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Witggenstein de livre en livre

Lu en juin.
Même s'il n'arrivait plus à la supporter, c'était sans conteste une bonne toile, l'impression de vie donnée par l'écrivain était stupéfiante, il aurait été stupide de jouer la modestie. De là à ce qu'elle vaille douze millions d'euros c'était une autre affaire, sur laquelle il avait toujours refusé de se prononcer, lâchant juste une fois, à un journaliste particulièrement insistant: «Il ne faut pas chercher de sens à ce qui n'en a aucun», retrouvant ainsi sans en être pleinement conscient la conclusion du Tractatus de Wiggenstein. «Sur ce dont je ne peux parler, j'ai l'obligation de me taire

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, p.395



Il ne s'agit pas d'opposer d'une part la philosophie comme un discours philosophique théorique et d'autre part la sagesse comme le mode de vie silencieux, qui serait pratiqué à partir du moment où le discours aurait atteint son achèvement et sa perfection; c'est le schéma que propose E. Weil1 quand il écrit:
Le philosophe n'est pas «sage»: il n'a pas (ou n'est pas) la sagesse, il parle et quand bien même son discours n'aurait pour seul but que de se supprimer, n'empêche qu'il parlera jusqu'au moment où il aura abouti et en dehors des instants parfaits où il aura abouti.
Il y aurait là une situation analogue à celle du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, où le discours du Tractatus se dépasse finalement en une sagesse silencieuse.

Pierre Hadot, Quest-ce que la philosophie antique?, Folio, Paris, 1995, p.19



Ce que l'on ne peut tuer, il faut le laisser vivant.

Emmanuel Régniez, L'ABC du gothique, p.122


1 : E. Weil, Logique de la philosophie, Paris, 1950, p.13

Julius exclusus e cœlis

J'ai "appris" "plusieurs fois" le latin, ce qui signifie en clair que je n'ai jamais su m'en dépêtrer. Mais je n'ai pas résisté à ce petit livre bleu bilingue trouvé par hasard pendant que je cherchais autre chose.

Il s'agit d'une satire nous décrivant Jules II interdit de paradis, et relatant sa longue conversation avec Saint Pierre. Elle a été publiée anonymement en 1517 (auparavant des copies manuscrites avaient circulé); elle est attribuée à Érasme. (Après lecture de la préface je dirais qu'on peut raisonnablement considérer qu'elle vient d'Érasme, mais qu'il se peut malgré tout qu'elle ait été écrite par Ulrich von Hutten, qui ne portait pas Jules II dans son cœur).

La préface de Sylvain Bluntz retrace les tribulations d'Érasme en Italie au gré des guerres papales. Elle montre la célébrité d'Érasme dans l'Europe de son temps, et reprend la démonstration qui lui attribue Julius exclusus en s'appuyant sur l'élégance de langue latine utilisée et sur divers manuscrits retrouvés parmi les papiers du philosophe (mais lui n'a jamais reconnu avoir écrit ce texte).

Érasme était un grand latiniste ainsi que nous l'explique Sylvain Bluntz en citant Stroh:
C'est un autre professeur de latin langue vivante, Wilfried Stroh1, (il présente sa bonne ville de Munich aux touristes en latin et il est présentateur d'émissions de télévision en latin) qui montre ce qu'était la maîtrise du latin d'Érasme:

«Nous faisons connaissance avec Érasme d'abord par deux livres curieux De utraque verborum ac rerum copia «L'abondance à la fois des mots et des choses», on y apprend à varier (verba) et à élargir (res) ses pensées. […] Dans la première partie, Érasme propose des exercices de latin d'une virtuosité extraordinaire, par exemple une phrase comme Semper dum vivam, tui meminero, «aussi longtemps que je vivrai, je penserai à toi», est donnée en trois cents variations. Les débutants disent par exemple: numquam, quod victurus sum, me tui capet oblivio, «jamais, aussi longtemps que je serai en vie, je ne t'oublierai»; des élèves plus avancés tenteront une expression plus rare: eadem me lux exanimem videbit, quae tui conspiciet immemorem, «Il me verra mort, le jour où je t'oublierai». Ce n'est pas seulement un jeu littéraire et intellectuel mais un entraînement sérieux qui se voulait à la pointe de l'enseignement de la langue, quel siècle!»

Sylvain Bluntz, préface à Érasme, Jules, privé de Paradis !, pp.22-23
Le texte est un dialogue entre Jules II et Saint Pierre, c'est une pièce de théâtre. Pierre décrit ce que devrait être l'Église et le Pape, pauvre au service des pauvres à l'image du Christ; Jules proteste, de bonne foi semble-t-il, il ne comprend pas comment ne pas se réjouir qu'il ait enrichi l'Église, et sa naïveté dans la brutalité contraste heureusement avec l'aspiration de Pierre à l'humilité et l'austérité.
Les notes en fin de volume permettent de suivre les allusions et de reconstituer les événements du début du XVIe siècle en Italie, mise à feu et à sang par Jules II (c'est du moins l'opinion d'Érasme, qui fait du Pape l'origine de toutes les guerres contemporaines).
Le plaisir vient de la lecture de la traduction enlevée en vis-à-vis d'un texte latin qui condense l'énergie d'une pensée ramassée:
Pierre : Mais le Christ nous a fait serviteurs, c'est lui qui est la tête, à moins qu'une seconde tête n'ait poussé. Mais qui, finalement, a donné de l'ampleur à l'Église?

Jules : Tu en viens au fait maintenant et je vais te l'expliquer. Cette Église jadis famélique et très pauvre, est aujourd'hui florissante à tous égards.

Pierre : À quels égards ? De l'ardeur de la foi?

Jules : Tu dis à nouveau des bêtises.

Pierre : De la sainte doctrine ?

Jules : Tu t'égares.

Pierre : Du mépris du monde ?

Jules : Laisse-moi te dire, je te parle de ce qui compte car tout ça, ce ne sont que paroles en l'air.

Pierre : De quoi s'agit-il alors ?

Jules : Il s'agit des palais de roi, des chevaux et des mules magnifiques, d'une domesticité nombreuse, des troupes très entraînées, d'une cour raffinée…

Génie : Des gardes redoutables, des voyous à ta botte.

Jules : … de l'or, de la pourpre, des revenus, pour que tous les rois paraissent humbles et pauvres comparés à la puissance et au faste du pontife romain. Que personne ne soit ambitieux au point de ne pas se reconnaître vaincu par Jules, que personne ne soit opulent au point de ne pas se reprocher sa frugalité, que personne n'ait tant de richesses et de revenus qu'il n'envie les nôtres. Voilà te dis-je, toutes ces choses, je les ai protégées et développées.

Pierre : Mais dis-moi, qui le premier de tous, a sali et mis en difficulté l'Église avec toutes ces paillettes alors que le Christ a voulu qu'elle fût aussi pure que simple?

Jules : Qu'est-ce que tu dis là ? Il est évident que l'essentiel, nous le contrôlons, nous le possédons, nous en jouissons.

Érasme, Jules, privé de Paradis !, pp.118 et 120

Je ne résiste pas au plaisir de donner le texte latin :
Petrus : At Christus nos ministros fecit, se caput, nisi mine secundum caput accreverit. Sed quihus tandem aucta est Ecclesia?

Iulus : Nunc ad rem accedis, itaque dicam. Illa olim famelica et pauper Ecclesia nunc adeo floret omamentis omnibus.

Petrus : Quibus? Ardore fidei?

Iulus : Rursum nugaris.

Petrus : Sacra doctrina?

Iulus : Obtundis.

Petrus : Contemptu mundi?

Iulus : Sine me dicere, veris inquam ornamentis; nam istaec verba sunt.

Petrus : Quibus igitur?

Iulus : Palatiis regalibus, equis et mulis pulcherrimis, famulitio frequentissimo, copiis instructissimis, satellitiis exquisitis,

Genius : Scortis formosissimis, lenonibus obsequentissimis.

Iulus : auro, purpura, vectigalibus, ut nullus regum non humilis ac pauper videatur si cum Romani Pontificis opibus strepituque conferatur, nemo tam anbitiosus, quin se victum agnoscat, nemo tam lautus, quin suam condemnet frugalitem, nemo tam num matus, nec faenerator, quin nostris inuideat opibus. Haec inquam ornamenta et tutatus sum et auxi.

Petrus : Sed dicito mihi, quis omnium primus istis ornamentis et inquinapit et oneravit Ecclesiam, quam Christus purissimam pariter et expeditissimam esse voluit?

Iulus : Quid istud ad rem attinet? Certe quod est caput tenemus, possidemus, fruimur; […]

Érasme, Iulius exclusus e cœlis, pp.119 et 121



Note
1 : Wilfried Stroh dans Le Latin est mort, vive le latin, traduit de l'allemand et du latin par Sylvain Bluntz et publié aux Belles Lettres en 2008 dans la collection «Le miroir des humanistes».
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