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L’Archer ou du bruit dans la crypte de Maurice Mesnage

Il s'agit d'une source des Églogues donnée par Renaud Camus.
Tout y est: l'arc, Höderlein, Marx, Verne, Ulysse, le ventre de la mère, le Cyclope…

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Revue L'autre scène, 1975, n°10. "La voix"

« Quant à la musique, il est clair, pour peu qu’on y prête attention, qu’elle est dans le même cas. C’est peut-être ce qu’Héraclite voulait dire, bien qu’il ne soit pas bien expliqué, quand il affirmait que l’unité s’opposant à elle-même produit l’accord, comme l’harmonie de l’arc et de la lyre. » Platon, Le Banquet, 187 a

L’ARCHER

Il se tient debout, dans le soleil, issu d’une souche qui répond par nature à une intentionnalité d’art et de symbole. Comment le monde produit-il des formes latentes qui suggèrent la figure spirituelle? D’ailleurs, on ne peut en rester là. Il faut continuer plus loin et descendre dans la forme, y entrer, la désarticuler. Les pieds de l’Archer s’enfoncent dans la pierre, granit en petits blocs qui le soutiennent, et se décorent de pignes dont la base spiralée fournit encore à l’imagination, au plan de la forme géométrique, le schème de l’amplification et de l’expansion réglée (Série de Fibonacci), de l’enthousiasme et du feu, comme une nébuleuse dansée. L’arc vibre dans le vent et accomplit sa mesure avec la montagne qui pousse ce vent des pics à la mer ou le ramène de la mer vers la vallée.

LA TOTALITÉ

C’est donc un ensemble que construit l’Archer, avec l’environnement de pierre, de vie et d’air, un immense cercle à l’échelle cosmique, une unité de système circulaire, non pas tout à fait fermé, puisque la flèche doit s’échapper de l’arc et de la main.

Shéma

À ce cercle doit se joindre le but, non pas étranger à l’arc, mais unifié à lui et à la main qui le tend. L’unité totale réinsère le sujet dans l’objet, le but dans l’équilibre bi-latéral, et l’ensemble dans l’ambiance cosmique, le cerveau de l’Archer fusionnant ses représentations avec la tension vivante du bois d’arc et avec le dynamisme des éléments en train de parcourir leur propre chemin d’action et d’entropie.

RÉFÉRENT I : LA SAGESSE ZEN

Le tir à l’arc, l’arc, sont des éléments non seulement de la technique (chasse, guerre, sport, etc.); mais aussi de la vision du monde. Il n’est pas rare que les engins, les outils, les armes, les machines entrent presque tels quels dans la vision du monde, pour y jouer un rôle un peu plus que d’appui. Il suffit de penser à l’utilisation platonicienne du comportement des «pasteurs» ou des «tisserands» dans le dialogue du «Politique» ou à la référence centrale que Bergson fait au mécanisme cinématographique dans sa définition de la pensée et de la pratique («Évolution créatrice»). Pour Platon, d’une part, il connaît ce dont il parle, ne se contentant pas de simuler (comme il en fait le reproche à Homère simulant une guerre entière avec ses hommes, ses engins, ses bruits, ses dieux), mais détaillant le paradigme, l’analysant segment pas segment, comme première esquisse d’un monde de concepts qui reprennent, à un niveau formel supérieur, les structures ou articulations dégagées au plan empirico-technique. L’Occident moderne, ayant dissocié technique et abstraction (comme il a dissocié corps et esprit), ne peut lier les deux plans, il pose les engins d’un côté, les abstractions de l’autre. Il ne fait plus de la technique un élément de la vie de l’esprit. D’autre part, comme Platon utilise cette méthode de fusion de l’empirie technique et de l’abstraction réfléchissante à propos de la définition du «politique», c’est dans tout le vaste domaine des rapports humains, dans la formation du monde social que la technologie trouve à s’épanouir, à se parfaire sans jamais quitter son essence propre.

Le penser platonicien était encore en deçà de la scission achevée du concret et de l’abstrait, de l’engin et du concept, de la main et du cerveau. L’effort spirituel mobilisait des flux sur plusieurs plans simultanés, l’idée, l’image et le fantasme, sans rien perdre des vertus sollicitatrices de ces trois mondes, thétique, iconique et souterrain. Mais l’Archer, ici, va encore plus loin. La totalisation qu’il réalise supprime réellement la coupure, dont la menace est sensible dans l’effort cybernétique de Platon. Un monisme cosmo-anthropologique soude les aspects figuratifs de la « composition » de l’Archer. En tendant l’arc, l’Archer fait verser le tout de l’être à l’intérieur de son cercle de tension. L’ensemble est immanentisé en une forme topologique cylindrique, comme si le sujet restait ouvert par en bas, vers la terre, et par en haut vers le ciel. En fait la meilleure figure topologique serait ici la sphère, avec rayons convergents vers le sujet tendu.

La totalité zen, antérieure à la coupure, parvenant à dissoudre même les organisations polygonales d’une pensée à la chinoise, pourtant centrées sur l’un intense et croissant comme des carrés magiques de l’intérieur seulement, dans tous ses sens, donne le meilleur référent en vision du monde pour l’Archer, pris à ce moment de l’analyse.

LA SYMÉTRIE

Se tenir debout, de profil, le corps effaçant sa latéralité gauche (la souche a imposé sans bruit ce côté gauche vu de face, genre de profil que l’enfant dessinateur trace en premier, la main droite tournant plus facilement en courbe lévogyre), c’est construire deux axes de symétrie : l’un latéral, l’autre facial. De côté, symétrie d’un cercle, inauguré par l’arc bandé et la corde tendue, l’Archer tendant l’arc et la corde et occupant idéalement l’axe vertical, le diamètre vertical de l’appareil cerclé, et la flèche barrant en croix cette ligne tombante de tenue.

schéma

De profil comme aussi de face, donc, une nouvelle symétrie apparaît. Il faut passer à la pointe de la flèche, ici comme morte, puisqu’immobile, mais tellement vive par son contexte de simulacre qu’on craint son décochement. C’est le premier pas d’une angoisse que les formes de la totalité et de la symétrie latérales ont jusqu’ici masquée. Car le spectateur appelait « profil » la face tendue de l’Archer, et « face » le fait d’occuper maintenant l’en-face du profil du tireur, le fait de saisir physiquement le sens de l’Archer, en se mettant au lieu du but, ou sur sa trajectoire. Le corps s’effaçant pour tirer, c’est désormais une mince épaisseur qu’on aperçoit, presque une ligne droite, comme si l’Archer passait tout entier derrière la faible largeur de l’arc. Un cercle spacieux, pivotant sur lui-même, se confond par rotation de 90° avec une ligne. Le partenaire du tireur, ami ou spectateur, développe un espace en forme de croix cerclée ; tandis que l’ennemi du tireur, face à la flèche, visé par son extrême pointe, en arrive à ne presque plus voir du tout l’Archer, caché derrière l’arc, invisible menace d’aveuglement pour le but vivant qui regarde la flèche.

Qui regarde d’Archer en ami développe un cercle spatial, un jeu d’équilibre et de symétrie ; qui regarde l’Archer en ennemi, le condense en droite tombante qui occulte le tireur, avançant comme derrière une « forêt en marche », et, tout en s’invisibilant, menace l’œil scrutateur hostile d’entrer par crevaison ou éclatement dans la nuit œdipienne, celle de la perte de la lumière et du cri foudroyé. Le sens profond de cette symétrie-proie est la mort, par dialogue de l’invisible et de la nuit. Au moment même où l’Archer se cache et disparaît derrière son arbre vivant, la flèche siffle et, de ce son construit par les consonnes «se, fe, le», sort la douleur, le cri, la mort, la nuit.

Le multi-sophisme d’Élée a été formulé par un spectateur latéral qui, à côté et non en face, décompose des trajectoires interminables, des lignes d’espace sans fin, des arcs de cercle toujours divisibles. Mais Zénon en est resté topologiquement et vitalement à côté de la question. Qu’il s’y mette une bonne fois en face, et d’une fibre linéaire étroite sortira non pas l’être, mais ce à quoi toute l’école d’Élée ne croyait pas : le néant.

L’ami de l’Archer, le contemplant fasciné, jouit de figures optiques déployées : mais la proie vit l’absente présence de l’Archer comme une ''acoustique'' mortifère, ouvrant par le silex dans l’œil crevé tout un monde de fantasmes et de peur intérieures.

L’ARC DU RETOUR D’ULYSSE : RÉFÉRENT II

Ulysse revient chez lui, mais déguisé. Il boucle presque un cercle qui, parti d’Ithaque vers Troie, est replié à présent de Troie vers Ithaque. Il faut aussi ressouder ce cercle en se faisant reconnaître, apparaître comme Ulysse et non un mendiant errant. L’instant de ce double événement se situe derrière un arc, que seul Ulysse peut tendre. Pourquoi seulement lui? et non pas tous les courtisans sans doute plus jeunes ou plus alourdis par les ripailles?

En tendant l’arc, Ulysse place Pénélope et Télémaque à ses côtés ou à son couvert, opérant pour le groupe enfin réuni la figure circulaire parfaite de l’Archer ami et des témoins latéraux de son tir vengeur. Au même moment, tous les ennemis de sa maison se trouvent face à lui, en vue de la flèche, qui pointe vers leur nuit, leur mort. Ulysse, dans le même instant, réalise le cercle du retour, l’unité de sa cellule amoureuse (sa femme, son fils), l’invisibilisation de l’Archer derrière sa ligne d’arc et la scotomisation décisive et imparable de ses ennemis. Seul Ulysse est capable (et seul il en a la fonction) de symétriser de face et de profil l’univers, de faire apparaître dans le même instant l’être de l’amour et le néant de la mort. La force d’Ulysse est dans son site fonctionnel et non dans quelque énergie décuplée, sa réussite est topologique et non pas énergétique. ''Il tire parce qu’il est à sa place'' et que cette place se confond un instant avec le cœur de l’univers («œil» d’un cyclone sanglant).

L’ARC DIALECTIQUE

La flèche fend l’air, mais d’abord à hauteur de l’Archer lui-même, en ouvrant d’un coup en deux, dans la verticale, une fente totale, scindant l’être en deux bords écartés par les mains en opposition, l’une vers l’avant, l’autre vers l’arrière. L’Archer compose une machine à faire de l’énergie, en s’opposant à soi-même, tirant le bois de l’arc en sens contraire de la corde, ouvrant dans son propre corps une guerre, une tension progressive et maintenue. L’être devient force par opposition tendue en soi-même, béance décidée qui va jeter la flèche à distance, la faire naître au mouvement dirigé. La dialectique est guerre héraclitéenne (polémique), comme naissance et mort en même temps, c’est-à-dire ouverture de temps. Se tenir, s’effacer, s’opposer, se tendre en s’ouvrant soi-même, telles sont les actions de l’Archer. Tels sont ses modes poétiques, ses tropes: l’architecture comme figure de la statique de l’Archer, le lyrisme comme rangement amicale et désignation de l’ennemi, à côté et en face, enfin le drame comme naissance oppositionnelle entre forces divisées par décision, comme fœtalité émergeant du corps de la mère en l’ouvrant en deux, avec sang, eau et déjà cri. Le trope alors n’intègre pas en totalités toujours plus vastes et compréhensives, mais déchire. Il ne vise pas tellement l’herméneutique et le sens, mais plutôt la tragédie et l’informel bruyant. Toute la bilatéralité complémentaire, les mains, les appuis s’aidant entre eux, entre elles, pour une même tâche, maintenant se scinde et agit par opposition, non pour se détruire, mais pour procréer de la force, du mouvement, de l’énergie. Les deux hémi-corps s’arc-boutent l’un contre l’autre et un possible énorme s’ouvre qui ne résulte pas d’une accélération relativiste ou d’une ouverture phénoménologique («Viens dans l’Ouvert, ami!» — Hölderlin, La promenade à la campagne, automne 1800, cf. commentaire de Heidegger dans «Approche de Hölderlin», 154) au sens de «laisser être pour apparaître», mais d’un faire-être de soi en soi par le déchirement absolu.

L’ARC DE VIE ET DE MORT (RÉFÉRENT III)

L’arc a nom la vie et son effet est la mort (fragment 48 d’Héraclite, qui joue sur le mot grec et tire à l’arc homorythmique). L’arc bouscule les listes d’antinomies et d’oppositions, en les présentant dans la simultanéité de la tension productrice.

Car la vie est mort, la force est guerre, la guerre est paternité et royautés universelles («père et roi de toutes choses»). De la mort naît la vie et de la vie la mort. L’être est circulant, il n’y a rien qu’il ne puisse être, y compris et surtout son propre opposé. Comment des divisions tiendraient-elles ? Il faut que l’être puise transiter, non pas seulement dans le temps évolutif, mais en soi, dans sa propre existence, dans sa propre croissance. L’être est un immense pouvoir-être qui, en plus, le devient effectivement. Il investit la totalité, il diffuse en gerbes d’étincelles, mais aussi il combustionne tout ce qui repose auprès ou au loin et le dynamise en le confondant dans son feu métamorphotique, dans sa métallurgie démonique. Cette polémique est essence forte, création des mondes et de l’homme, érection de cet archer prêt au tir, créant dans la parenthèse de son arc et de la corde tirée une énergie potentielle qui attend son maître. Dans cette intervalle spatio-dynamique entre arc et corde s’élaborent des forces invisibles, souterraines, cachées. Écarter arc et corde, cela donne tension à la flèche, possibilité de s’étendre de presque tout son long, portée au poing, accotée au bois et placée dans la fibre. Et de l’écart jaillit ce qui unit hommes et arcs, une poussée énorme, abolissant antinomies et contradictions incompréhensibles, faisant apparaître néant d’espace (la corde rejoindra le bois) et pression du temps (la flèche décochée ouvre à l’événement). La symétrie tensionnelle bois-corde échappe à la main et propulse une entropie irrésistible : quelque chose commence, qui eut être vécu et narré. On ne peut masquer cet irréversible, pas plus que le bruit de la flèche décochée à travers le silence de l’Archer.

ENTENDRE L’ARC

L’arc n’est pas seulement héraclitéen, porteur de tableaux d’antinomies ou de transits de contradictions surmontées, liquidateur de symétries formelles fluides. Il ne se limite pas à des jeux dialectiques. Comme il ouvre au temps, à la mort irréversible, laquelle doit échapper à toute séduction de réversibilité, que ce soit celle du concept (rétablissant en permanence les équilibres du cosmos) ou celle du récit (comme chez les lecteurs d’Homère qui, dans le dire d’une guerre immense et bruyante où l’épos consomme l’informel, le cri et le vacarme de la mort-amour, inventent et fabriquent un texte parfait qui se puisse lire et relire, en «forme» de paradigme culturel et esthétique!). Réversibilité qui compose (ou le prétend) un cercle dans la vision du monde ou l’écriture. L’arc crée des forces ressenties comme physiques et matérielles, c’est une machinerie à mouvement, mélange de fibres de outes sortes (bois, corde, muscles, nerfs, etc.), fabrication d’une obscurité spécifique, celle de la mort plus tard, mais celle de l’effort maintenant, qui puise ses trames et se drames dans la psyché profonde de l’Archer, et ses effets dans les ultra-vibrations du monde. L’arc ne symbolise plus l’efficacité énergétique, ni la schize zen «hors-médiation». En bandant l’arc, le tireur ouvre sa propre béance inconsciente et se met à faire trembler le monde. Il en résulte que la parenthèse de l’arc bandé rapporte certes à l’image évoquée malaisément de l’enfant ouvrant sa mère pour sortir au monde, contrepoint expulsif de l’homme ouvrant la femme pour la pénétrer et se perdre au monde (régression utérine selon Ferenczi); mais plus encore cette béance reste violence, rejet, bruit et chute. Fendu en deux l’homme s’entr’ouvre: il regarde son propre gouffre, ce trou sombre au fond de soi, entrée épouvantable de ses enfers, fascinants et repoussants.

VOYAGE AU VENTRE DE LA MÈRE (RÉFÉRENT IV)

Au milieu du siècle dernier, deux penseurs élaborent la théorie de la production, Marx et verne, l’un dans le cadre ci-devant économico-politique, l’autre dans le style du fantasme collectif de la profondeur. Doublet indissociable, les deux lectures se répétant l’une dans l’autre. L’énergie, la puissance créatrice infinie, faisant coïncider cercle et ligne, forme et accumulation, structure et hybris, et jetant les corps dans le pathos du déracinement et de la recherche exilée, tel est le thème majeur de ces deux penseurs. Pour les lire, pas de cadre extérieur, de tradition externe, pas de continuité possible, comme s’ils descendaient de quelqu’un d’autre (Hegel ou Hoffmann) : partout des ruptures, parce qu’eux-mêmes descendent de suite dans la caverne aux bruits et aux fantasmes, opérant une abréaction dans la psyché individuelle et collective, agissant dans et par le texte sur l’inconscient lacéré ; brisé, refoulé, habitué à des suites, jamais à des sondages, à des successions, jamais à des descentes. Non pas des défilés, mais des chutes.

Dans la belle totalité du «Geist» de type hégélien, nourri de métaphores géométriques, architectoniques, embryogéniques et locomotrices, une tache sombre: la nébuleuse obscure du «nada» prolétarien, turbulente, instable, bruyante, qui ne peut entrer en théorie facilement, qui dérange et compromet. Cette tache sombre, il faut y entrer et tenir la Méduse ou le spectre (pour reprendre les images de Marx au « Kapital » ou au «Manifeste»). De même Verne ouvre son «Voyage» de 1864 (à 3 ans du «Kapital») par des énigmes de béance, de terre entr’ouverte, de voyelles et de consonnes ramenées par code à du pur désordre, à une porte dont la clef manque et qui exige un «ouvreur» de mère, comme «le vieil Œdipe» (cité par Verne, Voyage, p. 27), moins un ingénieur qu’un amant pervers, butant sur des listes de mots associés et où l’inconscient déchiffre une «mer de glace», juxtaposée à la «mère» et à «l’arc»… (p. 29).

Devant des mondes accumulés de marchandises fétichisées, jouant de leurs énigmes, parlant toutes les langues, comme dit Marx, «y compris l’hébreu», et ici devant un tas informe de 132 lettres closes, combinables dans leurs positions relatives en galaxie infinie, au nombre «presque impossible à énumérer et qui échappe à toute appréciation» (p. 33), comment découvrir l’issue? Au plan romanesque comme au plan de l’analyse politico-économique, c’est la même façon: la «volte», le renversement, d’abord physique, ensuite sémiologique. Il faut quitter la totalité stable actuelle, s’en échapper, par déplacement ou écartement: Axel étouffant et cherchant son air, faisant « volter » les feuilles de l’énigme et dans cette «volte» vibre et se donne enfin le secret: le hasard, autant dire le «rien», enclenche la lecture possible, Marx procède-t-il autrement? Il sort de la totalité hégélienne et allemande, part pour l’exil anglais, à grandes enjambées, dans sa chambre ou la campagne des alentours, élabore à coup de cadences motrices structure et contenu du « Kapital », demandant à ce que Nietzsche appelait « fête des muscles » le nouvel Orient des hommes vagabonds. L’évidence est donnée dans un nouveau type de cogito, non assis : « Ne se fier à aucune idée qui ne soit venue en plein air et ne fasse partie de la fête des muscles.» (Nietzsche, Ecce Homo, 46). Une nouvelle pratique de la créativité est née: l’exil, la marche inspirée, le souffle rééduqué en sont les supports de génialité. La découverte est chute vertigineuse, après déplacement pneumatique et rythmé, descente aux enfers, par intuition d’immensité et de profondeur. Marx perçoit une «prodigieuse accumulation de marchandises», Axel sonde déjà l’infinité souterraine et ses périls. La marche et la respiration déclenchent l’initiation au monde des fantasmes et des bruits. L’approche des Mères agit sur le souffle et les nerfs moteurs. La lecture peut commencer après détente et pleine inspiration: «Quoi! ce que je venais d’apprendre s’était accompli! Un homme avait eu assez d’audace pour pénétrer!…» (p. 31). Qui, cet homme ? Le pionnier des souterrains Saknussem, ou bien le révolutionnaire enterré-vivant de Highgate? (Un marxisme peut et doit naître, par exemple, de la photographie montrant, à Eastborn, l’endroit où l’urne contenant les cendres d’Engels a été plongée dans la mer… dans une ambiance très héraclitéenne et frerenczienne, un corps assumant l’embrasement, puis la régression thalassique).

Ce que tente l’Archer dans sa tumescente énergie, c’est de bouleverser l’ordre écrit des choses pour en tirer un secret, c’est d’ouvrir pour descendre. Le but est sans doute là-bas, dans la cible ou la proie. Mais la tension de l’arc ouvre à d’autres cibles, internes et propres, dont l’atteinte décide a priori des guidages de la flèche matérielle à l’extérieur. La béance où Marx tombe, c’est le fétichisme de la marchandise, monde de secrets et de miroirs à la Borges, lui-même hérité d’un «monstrueux rassemblement» (ungeheure Sammlung) de valeurs-pièges. La béance où tombe Axel, c’est le crypte de Saknussem, décodé à partir d’une fièvre aléatoire. Celle où tombe l’Archer, c’est la caverne du monde : des scènes primitives et des bruits originaires. Dans tout arc tendu, il y a une nuit qui libère un autre monde, rempli de couloirs obscurs, de cristaux éblouissants, de sources courantes, fraîches et bouillonnantes, de murmures et d’échos, de mers intérieures appelant à des navigations inouïes, toute une archéologie de forces en élaboration et agissant sur une échelle de temps longue et insensible, géologique, ou au contraire explosant brusquement, déchirant l’écorce des choses, volcanique.

Latence géomorphique, explosion brusque: deux faces de l’arc tumescé. Initiation à des cryptes, descente difficile dans le laboratoire spiralé des enfers intérieurs (à travers corridors et mers de fantasmes et de bruits), puis remontée brutale au dehors, à la fois abréaction et hallucination de tout le passé, mais à un dehors qui délaisse loin du point de départ, ailleurs: «Je crois que nous ne sortirons pas par où nous sommes entrés. » (Voyage, 296). C’est une loi différente de celle des spectres ou des diables (sortir par où ils entrent: «C’est une loi des diables et des fantômes: il leur faut sortir par où ils se sont insinués». Faust, I, v. 1410). Mais c’est bien la loi des révolutions qui, dans l’assomption nécessaire d’un cycle évoqué (toute révolution venge), garantit une sortie du cycle ailleurs sur des plages nouvelles, éventées par d’étranges délices, libres de tout l’antérieur. De la totalité bruyante du corps de l’homme séparé et déchiré, diasparagmatique, comme une victime tragique, on sort explosivement, en forme de vacarme et d’immondité. La montée du ventre de la terre, chez Verne, répond à la chute du ballon dans l’Île Mystérieuse, l’éruption à l’irruption, la naissance à la nidation aléatoire, deux aspects d’un orgasme symétrique. Avec la fin du «Voyage» vernien, comme avec la fin du livre I du «Kapital», nous «rêvons notre genèse» (selon le poème de D. Thomas), poussés dans l’ultime couloir qui mène à l’air libre, au monde du dehors: «Nous allons être repoussés, expulsés, rejetés, vomis, expectorés dans les airs avec les quartiers de rocs, les pluies de cendre, et de scories, dans un tourbillon de flammes…» (352). Le ventre devient métaphoriquement bouche et la naissance nausée, à moins que le sexe de la terre n’orgasme difficilement, mixant haltes et projections sur un rythme éjaculatoire inhibé: «Nous avons affaire à un volcan dont l’éruption est intermittente. Il nous laisse respirer avec lui.» (356). Ces poussées et pauses alternantes provoquent finalement au vertige de toute transe: «Ma tête, brisée par ces secousses réitérées, se perdit.» (358). Axel perd connaissance et la sortie s’effectue dans la presque-mort. C’est l’image d’un coup de canon qui clôture le récit vernien, et pour Marx une heure qui sonne. Pour l’Archer, la flèche qui part.

PSOPHOLOGIE DE L’IRRÉVERSIBILITÉ : UN MYTHE HÉRACLÉEN

Cette mer fermée, à la voûte noire et bruyante de croassements sanglants, c’est Stymphale, avant l’irruption d’Héraklès. Lac où volent des milliers d’oiseaux cruels et voraces, avides de chair humaine, obscurcissant le soleil quand ils planent. Héraklès surgit et le nettoie. Armé de cymbales solaires, Héraklès les brandit en les écartant, le bruit fait lever les vautours, et de ses flèches droites et sifflantes abat les oiseaux, redonnant au soleil son domaine céleste. Le lac est à présent idyllique. Retenons les structures et les signes. La caverne des sons de la gorge souffle des bruits rauques, des bruits de désir inassouvi, de quête borborygmée et de soupirs déchirants. Contre ses parois se disposent des lieux de génération vocalique et consonantique, que la langue-arc se met à fréquenter en claquant, en vibrant, en roulant, en sifflant, et qu’elle ordonne pour des fruitions éjectées hors bouche. Caverne polyphémique, bruyante de cris de troupeaux apeurés, des angoisses de marins égarés, et maintenant traversée par un épieu sanglant dans des hurlements de Cyclope, tel est l’antre phonologique, générateur du langage, choc épineux d’un enfant surpris au gîte utérin par un père-monstre trop tôt rentré dans un ventre devenu entre-temps incestueux. Il faut en sortir, crever le monstre et l’issue, asymétriser la caverne en orientant les tensions, faire siffler l’épieu aveuglant comme les flèches stymphaliennes, et enfin aérer.

Voilà pour les structures mytho-bruyantes, du lac comme de la gorge. Les signes sont autant loquaces : l’arc tendu simule un Sigma majuscule, les cymbales, et les flèches tombées au sol composent en tas une sorte de Phi démultiplié, et désormais le lac est demeure du pur solaire, charpentée comme un Lambda. Ce qui s’articulait dans l’arc, c’est le bruit du sifflement (se, phe, le), mais aussi le nom du lac maudit (Stymphale), à présent régénéré. Le son héracléo-acoustique quitte la bouche et file dans l’espace de salut, décrivant une écharpe irisienne, une courbe-message, la voûte d’un nouveau ciel. Toute la musique du monde dresse et tend les oppositions, les équilibres, les maintiens, les efforts, les axes de construction, les fantasmes, les vacarmes du dedans tumultueux, la joie de tendre et la mort promise. S’adosser efficacement à une réalité extérieure qui articule et stabilise ses structures, puis entrer en soi-même par vertige et tumescence périlleuse, enfin lâcher prise et descendre, descendre, monter, monter, sortir, sortir, dans le sang et le feu, à l’air, au grand air, au soleil de Stymphale, angoissé et purifiés, révolutionnés et vivants. Le vent dans les chênes et les pins lyriques, au loin dans le parc l’écho d’un piano, des cris joyeux d’enfants sous l’immense tilleul protecteur et intouchable, la rivière qui descend sur un mode hölerlinien vers la vallée, des oiseaux devenus boschiens, en mal d’amour, pénétrant la maison dans ses recoins et ses loges multiples, et d’énormes montagnes de granit qui siègent tout près. D’en haut on peut voir le bleu intense de la mer.

Cette souche érigée à flanc de montagne, prise au lierre tortueux et suggestive d’un arc tendu par un archer mythique, fournit des formes, des intériorités dynamiques, des chutes fantasmatiques, convoquant des traditions technologiques et spirituelles, le zen, les présocratiques, les agonies homériques, les penseurs modernes du monde machinal (Verne et Marx). La grande loi de cet art naturel c’est l’intériorité de la réversibilité, le dedans creux et profond de la symétrie, l’ouvert introspectif d’un inconscient déchiré et béant, un espace concave qui abrite et ordonne des sons sourds et peu formalisés. Cet espace du dedans est aussi bien celui du ciel, traversé par des fauteuils relativistes comme celui de Lone Sloane (le trône de pierre chez Philippe Druillet), que celui de la terre, arpentée par Axel, ou que celui de l’atelier du mal moderne, la mine noire et douloureuse de l’élaboration des marchandises. Des bruits et des spectres hantent ces topologies intimes et seul le rythme peut plier, courber, tendre ces surfaces concavées, rythme cosmique ou rythme sexuel ou rythme acoustique, qui ordonne finalement le trait purifiant au plus haut de l’acmé orgasmique. Les livres sont à lire, en forme de tumescence, de propédeutique cryptée à la tumescence, d’allant cadencé autour de spirales accumulatives d’énergie, enfin de spasmes libératoires, flèches nietzschéennes lancées loin au-delà du désir, vers les rives opposées du Surhumain. Il y a alors tissus analogiques entre des passés divers, des pensées multiples, des textes apparemment sans parenté, fibrifiés sans violence et faisant ressort pour l’évasion.

Dans l’arc tendu et ouvert est décidé un nouvel art de comprendre, de lire et de vivre. Ce n’est plus une métaphore, mais une machine à créer.

Maurice Mesnage
Tavéra (Corse), Été 75

Transcription de Patrick Chartrain.

Camus

L’adjectif camus présente en effet la particularité de ne pouvoir qualifier, pratiquement, qu’un seul substantif.

Vaisseaux brûlés, 1-3-8-2-1


CAMUS, USE, adj. et subst.
I. Adj. cf. camard I)
A. [En parlant d'une pers., de son visage; d'un animal] Qui a le nez (le museau) court et aplati.
Au fig., fam. Désappointé, penaud.
Rendre un homme camus. ,,Le réduire à ne savoir que dire.`` (Ac. 1835, 1878). ,,Il voulait faire le capable, on l'a rendu bien camus`` (Ac. 1835, 1878).
B. [En parlant du nez d'une pers., du museau d'un animal] Aplati, écrasé.

II. Subst. (cf. camard II)
A. Camus, camuse. Personne qui a le nez court et aplati.
B. Par dénomination vulg. d'animaux.
1. Camus, subst. masc. ,,Dauphin ordinaire`` (BESCH. 1845)[1]; ,,poisson du genre polynème`` (Lar. 19e, Nouv. Lar. ill.).
2. Camuse, subst. fém., arg. Carpe (qui a un rudiment de museau) (cf. ESN. 1966).


Je suis bien assuré que la cause que maintenant que je traite serait vidée en une seule parole de vérité évidente [Mt 7, 12]. Car il ne faudrait que dire à ceux qui forcent les consciences d'autrui: voudriez-vous qu'on forçât les vôtres? Et soudainement leur propre conscience, qui vaut plus que mille témoins les convaincrait tellement qu'ils en demeureraient tout camus.

Sébastien Castellion, Conseils à la France désolée (1562)

Notes

[1] Je viens de comprendre pourquoi les dauphins apparaissent dans les Églogues! (généralement accompagnés d'Orion ou de Gide (Urien))

Cette brume insensée

cette brume insensée où s'agite des ombres,
— est-ce donc là mon avenir?


Raymond Queneau, cité en exergue de la seconde partie de W ou les souvenirs d'enfance de Georges Perec

(Et repris dans les Églogues par Renaud Camus)

W. H.

Or Hughie Wills. Mr William Himself. W. H.: who am I ?

James Joyce, Ulysses, chap.9

Ostinato rigore

J'ai noté au début de ce journal:

« Je sens avec déplaisir que ces pages se transforment en testament. S'il doit en être ainsi, il me faut faire en sorte que mes affirmations puissent être contrôlées; de cette façon, personne, pour m'avoir fugé ici suspect de fausseté, n'aura lieu de croire que je mens, quand je dis que j'ai été condamné injustement. Je placerai ce rapport sous la devise de Léonard — Ostinato rigore1 — et m'efforcerai de le suivre.»

Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel, p.114 (Folio)



Note
1 : Cette devise n'apparaît pas en tête du manuscrit. Faut-il attribuer cette omission à un oubli? Nous ne savons pas; comme pour tous les autres passages douteux, nous avons préféré rester fidèle à l'original, au risque d'encourir les critiques. (Note de l'Éditeur.)

Le télégraphe

5. L'omission du télégraphe me paraît délibérée. Morel est l'auteur de l'opuscule: Que nous envoie Dieu? (paroles du premier message de Morse); et il répond: Un peintre inutile et une invention indiscrète. Cependant, des tableaux comme le Lafayette et l'Hercule mourant sont d'un intérêt indiscutable. (Note de l'Éditeur.)

Adolfo Bioy Casares, L'invention de Morel, note 5 intervenant p.81 (Folio)

Eboulis de silex

Arkona par lui-même était alors un endroit parfaitement désert et désolé; nous passâmes la nuit dans une grange à Purgaten, le plus proche village de ses environs. Nous nous levâmes de bonne heure et partîmes pour cette pointe la plus extrême, au nord, de la terre allemande, où l'horizon est formé aux trois quarts par la grande, la libre mer baltique, où l'on peut distinguer, dans le brumeux lointain, à l'ouest, les parois crayeuses de Moën, l'île danoise. Tout à l'opposé de la Subbenkammer, Arkona est aussi vaste et plat et désolé que la première est haute, boisée et de formes en constante rupture. Cette longue ligne de murs crayeux aux bizarres anfractuosités, couverts par endroits de myriade de nids de sternes, la large grève où s'amplifiait le bruit, avec ses éboulis de silex à perte de vue, et la vaste surface grise de la mer: tout cela me donnait l'étrange impression d'une nature primordiale intacte et authentique.

Carl Gustave Carus, Voyage à l'île de Rügen, p.56-57, éditions Premières Pierres, traduction Nicole Taubes

Les carnets de Finnegans Wake XI

Nous devions lire pour cette séance le chapitre 7 (1-7, selon la notation consacrée), dit le chapitre de Shem.

C'est un chapitre "facile", peut-être le plus facile avec le chapitre 8; il est possible dans faire une lecture traversante.
Shem est un peu une figure possible de Joyce. Le dégommage généralisé de Shem par Shaun dans ce chapitre ne peut être complètement sincère (puisqu'il s'agit du dégommage de Joyce par Joyce), mais la polyphonie est malgré tout beaucoup moins complexe que dans le chapitre "Tristan". On entend facilement les deux voix en contrepoint.

Le même motif intervient dans le chapitre précédent, le 1-6 (chapitre du questionnaire, ou quizz). Il est composé de douze questions (comme les douze apôtres). La douzième est très courte, la réponse aussi. La onzième est très longue, et la réponse d'une longueur équivalente à celle du chapitre Shem. Il s'agit d'une sorte de préparation du lecteur au chapitre de Shem (1-7), bien que ce soit un chapitre qui en réalité a été écrit après le suivant: la narration se tord littéralement sur elle-même.

Dans le chapitre 1-6 Shaun apparaît sous des instances diverses et notamment sous celle du professeur Jhon Jhamiesen qui dénonce Shem de façon si exagérée que cela se retourne contre lui. Ce chapitre contient plusieurs fables, dont celle opposant Brutus, Cassius et César sous la forme de Burrus, le beurre, Caseous, un fromage et un autre fromage : tout le conflit est traduit en termes de fromages.

Retour au chapitre 1-7, et plus précisément à partir de la page 185-27. (Daniel Ferrer nous recommande de nous fabriquer une réglette numérotant les lignes afin de retrouver très vite les passages sans compter les lignes.) Deux personnages prennent la parole, Justius et Mercius, la justice et la pitié. D'une certaine manière, on peut dire que Justius parle de lui à lui-même.

JUSTIUS (to himother): Brawn is my name and broad is my nature and I've breit on my brow and all's right with every feature and I'll brune this bird or Brown Bess's bung's one bandy. I'm the boy to bruise and braise. Baus! Stand forth, Nayman of Noland (for no longer will I follow you obliquelike through the inspired form of the third person singular and the moods and hesitensies of the deponent but address myself to you, with the empirative of my vendettative, provocative and out direct), stand forth, come boldly, jolly me, move me, zwilling though I am, to laughter in your true colours ere you be back for ever till I give you your talkingto! Shem Macadamson, you know me and I know you and all your shemeries. Where have you been in the uterim, enjoying yourself all the morning since your last wetbed confession? I advise you to conceal yourself, my little friend, as I have said a moment ago and put your hands in my hands and have a nightslong homely little confiteor about things. Let me see. It is looking pretty black against you, we suggest, Sheem avick. You will need all the elements in the river to clean you over it all and a fortifine popespriestpower bull of attender to booth.[...]
Finnegans Wake, p.187

"JUSTIUS (to himother)" : himother c'est à la fois la mère et lui-même, c'est aussi le frère.

Laurent Milesi (que nous avons vu précédemment) a écrit un article sur les fins et les débuts dans Finnegans Wake en montrant comment les fins annoncent les débuts. C'est particulièrement vrai si l'on examine l'enchaînement du chapitre 1-7 et 1-8 (le chapitre dit "Anna Livia").
Shem est celui qui écrit la lettre dictée par la mère, Shaun la transporte.

"Brawn is my name" : pas seulement le muscle.
Brown et Nolan sont un thème qui traverse FW. C'est un éditeur de Dublin.
mais il s'agit surtout de Bruno Nola (ou Bruno Nolan) : Giordano Bruno né à Nola, l'un des philosophes de la coïncidence des contraires. Joyce l'appelle aussi Bruno Brûlot, car brûlé par l'Inquisition.
=> Justius part en croisade contre la négativité. Il est le "Nayman of Noland", l'homme qui refuse.

Dans le carnet 6-b-6, on trouve une longue phrase qui est très vraisemblablement tirée d'ailleurs (Joyce l'ayant recopiée), mais la source demeure inconnue à ce jour: «I shall not follow him any longer through the inspired form of a 3 person but address myself to him directly...»
Dans le texte définitif cette phrase est reprise entre parenthèses et signale qu'on quitte la 3e personne. On s'adresse directement à Shem.
"obliquelike" : connotation morale (par opposition à droiture, rectitude)
"deponent" : double nature, forme active mais verbe passif
"mood" : l'humeur mais aussi les humeurs, dont il va être beaucoup question dans ce chapitre.

"hesitensies" : thème important. problème d'orthographe.
Il faut revenir à Parnell. Saint Patrick et lui sont les deux grandes gueules de l'Irlande. Souvent chez Joyce Parnell est associé au loup, car il a dit au moment de son arrestation : "don't throw me to the wolves". L'Eglise finira par abattre Parnell en prouvant son adultère avec Kitty O'Shea, mais avant cela il y avait eu une première tentative pour le discréditer. Il s'agissait de fausses lettres (forgeries) dans lesquelles Parnell semblait approuver des meurtres qui avaient eu lieu dans le Parc Phoenix. En fait elles avaient été écrites par un certain Piggott. Celui-ci fut confondu à cause d'une faute d'orthographe sur hesitancy. Cette hésitation sur "hésitation" enchanta Joyce.


L'origine des mots du carnet 6.b.6 et leur utilisation dans le texte

Dans ce chapitre Joyce a utilisé les reproches qu'on lui avait faits à propos d' Ulysses. Schaun, c'est son frère Stanislas, c'est aussi Oliver St John Gogarty (le modèle de Buck Mulligan dans Ulysses), ou encore Wyndham Lewis, un peintre moderniste que Joyce considérait comme un ami jusqu'à ce qu'il découvre son livre Time and Western Man dans lequel Lewis le critique vivement.

Je rappelle que les carnets contiennent des mots, des fragments, des phrases, et que la publication de ces carnets s'accompagne de l'identification (dans la mesure du possible) de l'origine de ces mots. Un autre pan du travail consiste à étudier l'utilisation de ces mots dans les phases successives des brouillons jusqu'à la version définitive.
Durant ce cours, Daniel Ferrer nous a montré l'origine de divers mots repris dans des articles de journaux. J'ai noté ce que je pouvais comme je pouvais.

incoherent atoms : mots notés mais non rayés dans le carnet 6.b.6 => donc non utilisé. Il provient d'un article de Virginia Woolf, Modern Fiction repris dans The Common Reader :

It is, at any rate, in some such fashion as this that we seek to define the quality which distinguishes the work of several young writers, among whom Mr. James Joyce is the most notable, from that of their predecessors. They attempt to come closer to life, and to preserve more sincerely and exactly what interests and moves them, even if to do so they must discard most of the conventions which are commonly observed by the novelist. Let us record the atoms as they fall upon the mind in the order in which they fall, let us trace the pattern, however disconnected and incoherent in appearance, which each sight or incident scores upon the consciousness.

Digression de Daniel Ferrer: «Nous avions étudié les notes de lecture de Virginia Woolf à propos d' Ulysses. Elles sont très négatives, alors qu'elle écrit finalement un article plutôt positif afin de mettre Joyce de son côté, contre la vieille garde. (À l'époque elle n'avait encore rien écrit, enfin si, La traversée des apparences qui était passé inaperçue et autre chose, de moindre intérêt. (Je ne sais pas si vous savez que les articles du TLS (Times Literary Supplement) ont été très longtemps anonymes. Ils ne sont signés que depuis une vingtaine d'années)).»

Dans les quelques lignes citées plus haut Woolf applique à Joyce les mots que la critique woolfienne applique habituellement à Virginia Woolf. A priori c'est plutôt aimable, mais Joyce a relevé "incoherent" et "atoms".

Plus loin dans le même article (Modern Fiction), Woolf note (anonymement, donc) à propos de Portrait of the Arstist as a young Man:

Indeed, we find ourselves fumbling rather awkwardly if we try to say what else we wish, and for what reason a work of such originality yet fails to compare, for we must take high examples, with Youth or The Mayor of Casterbridge. It fails because of the comparative poverty of the writer’s mind, we might say simply and have done with it.

Joyce reprend poverty of mind dans FW page 192, ligne 10 (192-10): «with a hollow voice drop of your horrible awful poverty of mind».

L'article du Sporting Times du 1er avril 1922 contre Ulysses était tellement outrancier que la librairie Shakespeare et Cie l'avait affiché à titre de publicité. Il commençait ainsi:

After a rather boresome perusal of James Joyce's Ulysses, published in Paris for private subscribers at the rate of three guineas in francs, I can realise one reason at list for Puritan America's Society for Prevention of Vice, and can undestand why the Yankee judges fined the original publication of a very rancid chapter of the Joyce stuff, which appears to have been written by a perverted lunatic who has made a speciality of the literature of the latrine.
in James Joyce, de Robert H. Deming (apparement il reprend l'article dans son entier).

=> Joyce réutilise rancid page 182-17.

L'article de Nation & Athenœum du 22 avril 1922 est également une source importante de mots désagréables :

Ulysses is, fundamentally (though it is much besides), an immense, a prodigious self-laceration, the tearing-away from himself, by a half-demented man of genius, of inhibitions and limitations which have grown to be flesh of his flesh.
toujours dans James Joyce, de Robert H. Deming

Joyce a repris semidemented p.179-25 :

It would have diverted, if ever seen, the shuddersome spectacle of this semidemented zany amid the inspissated grime of his glaucous den making believe to read his usylessly unread able Blue Book of Eccles, édition de ténèbres,

remarque: nous travaillons dans l'ordre des mots apparaissant sur le carnet, et non dans l'ordre de leur apparition dans FW.

Retour à l'article du Sporting Times : «The latter extract displays Joyce in a mood of kindergarten delicacy. The main contents of the book are enough to make a Hottentot sick»; ce qui devindra chez Joyce «their garden nursery» p.169-23.

emetic : Le Sporting Times du 1er avril 1922 déclare également : «I fancy that it would also have the very simple effect of an ordinary emetic. Ulysses is not alone sordidly pornographic, but it is intensely dull.»

(Il faut savoir que l'un des arguments utilisé par Le juge Woolsey pour autoriser Ulysses aux Etats-Unis était que le livre était plus émétique qu'érotique.)
Joyce utilise le mot emetic en 192-14,15: «pas mal de siècle, which, by the by, Reynaldo, is the ordinary emetic French for grenadier's drip».

Joyceries : vient d'un article du Sunday Express le 28 May 1922: «if Ireland were to accept the paternity of Joyce and his Dublin Joyceries ... Ireland would indeed... degenerate into a latrine and a sewer».
Joyceries est devenu Shemeries en 187- 35,36.

Asiatic. Il y a toute une thématique de l'étranger, du "bougnoule", dans ce chapitre. James Joyce finit par tout condenser p.190-36 191:

an Irish emigrant the wrong way out, sitting on your crooked sixpenny stile, an unfrillfrocked quackfriar, you (will you for the laugh of Scheekspair just help mine with the epithet?) semi-semitic serendipitist, you (thanks, I think that describes you) Europasianised Afferyank!

inspissateted : le Nation & Athenœum du 22 avril 1922: «Every thought that a super-subtle modern can think seems to be hidden somewhere in its inspissated obscurities.»
repris p.179-25. «the inspissated grime of his glaucous den making believe to read his usylessly unreadable Blue Book of Eccles,»

Blue Book : le Manchester Guardian du 15 mars 1923: «Seven hundred pages of a tome like a Blue-book are occupied with the events and sensations in one day of a renegade Jew».
On se souvient que Joyce avait demandé pour la couverture d' Ulysses le bleu du drapeau grec. Un blue book, c'est aussi un livre porno.

En fait, tout se passe comme si Shem était en train d'écrire Ulysses et Shaun en train de le lire.

millstones : the Dublin Review du 22 septembre 1922 parle de la censure bienvenue de l'Eglise catholique: «Her inquisitions, her safeguards and indexes all aim at the avoidance of the scriptural millstone, which is so richly deserved by those who offend one of her little ones».
repris ainsi par Joyce p.183-20: «unused mill and stumpling stones»
"Millstone", c'est la meule qu'on attachait au cou de ceux qui avaient fait scandale.

D'autre part, un certain docteur J.Collins, plus ou moins psychologue pré-psychanalyste, a écrit The Doctor Looks at Literature, dans lequel il cite Joyce comme l'exemple de l'écrivain plus ou moins pathologique. Selon Ellman, Collins est un modèle important pour le personnage de Shaun.


Une partie des notes prises pour Ulysses n'avaient pas été utilisées => Joyce les recycle dans FW. Il utilise également la copie de Madame Raphael. Il "n'aimait pas perdre". (On trouve dans les brouillons de Victor Hugo des phrases, des pistes empruntées et abandonnées, des débuts de romans, ce qu'il appelait "ses copeaux". Il y a là comme une générosité de la créativité, une expansivité. Rien de tel chez Joyce qui recycle tout.)
Cependant il reste des mots utilisés dans les carnets. Parfois certains posent la question à D. Ferrer: pourquoi se donner tant de mal pour éditer des carnets dont parfois seuls quelques mots ont été barrés (utilisés)... Mais tout est intéressant.
Il existe une sorte de mécanique dans l'utilisation des mots, le fait de les barrer garantit de ne pas les utiliser deux fois. Parfois Joyce se trompe (on s'en aperçoit quand on connaît bien les carnets), oublie de barrer, mais c'est assez rare.

James Joyce connaissait un certain James Steven, qui lui plaisait puisqu'il portait son prénom et celui de son personnage principal; et qui de plus était né le même jour que lui. Il lui avait proposé de terminer Finnegans à sa place, parce qu'il était malade et fatigué. Apparemment Joyce pensait vraiment qu'il y avait une méthode pour écrire FW.


Les différents stades de brouillon avant le texte définitif

passage page 185:

Primum opifex, altus prosator, ad terram viviparam et cuncti potentem sine ullo pudore nec venia, suscepto pluviali atque discinctis perizomatis, natibus nudis uti nati fuissent, sese adpropinquans, flens et gemens, in manum suam evacuavit (highly prosy, crap in his hand, sorry!), postea, animale nigro exoneratus, classicum pulsans, stercus proprium, quod appellavit deiectiones suas, in vas olim honorabile tristitiae posuit, eodem sub invocatione fratrorum geminorum Medardi et Godardi laete ac melliflue minxit, psalmum qui incipit: Lingua mea calamus scribae velociter scribentis: magna voce cantitans (did a piss, says he was dejected, asks to be exonerated), demum ex stercore turpi cum divi Orionis iucunditate mixto, cocto, frigorique exposito, encaustum sibi fecit indelibile (faked O'Ryan's, the indelible ink).

Shem fabrique de l'encre à partir de ses excréments et s'apprête à l'utiliser.
Le passage est en latin, c'est une posture fréquente, pseudo-scientifique. C'est aussi une façon de ne pas être trop explicite...
D. Ferrer ajoute: «Ça me rappelle de vieilles traductions d'Aristophane que je lisais quand j'étais jeune. Les passages un peu croustillants étaient traduits... en latin (on ne conservait pas le grec mais on ne se permettait pas le français, peut-être pour protéger les enfants s'ils tombaient dessus par hasard).»

  • Projection au tableau du manuscrit de ce passage. Il s'agit du premier brouillon connu de ce passage, à cela près qu'il est si bien écrit (régulier, sans rature) qu'il est possible qu'il y en ait eu un avant que nous ne connaissons pas.

Sur ce brouillon, le passage pious Eneas n'existe pas encore. (Attention, le texte ci-dessous est le texte définitif, pas le premier stade de brouillon que nous avons étudié en cours, à propos duquel j'ai pris quelques notes).

Then, pious Eneas, conformant to the fulminant firman which enjoins on the tremylose terrian that, when the call comes, he shall produce nichthemerically from his unheavenly body a no uncertain quantity of obscene matter not protected by copriright in the United Stars of Ourania or bedeed and bedood and bedang and bedung to him, with this double dye, brought to blood heat, gallic acid on iron ore, through the bowels of his misery, flashly, faithly, nastily, appropriately, this Esuan Menschavik and the first till last alshemist wrote over every square inch of the only foolscap available, his own body, till by its corrosive sublimation one continuous present tense integument slowly unfolded all marryvoising moodmoulded cyclewheeling history (thereby, he said, reflecting from his own individual person life unlivable, trans-accidentated through the slow fires of consciousness into a dividual chaos, perilous, potent, common to allflesh, human only, mortal) but with each word that would not pass away the squidself which he had squirtscreened from the crystalline world waned chagreenold and doriangrayer in its dudhud. This exists that isits after having been said we know. And dabal take dabnal! And the dal dabal dab aldanabal! So perhaps, agglaggagglomeratively asaspenking, after all and arklast fore arklyst on his last public misappearance, circling the square, for the deathfęte of Saint Ignaceous Poisonivy, of the Fickle Crowd (hopon the sexth day of Hogsober, killim our king, layum low!) and brandishing his bellbearing stylo, the shining keyman of the wilds of change, if what is sauce for the zassy is souse for the zazimas, the blond cop who thought it was ink was out of his depth but bright in the main.

double dye: dye and double dye : grand tain. Mais on entend aussi "dare and double dare''.

J'ai noté ici le nom d'un jeune Joycien, Finn Fordham, qui a écrit Lots of fun at Finnegans wake, mais je ne sais plus pourquoi il a été cité.''

foolscaps: c'est un format de feuille, c'est aussi le bonnet du fou. integument: une peau qui n'aurait qu'une seule face (comme une figure de Moebius). Universal history & that self which he hid from the world grew darker and darker in outlook. (il s'agit d'une citation du brouillon: pas le texte final). On a ici l'idée d'un moi caché qui se révèle en noircissant du papier. Dans le texte final cela apparaît plus loin, à propos du blond cop.

Au dos de cette page de brouillon apparaît un complément: «the reflection from his personal life transaccidentated in the slow fire of consciousness into a dividual chaos...» (J'ai copié en vitesse, il peut manquer des mots ou je peux en avoir ajouter.)
Tranaccidentated: ce serait l'inverse de la transsubstantation (ce qui en vérité ne nous éclaire guère...)
Ce passage au dos du brouillon sera ajouté entre parenthèses à la version finale.

D'autres ajouts apparaissent en marge.
through the bowels of his misery : vient quasi littéralement d'une "Vie de Saint Patrick".
La plume est aussi la clé; qui est aussi évidemment un élément pénien.
Le stylo porte des clochettes (comme le bonnet du fou).

  • Le stade suivant est le dactylogramme (la copie tapée à la machine et non plus manuscrite).

corrosive sublimation: c'est aussi la transformation des excréments en œuvre d'art, la sublimation au sens freudien.
non corrosive sublimation: voir le chapitre "Circé" dans Ulysses, à propos du fantôme de la mère de Steven.
gallic acid on iron ore : c'est réellement une méthode pour faire de l'encre (bleue)
gallic: français. acidité française? dans la façon d'écrire? => quoi qu'il en soit, dégénérescence joycienne pour les Irlandais.

sublimatioon human tegument => remplacé par sublimation one continuous present tense integument
universal history devient moodmoulded cyclewheeling history
moodmoulded = un peu moisi; cyclewheeling = ni progressif ni régressif
le moi caché devient le "moi-seiche" (the squidself) : qui se cache dans un nuage d'encre tout en se révélant dans l'écriture.
chagreenold and doriangrayer: La Peau de chagrin et Le portrait de Dorian Gray. => Le parchemin qui est sa propre peau se déroule et se réduit; il devient de plus en plus gris (poids des vices de celui qui écrit).
waned: croître et décroître.

  • Sur les épreuves, ajout de la première phrase du passage "Then, pious Eneas,"

copriright (coprophagie)
Urania : Uranie la muse de l'astronomie; Uraniens, surnom des homosexuels entre eux; urine...
copriright in the United Stars of Ourania : un problème pour Joyce. Ulysses étant interdit aux USA (à cause de son obscénité), il n'avait pas de copyright et il était paru plusieurs éditions pirates, dont certaines pas inintéressantes, mais pour la plupart de très mauvaise qualité.


Le chapitre précédent, p.126

So?
Who do you no tonigh, lazy and gentleman?
The echo is where in the back of the wodes; callhim forth! (Shaun Mac Irewick, briefdragger, for the concern of Messrs Jhon Jhamieson and Song, rated one hundrick and thin per storehundred on this nightly quisquiquock of the twelve apostrophes, set by Jockit Mic Ereweak.
James Joyce, Finnegans wake, début du chapitre 6

Je fais ce qu'il ne faut pas faire: je ne respecte pas les lignes et la pagination de l'édition papier, qui permet d'identifier précisément chaque référence (aussi intangible que la Bible, j'en suis toute émerveillée à chaque fois que j'y pense).

Jhon Jhamieson : James Joyce et un whisky bien connu.
quisquiquock : un quizz (le chapitre des quizz). douze questions comme les douze apôtres. Chaque question porte sur un des personnages principaux qui entrent en jeu dans FW.

Question 11 en bas de la page 148.

If you met on the binge a poor acheseyeld from Ailing, when the tune of his tremble shook shimmy on shin, while his countrary raged in the weak of his wailing, like a rugilant pugilant Lyon O'Lynn; if he maundered in misliness, plaining his plight or, played fox and lice, pricking and dropping hips teeth, or wringing his handcuffs for peace, the blind blighter, praying Dieuf and Domb Nostrums foh thomethinks to eath; if he weapt while he leapt and guffalled quith a quhimper, made cold blood a blue mundy and no bones without flech, taking kiss, kake or kick with a suck, sigh or simper, a diffle to larn and a dibble to lech; if the fain shinner pegged you to shave his immartial, wee skillmustered shoul with his ooh, hoodoodoo! broking wind that to wiles, woemaid sin he was partial, we don't think, Jones, we'd care to this evening, would you?

acheseyeld : exilé (phonétiquement) + mal aux yeux.
Dans ce paragraphe des échos de chansons.
La question est à peu près celle-ci: si un mendiant exilé/aveugle venait nous demander la charité, je ne pense pas qu'on lui répondrait, hein, Jones?
Et la réponse : bien sûr que non pour qui me prenez-vous?

Voir la suite et entre autres:

But before proceeding to conclusively confute this begging question it would be far fitter for you, if you dare! to hasitate to consult with and consequentially attempt at my disposale of the same dime-cash problem elsewhere naturalistically of course, from the blinkpoint of so eminent a spatialist.

conclusively confute: réfuter/conforter dans le même mot.
same dim, cash problem : c'est le temps caché
the blinkpoint: à la fois le point de vue et l'œil fermé, le point aveugle.
spatialist: l'espace contre le temps. Le spécialiste des époques, whydam Lewis (cf.ci-dessus).

Dans la suite on trouve Bitchson (Bergson, philosophe qui travaillait sur le temps, attaqué par Lewis); Winestain (tache de vin = Wiggenstein); Professor Loewy-Brueller (Lévy-Bruhl) : la réponse paraît profondément scientifique alors qu'elle est avant tout profondément sordide. La suite va continuer par une fable, " The Mookse and The Gripes", p.152, dans le genre "Le renard et les raisins". Il s'agit encore d'une lutte entre l'espace et le temps.
Les attaques continuent.

En bas de la page 160 on attaque un autre terrain. My heeders will recoil : my readers will recall.
La suite est une allusion à Pope: «Fools rush in where angels fear to tread»; les fous se précipitent où les anges n'osent poser le pied.
Mais ici le proverbe se retourne et il apparaît que les anges ont été bien bêtes.
Il s'agit d'une sottise-fiction.
hypothecated Bettlermensch : l'hypothèque du mendiant
the quickquid : fast box => se faire du blé rapidement. want ours : il en veut à notre argent
Tout ce paragraphe ne parle que d'argent. Evoque les dogmes d'Origène notamment.

Burrus and Caseous have not or not have seemaultaneously : les mêmes. Les heureux jours de la laiterie. «On régresse à pleins tubes» (D. Ferrer sic.) buy and buy (pour by and by) : toujours des problèmes d'argent.
Nous sommes en pleine utopie alimentaire.
risicide : tue le rire
obsoletely: temps passé
passably he: possibly be.
histry seeks and hidepence : seek and hide. L'argent est caché.
Duddy, Mutti : regression
twinsome bibs but hansome ates : encore les deux qui deviennent trois. Handsome is as handsome does : est bon celui qui agit bien.
shakespill and eggs : Shakespeare and eggs (à cause de: Bacon and eggs...)
I'm beyond Caesar outnullused: reprend la phrase de César Borgia: "aut Caesar aut nullus".
unbeurrable from age : insupportable avec l'âge; un fromage à manger sans beurre
pienefarte : to fart = péter
Caesar = Käse = fromage en allemand
Sweet Margareen: la conquérir avec des expressions latines.

Tout le passage n'est qu'un flot de produits laitiers et des jets d'excréments. C'est très enfantin tel que le voit une certaine psychanalyse.

Ladore de Nabokov à Roman Roi

Quoi qu'il en soi, ces jolis petits vers me touchent surtout par leur féconde résurgence dans l'œuvre de Nabokov, chez qui le souvenir de René est toujours très actif, particulièrement dans Ada, si préoccupé par le motif de l'inceste entre frère et sœur. Le domaine édénique où Ada et Van passent leur enfance dépend du village de Ladore, et l'importune Lucette, la jeune sœur dont le prénom rappelle la Lucile de Combourg, commet une fois le lapsus de parler du Mont-Dore «sorry, Ladore». On se souvient enfin que la Dordogne a pour origine deux ruisseaux, la Dore et la Dogne, et que cette troisième Dore prend sa source au pied du Sancy pour traverser immédiatement Le Mont-Dore. Tout cela prouve suffisamment, il me semble, que le domaine enchanté d'Ada doit être situé dans le Puy-de-Dôme et que la contrée prétendument mythique, russe à la fois et américaine, où se déroule l'action, c'est l'Auvergne.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.122


indexation de ce nom de Ladore dans Roman Roi.
Pour une onomastique à venir.

Survivre avec les moyens du bord

Éluard, le grand frère, transmet surtout à son benjamin les rudiments de la survie financière, des conseils indispensables si l'on ne veut pas capituler et accepter un travail salarié. Les principes de sa constitution s'appuient essentiellement sur les ressources insoupçonnées offertes par les manuscrits de poèmes. L'article premier décrète que rien ne se jette ! Les premiers brouillons d'un poème trouvent toujours un amateur bibliophile. L'article 2 prescrit de veiller à la qualité du produit. Le poème doit être écrit lisiblement, le papier offrir une qualité minimale. L'article 3 souligne que l'originalité du produit peut être déterminante. Le prix d'un manuscrit peut sensiblement monter s'il se présente sur un papier particulier (couleur, grain, papier à en-tête d'un hôtel, d'un café ou, mieux, d'un garage). L'article 4 encourage à toujours penser au petit plus. Le prix d'un manuscrit dépend bien sûr de la notoriété de l'auteur, mais rien n'interdit de le faire monter en y ajoutant des éléments de plus-value [dédicace à un auteur célèbre, ratures et rajouts lisibles).

Élève doué. Char écoute. Éluard lui propose aussitôt une démonstration en se chargeant de la négociation du manuscrit d'Artine. Surtout lorsqu'il n'est pas directement concerné, Éluard est un marchand redoutable. Il se fixe un prix et s'y tient, plaçant toujours la barre très haut. Lui-même grand collectionneur, il sait d'instinct jusqu'où un amateur accroché ira pour satisfaire son besoin de possession d'une pièce rare. Les treize feuillets d'Artine, avec ratures et ajouts, présentés comme l'une des pièces majeures du surréalisme, vont permettre à Char de tenir plusieurs mois. La leçon est retenue, de même qu'une évidence implicite : il est nécessaire d'entretenir un minimum de relations avec de grands libraires et des amateurs fortunés.

Longtemps, le richissime couturier Jacques Doucet (1853-1929) a été la providence des surréalistes et des artistes d'avant-garde. André Breton, son conseiller pour les arts plastiques, lui a permis de réunir l'une des plus belles collections de tableaux du début du siècle. Dans une lettre, il l'a pressé d'acheter à Picasso Les Demoiselles d'Avignon, une toile que le peintre avait roulée dans un coin de son atelier, persuadé de ne jamais vendre ce sujet scabreux et révolutionnaire. Breton était prophétique :

« C'est là une œuvre qui dépasse pour moi singulièrement la peinture, c'est le théâtre de tout ce qui se passe depuis cinquante ans, c'est le mur devant lequel sont passés Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Apollinaire, et tous ceux que nous aimons encore. Que ceci disparaisse, il emportera la plus grande partie de notre secret... »

C'était en 1923. Jacques Doucet finit par céder à Breton. Picasso réclama au mécène la somme de vingt-cinq mille francs. Doucet eut le cran de rester impavide : « Bon. Eh bien ! c'est entendu, monsieur Picasso. Vous recevrez deux mille francs par mois à partir du mois prochain jusqu'à concurrence de vingt-cinq mille. » Et il renégocia le prix à la baisse ultérieurement... Quatorze ans plus tard, la toile fut revendue cent cinquante mille francs.
Le grand couturier avait aussi un jeune conseiller littéraire, Louis Aragon, royalement rémunéré pour l'informer et acquérir en son nom livres rares et manuscrits. Et puis le communisme et les provocations de l'un ont eu raison de la patience et de la générosité de l'autre. Aragon vit désormais de la vente des colliers conçus et fabriqués par Elsa :

« J'allais vendre/ aux marchands/ de New York/ et d'ailleurs/
De Berlin/ de Rio/ de Milan/ d'Ankara/
Ces joyaux/ faits de rien/ sous tes doigts/ orpailleurs/
Ces cailloux/ qui semblaient des fleurs/
Portant tes couleurs/ Elsa valse et valsera »

De nouveaux liens se sont tissés. D'autres mécènes instaurent leur règne. Les « Charles », très liés à René Crevel et Luis Bunuel, ont succédé à Jacques Doucet. Ils achètent systématiquement l'un des trois premiers exemplaires sur beau papier de tous les recueils publiés par les surréalistes, ce qui permet de financer l'impression de livres qui se vendent au mieux à quelques centaines d'unités. Charles de Noailles acquiert en 1930, pour faire plaisir à Breton et à Éluard, leur manuscrit de L'Immaculée Conception pour la somme considérable de dix mille francs. Ainsi devient-il, selon l'expression de José Corti, une sorte de Fouquet de la République. René Gaffé, un riche parfumeur belge, achète pour sa part à prix d'or tous les exemplaires numérotés « 1 ».

La vente de manuscrits et de brouillons suppose en vérité du savoir-faire, de la psychologie et de l'organisation. René Char ouvre très vite une annexe à son atelier de poète. Là, revêtant les habits d'un moine copiste, veillant à la bonne tenue de ses plumes et de son encrier toujours rempli d'encre noire, il recopie avec un soin maniaque ses derniers textes. Il apporte une attention obsessionnelle à ce travail tranquille qui le repose et lui permet de filtrer attentivement ses poèmes. Autour de lui sont disposés son tampon buvard, un choix de cartons et de papiers de Hollande plus ou moins forts. De son écriture ample, il semble à chaque fois réécrire définitivement ses plus beaux poèmes.

Ainsi le manuscrit recopié peut devenir un original. Qui saurait distinguer parmi ces feuillets épars l'authentique brouillon d'un vrai-faux, le premier jet d'une nouvelle version originale ? Lucratif, cet artisanat est aussi généreux. Il n'est pas rare que Char recopie entièrement un recueil sur un carnet spécialement relié, puis l'offre en gage d'amitié.
Eluard l'initie également aux mystères de la fabrication d'un « beau livre ». René Char s'était intuitivement prêté à l'exercice, au début de l'année 1930, avec Le Tombeau des secrets. Son livre se composait d'une trentaine de pages où douze photographies détournées par des collages occupaient en majesté l'espace avec, en regard, quelques textes brefs. André Breton et Éluard y avaient ajouté un photomontage de leur cru...

La rencontre d'un peintre et d'un poète ouvre cependant d'autres horizons. La fusion de Manet avec Mallarmé, la rencontre d'André Derain et d'Apollinaire, l'alliance de Fernand Léger avec Blaise Cendrars, la géniale alchimie de Juan Gris avec Pierre Reverdy transforment le livre en œuvre d'art, recherchée par tous les amateurs. Le livre échappe alors à son statut classique pour devenir objet sacré. Paul Éluard et Max Ernst, André Breton et Alberto Giacometti ont défriché ces terres encore fraîches et nourricières.

A défaut d'une véritable collaboration avec un peintre, veille donc, souffle Éluard à son ami, à demander une gravure, une eau-forte pour la placer en frontispice de ton recueil. Le conseil a été entendu. Il sera toujours repris comme une clé magique pour échapper aux petites misères du temps. On mésestime trop les plaies d'argent.
Comparés aux poètes, les peintres qui rencontrent le succès sont riches, parfois richissimes, explique Éluard. Il faut savoir accepter leurs cadeaux : dessins, gouaches, tableaux. C'est leur manière de te reconnaître. Picasso sait parfaitement, lorsqu'il te met d'autorité une toile sous le bras, que tu la revendras un jour de dèche, et il ne t'en voudra pas. L'argent file, à nous d'en trouver !

Laurent Greilsamer, L'éclair au front, la vie de René Char

La légende

Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue, c'est que, condamnées l'une et l'autre à ne se servir que d'éléments apportés devant elles et d'un sens quelconque, elles les réunissent et en tirent un sens nouveau.[...]
Imaginer qu'une légende commence par un sens, a eu depuis sa première origine le sens qu'elle a, ou plutôt imaginer qu'elle n'a pas pu avoir un sens absolument quelconque, est une opération qui me dépasse. Elle semble réellement supposer qu'il ne s'est jamais transmis d'éléments matériels sur cette légende à travers les siècles; car étant donné cinq ou six éléments matériels, le sens changera dans l'espace de quelques minutes si je les donne à combiner à cinq ou six personnes travaillant séparément (1).

(1) Ms fr 3959/10, p.18. On rapprochera Pascal, Pensées (éd. Brunschvicg, fr. 22 et 23): «Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau: la disposition des matières est nouvelles»...,etc.

F. Saussure cité dans Les mots sous les mots, p.19, de Jean Starobinski

Bataille de polochons

(Et à ceux qui se demanderaient pourquoi cette brutale irruption de Jalna, disons que c'est un petit plaisir que je me fais, dans la lecture désordonnée et parcellaire des sources avouées de Passage.)

La chambre de Nicolas était un champ de bataille. D'un bout à l'autre du passage, les combattants surgissaient. Les jeunes gens oubliaient leurs amours, leurs craintes, leurs jalousies, les deux vieillards leurs années, dans l'ivresse physique de ce combat à demi nus.
«Enfants, enfants! cria Meg en écartant son rideau de chenille.
— Tiens-toi tranquille, ma vieille!» Et un oreiller, à la volée, la repoussa dans sa chambre.
Pheasant apparut à sa porte, ses cheveux courts tout ébouriffés. «Est-ce que je peux jouer aussi? cria-t-elle en gambadant.
— Rentrez dans votre trou, petit hérisson», dit Renny et il lui donna une chiquenaude amicale en passant.
Il courait après Nicolas dont la goutte tout à coup s'était réveillée et qui pouvait à peine se traîner. Piers et Finch le poursuivaient. Ils l'acculèrent et Nicolas, tout épuisé qu'il fût, renversa les rôles et aida à le bourrer de coups.
Eden, debout en haut de l'escalier, repoussait en riant le petit Wake qui brandissait comme un homme un long traversin d'autrefois.
Ernest en un dernier accès de gaieté sortit furtivement de sa chambre et jeta au groupe un solide coussin de divan.

Mazo de la Roche, Jalna

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