Billets qui ont 'Fumaroli, Marc' comme auteur.

24 mars 2009 : l'émergence du concept de biographie

Je suis arrivée en retard, je n'ai pu que constater que Compagnon parlait d'autre chose... Je copierai sur sejan si celui-ci met quelque chose en ligne :-)
Quelques jours plus tard... Et voilà:
En recherche littéraire, deux points de vue sont toujours possibles, celui du présent et celui de l’Histoire.
L’Allégorie répond à la question: «En quoi le texte passé répond-il à nos questions actuelles?» (le passé éclaire le présent); la Philologie à « À quelles questions du passé peut répondre le texte actuel?» (constante circularité herméneutique à travers ces deux approches). Les deux démarches sont inséparables si l'on veut éviter l'impasse ou le contresens, elles doivent être tressées.

Les dernier cours ont porté sur l’écriture de vie telle qu'on l'observe aujourd'hui, soit aporie (impossibilité d'un récit qui en fait toujours trop en en disant pas assez) soit panacée (apologie de la bonne vie ou de Vie Bonne).

Le cours d'aujourd'hui portera sur les récits de vie au cours des siècles.


Donc sans transition, le début de mes notes.

Koselleck fait remonter la crise de la critique et la crise de la modernité à la période 1750-1850. C'est alors que les concepts politiques et sociaux (la liberté, la souveraineté, etc) sont devenus plus normatifs que descriptifs. Les concepts ont souhaité agir sur les phénomènes, ils se sont dès lors tournés vers l'avenir.

Koselleck a lancé l'histoire des concepts (et non plus l'histoire des idées). François Hartog parle à son propos d'une histoire langagière de la langue.[1]
Koselleck et une équipe de chercheurs a entrepris un Manuel des concepts politiques et sociaux fondamentaux en France de 1680 à 1820 en 16 tomes publiés à Munic.[2]

1750-1850 est également une période charnière pour la littérature. C'est le concept d'auteur qui émerge, le soi contre l'autorité donné par un titre aristocratique ou une position sociale. Montaigne se trouve comme toujours au carrefour. On trouve ainsi au début du chapitre "Du repentir": «Si le monde se plaint que je parle trop de moi, je me plains qu'il ne pense pas assez à soi».
Le débat sur le rôle de l'auteur (pertinence, etc) est constant depuis cette époque. Barthes parle d'un romantisme large de Rousseau à Proust.

On pourrait également citer Charles Taylor et Sources of the Self: The Making of the Modern Identity, traduit par Les sources du moi.
Il s'agit d'une approche différente, une généalogie du Moi moderne, avec les moments de sécularisation, fragmentation, dissolution. Montaigne est de nouveau la figure centrale.

En France, Michel Foucault publie L'Usage des plaisirs suivi du Souci de soi. Le titre provisoire de cet ouvrage était L'écriture de soi.
Enfin, Ricœur publie en 1990 Soi-même comme un autre.

L'écriture de la vie se transforme, on passe de la notion de vie à celle de biographie.
Deux études récentes portent sur ce sujet: en 1987 Marc Fumaroli a écrit un article dans la revue Diogène : «Des Vies à la biographie, le crépuscule du Parnasse» [3] et en 2007 Ann Jefferson a publié un livre, Biography and the Question of Literature in France.
Depuis Rousseau et Chateaubriand, écrire la vie serait une notion avec laquelle nous nous sentirions davantage de plain-pied. Nous rejoignons le débat contemporain vu lors des premiers cours: écrire la vie est-il une aporie ou une apologie? Peut-il y avoir subjectivité sans narrativité?
(On se souvient que Stendhal s'oppose constamment à Rousseau et Chateaubriand.)

Le mot "biographie" est apparu tard, à l'époque de la séparation de l'histoire et de la littérature (XVIIe et XVIIIe siècle). Puis la sociologie et la psychologie se sont détachées de la littérature dont le champ a été sans cesse réduit.
Aujourd'hui il ne reste que trois genres en littérature: le roman, le théâtre, la poésie.

L'écriture de vie tombe entre les domaines de l'écriture et de l'histoire.
Les Vies (ce nom rappelle Plutarque) appartenaient de plain pied aux Belles Lettres. Un même mot désignait le genre et le contenu.
Stendhal publie une Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase et une Vie de Rossini, qui sont, comme le veut mécaniquement le genre, entre la biographie et le plagiat. Il utilise le mot "Vie" dans son sens XVIIIe.
Le mot biographie apparaît dans Le Rouge et le Noir. Julien approche de cet «abominable petit Tambeau» en conversation avec l'abbé Pirard:

Ce petit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour.
Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture? C'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. Son mérite était de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le règne du nouveau roi d'Angleterre.
Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre IV.

On voit ici que pour parvenir, il faut connaître son ghotta.
"Biographie" pour Stendhal renvoie à des ouvrages de plus en plus courants, on songe à Biographie moderne ou des hommes vivants en quatre-vingt-dix volumes de Michaud.

La "Vie" relève du genre de l'épidectique (pas le genre délibératif ni le genre judiciaire). Elle apporte éloge, blâme, conseil, c'est le genre des oraisons funèbres, des discours académiques. Son but est l'exemplarité morale.

C'est donc bien différent de la biographie, fille bâtarde de l'histoire et de la littérature.

Un cas particulier est celui de l'histoire de l'art. Ce domaine prend naissance avec les Vies de Vasari [4]. L'histoire de l'art est la seule à être fondée pleinement sur des Vies.

hapax: au Ve siècle en grec. Il s'agit d'une occurrence sans suite. En anglais, on voit apparaître biographist en 1661 et biography en 1683, biographical en 1738 [5] Pour Samuel Johnson en 1731, le biographer est le writer of ''Lifes. Il relate non l'histoires des nations mais l'histoire des actions particulières dans leur ordre chronologique.

En français, biographe apparaît avant biographie, comme en anglais. En 1721, le biographe est l'auteur qui écrit des vies, de saints ou d'autres.. En 1750, le mot est encore rare. La laïcisation d'hagiographe donne biographe, puis biographie en XXe siècle donnera hagiographie, qui prendra une connotation négative de louanges excessives.


Notes

[1] Il s'agit d'«une histoire langagière des concepts, attentive aux échanges incessants entre langue et société et aux écarts entre des usages actuels et des usages passés d'un même concept, étant entendu que tout maniement actuel d'un objet d'étude passé implique une histoire des concepts qui ont permis de le nommer.» par François Hartog, « Reinhart Koselleck, lumineux théoricien de l'Histoire », Le Monde des livres, 28 novembre 1997.

[2] Handbuch politish-sozialer Grundbegriffe in Frankreich, 1680-1820, voir ici.

[3] Diogène n° 139, juillet-septembre 2007.

[4] Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, édition commentée et traduction sous la direction d'André Chastel, Berger-Levrault, 1984.

[5] Je ne garantis pas d'avoir repris exactement les dates.

La leçon inaugurale d'Antoine Compagnon

J'arrive à 16h20 au Collège de France. Un gardien de la sécurité, jeune, chauve, adipeux et charmant, m'apprend qu'il faut revenir à 17h20 et que les personnes qui n'ont pas de carton d'invitation n'assisteront pas à la séance en direct, mais auront droit à une retransmission sur grand écran. Comme il est très aimable, j'en profite pour me renseigner sur les modalités pratiques si l'on souhaite assister plus tard au séminaire. «L'entrée est libre, les portes sont ouvertes une demi-heure à l'avance. — Il y a assez de la place? — Oui. Mais pour Antoine Compagnon, il y a toujours beaucoup de monde.»

Je reviens à 17h20. La première salle est déjà pleine (112 places, j'ai compté), l'administration en ouvre gentiment et intelligemment une seconde. Tout est neuf, tout est moderne et fonctionnel (bois blond, fauteuils bleus), c'est très réussi et je suis déçue: j'aurais aimé des boiseries, quelque chose d'ancien et de désuet.
Je suis surprise par l'assistance, je fait partie des plus jeunes, le reste de l'assistance paraît avoir plus de 60 ans. J'attendais des étudiants, il y en a une poignée, dont des Italiens et des Japonais. Le grand écran nous montre le pupitre d'où Antoine Compagnon s'adressera à nous dans une demi-heure, on aperçoit également le premier rang de l'auditoire, mon voisin, qui a l'air bien informé, parle à sa femme: «Les premiers rangs sont normalement réservés aux autres professeurs... Tiens, on dirait X., là, tu vois, avec le journal...» Il déplie un programme, indique à sa compagne qui est «bien», me choque quand il dit «bon, je vais essayer d'écouter cette leçon...»: mais pourquoi est-il venu? Je me tasse, cherche une position et m'endors: vingt minutes de sommeil, ce n'est pas à négliger.

Je suis réveillée par des essais de micro: la sonorisation est parfaite. Bientôt les professeurs du Collège de France apparaissent sur le côté de l'estrade (j'allais écrire "la scène", mais c'est aussi cela) et vont s'installer hors champ, puis Antoine Compagnon apparaît, longuement applaudi. Costume sombre, cravate bleue, l'image ne montre aucun cheveu gris. Ses lunettes sont démodées, avec des verres immenses (l'antithèse du professeur aux petites lunettes d'acier), et il les porte curieusement, comme une couturière âgée, au bout du nez. Jamais il ne tentera de les remonter. Il lira sa leçon les deux bras appuyés au pupitre, le corps penché en avant, forçant sur les épaules. Il restera une heure dans cette position.
La leçon est une merveille de clarté, construite comme une démonstration, émaillée de citations qui sont autant d'illustrations ou de preuves. Cette clarté ne laisse aucune place au rire ou à l'humour. Il y a très peu de mots inutiles, si l'on n'excepte les remerciements et saluts aux professeurs présents, absents ou disparus, je m'aperçois que j'ai bien du mal à prendre des notes, je n'écris plus assez vite, je manque d'entraînement.
Il y aura donc des trous dans ce que je vais transcrire, mais d'une part la leçon sera disponible en CD d'ici quelques temps, d'autre part mon voisin semblait persuadé qu'elle serait reprise par les journaux, enfin cette synthèse est disponible: ceux que cela intéresse pourront corriger ou compléter ce que je vais écrire.
Attention, il s'agit une prise de notes renarativisées (et les guillemets éventuels entourant les paroles de Compagnon ne doivent pas être tenus pour des "sic"): les tournures employées, et notamment les fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, ce sera un peu décousu, car je n'ai pas noté toutes les transitions. Par moment, je retranscris à peu près, de mémoire, car je n'ai pas pris de notes, mais je me souviens — très approximativement. Je le répète, tout ce que j'écris pourra/devra être confronté à l'enregistrement à venir.

Je ne sais s'il a donné un titre à son intervention. Le mien serait Que peut la littérature? ou Eloge de la littérature ou Pour une défense de la littérature.

Un homme (Jacques Glowinski ?) présente la leçon que nous allons écouter :
La chaire créée pour Antoine Compagnon (car les chaires naissent et meurent avec leur titulaire, elles ne se transmettent pas) s'intitule «Littérature moderne et contemporaine: Histoire, critique, théorie».
L'histoire apporte la connaissance, la critique littéraire s'approche de l'écrivain, la théorie de la littérature permet d'en étudier les formes. Le dernier livre de Compagnon, Les antimodernes étudie la tradition de résistance à la modernité dans la modernité.

Compagnon prend la parole. Il rappelle sa formation d'ingénieur. «En 1970, j'avais 20 ans, j'assistais ébahi, rencogné dans un coin de la salle, à l'analyse d'un sonnet de du Bellay par un professeur qui ressemblait à un oiseau frêle : il s'agissait de Roman Jakobson. Plus tard, j'ai suivi les cours de Foucault, de Roland Barthes, le séminaire de Lévi-Strauss, un ami me rappelait récemment que j'avais également suivi les interventions de Julia Kristeva. Tout cela hâta ma conversion et je décidai d'abandonner la carrière d'ingénieur pour me consacrer à la littérature, et non l'inverse : Guez de Balzac disait «Quitter la littérature pour les sciences, c'est comme quitter une maîtresse de dix-huit ans pour une vieille.»
Vous n'imaginez pas tout ce que je ne sais pas. J'ai toujours choisi le sujet de mes cours pour en profiter pour apprendre ce que je ne savais pas. Lorsque j'ai commencé à rencontrer des professeurs en vue de cette chaire, j'ai été pris de crainte à l'idée qu'ils allaient s'apercevoir de mon ignorance. Et puis je me suis rassuré en me disant qu'un professeur, c'est justement quelqu'un qui ne sait pas et qui cherche.
Emile Deschanel, le père de Paul Deschanel, éphémère président de la République, fut professeur de littérature au Collège de France. En 1901, alors qu'il avait 82 ans, une étudiante russe lui tira dessus par jalousie. Baudelaire disait «Ce petit bêta de Deschanel, professeur pour demoiselles», mais cela ne l'empêcha pas de lire les études de Deschanel sur le saphisme, "Pétard les lesbiennes" étant le premier titre des Fleurs du Mal. (En me relisant, je ne comprends pas ce que cela vient faire ici. Il manque une transition.

Pourquoi et comment parler de la littérature au XXIe siècle ?

Je vais traiter d'abord le plus facile:
I. Comment parler de littérature.
Sainte-Beuve disait que jusqu'au XVIIIe siècle, la littérature servait d'exemple de goût, elle était le modèle à suivre. Ce n'est qu'à partir du XIXe siècle qu'on rapporta les œuvres à leur contexte et aux circonstances ayant présidé à leur écriture. On voit se dégager deux courants, la théorie et l'histoire, les deux façons de faire de la critique, l'ancienne et la moderne.
- la tradition théorique s'attache à la synchronie, elle est du côté de la réthorique et poétique et s'attache au respect et à la mise à jour de règles;
- la tradition historique s'attache à la diachronie, elle est du côté de l'histoire et de la philologie et veut montrer l'aspect unique de chaque œuvre.

L'histoire de la succession des professeurs aux chaires de littérature du Collège de France illustre la guerre que se sont livrée ces deux manières de faire de la critique. Les premiers professeurs furent partisans de la théorie, puis au cours du premier tiers du 19e siècle ce fut le début de la philologie. Il y eut de bons amateurs (Jean-Jacques Ampère en 1833, ami de Chateaubriand puis Lomeny) puis les professionnels, Paul Albert et Emile Deschanel.
De 1904 à 1936, Abel Lefranc fit de l'histoire littéraire au sens positiviste, contre Sainte-Beuve. Puis Paul Valéry fut élu en 1937 : retour à la théorie. Paul Valéry était violemment contre les historiens, «Qu'il s'agisse de Taine ou de Brunetière ou de Sainte-Beuve ou d'autres, ces messieurs ne servent à rien, ne disent rien. Ce sont des prolixes muets. Ils ne se doutent même pas de quoi il est question. Le problème lui-même leur est étranger. Et ils calculent indéfiniment l'âge du capitaine». ''.
Il fut suivi d'un philologue.
L'histoire littéraire croit fermement à la valeur unique de l'œuvre tandis que la philologie considère que c'est la forme qui permet d'accéder à la connaissance de l'œuvre.
Georges Blin en 1966 tenta une réconciliation des deux courants, suivi plus tard de Roland Barthes, qui revint vers la fin de sa vie à l'émotion et la valeur après s'en être méfié. Marc Fumaroli est le dernier à avoir plaidé en faveur de cette réunion de la théorie et de l'histoire, sans méconnaître pour autant l'écart entre texte et contexte, auteur et lecteur,... (il y avait d'autres couples que je n'ai pas notés)

La théorie n'est ni doctrine, ni système, mais attention aux règles.
L'histoire est la préoccupation du contexte dans le souci de l'autre.

La littérature contemporaine se penche sur l'énigme qui oppose littérature et modernité.
La théorie et l'histoire seront les façons d'être de la littérature, la critique sera sa raison d'être. Thibaudet parlait du double escalier de Chambord pour évoquer histoire et critique, la première nous renvoyant aux origines, la seconde ramenant la littérature à nous. Je parlerais ici non plus de double, mais de triple voie : théorie, histoire et critique. (C'est l'intitulé de sa chaire.)

II. Pourquoi parler de littérature: quelles valeurs peut-elle apporter et transmettre?
Italo Calvino disait vers la fin de sa vie, en 1985: «Il y a des choses que seule la littérature peut nous apporter».
La littérature est-elle (encore) indispensable ou est-elle devenue remplaçable?
La position de Calvino rejoignait celle de Proust : la seule vraie vie est dans la littérature. Ce n'est que par l'art que nous pouvons sortir de nous-mêmes.

Mais il faut constater qu'aujourd'hui les lieux de la littérature se sont amenuisés, à l'école, dans la presse, dans les loisirs.
Il y a quelques années, la langue, la littérature et la culture étaient considérées comme un ensemble par la philologie et constituaient la voie royale à la compréhension d'une nation. Or l'association culture/nation est de moins en moins assurée, et les images fixes et mobiles mettent à mal l'importance de la littérature. Aujourd'hui, on constate une indifférence croissante à l'égard de la littérature, voire un rejet: car pour l'entendre, il faut en être, comme disait Mme Verdurin, la littérature est allusion, et l'allusion vaut exclusion.

Que peut la littérature?
Autrement dit, la littérature, pour quoi faire?
Elle est encore utile, et l'affluence ici ce soir est de bonne augure.
Quelle est sa force? Au-delà du plaisir elle premet d'accéder à la connaissance, au-delà de sa puissance d'évasion elle permet de passer à l'action.
La littérature: les avant-gardes de la deuxième moitié du XXe siècle ont conçu le projet d'aller toujours plus loin en littérature en allant vers un toujours moins. Il était entendu que la littérature ne servait à rien sauf à elle-même. Vers la fin de sa vie, Barthes espérait un optimisme sans progressisme.

Quel est le pouvoir de la littérature?
Nous lisons parce que la vie est plus facile en lisant :
- tout d'abord dans un sens littéral, lire un plan, des renseignements, etc.;
- dans un sens plus littéraire, la lecture nous rend meilleur et plus savant.
D'après Bacon (longue citation que je n'ai pas notée), la littérature nous évite d'avoir recours à la ruse.

Trois usages possibles de la littérature:
a/ un exemple
D'après Aristote, c'est grâce à la mimesis (traduit hier par imitation, aujourd'hui par représentation) que l'homme apprend.
La littérature plaît et instruit. Elle a en outre le pouvoir de catharsis, ie un pouvoir moral.
Pour citer La Fontaine, «Une morale nue apporte l'ennui ; le conte fait passer le précepte avec lui.»
Selon l'abbé Prévost, on trouvera peu d'actions dans Manon Lescaut qui ne pourront servir. L'idée de l'abbé était qu'il était difficile de se bien conduire en suivant des principes flous; l'utilité du roman était de fournir des exemples. De la même manière, Robert Musil considérait qu'avec la littérature, le concret se substituait à l'abstrait.
b/ un remède
Le XVIIIe siècle définit la littérature comme un instrument de justice et de tolérance. Pour les Lumières, la lecture permet de faire l'expérience de la liberté.
Bien plus tard, Sartre dira que la littérature permet d'échapper aux forces d'opposition — ce qui veut dire également que la liberté ne lui est pas toujours le milieu le plus favorable... Quant à Woodworth, il écrivait qu'en dépit des choses devenues insensées ou disparues, le poètes liait les choses de la société (hum... notes trop succintes)
L'harmonie de la littérature restaure donc l'homme dans sa compréhension du monde, elle dote l'homme moderne au-delà de la vie journalière.
Mais comme tout remède, ingérée à trop forte dose, elle peut intoxiquer. Elle affranchit de la religion, mais peut devenir une religion de substitution, un nouvel opium du peuple.
c/ la gardienne de la langue
La littérature corrige les défauts du langage. Elle est le remède à l'inadéquation du langage à exprimer ce que nous souhaitons exprimer. cf. Mallarmé et Bergson.
Le langage décrit le monde de façon discrète, il s'agit par la littérature de le rendre continu, de rendre l'élan de la vie. La littérature permet ou assure le dépassement du langage ordinaire. Selon Bergson, les artistes nous font voir ce que nous ne savons pas voir.
La littérature devient une antidote à la philosophie qu'elle prolonge d'autre part.
Ainsi, selon Yves Bonnefoy et son anti-Platon, la littérature est la quête de la présence authentique.
Selon Foucault, elle permet d'échapper à la philosophie, car si tous les disours sont de la littérature, seule la littérature assume d'être littéraire.
La littérature seule sauvait la littérature car elle permettait, elle acceptait, la tricherie.

Détour vers les lieux de pouvoir
La littérature n'a pas besoin du pouvoir car elle se suffit à elle-même. En art, il n'y a pas de problème dont l'art ne soit la suffisante solution, disait André Gide. Maurice Blanchot ne disait rien de très différent après la guerre.
Pour Roland Barthes, la littérature ne permet pas de marcher, mais de respirer. Cette réflexion permet de mener une lecture de plaisir.
A l'inverse, Adorno veut se méfier de la littérature plutôt que s'y confier et doute qu'après les expériences d'Auschwitz on puisse encore écrire des poèmes.
Celan et Beckett seront là pour lui apporter un démenti.

La littérature possède donc trois pouvoirs (cf ci-dessus) plus un a-pouvoir souverain. Le moment est donc de la rétablir dans sa majesté. Mais peut-on réellement réparer ce qui servait à réparer?
On a pu vouloir réduire la littérature parce qu'elle paraissait toute-puissante. Aujourd'hui, il est temps de faire l'éloge de la littérature. Pour Calvino, elle était ce qui permettait de faire naître la dureté par la tristesse, la pitié par l'ironie et l'humour (etc, je n'ai pas réussi à noter)

Pourquoi lire? Le cinéma ne présente-t-il pas une capacité comparable de faire vivre des expériences et des émotions?
Mais alors, n'avons-nous plus besoin de la littérature?
Il serait risible que les littéraires renoncent à la littérature au moment où d'autres matières s'en rapprochent:
- l'histoire utilise la littérature pour étudier les évolutions culturelles;
- la philosophie morale considère la littérature comme le lieu de l'apprentissage moral depuis deux siècles. Elle fournit une éthique aussi bien pratique que spéculative. Wiggenstein, qui se méfiait des grands principes universels, reconnaissait à la littérature un savoir des singularités, ce qui nous ramène à Montaigne et Bacon.
Selon Samuel Johnson, la littérature rendait les lecteurs capables de mieux jouir de la vie ou tout au moins de mieux la supporter. Elle apprenait l'empathie.
Selon Allan Bloom dans l'un de ses derniers livres, seule la littérature renforce un soi autonome capable d'aller vers l'autre; et pour Kundera, elle déchire le rideau.
La littérature déconcerte, dérange, dépayse. Elle est la seule à faire appel aux émotions et à l'empathie. Elle résiste à la bêtise de façon subtile et entêtée. Elle exprime l'exception.
C'est une pensée heuristique, elle ne cesse de se chercher. La littérature nous apprend à mieux chercher et ne conclut jamais, elle introduit le doute dans nos certitudes. Elle proclame l'injonction de Pindare "deviens qui tu es!" reprise par Nietzsche.

Conclusion

Seule la littérature nous permettrait de lier la vie. Mais le cinéma? objecteront certains.
"Il y a des choses que seules la littérature nous donne", disait Italo Calvino. Est-ce vraissemblable? Ne s'agit-il que d'une utopie conservatrice? Mais dans ce cas, dois-je en conclure que nous n'avons plus besoin de la littérature?
Il ne faut pas se battre pour une exclusivité de la lecture. Les formes comme l'histoire ou le cinéma parlent aussi de la vie humaine. Le roman en parle avec plus d'attention. C'est une langue, d'autre part elle nous laisse maître du temps qu'on y consacre (un film a toujours la même durée).

La littérature n'est pas seule, mais elle est plus attentive que l'image et plus efficace que l'histoire.
Elle ne détient le monopole sur rien, mais elle est le lieu par excellence de l'apprentissage de soi et de l'autre. Mon enseignement misera sur la littérature et la jouera à la hausse.
C'est la fragilité de Roman Jakobson devant un sonnet de du Bellay qui rend la littérature désirable.


Complément de dernière minute

Lui avait peut-être emporté un magnétophone...

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