Billets qui ont 'Aristote' comme auteur.

Poésie du gérondif

J'ai lu Minaudier à cause (grâce à, mais j'ai toujours envie de crier: «tout est de sa faute!») de Guillaume. Si donc vous voulez des informations sérieuses, lisez son billet ou écoutez cette émission.

En réalité, je suis incapable de comprendre ce livre. Je suis incapable de comprendre comment il est possible de parler une langue étrangère (comment réfléchir à la façon de parler en même temps qu'on parle ou comment ne pas réfléchir à la façon de parler en parlant: les deux me paraissent également impossibles). Je suis une handicapée du langage; dès que je suis fatiguée il se défait en moi et je deviens incompréhensible (mon entourage parle de la nécessité d'"avoir le décodeur VS"), et si vous me laissez une semaine avec des étrangers parlant parfaitement français (en colloque, par exemple), un français pur au vocabulaire choisi, un français élégant à peine désuet, je n'arrive plus à parler du tout à force d'essayer de comprendre comment ils font: comment font-ils pour maîtriser ma langue que je n'arrive à parler qu'à condition de ne pas y réfléchir?

Je vais donc parler d'autre chose, de la passion de Minaudier pour Vialatte et les éditions De Gruyter-Mouton. Ce sont des passions non dissimulées, puisque le livre commence ainsi: «Alexandre Vialatte a donné de l'homme une définition éternelle autant qu'irréfutable: «Animal à chapeau mou qui attend l'autobus 27 au coin de la rue de la Glacière».
Et il se termine par: «Et c'est ainsi, bien sûr, que Gruyter sera grand, et Mouton aussi», ce qui est, vous l'avez tous reconnue, une variation sur la dernière phrase des chroniques de Vialatte dans La Montagne.

Quant aux éditions De Gruyter-Mouton… Ah, les éditions De Gruyter-Mouton… (nom écrit en petites capitales, ce que je ne sais pas faire dans ce blog).
Voici comment nous les présente Jean-Pierre Minaudier:
Quel intérêt, quelle volupté peut-on trouver à collectionner les grammaires, sans faire, dans l'immense majorité des cas, la moindre tentative pour parler les langues en question, ni même pour aller les étudier en bibliothèque? D'abord, ce sont souvent de bien beaux livres — mention spéciale à ceux des éditions berlinoises de De Gruyter-Mouton, auprès desquels un Pléiade a l'air d'un livre de poche sri lankais: ces pages proclameront leurs louanges à la face des cieux.

Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, p.10-11, éditions du Tripode, 2014
Et Minaudier va faire exactement cela: proclamer leurs louanges à la face des lecteurs au fil des notes de bas de page (note 11 : «Par ailleurs, ce livre se veut une défense et une illustration de la note de bas de page, un genre littéraire trop décrié.»)
Reprenant ma passion de compilatrice, voici donc La liste des louanges. (Les numéros représentent le numéro de la note).
4. […] Karen Rice: Slave, admirables éd. De Gruyter-Mouton […]

18. […] Hein Van der Voort: A Grammar of Kwaza, fondamentales éd. De Gruyter-Mouton […]

20. […] Knut Olawski: A Grammar of Urarina, inestimables éd. De Gruyter-Mouton […]

31. […] Lyle Campbell:The Pipil Language of El Salvador, indispensables éd. De Gruyter-Mouton […]

51. […] Jeanette Sakel: A Grammar of Mosetén, infiniment vénérables éd. De Gruyter-Mouton […]

54. […] Osahito Miyaoka: A Grammar of Central Alaskan Yupik (C.A.Y.), éd. De Gruyter-Mouton (elles sont le sel de la terre) […]

60. […] José Ignacio Hualde et Jon Ortiz de Urbina: A Grammar of Basque, éd. De Gruyter-Mouton (qu'elles vivent longtemps, pour faire le bonheur du monde) […]

62. […] Gabriele Carlitz: Marquesan: A Grammar of Space, éd. De Gruyter-Mouton (que le Tout-Puissant les ait en sa très sainte garde) […]
et […] Desmond C. Derbyshire & Geoffoy Pullum (eds): Handbook of Amazonian Languages, vol.1, éd. De Gruyter-Mouton (que tous les saints du paradis intercèdent en leur faveur au jour du Jugement) […]

65. […] Birgit Hellwig: A Grammar of Goemai, éd. De Gruyter-Mouton (que la bénédiction des cieux plane éternellement sur elles et sur leur race) […]

72. Patience Epps: Hup, éd. De Gruyter-Mouton (que des fleuves de miel, des lacs de salidou et des océans de Nutella les récompensent de leurs bienfaits) […]

74. […] Sebastian Fedden: A Grammar of Mian, éd. De Gruyter-Mouton (tous les prophètes ont annoncé leur épiphanie dans des transports de joie) […]

75. […]Robert E. Hawkins: "Wai Wai", dans Derbyshire & Pullum (eds): op.cit., vol.4, éd. De Gruyter-Mouton (puissent les anges descendre chaque jour à la Maison Fréquentée pour réciter leur nom et leurs mérites!) […]

78. […] Anne-Marie Brousseau & Claire Lefebvre: A Grammar of Fongbe, éd. De Gruyter-Mouton (que le règne, la puissance et la gloire leur appartiennent pour les siècles des siècles) […]

79. […] Claire Louise Bowern: A Grammar of Bardi, éd. De Gruyter-Mouton (que le Tout-Puissant leur accorde une belle part dans ce monde ainsi qu'une belle part dans l'au-delà, et les protège contre le châtiment du feu) […]

81. […] L'absence d'adjectifs dans de nombreuses langues est le sujet d'un célèbre article de R.M.W. Dixon: "Where Have all the Adjectives Gone?" (à lire en écoutant Pete Seeger), dans Where Have all the Adjectives Gone? and Otehr Essays in Semantics and Syntax, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom, qui est comme le nectar, l'ambroisie et le gloubi-boulga, soit sur la bouche du Seigneur à l'heure où les Justes recevront leur récompense, et qu'il y ait pour elles un jardin ceint de murs au septième ciel) […]

82. […] Amy Miller: A Grammar of Jamul Tiipay, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom, qui est comme l'odeur de la terre après la pluie, sorte de mes lèvres avec mon dernier souffle, et qu'il brise à jamais le silence éternel des espaces infinis) […]

89. […] Une autre description du trio par Sergio Meira, censée paraître en 2010 aux éd. De Gruyter-Mouton (leur place est sous le trône de Dieu, dans un coffet de vermeil serti d'émeraudes!) […]

99. […] Nicholas D.Evans: A Grammar of Kayardld, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom mille fois béni soit inscrit pour l'éternité dans les marges du Coran céleste, et avec lui ceux de leurs enfants et des enfants de leurs enfants jusqu'à la sept mille sept cent soixante-dix-septième génération, après y'a plus de place) […]

La dernière phrase p.130, déja citée, est l'objet du dernier appel de note: «Et c'est ainsi, bien sûr, que Gruyter sera grand, et Mouton aussi.»
100. Comme le centième nom du Seigneur pour les musulmans, la centième note de bas de page est ineffable: ce n'est pas une note parmi d'autres, c'est la Note. Elle figure au Ciel sur un voile tissu d'or et de soie autour duquel dix mille anges musiciens volent sans cesse en gazouillant des règles de grammaire luangiua sur l'air de La Jeune Grenouille aussi belle que sage. Une secte chiite de La Garenne-Colombes tient de l'Arabe Abdul al-Hazred qu'Elle porte sur la syntaxe irrégulière des évidentiels en haïda, mais deux versets abrogés du Livre des morts tibétain, sur lesquels Borges est tombé par hasard en cataloguant la bibliothèque de Babel, assurent qu'Elle évoque l'existence d'une langue sans consonnes au Texas et en Australie. Un mystique sépharade lapon en retraite spirituelle en France a vu le ciel s'entrouvrir et des lettres de feu, juste au-dessus du Moulin Rouge, lui révéler qu'Elle fait allusion à l'absence de genre grammatical en itelmen; et de très anciens sages coptes de Haute-Égypte racontent, si on leur paie le raki, qu'une mystérieuse inscription en bourouchaski archaïque, ciselée sur un chapiteau du Second Temple réemployé dans la grande mosquée du Caire, affirme que celui qui L'aura lue pénétrera les mystères de la Création, entendra le chant des sphères, supportera l'humour de l'auteur de ces lignes, parlera basque sans effort et verra la face de Dieu.
Il est possible que ce long florilège, en acquérant une certaine lourdeur au fil des citations, desserve plus qu'il ne serve Minaudier: en effet, ce n'est pas fait pour être lu ainsi, mais pour être découvert au fil des pages. Mais l'art de la louange (comme celle de la malédiction: quelle joie de découvrir une belle malédiction) est peu pratiqué et je voulais en conserver une trace ici. Je laisse à chacun apprécier si l'humour de l'auteur relève davantage de l'esprit potache ou de la crainte de devenir trop sérieux.
Et je me demande si les éditions du Tripode ont songé à envoyer un exemplaire de Poésie du gérondif aux éditions De Gruyter-Mouton — étant bien sûre que quelqu'un y lit le français.

Est donnée à la fin une liste de livres en français pour s'initier à la linguistique descriptive. L'une des idées fortes du livre est que les façons de dire et de voir le voir le monde sont étroitement corrélées. Voici une dernière citation qui illustre cette idée:
Il existe une polémique célèbre sur les catégories de l'être selon Aristote: dans un article paru en 1958, le linguiste Émile Benveniste a fait remarquer qu'elles correspondent exactement aux différents sens du verbe «être» en grec ancien, et donc que dans une langue sans verbe «être», Aristote était inconcevable. On lui a répondu qu'il a été possible de traduire Aristote en japonais, langue qui n'a pas de verbe «être», et de trouver une traduction plausible à chacune de ses catégories. […] Quelques langues, comme le nez-percé de l'Idaho et (dans certaines constructions) le mosetén de Bolivie, ne font carrément pas la différence entre «être» et «avoir»: cela aurait sans doute posé quelques problèmes aux Aristotes locaux, et doit en poser de sérieux aux traducteurs51.

Ibid, p.63, éditions du Tripode, 2014


Note
51: […] Comment s'en sort-on dans les langues qui ne distinguent pas «être» et «avoir»? Sans aucun problème dans l'immense majorité des cas: dans la phrase «Mon beau-frère X un crétin», il est évident que X est le verbe «être»; dans la phrase «Mon beau-frère Y un ordinateur», il est évident, sauf dans la science-fiction la plus débridée, que Y est le verbe «avoir». La tournure n'est ambiguë que dans de rares cas, du genre: «Ma voisine Z une grosse vache» — encore faut-il que le contexte rende plausible qu'elle exerce la profession d'agricultrice (sinon, Z est forcément «être»), et que par ailleurs il n'ait pas été mentionné qu'elle possède le sex-appeal de Marilyn Monroe, l'humour de Woody Allen, la conversation de Voltaire et PhD de physique quantique (s'il y a eu une mention de cet ordre, Z est forcément «avoir»). Du reste, les ambiguïtés ne sont pas forcément des handicaps: parmi les ressources les plus précieuses du langage, mais aussi les plus variées d'une langue à l'autre, figurent le double sens, le jeu de mots, le calembour.

Histoire de la philosophie occidentale, de Bertand Russell

Remarque étonnée: Le nom de Wittgenstein n'apparaît pas dans l'index.

Deux tomes, dont l'un, le plus gros, est presque entièrement consacré à la philosophie antique.

C'est une histoire philosophique intime, ou intimiste, commentée avec irrespect selon des angles inhabituels en philosophie, mais qui sont ma pente:

Il y a, chez Aristote, une absence complète de ce qui pourrait être appelé bienveillance ou philanthropie. Les souffrances de l'humanité, pour autant qu'il les remarque, ne l'impressionnent pas; il les tient, intellectuellement, pour un mal mais il n'y a aucune raison de croire qu'elles l'émeuvent, sauf lorsque ceux qui souffrent sont ses amis.
On remarque aussi souvent, chez Aristote, un manque de sensibilité qui ne se retrouve pas au même degré chez les premiers. Il y a quelque chose de par trop confortable et satisfait dans ses spéculations sur les affaires humaines. Tout ce qui peut éveiller chez l'homme un vif intérêt pour autrui paraît oublié. Même son étude sur l'amitié est froide; il ne paraît avoir fait aucune des expériences qui rendent difficile de conserver un jugement impartial. De plus, il paraît ignorer tous les aspects profonds de la vie morale; il laisse de côté tout le domaine de l'expérience qui touche à la religion. Ce qu'il a à dire serait utile à des hommes jouissant de tous les biens terrestres et n'ayant que peu de passions. Mais il n'a rien à dire à ceux qui sont possédés par un dieu ou un démon, ni à ceux que le malheur entraîne au désespoir. Pour toutes ces raisons, à mon avis, la morale d'Aristote, malgré sa grande réputation, manque de pénétration.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, "la morale d'Aristote", p.229

Apprendre à voir

La lecture de L'Empereur Frédéric II est une source renouvelée d'étonnements et d'émerveillement (Je recommande de le lire absolument avant La Divine Comédie). Kantorowicz fait bien plus qu'étudier un règne, il étudie une époque et se penche sur les changemements de mentalité mis en branle sous l'impulsion de ce jeune empereur si savant et curieux de tout.

Il note ainsi le peu de poids qu'avait le regard dans la connaissance du monde: l'interprétation spirituelle comptait davantage que l'observation physique, tout avait, devait avoir, un sens qu'il convenait de découvrir:
Lorsqu'on essaie de nos jours d'attribuer au Moyen Âge un sentiment ou une vision de la nature, on ne fait que jouer sur les mots. Il est certain que le Moyen Âge tout entier considérait la nature comme sacrée, dans la mesure où elle représentait l'ordre éternel du monde, mais, au moins jusqu'à 1200, il fut bien loin de la comprendre, d'une manière non pas spéculative et pourtant intellectuelle, comme un être vivant, mû par ses propres forces et animé par sa propre vie. On n'attachait aucune importance à la vie de la nature et l'on préférait saisir les phénomènes, sous une forme complètement dématérialisée, comme des allégories, et les interpréter sur un plan transcendental après les avoir rattachés au savoir spéculatif. Une œuvre alexandrine tardive, le Physiologus, qui fut traduite dans toutes les langues, vint renforcer cette tendance. Elle fut pratiquement l'unique source des sciences de la nature qu'ait possédée le Moyen Âge, si l'on excepte l'Encyclopédie d'Isidore de Séville et Pline, et la plus populaire. A côté de quelques anecdotes sur les différents animaux et leurs habitudes, les significations allégoriques occupaient une large place dans le Physiologus et ce que le lion, le taureau ou la licorne signifiaient au point de vue moral, astral ou cosmique intéressait bien plus que ces animaux eux-mêmes.

L'évêque Liutprand de Crémone, qui fut envoyé comme ambassadeur à la cour de Byzance au temps des empereurs Othon, nous fournit un bon exemple de cette façon de voir la nature. On montra à l'évêque un parc zoologique impérial qui contenait un troupeau d'ânes sauvages. Liutprand se mit aussitôt à réfléchir sur ce que ces animaux pouvaient signifier pour l'univers. Une sentence sibylline lui vint alors immédiatement à l'esprit: «Lion et chat vaincront âne sauvage.» Tout d'abord l'évêque crut à une victoire commune de son maître l'empereur Othon 1er et du Nicéphore byzantin sur les Sarrasins. Mais il s'avisa bientôt que les deux empereurs souverains, également puissants, ne sauraient être convenablement représentés par le grand lion et le petit chat. Là-dessus, après une brève méditation, le vrai sens du parc aux ânes sauvages apparus clairement: l'âne et le chat étaient ses maîtres, Othon le Grand et le jeune fils Othon II, tandis que l'âne sauvage qui devait être vaincu n'était autre que, comme le prouve le jardin zoologique, l'empereur Nicéphore lui-même! C'est ainsi que Liutprand, l'un des clercs les plus savants de son siècle, voyait la nature. Il connaissait pourtant de très nombreux auteurs anciens: Cicéron, Térence, Végèce, Pline, Lucrèce, Boèce, pour n'en nommer que quelques-uns sans aucunement parler des poètes. En ces domaines, la littérature antique n'exerçait aucune influence et l'on empruntait à ses textes que ce que l'on portait en soi-même: des moralis et, au cas échéant, des aventures. Dans la mesure où vous étiez suffisamment cultivé pour le faire, vous considériez aussi les aventures sous l'angle spirituel. La lettre du chancelier Conrad qui décrivait son voyage en Sicile au cours duquel il vit Charybde et Scylla, les merveilles du magicien Virgile et d'autres du même genre, atteste cette projection du savoir acquis intellectuellement sur le monde des faits matériels. A l'âge des croisades, l'imagination des hommes s'inspirait de tous les animaux fabuleux et des êtres mythiques d'Ovide et d'Apulée, des légendes d'Alexandre, des navigations tourmentées d'Ulysse et d'Enée. Peu à peu, cependant, on apprit également à se servir de ses yeux.

[…] Comme on avait perdu l'habitude de regarder avec ses yeux et que l'on cherchait le sens spirituel des choses à la lumière de la pensée universelle, on ne pouvait espérer avoir un rapport avec l'Antiquité qu'à travers les auteurs faisant appel le plus possible à l'esprit et le moins possible aux yeux. Sous ce raport, les Arabes étaient les meilleurs intermédiaires. Ils avaient passé la littérature antique au crible avec les mêmes intentions, ils l'avaient assimilée dans la mesure où, s'adressant à l'esprit pur, elle pouvait, en fin de compte, être transplantée dans n'importe quel terrain, alors que tout ce qui portait la coloration particulière de la vie grecque et romaine leur restait entièrement fermé. Ils ne s'approprièrent pas un seul historien, pas un seul poète. Que leur importaient les tragiques, les lyriques, ou Homère dont il ne connaissait qu'un seul vers, le seul qui leur parût utilisable:

Qu'il y ait un seul souverain, un seul roi…1

En revanche, ils avaient accepté en héritage tous les traités de sciences naturelles et de médecine et presque tous les philosophes depuis l'époque d'Alexandre le Grand, mais ne connaissaient de la philosophie antérieure que le Timée, le Phédon et La République de Platon. Outre les auteurs de traités de sciences naturelles, ils se sentaient très proches des néoplatonniciens et à travers eux, ils avaient découvert Aristote en tant que fondateur d'un grand système. Encore les grands philosophes arabes du Xe siècle, Al-Kindi, Al-Farabi, Avicenne, n'eurent-ils accès à Aristote qu'à travers un découpage et un arrangement néoplatoniciens. Il fallut attendre le XIIe siècle pour voir apparaître le plus grand interprète arabe du véritable Aristote, l'Espagnol Averroès. Révéler à l'Occident l'Aristote plus fidèle d'Averroès ainsi que ses commentaires, retraduire en même temps d'autres auteurs antiques de l'arabe dans une langue occidentale, telle fut l'une des tâches essentielles des savants.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.310-313 (Gallimard, 1987)
Frédéric II était un observateur passionné des «choses telles qu'elles sont», et cette exigence était inusitée pour l'époque. Sa passion pour la chasse fut l'occasion de mettre par écrit ses observations et de commencer à faire changer la façon de voir la nature et les phénomènes naturels.
Ainsi le livre de l'empereur contient des milliers d'observations de détail, clairement formulées et logiquement ordonnées, qui passent toujours du général au particulier, selon la méthode scolastique. […] Les dessins sont faits «d'après nature» jusque dans les détails, et leur style — oiseaux en vol, dans les différentes phases de leurs mouvements — prouve qu'ils sont dus à l'observateur passionné qu'était l'empereur, bien que leur magnifique exécution en couleur soit l'œuvre d'un artiste de la cour. […] Quoi qu'il en soit, les experts estiment que les illustrations du livre de fauconnerie sont tout aussi étonnamment «en avance sur leur temps» que la plastique sicilienne. […]
Ce qui est significatif pour cet ouvrage n'est pas qu'Albert le Grand, par exemple, l'ait utilisé plusieurs fois, […]. Ce qui est important, c'est que les courtisans de l'empereur et ses fils, qui lui ressemblaient beaucoup, aient acquis un œil exercé à observer la nature vivante, de sorte que, bon gré mal gré, ils ne pouvaient que se conformer à la manière impériale de voir les choses, quel que fut l'objet auquel ils appliquaient cette vision. Ce que révèle le livre de fauconnerie, c'est l'existence d'une faculté de voir «les choses qui sont telles qu'elles sont». Cette œuvre, en outre, n'est pas celle d'un immigrant ou d'un érudit inconnu, mais de l'empereur du monde chrétien et romain — c'est une curieuse activité additionnelle de l'homme d'Etat.[…]
Il est significatif que les grands érudits, ceux du cercle de des Vignes comme ceux du genre de Michel Scot, se soient montrés défaillants lorsqu'il s'agit du sens de la vue: c'est l'empereur, le roi Manfred et également Enzio, le fonctionnaire noble Jordanus Ruffus, le fauconnier arabe Moamin qui sont les «visuels». Si la vision «renaît» avec eux, cela ne signifie pas que cette faculté s'était tout à fait perdue: le paysan et le chasseur ont eu le regard aussi pénétrant au Moyen Âge qu'à toute autre époque. Mais ceux qui auraient pu traduire en mots ce qu'ils voyaient, les clercs et les lettrés de toutes sortes, les «doctes» n'avaient alors pas d'yeux pour le monde physique. Frédéric II, prédécesseur des grands empiristes du XIIIe siècle, du dominicain Albert le Grand et du franciscain Roger Bacon, fut le premier non seulement à dominer comme nul autre la sagesse livresque de son temps, mais il fut aussi chasseur et, en tant que tel, s"en remit spontanément au sens de la vue. On a souvent fait remarquer que le livre de fauconnerie constitue un tournant dans la pensée occidentale et qu'il marque le commencement de la science expérimentale. Rappelons encore ici la vivante antithèse de l'empereur, François d'Assise, dont on se plaît à dire qu'il est l'initiateur de ce sentiment nouveau de la nature. Si Frédéric II, premier «esprit visuel», a cherché partout, dans les genres, les espèces et leur hiérarchie, la loi éternellement la même de la nature et de la vie, François d'Assise a peut-être été la première «âme visuelle», car c'est tout à fait spontanément qu'il a ressenti la nature et la vie comme des phénomènes magiques et qu'il a discerné en toute chose vivante le même pneuma divin. Dante fut en quelque sorte la synthèse des deux hommes.
Ibid, p.336
Parfois je me dis que le vrai amour de Kantorowicz, c'est Dante.

Au XIIIe siècle Frédéric II fait donc émerger une nouvelle façon de voir parce qu'il dispose d'un langage et d'un vocabulaire pour exprimer ce qu'il voit. Deux siècles plus tard, l'œil a remplacé l'oreille comme canal privilégié de relation à Dieu — et les mathématiques des commerçants ont remplacé l'élévation spirituelle des nobles dans la façon d'appréhender le monde, si l'on en croit Michaël Baxandal.
Il y a quelques temps en lisant L'œil du Quattrocento j'avais été frappée par des remarques sur l'importance des mathématiques dans la formation des jeunes gens, et ses conséquences dans la peinture (il faudrait citer l'ensemble du chapitre, je ne fais qu'en donner une idée):
Nous disposons d'un grand d'introductions aux mathématiques et de manuels de l'époque, et l'on peut voir très clairement de quelles mathématiques il s'agissait: c'étaient des mathématiques commerciales, faites pour le marchand, et deux de leurs techniques essentielles sont profondément impliquées dans peinture du XVe siècle.

La première est la technique de la mesure. Les marchandises n'ont été transportées régulièrement dans des récipients de taille standardisée qu'à partir du XIXe siècle. C'est un fait important pour l'histoire de l'art: avant cela, chaque récipient — tonneau, sac ou balle— était unique, et calculer vite et bien sa contenance était une des bases du commerce. La manière dont une société mesurait ses tonneaux et en calculait le volume est un bon indice de ses capacités et habitudes analytiques. L'Allemand du XVe siècle semble avoir mesuré ses tonneaux avec des instruments (règles et mesures) complexes et tout préparés, sur lesquels on pouvait lire directement les réponses: c'était là souvent le travail d'un spécialiste. L'Italien, au contraire, mesurait ses tonneaux en se servant de la géométrie et de Pi:

«Soit un tonneau dont chacun des fonds mesure 2 bracci de diamètre; en son ventre, le diamètre est de 2 1/4 bracci; et on est de 2 2/9 bracci à mi distance entre le ventre et le fond. Le tonneau mesure 2 bracci de long. Quel en est le volume?

Il s'agit en somme d'un couple de cônes tronqués. Élevez le diamètre des fonds au carré: 2x2=4. Puis le diamètre médian: 2 2/9 x 2 2/9 = 4 76/81. Additionnez-les 8 76/81. Multipliez 2 x 2 2/9 = 4 4/9. Ajoutez cela à 8 76/81 = 13 31/81. Divisez par 3 = 4 112/243 […] Maintenant, portez au carré 2 1/4 = 2 1/4 x 2 1/4 = 5 1/16. Ajoutez cela au carré du diamètre médian: 5 1/16 x 4 76/81 = 10 1/1296. Multipliez 2 2/9 x 2 1/4 = 5. Ajoutez cela au résultat précédent: 15 1/1296. Divisez par 3 : 5 1/3888. Ajoutez cela au premier résultat: 4 112/243 + 5 1/3888 = 9 1792/3888. Multipliez cela par 11 puis divisez par 14 (
i.e multipliez par Pi/4): le résultat final est 7 23600/54432. Cela représente le volume du tonneau.»

C'est là un monde intellectuel tout à fait particulier.
Ces instructions pour mesurer un tonneau sont tirées d'un manuel de mathématiques destiné aux marchands, de Piero della Francesca, Trattato d'abaco (Traité d'arithmétique), et cette association entre le peintre et la géométrie commerciale est exactement au centre de notre propos. Les capacités que Piero (ou n'importe que autre peintre) utilisait pour analyser les formes qu'il peignait pour jauger les quantités. Et l'association entre la technique de mesure et la peinture que Piero lui-même personnifie, est très réelle. […].

Le meilleur moyen pour le peintre de susciter une réaction basée sur latechnique de la mesure eétait de faire lui-même, dans ses tableaux, un usage intense du répertoire d'objets familiers sur lesquels le spectateur avait appris sa gométrie — bassins, colonnes, tours de briques, carrelages, et ainsi de suite. [etc…]

Michael Baxandall, L'Œil du Quattrocento, p.134-137
Plus loin, la règle de trois et l'importance des proportions sont évoquées:
[Cette] L'arithmétique était la seconde branche des mathématiques commerciales propres à la culture du Quattrocento. Et au centre de cette arithmétique, on trouvait les proportions.
[…]
[…] le jeu des proportions […] était un jeu oriental: le même problème de la veuve et des jumeaux apparaît dans un ouvrage arabe médiéval. Les Arabes eux-mêmes avaient appris ce genre de problèmes (et l'arithmétique corrélative) de l'Inde, qui l'avait élaboré au VIIe siècle, ou même plus tôt. Ces problèmes de proportions furent importés de l'islam en Italie, en même temps que bien d'autres notions mathématiques, au début du XIIIe siècle par Leonardo Fibonacci de Pise…2

Ibid, p.144-145
Ainsi, les gens du XVe siècle devinrent habiles, par la pratique quotidienne, à ramener les informations les plus diverses à une formule de proportion géométrique: A est à B comme C est à D. En ce qui nous concerne, ce qui est important, c'est q'une même aptitude soit au principe du contrat ou des problèmes d'échange d'une part et de l'élaboration et de la vision des tableaux d'autre part. Piero della Francesca jouissait du même équipement mental, que ce soit pour un marché de troc ou pour le jeu subtil des espace dans des peinture, et il est intéressant de noter qu'il l'expose à des fins d'utilisation commerciale plutôt que picturale. L'homme de commerce avait les aptitudes nécessaires pour saisir la proportionnalité dans la peinture de Piero, car, dans le cours normal des exercices commerciaux, on faisait tout naturellement la relation entre les proportions à l'intérieur d'un contrat et les proportions d'un corps matériel.

Ibid, p.149
Comment voyons-nous aujourd'hui, à partir de quels présupposés?
Est-ce moi qui m'imagine cela, ou vivons-nous réellement dans une société qui croit voir les choses comme elles sont, sans préjugé de représentation?
Et quels peuvent bien être ces préjugés? Une vision scientifique, une vision sentimentale, une vision kitsch?


Notes
1 : citation en grec dans le texte. Mon blog n'accepte pas les caractères grecs.
2 : que rencontra Frédéric II (remarque personnelle)

Un Etat fondé sur la nécessité

«L'aristotélisme a engendré le machiavélisme», a déclaré plus tard Campanella, mettant au jour par cette remarque les relations les plus importantes. Car il clair qu'il avait dû y avoir une irruption du monde extérieur dans la conception madiévale du monde et qu'elle avait dû s'accompagner d'une mutation radicale de la pensée médiévale. L'apparition du législateur impérial fait surgir celle du philosophe nourri de sagesse hellénistique et arabe. On est stupéfait de voir comment, d'un seul mot, Frédéric II a transformé l'idée médiévale de l'Etat et lui a insufflé vie et dynamisme. Alors que son temps discutait encore le problème de l'origine de l'Etat terrestre, ne sachant s'il fallait la chercher en Dieu ou en Satan, dans le Bien ou le Mal, Frédéric II déclare très sobrement que la fonction du souverain a son origine dans sa nécessité naturelle. La Necessitas conçue comme puissance indépendante, à l'œuvre dans les choses, comme soumission de la nature à une loi vivante, était une idée qui procédait de la pensée d'Aristote et de ses disciples arabes. Elle constitue l'axiome nouveau que l'empereur introduit dans la philosophie politique de l'Occident médiéval afin de fonder l'Etat sur lui-même. C'est pourquoi le Liber Augustalis porte dans son préambule que les princes des nations ont été créés «par la pressante nécessité des choses elles-mêmes non moins que par l'inspiration de la Providence divine». Dans des diplômes postérieurs, il est dit d'une façon encore considérablement plus dépouillée que la Justice érige les trônes des souverains necessitate, par nécessité. Et dans le même passage, même lorsqu'il remonte à l'origine de la fonction impériale, l'empereur renonce totalement à faire intervenir quelque dessein surnaturel et insondable de la divine Providence; il se réfère simplement à la parole du Seigneur en présence d'une pièce de monnaie. Mais, plusieurs fois également, l'empereur a recouru à la «nécessité naturelle» pour faire comprendre la raison des dogmes et des institutions sacrées. Il explique par exemple le sacrement du mariage — sans préjudice de sa sainteté établie par Dieu — comme une simple «nécessité naturelle» destinée à la conservation de l'espèce humaine. Et il aprouvé très vite qu'il faisait plus de cas de la nécessité naturelle du mariage que de son caractère sacramentel en procédant à des changements révolutionnaires et en contradiction avec le dogme dans les mariages siciliens, en vue de faire naître une race meilleure en Sicile. Tout cela fut passablement lourd de conséquences. En restreignant la portée des théories bibliques et ecclésiastiques au profit des comceptions naturelles, l'Etat ne se trouva pas ramené pour autant à la force brutale du glaive, mais conduit à une dignité également spirituelle, qui était toutefois sans liens avec l'Eglise. La métaphysique, pourrait-on dire, supplantait le transcendantalisme.

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.227-228

séminaire n° 10 : Jacques Rancière, l'indicible comme preuve du témoignage

Avertissement: le titre est de moi.

C'est amusant, il est dit que décidément nous ne serons jamais d'accord, sejan et moi: je trouve intéressant ce qu'il trouve fouillis. Rancière m'a paru construire une démonstration facile à suivre et intéressante, convaincante. La seule chose que je lui reprocherais à la rigueur, c'est d'avoir redoublé des choses que nous avions déjà vues, mais dans un sens, c'est rassurant: il serait ennuyant que les intervenant se contredissent sur le fond.

Antoine Compagnon a découvert Jacques Rancière en 1966 ou 1967 en lisant Lire le Capital, une lecture typique de l'époque.
Jacques Rancière est un philosophe qui s'intéresse de plus en plus à la littérature, et en particulier à Mallarmé. Il a publié La Chair des mots en 1998, La parole muette en 1997, Politique de la littérature...

Il aurait dû intervenir l'année dernière, le sujet de cette année lui convient moins, mais Antoine Compagnon tenait à ce qu'il vienne.

Comment se constitue les rapports entre le témoins et la vérité?

Jacques Rancière va s'appuyer sur l'avertissement des éditeur au livre de Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz. Les éditeurs ont pris la peine de préciser qu'il s'agissait d'une forme brute, sans manipulation esthétique: Filip Müller n'est pas un écrivain. Cette dernière phrase est d'une rhétorique convenue. Se pose alors la question: pourquoi cet avertissement? Etait-ce nécessaire?

Qu'est-ce qu'un document brut? C'est un document qui ne cache pas sont processus de production, ce qui n'a rien à voir avec son rapport à la vérité.
Donc pourquoi cet avertissement?
Il s'agit d'insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu. Normalement, ce lien est d'autant plus fort que les deux règles de proximité (peu de temps entre le témoignage et les faits) et de nécessité (besoin impérieux de raconter, ou obligation) sont respectées.
Or ce n'est pas le cas ici: trente ans se sont écoulés entre les faits et le récit de Filip Müller, et il a décidé de se souvenir, sans nécessité impérieuse.

S'il faut insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu, c'est que le témoignage ici ne porte pas sur des faits mais rend compte d'un processus (Verschnitung): quel type de vérité un ensemble de mots entretient-il avec un ensemble de faits?

De quoi témoigne le témoin?

Selon Aristote, il existe trois sortes de témoins:
- les anciens témoins qui éclairent le passé (les sages, les auteurs);
- les témoins récents qui sont soit des hommes notables qui ont fait de grandes choses, soit ceux qui ont part à l'affaire jugée.
Ces derniers sont pour nous les plus vrais, les plus dignes de foi, mais pour Aristote, ce sont les plus douteux. Car 1/ ils peuvent être achetés 2/ils disent si le fait a eu lieu mais ne portent pas de jugement sur la valeur morale des faits.

Pour Aristote, les anciens témoins sont les vrais témoins :
- ils permettent de juger les faits;
- ils assurent la transmission. Qui a autorité pour qualifier les faits a qualité pour les transmettre.

Les témoins sont ceux qui racontent l'histoire des hauts faits et les leçons qu'on peut en tirer. (cf. l'introduction aux Chroniques de Froissart).

Cette idée est maintenant refusée mais elle est utile car elle sert de repère.
Pour Walter Benjamin, c'est le narrateur qui est celui qui transmet. Il a l'art de raconter et l'art de conseiller.
Nous sommes en rupture avec cette vision. Les témoins de 14-18 ont été incapables de raconter (oralement) car aucune tradition ne leur permettait de raconter des faits entièrement nouveaux. Le roman a introduit à ce moment-là une rupture. Le lecteur n'est plus face à un témoin qui raconte, il est seul face au roman. C'est une rupture et une nouveauté.

Exemple de l'appendice à L'Evangile de Jean, qui n'est pas donné pour apocryphe et paraît dans certaines versions de la Bible. C'est le récit d'un nouveau miracle qui apparaît tout à la fin: Jésus apparaît aux disciples, leur dit de jeter le filet à droite, ils prennent du poisson, ils le cuisent, on en a le nombre, cent cinquante trois, etc.etc.
Ici, le témoignage est ancré dans le concret: l'heure, les poissons.
De même, Erich Auerbach fait remarquer à propos du reniement de Pierre la précision des éléments du vécu (l'auberge, le feu, etc): la hiérarchie entre la grande histoire et les petits faits s'effacent. le Nouveau Testament, c'est l'irruption de l'homme simple dans les récits qui s'ancrent dans les petits faits.
(On se souvient de Diderot dans L'art du bon conteur: importance des petits détails qui font dire «cela est vrai, on n'invente pas ces choses-là.»)

Mais il manque une chose: que les faits soient jugés. La dernière scène de l'évangile de Jean s'inscrit dans un pli où l'Ecriture vérifie les paroles par les faits et inversement. Ce dernier texte s'éclaire par les textes précédents.
=> Le texte est vérifié par les corps, les actes sont vérifiés par les textes.
Le texte dit que celui qui a écrit ce texte était désigné pour écrire ce texte. (autorité).

Comment trouver des gens qui ne peuvent pas mentir?

Il faut que le témoin ne sache pas parler. Il doit porter l'histoire dans son corps. La littérature (mise en forme d'un récit) est révoquée. C'est l'apparition des témoins muets, avec Balzac, Hugo, etc : les paysages, les fissures dans les murs, les meubles, etc.
La vérité est archéologique: apparition de la ruine comme témoin (cf Cuvier dans La peau de chagrin).

Cependant, ces témoins-là n'apportent plus aucune leçon, mais juste une couleur du temps. Leur témoignage est impropre à toute transmission car il témoigne d'un événement, or l'événement est ce qui arrête le temps. Pas de grande fresque. L'événement ne permet pas de rendre compte d'un processus.

Claude Lanzmann a renversé la question en postulant à l'inverse que seule la parole émise longtemps après les faits peut témoigner (témoin différé). D'autre part il a utilisé l'image. L'image témoigne d'une continuité et non d'une rupture.
Jacques Rancière prend alors l'exemple d'un témoignage dans Shoah de Lanzmann. Il fait projetter les minutes de récit d'Abraham Bomba, coiffeur en Israël au début des années 80. Bomba raconte les coupes de cheveux avant la chambre à gaz, il raconte avoir vu arriver des gens qu'il connaissait, des gens de sa famille. Il se tait, submergé par les souvenirs.
Jacques Rancière commente: ce qui fait le témoignage, c'est le moment où Abraham Bomba se tait. Lanzmann montre ce qui le rend muet. C'est l'indicible qui atteste du témoignage.

Retour à Filip Müller. Lanzmann qui a également rédigé une introduction au livre nous dit que Müller, après s'être longtemps tu, a décidé de reprendre la parole. Il a accepté de tout revivre. Il a vécu tant de violence que toute distance est abolie: il s'agit toujours de présent pur, au-delà du souvenir.
D'un point de vue de poétique générale, le témoin, c'est le non-écrivain qui a surmonté les limites du désespoir.
On peut établir un parallèle avec Proust qui va accueillir le non-littéraire dans son livre: accueillir les choses muettes pour montrer l'expérience pure. Il s'agit d'une poétique de l'écriture de l'incommensurable.
La mention «ce n'est pas de la littérature » est placardée au début du livre de Filip Müller. Finalement si, il s'agit bien d'une littérature: celle du choc sur un pavé ou du bruit d'une fourchette.
D'ailleurs le dispositif autour d'Abraham Bomba a la même fonction: il est interviewé dans son salon de coiffure. Le film joue sur le bruit des ciseaux, qui organisent la réminiscence.

Il s'agit d'une poétique des éléments hétérogènes (contre celle du cliché). Or les éléments ne peuvent se porter témoignage à eux-mêmes: à partir d'eux, il est impossible de savoir si l'on est dans du document ou de la fiction. Il faut toujours un supplément pour qualifier, pour départager, pour signifier qu'on est dans une œuvre d'art et non dans un documentaire sur les salons de coiffure, ou à l'inverse qu'on a à faire à un témoignage et non à de la littérature.


commentaire personnel

Le paradoxe serait donc le suivant: le meilleur témoin est le témoin ou le témoignage muet, celui qui se présente comme objet à notre regard ou notre étude, celui qui n'interprète pas mais donne à voir ou ressentir.
Cependant, parce qu'il est ainsi objet, parce qu'il ne "dit" rien, rien ne permet d'identifier son statut de témoignage, il peut être tout aussi bien document qu'élément de fiction.
Dès lors, il doit être entouré de paroles de présentation qui permettent au lecteur de le situer.
Ce sont donc les paroles du présentateur qui se portent garantes du témoignage.

Cela ne fait que déplacer le problème: au nom de quoi faire confiance au présentateur?
Etrangement (ou pas si étrangement) nous nous retrouvons dans la position d'Aristote: le bon présentateur sera un homme connu par ailleurs (Claude Lanzmann), ou garant du fait de sa profession ou de son expertise (l'éditeur). Ce présentateur portera un jugement sur l'œuvre qu'il présente pour nous indiquer le regard qu'il convient de porter sur le témoignage que nous allons lire. Si le lecteur se retrouve seul face au livre, selon Benjamin, le "présentateur" investit la place désertée de médiateur.

Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.