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Un dîner chez les Robbe-Grillet

J'ajoute des sauts de ligne pour faciliter la lecture à l'écran.
Paris, mercredi 11 juin 1958

Avec Marie-Claude, hier, chez les Alain Robbe-Grillet, avec Nathalie Sarraute. Arrivés à 6 heures et demie pour boire un verre de porto, nous sommes partis à près de 11 heures, en ayant l'impression de n'être restés que peu de temps.

[…]

Alain Robbe-Grillet et sa femme se montrent fiers de l'appartement qu'ils ont eu la chance d'obtenir grâce à Paulhan dans cette maison du voulevard Maillot où habite aussi Félicien Marceau (chez qui nous avons dîné il y a quelques mois). Il a fait lui-même non seulement la peinture mais la menuiserie et se montre justement orgueilleux de ses placards dont se ferment avec précision les portes par lui fabriquées et montées. Je dis:
— Nous savions bien que vous aviez un compas dans l'œil et un mètre dans la poche…
Ce dont il a la bonne grâce de rire.
Flashes dont la conversation fut éclairée :
Samuel Beckett (« Sam »), sous l'occupation, venant d'écrire Murphy, parlait à Nathalie Sarraute de destruction du langage (il habita chez elle et donna des leçons d'anglais à l'une de ses filles). Il ne fait plus jamais allusion désormais, dit Robbe-Grillet, à ses travaux: leur seule conversation porte sur leur amour commun des jardins. Beckett passe ses journées à tondre un gazon réticent et à lutter contre les taupes, l'essentiel de sa correspondance avec son éditeur américain consistant en des demandes et en des envois de produits chimiques divers destinés à leur destruction. Mais si j'ai bien compris, ce sont surtout ses arbres qui en souffrent — et en meurent.

Les deux premier romans de Nathelie Sarraute et le premier (resté inédit) de Robbe-Grillet ont été refusés par Gallimard. Sans le dire nettement, Nathalie suffère, laisse entendre, nous amène à avancer nous-mêmes que T. sous prétexte d'aider à la publication de Portrait d'un inconnu par Gallimard, fit le nécessaire pour la rendre impossible. Elle nous raconte que, chez un petit coiffeur de la rue Jacob, elle avait cette semaine comme voisine la même T., habituée de l'endroit et fort étonnée de la voir là. Elle était sous le casque et semblait gênée d'être surprise ainsi.
— Non point pour lui faire la leçon (rien n'était plus loin de ma pensée, je voulais au contraire marquer une différence qui n'était pas à mon honneur), par gêne, pour dire quelque chose, j'expliquai que, moi, je n'allais chez le coiffeur que tous les six mois et uniquement pour me faire couper les cheveux. Elle eut l'air furieuse, me tourna le dos, et, par la suite, quitta la maison sans me dire au revoir…
— Oui, elle a dû penser que vous lui donniez une leçon…
Cela dit, il apparaît, Robbe-Grillet le lui dit et le prouve sur quelques exemples, que Nathalie Sarraute a tendance à interpréter les réactions les plus simples et à inventer de touts pièces, sur un indice plus ou moins important, des histoires où tout ce qui se dit et se passe l'est à son détriment. Elle ne dit pas non. J'essaye d'expliquer:
— C'est parce que vous vous sentez toujours en faute, coupable d'on ne sait quoi…
Et elle approuve, heureuse d'être comprise et d'autre part satisfaite d'entendre Marie-Claude avouer que telle est, pour elle aussi, sa réaction immédiate: la culpabilité. (…)

Réunis en tandem par une célébrité qui se moque des nuances et rapproche toujours leurs deux noms, Alain Robbe-Grillet et elle font équipe de bon gré pour avoir été rapprochés par le hasard et se donnent la réplique sur un ton où l'ironie l'emporte heureusement sur le sérieux.
Je doute plus de l'avenir de Robbe-Grillet et de sa réelle importance que de ceux de Nathalie Sarraute. (Sans parler de Butor qui fait déjà carrière pour son propre compte et dont les recherches sont rendues d'un accès facile grâce à un classicisme rassurant.) Il n'empêche que c'est de Robbe-Grillet que s'occupent surtout les spécialistes de la chose littéraire — surtout aux Etats-Unis où l'on fait des thèses sur lui et d'où va venir, aux frais d'une université, un jeune homme chargé d'étudiet sur place son œuvre.
Il est vrai que les Américains sont on ne peut plus sérieux et méthodiques. J'ai reçu la visite d'un jeune professeur de Harvard qui écrit une thèse sur de Gaulle et le R.P.F., Nicolas Whal: il m'a appris qu'un de ses assistants est chargé d'étudier Liberté de l'esprit qu'il possède, lui, en totalité à deux numéros épuisés près: «Mais nous pouvons consulter heureusement la collection complète à l'université de Havard» — ce qui ne laisse pas de m'étonner et me fait rétrospectivement éprouver (en pensant aux conditions dans lesquelles je faisais cette revue!) une certaine satisfaction.

Claude Mauriac, Le rire des pères dans les yeux des enfants, p.98 à 101 - Grasset, 1981

La sorcière de Marie Ndiaye

Ecriture soignée, précise, description objective de situations fantastiques.

Plus j'avançais dans le livre et plus je pensais à Houellebecq, non que les styles et les préoccupations soient semblables (pas du tout: Houellebecq insiste, Ndiaye constate), mais le monde décrit est bien le même, un monde désespéré et insensé dont le plus insensé est que personne ne paraît s'en apercevoir, ni s'apercevoir de la terrible solitude qui sépare irrémédiablement chacun de ses congénères.
Je prenais mes repas en leur compagnie, assise à la grande table des professeurs, dans un coin du réfectoire. Isabelle ne se montrant pas au moment du déjeuner et, comme elle interdisait d'habitude toute allusion publique aux douloureux événements qu'avaient pu connaître ses employées avant de devenir professeurs, celles-ci profitaient de leur courte liberté pour évoquer complaisamment leurs ennuis anciens. Se coupant la parole, désespérant d'être entendues et se moquant de ce que racontaient les autres, les professeurs chuchotaient bruyamment en étirant au-dessus de la table leur cou tendineux, en allongeant leur longue et maigre figure sur laquelle le fond de teint posait un masque gras, beige, qui s'opposait à la pâleur de la nuque, et débitaient d'une voix furieuse, âcre, éperdue, leur dèche enrageante, heureusement terminée pour l'heure, les maris increvables et violents disparus elles ne savaient où (et qu'il y reste, bon débarras), les enfants placés à l'institution sanitaire du département, dont elles n'avaient pas de nouvelles, qu'elles se promettaient nébuleusement de reprendre un jour, qu'elles avaient prénommés de vocables extraordinaires et recherchés qui évoquaient, pensais-je, certains noms donnés aux chiots ou aux chatons. Et tandis qu'avait lieu, du côté des professeurs, cet échange de monologues frénétiques, les étudiantes, dans l'autre partie du réfectoire, parlaient calmement des leçons dispensées par ces mêmes professeurs tout juste réchappées de la mouise (Technique de la méditation fervente, Thérapie par les herbes subliminales, Voyage astral sans secousse, Montée du fil d'argent), tout en avalant avec appétit les légumes cuits à la vapeur et les germes de diverses céréales qui semblaient leur profiter miraculeusement, contribuer à la belle roseur de leurs peau bien tendue, à la santé luxuriante de leurs cheveux négligemment coiffés, alors que les professeurs, elles, paraissaient fondre et se creuser un peu davantage à chaque bouchée, qu'elles engloutissaient sans dissimuler leur répugnance, regrettant du passé une seule chose, disaient-elles, la viande, dont beaucoup rêvaient la nuit et avouaient que l'absence était une torture. Âprement, elles se félicitaient pourtant de leur situation présente. Mais elles s'étaient si bien convaincues depuis longtemps qu'on ne devait toute position qu'au hasard et que, pour elles, la chance n'était jamais que provisoire, qu'une certitude amère de l'échec à venir fronçait et crispait leurs lèvres minces dans le même temps qu'elles se vantaient de leur veine.

Marie Ndiaye, La sorcière, Minuit 1996, p.169-171
Je lis Marie Ndiaye trop tard. Je l'aurais sans doute beaucoup appréciée dans les année 90. Aujourd'hui, les romans ne m'intéressent plus assez. (Lorsque j'ai besoin d'une histoire — et cela arrive souvent — je vais au cinéma.)
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