originaire et sa conversion se trouve comblé par des histoires merveilleuses proliférantes, qui repoussent toujours plus loin le point de départ, le recouvrent et finissent par le cacher entièrement. De même des machines fantastiques, qui ont dans l'œuvre de Roussel un rôle semblable à celui des mots convertis, portent et reproduisent des événements purs, symboles valant pour eux-mêmes, détachés des accidents ou effectuations qui leur ont servi de prétexte (par exemple l'événement tissé par le « métier à aubes », ayant pour prétexte la profession où l'on se lève tôt). L'écart, la fêlure pathologique est donc comblée, même si l'événement symbolique qui la comble témoigne à son tour d'une « fêlure » ou d'un « accroc » déplacés, mais devenus ainsi créateurs [1] Il n'en est pas de même chez Wolfson : un écart, vécu comme pathogène, subsiste toujours entre le mot à convertir et les mots de conversion. Quand il traduit l'article the dans les deux termes hébreux éth et , il commente lui-même : le mot maternel est « fêlé par le cerveau également fêlé » de l'étudiant en langues. De même, dans l'exemple précédent, l'écart subsistant entre lieve et leave, puis entre les deux sens de leave. Les transformations linguistiques ne dégagent donc aucun événement pur idéel ayant une existence esthétique, mais restent entièrement subordonnées aux accidents dans lesquels la phrase maternelle réelle a été prononcée, et la transformation imaginaire, effectuée. C'est pourquoi le livre de Wolfson joint à son procédé le récit détaillé des circonstances externes, accidents et effectuations : par exemple la transformation de believe occupe quarante pages du manuscrit, entrecoupées par l'apparition fréquente de ce mot dans les lieux publics, par une rencontre avec le père dans un libre-service automatique, par le souvenir d'un de ses amis musclés et de sa sœur, par un retour au père qui emploie tantôt like en anglais, tantôt l'allemand gleichen, par un de ses voisins qui dit à nouveau « Believe », lequel mot va être enfin transformé suivant le modèle fourni par like-gleichen. On remarquera que Wolfson, bien que maniant difficilement le français, trouve spontanément la forme grammaticale complexe capable d'exprimer le rapport qui demeure extrinsèque entre les accidents réels décrits et les transformations linguistiques effectuées : le conditionnel, et de préférence le conditionnel passé, qui n'indique nullement ici un phantasme, mais prolonge à la fois en mode et en temps l'impersonnel schizophrénique (« l'étudiant linguistique aliéné prendrait un e de l'anglais tree, et l'intercalerait mentalement entre le t et le r, s'il n'aurait pas pensé que quand on place une voyelle après un son t, le t devient d... » « pendant ce temps la mère de l'étudiant aliéné l'eût suivi et fût arrivée à son côté où elle disait de temps à autre quelque chose de bien inutile... »).

Le livre de Wolfson n'est pas davantage une œuvre scientifique, malgré l'intention réellement scientifique des transformations phonétiques opérées. C'est qu'une méthode scientifique implique la détermination, ou même la formation et la production de totalités formellement légitimes. Les conditions de telles totalités, là encore, forment un champ symbolique (en un second sens du mot symbole) ; et les transformations à l'intérieur d'une totalité, ou d'une totalité à une autre, doivent être rigoureusement définies dans ce champ symbolique lui-même. Or il est évident que la totalité de référence de l'étudiant en langues est formellement illégitime ; non seulement parce quelle est constituée par l'ensemble indéfini de tout ce qui n'est pas anglais, véritable tour de babil comme dit Wolfson, mais parce que nulle règle syntaxique ne vient définir cet ensemble en y faisant correspondre les sens aux sons, et y ordonner les transformations de l'ensemble de base pourvu de syntaxe et défini comme anglais. C'est donc de deux manières que l'étudiant schizophrène manque d'un symbolisme (tant à l'égard de la totalité que de la continuité) : d'une part, par la subsistance d'un écart pathogène que rien ne vient combler; d'autre part, par l'émergence d'une fausse totalité que rien ne peut définir [2] Ce pourquoi il vit ironiquement sa propre pensée comme un double simulacre, simulacre du Beau et du Vrai, simulacre d'un système poétique-philosophique et d'une méthode logique-scientifique. Encore cette puissance du simulacre ou de l'ironie fait-elle du livre de Wolfson un livre extraordinaire, illuminé de la joie spéciale et du soleil propre aux simulations, où l'on sent germer cette santé très particulière du fond de la maladie. Comme dit l'étudiant, « qu'il était agréable d'étudier les langues, même à sa manière folle, sinon imbécilique! ». Car « non pas rarement les choses dans la vie vont ainsi : un peu du moins ironiquement ».

                                              *

Toute cette entreprise de l'étudiant, avec cet écart qui la creuse, cette totalité mal formée qui l'inspire, signifie quelque chose. On dirait quelle symbolise quelque chose, au sens vague et courant du mot symbole cette fois. Et en effet il s'agit très clairement de détruire la langue maternelle. La traduction, impliquant une décomposition phonétique du mot, et ne se faisant pas dans une langue déterminée, mais dans un magma qui réunit toutes les langues contre la langue maternelle, est une destruction délibérée, une annihilation concertée, un désossement, puisque les consonnes sont l'os du langage. La traduction se confond donc avec une linguistique générale; mais l'étudiant peut assigner comme motif de toute linguistique générale le désir de tuer la langue maternelle — « un désir peut-être vague, sinon subconscient et refoulé, de ne pas devoir sentir la langue naturelle comme une entité comme la sentent les autres, mais par contre de pouvoir la sentir bien différemment, comme quelque chose de plus, comme exotique, comme un mélange, un pot pourri de divers idiomes ». La linguistique, comme meurtre rituel et propitiatoire de la langue maternelle. Tout part de là : que l'auteur ne supporte pas, ne peut pas supporter d'entendre sa mère parler. Chaque mot quelle prononce le blesse, le pénètre, et résonne, rebondit en échos dans sa tête. Le problème est donc d'apprendre des langues pour pouvoir convertir les mots anglais en mots étrangers, mais aussi d'apprendre ces langues sans passer par l'anglais, par voie de dictionnaires interlangues.

Les moyens de défense sont complexes, puisqu'il doit se protéger de toutes les façons possibles à la fois contre la voix de la mère : dès que sa mère approche, il « mémorise » dans sa tête une phrase d'une langue étrangère; il a sous les yeux un livre étranger; il produit des grognements de gorge et des crissements de dents; il a sa radio portative près de lui ; il a deux doigts prêts à boucher ses oreilles; ou bien un seul doigt, l'autre oreille étant remplie par l'écouteur de la radio, la main libre pouvant alors servir à tenir et feuilleter le livre étranger. Car c'est encore un nouvel aspect qui s'enchaîne avec l'impersonnel et le conditionnel schizophréniques : cette disjonction, ce goût d'étaler toutes les possibilités disjonctives, d'avoir une panoplie de toutes les combinaisons possibles, si bien que toutes les formes de ce qui arrive n'entraînent qu'un changement de place insignifiant, une permutation minuscule dans les éléments locaux de la parade toute prête (Beckett fait souvent le prodigieux tableau de cette disjonction schizophrénique, de cette litanie des disjonctions) [3]. Et la mère, de son côté, mène aussi le combat : soit pour le bien de son méchant fils dément, comme il dit, soit par agressivité naturelle et autorité, soit pour quelque raison plus obscure, tantôt elle remue dans la pièce voisine, fait résonner sa radio anglaise, et entre bruyamment dans la chambre du malade qui ne comporte ni clef ni serrure, tantôt elle marche à pas de loup, ouvre silencieusement la porte et crie très vite une phrase en anglais. Il va de soi que tout son arsenal et ses attitudes de défense, l'étudiant doit les tenir prêts dans la rue, dans les lieux publics, puisqu'il est sûr d'y entendre de l'anglais et risque même d'être interpellé. L'agoraphobie est chez lui étroitement déterminée par la misologie et l'écholalie.

La mère le tente ou l'attaque encore d'une autre façon. Soit dans une bonne intention, soit pour le détourner de ses études, soit pour pourvoir le surprendre, tantôt elle range açec bruit des boîtes d'aliments dans la cuisine, tantôt elle vient les lui brandir sous le nez, puis s'en va, quitte à rentrer brusquement au bout d'un certain temps. Alors, pendant son absence, il arrive que l'étudiant se livre à une orgie alimentaire, déchirant les boîtes, les piétinant, en absorbant le contenu sans discernement. Le danger est multiple, parce que ces boîtes présentent des étiquettes en anglais qu'il s'interdit de lire (sauf d'un œil très vague, pour y trouver des inscriptions faciles à convertir comme « vegetable oil »), parce qu'il ne peut donc pas savoir si elles contiennent une nourriture qui lui convient, parce que manger le rend lourd et le détourne de l'étude des langues, enfin parce que les morceaux de nourriture, même dans les conditions idéales de stérilisation des boîtes, charrient des larves, de petits vers et des œufs rendus plus nocifs encore par la pollution de l'air, « trichine, ténia, lombric, oxyure, ankylostome, douche, anguillule ». Sa culpabilité n'est pas moins grande quand il a mangé que quand il a entendu sa mère parler anglais. C'est la même culpabilité. Pour parer à cette nouvelle forme du danger, il a grand-peine à « mémoriser » une phrase étrangère apprise au préalable; mieux encore, il fixe en esprit, il investit de toutes ses forces un certain nombre de calories, ou bien des formules chimiques correspondant à la nourriture souhaitable, intellectualisée et purifiée, par exemple « les longues chaînes d'atomes de carbone non saturées » des huiles végétales. Il combine la force des structures chimiques et celle des mots étrangers, soit en faisant correspondre une répétition de mots à une absorption de calories ( « il répéterait les mêmes quatre ou cinq mots vingt ou trente fois tandis qu'il ingérait avec avidité un montant de calories égal en centaines à la deuxième paire de numéros ou égal en milliers à la première paire de numéros »), soit en identifiant les éléments phonétiques qui passent dans les mots étrangers à des formules chimiques de transformation (par exemple les paires de phonèmes-voyelles en allemand, et plus généralement les éléments de langage qui se changent automatiquement « comme un composé chimique instable ou un radio-élément d'une période de transformation extrêmement brève »).

L'équivalence est donc profonde, d'une part entre les mots maternels insupportables et les nourritures vénéneuses ou souillées, d'autre part entre les mots étrangers de transformation et les formules ou liaisons atomiques instables (dans ces deux derniers cas, la machine apparaît, soit comme dictionnaire interlangues, soit comme appareil physico-chimique de transformation ou même distributeur automatique d'aliments aseptisés). Le problème le plus général, comme fondement de ces équivalences, est exposé à la fin du livre : Vie et Savoir. Nourritures et mots maternels sont la vie, langues étrangères et formules atomiques sont le savoir. Comment justifier la vie, qui est souffrance et cri? Comment justifier la vie, « méchante matière malade », elle qui vit de sa propre souffrance et de ses propres cris? La seule justification de la vie, c'est le Savoir, qui est à lui seul le Beau et le Vrai. Il faut réunir toutes les langues étrangères en un idiome continu, comme savoir du langage ou philologie, contre la langue maternelle qui est le cri de la vie; il faut réunir les combinaisons atomiques en une formule totale ou table périodique, comme savoir du corps ou physiologie, contre le corps vécu, ses larves et ses œufs, qui sont la souffrance de la vie. Seul un « exploit intellectuel » est beau et vrai, et peut justifier la vie. Mais comment le savoir aurait-il cette continuité et cette totalité justifiantes, lui qui est fait de toutes les langues étrangères et de toutes les formules instables, où toujours un écart subsiste qui menace le Beau, et où n'émerge qu'une totalité grotesque qui renverse le Vrai? Est-il jamais possible de « se représenter d'une façon continue les positions relatives des divers atomes de tout un composé biochimique passablement compliqué... et de démontrer d'un seul coup, instantanément, et à la fois d'une façon continue, la logique, les preuves pour la véracité de la table périodique des éléments »? Peut-être faut-il être plus modeste : faire de toutes les langues étrangères un moyen de revenir à la langue maternelle désamorcée, faire de la table périodique un moyen de revenir au corps et à ses nourritures purifiées. Non plus opposer le Savoir à la Vie, dans une double figure qui renvoie de part et d'autre à la mort, mais dégager lentement, douloureusement, à travers les mots et les formules, quelque chose qui unit la vie au savoir. « Et il y a même de l'espérance qu'après tout... le jeune homme malade mentalement sera un jour capable, de nouveau, d'employer normalement cette langue, le fameux idiome anglais. »

                                              *

Soit donc l'équation de fait
mots maternels / langues étrangères = nourritures / structures atomiques = (vie / savoir)
Si nous considérons les numérateurs, nous voyons qu'ils ont en commun dêtre des « objets partiels ». Les objets partiels ont plusieurs caractères, qui en font les fragments d'une déesse redoutable, et qui expliquent le rôle essentiel qu'ils ont dans la schizophrénie : ils sont essentiellement menaçants, bruyants, toxiques, vénéneux. Ils ne sont pas partiels au sens où ils viendraient d'un tout et vaudraient pour lui : cest en eux-mêmes et directement qu'ils sont fragments impossibles à totaliser, éclats primordiaux qui ne témoignent d'aucun tout, morceaux naturels éclatés contenus dans des boîtes et qui menacent de faire exploser ce dans quoi ils entrent. Ils sont rebelles à toute transformation, précisément parce qu'ils ne s'intègrent dans aucun tout et ne passent pas dans autre chose : ils peuvent « signifier » plusieurs choses à des degrés divers, sein, nourritures, excréments, enfants, pénis; mais le terme « signifier » convient mal, et ils n'ont pas de « sens » à proprement parler, puisqu'ils n'entrent dans aucun système de transformation qui leur donnerait telle ou telle détermination d'après le tout dont ils seraient supposés être extraits, ou auquel ils seraient supposés appartenir. Ils sont donc rebelles à la symbolisation : ils ne doivent pas leurs caractères à ce qu'ils représentent, mais au contraire imposent à tout ce qu'ils représentent l'état d'objets partiels par quoi ils ne se distinguent ni numériquement ni spécifiquement, mais sur un mode très particulier de multiplicité non numérique. C'est cela le plus difficile à décrire : ils ne sont pas les morceaux d'un sein, d'un pénis, d'un enfant... etc, ; pas davantage le sein n'est lui-même un morceau de corps, le pénis, un autre morceau (de telles hypothèses réintroduiraient forcément des totalités préalables) ; mais les objets partiels sont eux-mêmes des morceaux numériques qui se disputent les morceaux organiques de ce qu'ils représentent, chaque morceau emportant de son côté un morceau du représenté, chaque morceau ayant pour son compte un morceau de pénis, un morceau de sein, un morceau d'excrément, un morceau d'enfant. C'est ce rapport « morceaux sur morceaux » qui exclut toute totalité, transformation ou symbolisation : l'objet partiel implique un phénomène essentiel d'écart où chaque morceau, inséparable de la multiplicité qui le définit, s'écarte pourtant des autres et se divise en lui-même, en étant composé, non pas simplement d'objets hétéroclites, mais de morceaux hétéroclites d'objets hétéroclites. Enfin, dernier caractère, l'objet partiel concerne le système bouche-anus, et renvoie au corps de la mère, non pas comme totalité, mais comme type de la multiplicité formelle où ce corps a lui-même le rôle de boîte et de réceptacle. La logique de l'objet partiel n'en est qu'à ses débuts ; et elle n'est nullement favorisée par les auteurs qui invoquent la notion vague et fausse de dissociation, et prétendent expliquer par là les bribes ou fragments qui constituent les « propriétés » du schizophrène.

Suivant l'étudiant en langues, sa mère ne lui adresse pas la parole en anglais sans un accent de triomphe : elle le gave de nourritures et le pénètre de paroles anglaises. Elle prétend faire vibrer l'oreille de son fils à l'unisson de ses cordes vocales, à elle : « sa voix très haute et perçante, et peut-être également triomphale »; « ce ton de triomphe qu'elle aurait en pensant pénétrer son fils schizophrène de mots anglais »; « semblant si remplie d'une espèce d'une joie macabre par cette bonne opportunité d'injecter en quelque sorte les mots qui sortaient de sa bouche dans les oreilles de son fils, son seul enfant ou, comme elle lui avait de temps en temps dit, son unique possession, en semblant si heureuse de faire vibrer le tympan de cette unique possession, et par conséquent les osselets de l'oreille moyenne de ladite possession, son fils, en unisson presque exacte avec ses cordes vocales à elle et en dépit qu'il en eût ». Les rapports de la mère avec ses deux maris, dont l'un a une existence fluidique, l'autre, une existence « sournoise », lui donnent un rôle de femme phallique. Borgne, elle a un œil en moins, mais cet œil en moins est plutôt un objet partiel en plus, un pénis en plus, représenté par l'œil artificiel qu'elle retire chaque soir. L'étudiant en langues décrit lui-même le pénis comme organe féminin : « le vrai organe génital féminin lui semblait être, plutôt que le vagin, un tube en caoutchouc graisseux, prêt à être inséré par la main d'une femme dans le dernier segment de l'intestin, de son intestin ». Son goût des thermomètres, des irrigateurs et des lavements, tout son érotisme anal joint à sa phobie des vers et des larves, s'inscrivent dans le même tableau : le plaisir affreux d'être possédé fémininement par la mère aux multiples pénis, la Méduse borgne, et avoir des enfants d'elle. (Il y a là une inversion proprement schizophrénique, renvoyant aux objets partiels, indépendamment des thèmes homosexuels qui interviennent au contraire nécessairement dans la paranoïa; de même on distinguera les cérémoniaux ou rites compulsifs de la schizophrénie et ceux de la névrose obsessionnelle, en ce que les premiers portent sur des objets partiels asymboliques.)

Si donc nous considérons les deux numérateurs de l'équation de fait, nous voyons qu'ils entrent eux-mêmes en rapport suivant la loi des objets partiels, morceaux sur morceaux. Ce sont les mots maternels qui viennent assumer les morceaux numériques de première espèce, tandis que les nourritures assument les morceaux organiques de deuxième espèce (sein, pénis, enfant, excrément = larves). On ne dira pourtant pas que les mots se mettent à désigner des nourritures, ni qu'ils trouvent leur sens dans ce que les nourritures cachent. Car suivant les règles formelles de l'objet partiel, les mots ont littéralement éclaté dans leurs éléments phonétiques, et particulièrement dans les éléments durs que sont les consonnes. Ils ne sont plus que des sons pénétrants, ou des lettres blessantes qui se détachent et se désarticulent sur les affiches publiques, sur les étiquettes des boîtes alimentaires ou sur le bloc où la mère écrit. Ils sont écartelés, leurs éléments mêmes sont écartés. Tout le drame se passe bien loin de la désignation et de l'expression. Et de leur côté, les nourritures ne sont pas davantage des objets désignés, ni ce qu'elles cachent (sein, pénis, enfant, excrément), des sens exprimés ou voilés. Les nourritures sont à leur tour des morceaux organiques, dont chacun a lui-même un morceau de sein, un morceau d'excrément, un morceau d'enfant, un morceau de pénis, larves nombreuses. Et le rapport des deux sortes de morceaux, verbaux et organiques, n'est pas de désignation ni d'expression, mais d'imbrication violente, les uns dans les autres, les uns sur les autres, comme dans un puzzle dont il faudrait forcer les pièces. Le rapport entre les numérateurs de la grande équation donne donc une équation subordonnée :
mots éclatés / nourritures morcelées = vie injuste et douloureuse (morceaux de sein, de pénis...)
Il est tout à fait insuffisant de dire que le schizophrène traite ou appréhende les mots comme des choses. En vérité choses et mots sont soumis au processus primaire, qui ne les confond nullement, mais leur donne à chacun un rôle spécifique oral conforme aux règles formelles de l'objet partiel, en tant que celles-ci les distribuent de force, les imbriquent, les emboîtent les uns dans les autres, en suspendant tout rapport de désignation et de signification possibles.

Que fait le schizophrène ou comment réagit-il? Aux objets partiels et au corps morcelé, l'étudiant en langues oppose un corps complet, clos, lèvres serrées, oreilles bouchées, corps de musique fluide et immortel, organisme sans organes et sans parties, radio-fermé. Aux mots éclatés qui sont la passion douloureuse du schizophrène, il oppose des mots entiers, idéalement indécomposables, à la fois liquides et continus, cimentés et totaux, venus de toutes les autres langues, et qui forment son action, son « exploit » [4]. Mais tout le problème est celui de la transformation : comment va-t-il passer de la passion à l'action? Comment va-t-il transformer les mots anglais, les intégrer dans une totalité étrangère, eux que les règles de l'objet partiel constituent comme intransformables, non totalisables, frappés d'un écart maternel irréductible? Il faudrait qu'un principe de totalité et de transformation vienne d'ailleurs. Et sans doute on voit que pour étendre son champ de langues étrangères, l'étudiant peut organiser un double circuit qui ne passe pas par l'anglais : soit grâce à un dictionnaire de deux langues étrangères, soit en « mémorisant » d'abord une phrase d'une langue, puis en essayant d'en retrouver les sons sur disque. C'est qu'il appartient toujours à la totalité comme objet complet de se construire sur deux circuits, à deux vitesses ou suivant deux directions à la fois, comme les deux cercles du ciel en sens inverse, ou comme les deux dimensions d'un espace du tout et d'un temps de la totalisation. Le cercle intérieur, ou plutôt les multiples cercles intérieurs constituent les règles de transformation, de permutation, d'inversion sans lesquelles les éléments ne seraient pas les parties d'un tout; mais le tout lui-même ne subsume et ne s'approprie ses parties que par le cercle extérieur, qui introduit une commune mesure dans toutes les règles et impose une période à tous les éléments (la logique de l'objet complet troublerait une de ses plus parfaites expressions dans le Timée). C'est bien ainsi dès lors, par l'existence corrélative d'un double circuit, que des éléments rebelles en soi sont déterminés de force à surmonter leur résistance. Les mots anglais phonétiquement éclatés « voient » leurs éléments passer dans des termes étrangers suivant des règles de transformation organique interne, à condition que celles-ci soient rapportées à un tableau numérique externe qui en fixe idéalement la période. Le problème schizophrénique, ici, est indissolublement de transformation et de totalisation. Le rapport de désignation du mot anglais, son « sens » courant, suspendu sur lui comme une nuée au-dessus des éléments éclatés, sert vaguement d'indicateur pour l'introduction de ces éléments dans le système à double piste qui va les transformer et les totaliser. De même que la logique de l'objet partiel distinguait les mots maternels comme morceaux verbaux et les nourritures comme morceaux organiques, étroitement pris les uns dans les autres, la logique de l'objet complet distingue un ensemble organique transformationnel (cette fois, les mots étrangers) et un ensemble périodique totalisateur (les structures atomiques et la table des éléments) : les deux, étroitement liés, co-mouvants. D'où la nécessité absolue pour l'étudiant de mettre les mots étrangers en rapport avec des formules chimiques et des radioéléments périodiques.

Et certes, les mots anglais ne désignaient pas les nourritures et ne signifiaient pas ce que les nourritures cachaient (les pénis maternels, l'inversion et la castration). Mais toutes ces espèces de morceaux entraient dans un rapport beaucoup plus intime et plus complexe, imbriqués de force les uns dans les autres, emboîtés. De même ici, dans la logique de l'objet complet, les mots étrangers comme circuit intérieur et la table périodique comme cercle extérieur entrent dans un rapport intime et complexe : les mots étrangers ne se mettent pas à désigner des formules chimiques ou des structures atomiques, pas plus qu'ils ne signifient ce que ces formules cachent (le phallus, le redressement et la restitution). Mais les deux flux, le flux organique des mots étrangers et le flux périodique des formules, sont de force insufflés l'un dans l'autre, « mémorisés » l'un dans l'autre. A la loi de l'objet partiel « morceaux sur morceaux », répond le principe du tout comme objet complet ce flux dans flux ». Si bien que, de la grande équation de fait, nous pouvons extraire une seconde équation subordonnée comme rapport des dénominateurs :
mots étrangers / structures atomiques = savoir (reformation et restitution de l'objet complet).

Ce principe de totalité et de transformation, capable de conjurer l'inversion ou l'écart maternels irréductibles, il est naturel de le chercher du côté du père. Quoi de plus « naturel »? D'autant plus que l'étudiant dispose de deux pères : le réel, premier mari, et un beau-père. Mais c'est ici (non pas pour cette raison psychosociale) qu'intervient l'obstacle radical empêchant l'étudiant de former dans l'ordre du symbole une totalité paternelle légitime, tout comme il était incapable de combler symboliquement l'écart maternel. Et si l'œil en moins de la mère était plutôt un œil en trop, les deux pères effectuent plutôt l'absence symbolique de père, la fameuse forclusion lacanienne. C'est que les deux pères ont une existence tellement fluide dans « l'esprit perverti du malade », comme dit Wolfson, que les deux flux, les deux circuits se mélangent irrémédiablement, sans que l'un puisse servir de mesure périodique totalisante, ni l'autre, de règle opératoire transformationnelle, aucune coagulation ni sédimentation, et inversement aucune précipitation ni liquéfaction n'étant assignables, mais seulement des transformations à éclipses, des bonds désordonnés, des occlusions douloureuses dans une totalité glissante, hémophilique, parfaitement inconsistante inutilisable. De son beau-père, cuisinier, l'étudiant dit : ses positions de cuisinier dans les gargottes « étaient en quelque sorte comme les chances de survie d'une particule donnée d'élément radioactif de périodicité de 45 jours, c'est-à-dire qu'il serait passablement improbable que l'emploi durerait 9 mois, tout comme la particule aurait moins qu'une chance sur 65 d'exister encore au bout du même temps ». Et cette accusation vaut plus encore contre le père, qui mène une vie nomade, dans diverses chambres meublées, et ne rencontre son fils que dans des lieux publics, tous deux ayant hâte aussitôt de se quitter.

Ainsi l'assimilation explicite des pères à des formules chimiques et radio-éléments dénonce le caractère illégitime du tout. Comment l'étudiant éviterait-il de former une fausse totalité de tout ce qui n'est pas anglais, sans principe syntagmatique ni règle syntaxique? Tout comme, dans la vision de l'étudiant, la mère est incapable de combler l'écart pathogène qu'elle creuse, le père est incapable de redresser la totalité illégitime qu'il forme. (Le père ne prétend-il pas ridiculement savoir les langues étrangères?) C'est la loi même de la totalité, flux dans flux, qui la rend illégitime, tout comme c'est la loi de l'écart, morceaux sur morceaux, qui le rend incomblable. Et la fausse totalité paternelle laisse subsister, bien plus entraîne jusque dans les langues étrangères et les essais de traduction l'écart qui brisait les mots de la langue maternelle (ainsi la fêlure transportée dans la traduction de the en eth hè. Les mots étrangers n'arrivent pas à former des blocs indécomposables et continus, La raison en est simple. C'est que nous avons fait comme si l'écart, et la tâche de le combler (continuité) revenaient à la mère, et comme si le tout, et la tâche de le redresser (totalité) revenaient au père; mais en vérité il n'y a pas de fonction idéale, et toute introduction de la Natur-philosophie dans la psychanalyse est absurde. En règle dite normale, le père et la mère ne sont pas trop de deux pour former la totalité comme pour combler l'écart. Mais s'il n'y a pas de fonctions naturelles idéales, il y a des positions symboliques. C'est lorsque le symbolisme du tout et des parties est affecté dans son essence subjective, que se produit une répartition aberrante asymbolique, et que, dans le cas précis de l'étudiant en langues, la mère est posée comme responsable d'un écart nécessairement pathogène, et le père, d'une totalité nécessairement mal formée. Aussi bien n'est-ce pas nous qui faisons comme si... Et chaque fois que se pose le problème de l'écart, le père a disparu, ce par quoi l'écart est incomblable. Et chaque fois que se pose le problème du tout, la mère a disparu, ce par quoi la totalité n'est pas formable (l'étudiant l'éprouve quand il veut convertir le mot anglais lady, et ne peut le transformer que dans l'allemand leute ou le russe loudi, qui signifient « les gens », court-circuitant précisément la partie féminine). Il serait vain de dire à l'étudiant qu'il suffit de réunir le père et la mère, de les accepter tels qu'ils sont... etc. : pas plus que la constellation familiale n'est la cause du trouble, son aménagement ne peut être thérapeutique. Et la psychologie sociale ne rend pas plus compte de la maladie que du retour à la santé : toutes ses informations au contraire doivent passer à travers la grille qui les filtre, et qui est la logique formidable de la santé comme de la maladie (grammaire générale psychotique).

                                              *

Il semble pourtant, à la fin, que l'étudiant « se fasse » à ses parents, et que ses parents fassent un pas vers lui. « Possiblement le schizophrène devrait bien modifier certaines du moins de ses conclusions péjoratives au sujet de ses parents », car la mère consent de plus en plus à lui parler yiddish, le père aussi, et le beau-père, français. Et le livre s'achève sur un chant sombre encore, mais d'espoir, où s'ébauche l'éventualité de supporter l'anglais, de supporter la vie, de retrouver la liberté perdue. Mais justement en quoi consiste cette véritable révélation finale, qui ne se réduit évidemment pas à l'acceptation mutuelle du fils et des parents? Dans les pages brûlantes de la fin, Wolfson expose la certitude qui le traverse un jour, « la vérité des vérités ». D'une part, le savoir ne peut pas s'opposer à la vie parce que, même quand il prend pour objet la formule chimique la plus morte de la matière inanimée, les atomes de cette formule sont encore de ceux qui entrent dans la composition de la vie organique, et qu'est-ce que la vie sinon leur aventure? Le savoir ne peut pas davantage justifier la vie, parce qu'il n'a pas la continuité ni la totalité nécessaires. D'autre part, la vie ne s'oppose pas non plus au savoir, car qu'est-ce que le savoir sinon l'aventure de la vie dans le cerveau des grands hommes (le cerveau ressemblant d'ailleurs à un irrigateur plié) ? Et la vie n'a pas à être justifiée par le savoir, car les plus grandes douleurs sont déjà justifiées par ceux-là mêmes qui les éprouvent, et qui en tirent un merveilleux enseignement de martyre, d'intelligence et de charité; quant aux plus petites douleurs, celles que nous nous donnons « pour » nous prouver que la vie est supportable, c'est elles qui nous apprennent un jour que la vie se dérobe à toute justification. Ainsi l'étudiant, familier de conduites masochistes (brûlures de cigarettes, asphyxies volontaires, aspersions glacées), rencontre la « révélation », et la rencontre précisément à l'occasion d'une douleur très modérée qu'il s'infligeait, et à un moment où cette douleur est fort supportable : il lui est révélé à la fois que la vie est absolument injustifiable, et cela d'autant plus qu'elle n'a pas à être justifiée! Combien nous aurions tort de voir en tout cela les rudiments d'une mauvaise philosophie. Et pour arriver à l'idée que la vie n'a pas à être justifiée, combien de pensées débiles, de délires et de balbutiements psychotiques faut-il à chacun de nous. Et tant de nous qui n'y arrivent jamais. Ce que l'étudiant saisit dans la révélation, c'est que, des deux côtés de son équation fondamentale, il n'y que la mort, du côté de la mère et du côté du père, du côté du savoir et du côté de la vie, qu'on les mette dans un rapport d'opposition ou de justification, ou même de réunion tant bien que mal. La mort comme pathologie de l'écart, ou comme malformation du tout. Mais cela, il n'a pu le saisir que comme le résultat dans sa « conscience aliénée » d'une aventure plus profonde, d'une compréhension plus profonde, d'où résulte aussi l'aspect plus supportable et plus humain pris par ses parents : « vérité des vérités... »

Cette aventure, c'est l'aventure des mots. Le langage tout entier traîne avec lui une histoire de sexe et d'amour. Mais il y a plusieurs façons d'en approcher. Au niveau le plus bas les porcs de l'humanité, c'est-à-dire les « bons vivants », sont ceux qui se plaisent aux histoires obscènes, gauloiseries, contrepèteries.., etc. : on peut dire pourtant qu'ils appréhendent quelque chose de l'histoire sexuelle du langage, et qu'ils mettent en œuvre des « procédés » proprement linguistiques, mais ils ne le font qu'en général, et cessent de rire dès qu'ils rencontrent dans le silence des mots leur propre castration, à eux, leur propre inversion, à eux. Ils se servent laborieusement du langage pour désigner la sexualité et ses événements. On sait qu'un comique autrement puissant se déchaîne quand « l'esprit » est inconscient. Et qu'un lapsus met en jeu toutes les forces de la Nature en un joyeux chaos, et qu'un mot d'esprit n'est supportable que quand il mime l'inconscient. Et que, bizarrement, c'est quand on ne l'a pas fait exprès qu'on commence à être personnellement concerné. Alors commence l'humour, qui est l'esprit en nous, non pas celui que nous faisons, mais celui qui nous fait, auquel nous nous offrons en holocauste. C'est que le rapport du langage et de la sexualité a cessé d'être de désignation, il est devenu de signification, et se déploie sous cette forme dans tout le champ névrotique (le rapport de signification étant lui-même très complexe, et comportant plusieurs couches qui vont d'une simple psycho-pathologie de la vie quotidienne à la psychanalyse des névroses). Mais au-delà encore, La psychose et l'ironie psychotique : tous les mots racontent une histoire d'amour, mais cette histoire n'est plus ni désignée ni signifiée par les mots. Elle est prise dans les mots, indésignable, insignifiable. Et c'est là l'aventure du langage psychotique. Le caractère fondamental de ce langage n'est pas de traiter les mots comme si c'étaient des choses, mais d'une part d'imbriquer les choses dans les mots suivant la loi morceaux sur morceaux de l'objet partiel ou du mot éclaté), d'autre part d'insuffler le savoir dans les mots (suivant la loi flux dans flux de l'objet complet ou du mot indécomposable). Le savoir n'est plus signifié, mais insufflé dans le mot; la chose n'est plus désignée, mais imbriquée, emboîtée dans le mot. La sexualité, c'est-à-dire Eros, est ce savoir à l'état insufflé, cette chose à l'état emboîté. Autant dire que la psychose et son langage sont inséparables du « procédé linguistique », d'un procédé linguistique. C'est le problème du procédé qui, dans la psychose, a remplacé le problème de la signification et du refoulement. Comme Thésée, s'y retrouve seulement celui qui se retrouve dans le procédé. C'est en lui que se jouent la maladie et la guérison. La guérison du psychotique, c'est non pas prendre conscience, mais vivre dans les mots l'histoire d'amour qu'ils imbriquent et qui les insufflent, Eros singulier. Non pas désigner quelque chose, ni signifier un savoir, mais vivre insufflé et emboîté, dans le procédé lui-même. Alors le procédé cesse de réunir et de distribuer les figures de la mort, et libère cet Eros, cette histoire sexuelle qu'il cachait dans ses lois. Encore faut-il que le psychotique découvre lui-même le procédé personnel précis qui le met en scène, et redécouvre l'histoire malheureuse d'un amour que son procédé murmure et retient, plus cachée que si elle était refoulée. Car, imbriquée et insufflée dans les mots, il faut la retrouver comme dans une devinette, non plus la traduire comme un signifié. Le livre de Wolfson est une des plus grandes expérimentations dans ce domaine. C'est en ce sens que tout dans la psychose passe par le langage, mais sans que rien concerne jamais la signification ni la désignation des mots.
Gilles Deleuze.

Notes

[1] Raymond Roussel expose son « procédé » dans Comment j'ai écrit certains de mes livres. Sur la nature et le rôle du procédé, sur le rôle analogue des machines, et sur la persistance d'un « accroc » devenu créateur, cf. les analyses de Michel Foucault, Raymond Roussel, éd. Gallimard, 1963.

[2] En règle générale, l'analyse psycho-sociale des familles de schizophrènes ne peut être menée qu'à travers les règles formelles instaurées par la pensée schizophrénique, et non l'inverse. L'étude de ces règles formelles n'est certes pas favorisée par les anciens lieux communs sur la pensée prélogique, la participation, l'identification, la dissociation, les mécanismes du rêve : au contraire. L'étude du formalisme schizophrénique, et des « non-sens » où il se déploie pour lui-même et positivement, trouve déjà un certain développement dans les travaux de G. Bateson et de son école : cf. Toward a theory of schizophrenia, Behavioral Science, 1966 (et le compte-rendu qu'en donne Pierre Fédida, Psychose et Parenté, Critique, octobre 1968). Il est certain que la théorie lacanienne, concernant la position du schizophrène dans l'ordre symbolique, est susceptible de donner à ces recherches de nouvelles bases.

[3] Les exemples les plus nets en sont dans Watt et dans un conte admirable de Têtes-mortes, « Assez ». Cf. Malone meurt : « tout se divise en soi-même ».

[4] Chez Wolfson, la différence entre les deux sortes de mots est d'autant plus évidente que les uns sont par nature anglais, les autres, de langues étrangères. Mais la corrélation des deux sortes de mots se retrouve partout : dans le langage schizophrénique sommaire et caricatural des bandes dessinées (où des éclats phonétiques s'opposent à des blocs toniques inarticulés), ou bien dans la grande œuvre poétique d'Artaud (où les mots déboîtés s'opposent aux mots-souffles). L'analyse de la seconde sorte de mots, mots-souffles ou blocs indécomposables, doit marquer deux caractères inséparables : ils sont à la fois liquides et cimentés (par exemple on remarquera les vertus que Wolfson donne au « signe mou ou mouillé » en russe). Nous essayons plus loin d'expliquer ce double caractère par la logique du tout qui régit de tels mots.

Le logophile

Dans tous ces exemples de logophilie, tout se passe comme si la langue, une fois reconnu et dépassé le simple niveau des signes, articulés et modulés par le réseau qui trame signifiés et signifiants, ne pouvait plus suffire à retenir le sens et le sujet à cette surface quotidienne et codée. Le sens d'un côté déborde vers la microstructure et se saisit des phonèmes après avoir désarticulé les signes; d'un autre côté, mais d'un même geste et dans le même moment, le logophile reprend ces éléments qu'il a disloqués pour les réarranger en chaînes nouvelles qui courront sous la surface de la langue ordinaire, neutralisée, pour y nouer des significations inédite, des intrigues nouvelles, des configurations qui ne devront plus rien qu'au rigoureux caprice du désir. Théâtre intérieur, scène intime du signe. Des énigmes s'y découvrent et s'y forment, et le désir, ayant soumis le tout de la langue —toutes les langues, tout le langage— aux pressions du processus primaire, invente d'un coup une nouvelle dimension qui va constituer le texte en un véritable processus tertiaire. En un seul espace désorienté se jouent et se nouent la conscience et l'inconscient, la langue et l'histoire —tout comme au niveau où s'effectue l'analyse de la langue la seconde articulation s'en adjoint une troisième où se fondent les deux premières: du phonème au mythème grâce à la fracture du signe.

Michel Pierssens, La tour de Babil, p.156

La légende

Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue, c'est que, condamnées l'une et l'autre à ne se servir que d'éléments apportés devant elles et d'un sens quelconque, elles les réunissent et en tirent un sens nouveau.[...]
Imaginer qu'une légende commence par un sens, a eu depuis sa première origine le sens qu'elle a, ou plutôt imaginer qu'elle n'a pas pu avoir un sens absolument quelconque, est une opération qui me dépasse. Elle semble réellement supposer qu'il ne s'est jamais transmis d'éléments matériels sur cette légende à travers les siècles; car étant donné cinq ou six éléments matériels, le sens changera dans l'espace de quelques minutes si je les donne à combiner à cinq ou six personnes travaillant séparément (1).

(1) Ms fr 3959/10, p.18. On rapprochera Pascal, Pensées (éd. Brunschvicg, fr. 22 et 23): «Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau: la disposition des matières est nouvelles»...,etc.

F. Saussure cité dans Les mots sous les mots, p.19, de Jean Starobinski

Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.