Billets qui ont 'Thibaudet, Albert' comme auteur.

31 mars 2009 : histoire des histoires de vie(s)

Encore en retard. Pas grave, je copierai sur sejan le moment venu :-)

Claude Lanzmann rappelait à Compagnon la semaine dernière que John Dillinger, le célèbre gangster, avait été abattu en 1934 devant le cinéma The Biograph theater, qui était connu alors pour avoir l'air conditionné.

Effectivement, il est toujours de remonté plus loin: le mot biographe apparaît à la Renaissance, mais c'est une exception.
Un ouvrage anonyme paru en 1583 s'intitule La biographie et prosopographie des rois de France jusqu'à Henri III, ou leurs vies brièvement décrites et narrées en vers, avec les portraits et figures d'iceux.
Ce livre a donné lieu à une querelle d'attribution. Les premiers grands bibliographes français, le père Jacques Le Long et Jacques Charles Brunet, au XVIIIe siècle, l'attribuent à Antoine du Verdier, lui-même bibliographe, mais qui ne cite pas ce livre parmi les siens. On voit ici se dessiner la connivence entre biographie et bibliographie qui sont deux sciences auxiliaires de l'histoire à l'âge classique (et nous avons vu que le texte fondateur de l'histoire de l'art est les Vies de Vasari).

Le terme bibliographe apparaît en 1752 dans le dictionnaire de Trévoux: «personne versée dans la connaissance des livres», soit un équivalent d'un documentaliste, d'un spécialiste des catalogues ou une sorte d'antiquaire.
Au XIXe siècle, le plus célèbre sera Querard, qui publie entre 1826 et 1842 un Dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France en quatorze volumes. Il y ajoute une série d'ouvrages qui traitent des cas particuliers: Les supercheries littéraires dévoilées en cinq volumes, un Dictionnaire des ouvrages-polyonymes et anonymes et un sur les auteurs écrivant sous pseudonyme.

Prosopographies
La biographie et prosopographie des rois de France jusqu' a Henri III est aujourd'hui attribuée au libraire qui l'a publié.
La prosopographie est une description des qualités physiques du personnage et de la personne. Ce livre a été attribué à du Verdier car — on ne prête qu'aux riches — du Verdier a publié en 1573 à Lyon une Prosopographie ou description des personnes insignes, enrichie de plusieurs effigies, & réduite en quatre livres.

La prosopographie est une pratique plus ancienne que l'écriture de Vies.
Aujourd'hui, le mot recouvre des biographies collectives. Cette dérive est due aux philologues de la science allemande. C'est l'étude des biographies d'un groupe ou d'une catégorie sociale.
Le modèle de ces prosopographies modernes est la Prosopographia Imperii Romani publiée à la fin du XIXe siècle par des savants allemands.
C'est un mot à la mode, on publie de plus en plus de dictionnaires, d'annuaires, de ce genre, par exemple au sujet de la IIIe République. Christophe Charle a publié un dictionnaire des professeurs du Collège de France, des recteurs d'universités, etc. On a vu paraître une République des avocats, sur le modèle de La République des professeurs de Thibaudet. Cela s'est considérablement développé depuis vingt ans.

Cela nous renvoie à Sainte-Beuve qui appelle sa critique des "portraits". Sainte-Beuve aime aussi les portraits de groupe : Chateaubriand et son groupe littéraire, Port Royal, sont des portraits de groupe.
En un mot, on se conduira avec Port-Royal comme avec un personnage unique dont on écrirait la biographie : tant qu'il n'est pas formé encore, et que chaque jour lui apporte quelque chose d'essentiel, on ne le quitte guère, on le suit pas à pas dans la succession décisive des événements; dès qu'il est homme, on agit plus librement avec lui, et dans ce jeu où il est avec les choses, on se permet parfois de les aller considérer en elles-mêmes, pour le retrouver ensuite et le revenir mesurer.
Sainte-Beuve, Port Royal, chapitre I
On voit donc que les années de formation et les années de maturité ne sont pas traitées de la même manière, et qu'il y a une attention au groupe et au contexte.

Quelles sont les différences entre les Vies anciennes et classiques et les biographies modernes?
1e différence Les Vies sont un genre noble et élevé, une gesta , tandis que la biographie est sécularisée. Quand on lui donne le nom de "vie", c'est pour la styliser. C'est le cas d'André Maurois, par exemple, qui publie en 1923 Ariel ou la vie de Shelley ou en 1927 La vie de Disraëli. Ce n'est pas "vie", mais "la vie", qui renvoie à une existence réelle.

2e différence La vie est une unité de mesure, comme pour Œdipe. L'intérêt porte sur la fin de la vie. Comme le dit Montaigne, on ne peut rien dire d'une vie avant de savoir comment elle s'est terminée; tandis que la biographie porte plutot sur la formation.
Bien sûr, nous sommes toujours à la fois modernes et anciens. Dans une biographie, nous allons assez vite au dernier chapitre, nous avons l'instinct de saisir la vie par la mort.

Xénophon a écrit une histoire qui s'appuie sur des récits de vie, des portraits: la Cyropédie, vie de Cyrus, etc.

Mais ce sont surtout quatre auteur qui ont fondé ce genre, avant tout romain:
  • Cornelius Nepos et son Histoire des grands hommes, De viris illustribus
  • Suétone et Les vies des douze Césars
    Il s'agit de l'histoire de l'Empire à travers les douze césars. Il s'agit davantage de portraits que de récits, composés selon un plan rhétorique et non chronologique. La naissance et la carrière, origine familiale, présages annonciateurs de son avènement, magistratures exercées, campagnes militaires, œuvre législative et judiciaire, mort et présages annonciateurs de sa mort, etc)
  • Plutarque et Les vies parallèles .
    Il s'agit de cinquante biographies présentées par paires, un Grec/un Romain.
  • Diogène Laërce et Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres
    Là aussi chaque personnage est présenté selon le même plan: vie, anecdotes, doctrine, liste des œuvres plus une morale en forme d'épigramme.
Ces quatre auteurs serviront de référence à Montaigne.
Il s'agit de vies exemplaires. L'exemplarité est recherchée davantage que l'exactitude. La vie des Césars, par exemple, est destinée davantage à la réflexion sur les vies qu'à la description des vertus.

Puis survient l'inflexion médiévale vers la piété. Il va s'agir avant tout de raconter la vie des saints. L'œuvre la plus connue est La légende dorée , qui suit le calendrier liturgique. Elle raconte pour chaque saint leur vie, leurs miracles et leur martyre. Ce livre était destiné à être utilisé dans les sermons. L'idée était les exemples sont plus efficaces que les règles, plus efficaces que la morale. le but était d'inciter à l'imitation, d'où peut-être la méfiance des modernes.

A la renaissance, on lit à nouveau Plutarque et Suétone. Parce que les récits sont fragmentaires, il est possible de les lire pour autre chose que leur exemplarité.
Montaigne les lira pour autre chose. Il cherchera les faits réels, les contradictions, les idiosynchrasies. Par exemple, il relève qu'Alexandre est cruel et clément, que Plutarque est doux et colérique. Il note que l'odeur de la sueur d'Alexandre est suave: voilà ce que Montaigne retient de Plutarque.
C'était une afféterie consente de sa beauté, qui faisait un peu pencher la tête d'Alexandre sur un côté, et qui rendait le parler d'Alcibiades mol et gras : Jules César se grattait la tête d'un doigt, qui est la contenance d'un homme rempli de pensées pénibles : et Cicéron, ce me semble, avoit accoutumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous.
Montaigne, Essais, De la prétention, Livre II, chapitre XVII
Tous ces détails sont dans Plutarque. (La coquetterie d'Alexandre deviendra la sprezzaturra des courtisans.)
Alexandre apparaît dès le premier chapitre des Essais. Le chapitre 36 des Essais intitulé "Des plus excellents hommes" prouve une grande attention aux Vies de Plutarque.
Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisants et aisés: et quant et quant l'homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu: la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événements : plus à ce qui part du dedans, qu'à ce qui arrive au dehors: ceux là me sont plus propres. Voilà pourquoi en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marri que nous n'ayons une douzaine de Laërce, ou qu'il ne soit plus étendu, ou plus entendu: car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies.
Ibid, livre II, chapitre X
Ce qui intéresse Montaigne, ce sont les délibérations. De même dans le chapitre De l'éducation des enfants:
En cette pratique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la mémoire des livres. Il pratiquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C'est une vaine étude qui veut : mais qui veut aussi c'est un étude de fruit estimable : et la seule étude, comme dit Platon, que les Lacédemoniens eussent réservé à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part là, à la lecture des vies de notre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion.
Conclusion
Au XVIIe siècle, la vie des écrivains devient la nouvelles hagiographie. Il se développe le genre des Anas. Elles privilégies l'anecdote et la concaténation, comme l'Huetiana.

Ce sont des recueils d'éloges académiques, de propos de table, etc. Le modèle, c'est Montaigne. La biographie intervient au moment de la laïcisation du monde. Elle concerne la vie d'une seule personne. C'est un mot d'érudit, Sainte Beuve lui préfère celui de causerie. C'est ainsi qu'il écrit à la mort de Juliette Récamier: «Je me garderai bien ici d'essayer de donner d'elle une biographie, les femmes ne devraient jamais avoir de biographie, vilain mot à l'usage des hommes, et qui sent son étude et sa recherche. Même lorsqu'elles n'ont rien à cacher, les femmes ne sauraient que perdre en charme au texte d'un récit continu. Est-ce qu'une vie de femme se raconte?»1.


Ainsi, la vie est pour les femmes, la biographie pour les hommes.
Mais bien sûr, ce n'est plus vrai aujourd'hui, ou tout le monde a droit à sa biographie.


Cela se termine ainsi, à ma grande incrédulité. Moi qui me souvient encore de l'évocation mythique de Michelet lors du dernier cours de la première année.


Notes
1 : Causeries du lundi, 4e édition Garnier, tome I, p.124

cours n° 9 : Tristan - premier bilan

Quelques-uns d'entre vous m'ont demandé d'écouter le passage de Tristan évoqué par Proust.
Vous vous souvenez du contexte immédiat de cet air du pâtre de Tristan et Isolde quand il apparaît dans La Prisonnière. Pour le narrateur, il s'agit du coup de génie qui consiste à incorporer dans une œuvre un morceau venu d'ailleurs; l'après-coup est la griffe du génie: «[...] Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, [...]»1
Le narrateur reconnaît une mesure de Tristan en jouant la sonate et se met à réfléchir aux œuvres du XIXe siècles, «merveilleuses et manquées». L'air du pâtre apparaît comme une preuve de cette unité rétrospective des grandes œuvres de Balzac, Hugo ou Michelet.
Elle [l'unité] surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste.2
Remarquons cependant que rien n'indique que le morceau dont il est question ici soit l'air du pâtre dont on parlera plus tard.

Il s'agit du début du dernier acte. Tristan est en train d'agoniser et Kurnewal est prêt de lui. Ils attendent Isolde qui seule pourra le sauver.
En résumé, Kurvenal a transporté Tristan blessé en ce château ancestral en Bretagne. C'est là qu'il gît, veillé par Kurvenal, dans un profond évanouissement. Un pâtre souffle une mélodie plaintive sur son chalumeau. Il demande à voix basse à Kurvenal d'où viennent les souffrances de son maître. Mais Kurvenal évite de répondre et ordonne au pâtre de regarder attentivement si un navire arrive. (Je reprends ces lignes sur le site en lien plus haut. Il me semble que c'est exactement ce qu'a prononcé Antoine Compagnon).
Vous savez ce qu'est un chalumeau, c'est une tige de roseau percée de trous, le calamus antique, la flûte rustique symbole de toute la poésie pastorale. C'est aussi la "paille" qu'on utilise pour boire: à l'époque de Proust cela s'appelait un chalumeau.
Proust aimait beaucoup ce mot de chalumeau. Ce mot est utilisé au moins à une autre reprise, lorsque la grand-mère du narrateur est malade et que le docteur Cottard recommende qu'on prenne sa température.
On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute sa hauteur le tube était vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère. Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps ; la petite sorcière n’avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu’ait pu faire sur soi-même l'âme de ma grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir : 38°3.3
Page magnifique, quelque chose comme la lessiveuse de Ponge dans sa description très technique, animalisée, poétisée. Etait-ce une découverte récente pour que Proust s'y intéresse ainsi? Le thermomètre fut inventé en 1867 par Thomas Clifford Allbutt; auparavant, c'était très long de prendre la température de quelqu'un, ce que Proust remarque à sa manière: «nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps». L'autre particularité notée par Proust, c'est que le mercure ne redescend pas. Il s'agit d'une véritable description technique d'un objet qui aura bientôt disparu, puisque, comme vous le savez, le thermomètre à mercure est désormais interdit. Bientôt il faudra l'expliquer aux étudiants, comme je dois déjà leur expliquer ce qu'est une lessiveuse lorsque nous étudions ce texte. C'est aussi cela, "la mémoire de la littérature".

(Nous écoutons l'air du pâtre.)
L'interprétation que nous venons d'entendre est celle de Karl Böhm enregistrée en 1966 au festival de Bayreuth. L'air est ainsi évoqué: « La vieille chanson; pourquoi m'éveille-t-elle? »
Elle est jouée au cor anglais, qui n'est ni un cor, ni anglais. On ne sait pas d'ailleurs pourquoi cela s'appelle ainsi, est-ce anglais pour anglé, parce qu'il faisait un angle, ou anglais pour angélique?

Proust sait que Wagner s'est inspiré de la chanson des gondoliers de Venise, mais comme toujours chez Proust, les références sont fausses. Wagner raconte précisément dans Ma Vie:
Pendant une nuit d'insomnie, je m'accoudais au balcon du palais Giustiniani; et comme je contemplais la vieille ville romanesque des lagunes qui gisait devant moi, enveloppée d'ombre, soudain du silence profond un chant s'éleva. C'était l'appel puissant et rude d'un gondolier veillant sur sa barque, auquel les échos du canal répondirent jusque dans le plus grand éloignement; et j'y reconnus la primitive mélopée sur laquelle, au temps du Tasse, ses vers bien connus ont été adaptés, mais qui est certainement aussi ancienne que les canaux de Venise et leur peuple [...] et peut-être m'a-t-elle suggérée l'air plaintif et traînant du chalumeau.
(citation à peu près. à vérifier).
Il n'y a là aucun tiroir. Proust confond peut-être avec un autre morceau de Wagner, l'enchantement du Vendredi Saint de Parsifal. Celui-là a bien été trouvé dans un tiroir. Proust cite souvent cette anecdote, et déjà dans Contre Sainte-Beuve pour défendre Balzac contre ses détracteurs.
L'enchantement du Vendredi saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser à faire Parsifal et qu'il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus vivre séparées, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions?4
Nous rencontrons encore cette opposition de l'organique et du mécanique qui finissent par se fondre: toutes les parties deviennent solidaires.
Proust croyait fermement à cette idée d'un morceau tiré d'un tiroir. Pourtant, aucun critique, aucun musicologue, ne fait référence à une telle anecdote, sauf Albert Lavignac, dont on sait que Proust écrivait à la fille (ou sa nièce ou sa cousine, je ne sais plus).

Si c’et air est si présent chez Proust, c’est que c’est un air très riche. Déjà proche de la mort, Tristan est ramené à la vie par l’idée de l’arrivée d’Isolde. Tristan l’attend. L’air du pâtre résonne pour la deuxième fois. Kurneval secoue la tête, aucun bateau n’est en vue. Tristan revoit sa vie et se prépare à mourir.

(deuxième air du pâtre)
Nous avons entendu Wolfgang Windgassen dans le rôle de Tristan et Eberhard Waechter dans le rôle de Kurneval.
[...] Dois-je ainsi te comprendre, / vieille chanson grave / avec ton accent de lamentation? / Par la brise du soir / elle pénétra timidement / lorsque jadis fut annoncée / à l'enfant la mort de son père: / à l'aube du jour craintive, / encore plus craintive, / lorsque le fils / apprit le sort de sa mère. / Lorsqu'il m'engendra et mourut, / lorsqu'elle m'enfanta en mourant.
L’air rappelle deux morts, celle du père et de la mère de Tristan. Il annonce le destin de Tristan : brûler de désir et mourir.
Il s’agit du seul cas où le leitmotiv est ainsi commenté par le personnage lui-même. Le remède est aussi le mal, on reconnaît une thématique constamment présente chez Proust : l’amour est à la fois le mal et le remède, ce qui blesse et ce qui guérit.

Au bord de l’évanouissement il paraît voir Isolde. Le rêve se transforme en réalité, le navire approche, il est signalé par un air joyeux du pâtre.
C’est cette troisième occurrence qui est l’objet de l’allusion de Proust :
Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air d’un pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.5
Proust se trompe encore une fois, ici il s’agit de note joyeuse, tandis que la chanson des gondoliers renvoyait des notes plaintives. Proust effectue un déplacement de la note plaintive à l’air joyeux.
Proust fait assez souvent allusion à cet air joyeux. Ainsi quand le narrateur attend Albertine dans Sodome et Gomorrhe: Albertine est allée voir Phèdre tandis que le narrateur se rend chez la princesse de Guermantes. Il passe une soirée sereine dans l’idée qu’il va revoir Albertine. À son retour, elle n’est pas là, et il surveille le téléphone.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel; arrivé au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone.6
On reconnaît dans « l’écharpe agitée » le signal entre Tristan et Isolde à l’acte II, et l’air joyeux du chalumeau du pâtre, heureux augure. De la même façon, dans un texte intitulé Impressions de route en automobile (1907), la trompe de la voiture est comparée au chalumeau du pâtre et à l’écharpe agitée.
c'est [...] au chalumeau d'un pauvre pâtre, à l'intensité croissante, à l'insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l'expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l'âme humaine.7
«l'insatiable monotonie de sa maigre chanson» est opposé au plus sublime. Sont à la fois «mécanique[s] et sublime[s]» le téléphone, la trompe et l'air du pâtre. Ces sommets de l'émotion coïncident avec un air presque vulgaire.

Proust a entendu Tristan le 7 juin 1902. On jouait peu les intégrales de Wagner. La création de Tristan à Paris avait eu lieu en 1900. En 1902 Proust assista à une représentation en compagnie de ses amis Bibesco et Fénelon.

Ainsi le mécanique et le sublime se rejoignent, le haut et le bas coïncident souvent. Le sublime doit être profané. L'air le plus sublime s'associe au grotesque. On en trouve encore une preuve dans une lettre que Proust envoie à Sidney Schiff le 16 juillet 1921 pour s'excuser de ne pas lui avoir envoyé son livre plus tôt.
Proust a été malade de mai à juillet, c'est dans cet intervalle qu'il a visité le musée du Jeu de paume et qu'il a vu le "petit pan de mur jaune" qui provoquera la mort de Bergotte. Il l'écite donc que «Je l'aurais fait plus tôt [écrire] si je n'avais pas été tout à fait mourant. A force de dire Schiff, Schiff, je me voyais comme Tristan attendant la nef...»
On voit ici l'humour de Proust: «Schiff, Schiff», cela sonne comme «Das Schiff! Das Schiff!» mais aussi comme le bruit de la toupie.
Il y a donc un constant va-et-vient entre le plus sacré et le plus quotidien, une constante oscillation entre le plus grave et le plus profane. Les idôles doivent toujours être abaissées. On songe à Mme de Guermantes qui sert à moquer les opéras de Wagner:
Elle donne tout Molière pour un vers de l'Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse.8

— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d’oeuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.9
Voilà bien un exemple d'élévation et d'abaissement.

***


La semaine prochaine je ne donnerai pas cours. Il est donc temps de dresser une sorte de bilan de ses premières semaines de cours.
Je constate que j'ai tendance à me laisser guider de semaine en semaine sur le terrain que j'ai délimité, avec l'idée que les pièces du puzzle vont d'elles-mêmes se mettre en place. J'ai finalement repoussé le moment de traiter un certain nombre de chapitres obligés. Je n'ai pas parlé par exemple du statut de la citation, de l'allusion, du pastiche, peut-être parce que je l'ai déjà fait ailleurs et que je n'avais pas envie de me répéter. Je n'ai pas traité «Proust et Racine», «Proust et Balzac»...
Mais ici il n'y a pas d'examen, j'ai davantage de liberté que de l'autre côté de la rue Saint-Jacques; je ne fais pas cours dans l'idée qu'il faut avoir traité "l'état de la question". (Vous savez que c'est ainsi que Péguy se moquait de la Sorbonne.)
Je ne me sens pas véritablement coupable car ces sujets ont été traités par les intervenants en séminaire, en particulier Natahlie Mauriac Dyer a parfaitement analysé une seule allusion tandis qu'Annick Bouillaguet a fait l'analyse du pastiche des Goncourt et a montré l'importance du pastiche chez Proust.

Après coup on retombe sur ce qui était à l'origine du projet de ce cours. J'y pensais en lisant une citation d'Albert Thibaudet dans L'histoire de la littérature française:
Ces fouilles dans la mémoire de l'auteur s'accordent à des fouilles dans la mémoire épaisse de la littérature \[...]10
Il y a collusion, accord, entre la mémoire individuelle et la mémoire de la littérature, les deux ne sont pas séparables.
De sorte que dès qu'avec Proust une sorte de sentiment de familiarité s'est établi, on a reconnu qu'on l'attendait, que le roman français faisait là une de ces remontes naturelles et nécessaires.11
Qu'est-ce qu'une remonte?
1/ un ban de poisson qui remonte un cours d'eau. Cela consiste à nager à contre-courant.
2/ cela consiste à se pourvoir en chevaux: faire provision de.
Le Trésor de la langue française cite Thibaudet parlant de Chateaubriand: «Pour employer l'expression qu'il applique à un autre, il \[Chateaubriand] faisait au Saint-Sépulcre ses remontes de littérature et ses provisions d'amour (THIBAUDET, Hist. litt. fr., 1936, p. 36).»
Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant. Albert Thibaudet appelle également Bergson «le grand remontant», ce qui peut vouloir dire nage à contre-courant mais aussi reconstituant, fortifiant.
Péguy, lui, parle «des races remontantes», qui sont ces plantes qui fleurissent plusieurs fois dans l'année.

Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant pour produire des fleurs. (J'espère que sejan aura noté la formule exacte).

La version de sejan.



1 : La Prisonnière, Clarac t3 p.160
2 : Ibid, p.161
3 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.299
4 : Contre Sainte-Beuve, Folio p.213 (achevé d'imprimer octobre 2002)
5 : La Prisonnière, Clarac t3 p.161
6 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.731
7 : fin du texte
8 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.471
9 : Ibid, p.491
10 : éditions Stock, 1936, p.535
11 : Idem

Cours n° 2 : Mémoire et espace

Nous avons donc vu la semaine dernière que ce cours porterait sur la mémoire de la littérature, ce qui signifie :
- que la littérature se souvient
- qu'on se souvient de la littérature
- que la littérature se souvient de la littérature.

La Recherche sera considérée ici sous l'angle de la mémoire de littérature plutôt que celui de la littérature de la mémoire; et là encore le sens est double, la littérature étant autant l'objet qui parle de la mémoire que le sujet fondé, structuré, par la mémoire.

Rien n'est dit ici sur la mémoire involontaire, et il n'en sera rien dit pendant quelque temps. Je voudrais développer quelques points à propos de la mémoire.

Mémoire et espace

Le plus souvent la mémoire est associée au temps. Mais il y a également un rapport entre temps et espace. Il faut imaginer Proust écrivain dans son lit entouré par la montagne de ses papiers, montagne, caverne, niche, arche, palais... Au milieu de ses papiers, Proust donne le sentiment de tout posséder, de se déplacer très aisément de renvoi en renvoi, de cahier en cahier; les cahiers ont des noms, cahier babouche, cahier fridolin, cahier du grand bonhomme. Ces cahiers sont très souvent numérotés et ils ont une identité, il s'agit de moyens mémotechniques pour se souvenir. Proust pioche dans «l'abondance des mots et des choses» (Erasme, De duplici copia verborum ac rerum) au cours de l'écriture de son roman en utilisant son immense mémoire artificielle.

Car il existe un "art de la mémoire" — qui a été étudié par Fances A.Yates dans les années 60 et traduit en France dans les années 70 —, une longue et grande tradition de la mnémonique architecturale, qui est la dernière partie de la rhétorique. En effet, pour prononcer un discours il faut de la mémoire. La rhétorique à Herennius, longtemps attribuée à Cicéron, distingue mémoire naturelle et mémoire artificielle. L'art de la mémoire artificielle consiste à placer des images dans des lieux vastes, des palais, des voûtes,... L'orateur place des objets dans des lieux, puis au moment du discours il parcourt les pièces et ramasse les objets.
Il y a deux mémoires, la mémoire des choses et la mémoire des mots, il s'agit de décomposer ce qu'on veut dire en rébus, de séparer le signifié du signifiant. Le discours s'apparente à un parcours des lieux; la rhétorique se rapporte aux topoï, mais aussi au lieu et à l'architecture.
On assiste à une spatialisation du discours. La mémoire du temps est représentée dans l'espace.

Je ferai un parallèle entre le narrateur dans son lit à Combray entouré d'images au début de La Recherche et l'auteur dans son lit entouré de ses papiers.
On pourrait avoir l'impression de deux traditions étrangères l'une à l'autre : la tradition classique de la mémoire artificielle, qui place des images dans des lieux, et la tradition romantique de la réminiscence où le lieu joue le rôle du signe "accidentel", ainsi que l'a montré Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle. Grâce au signe accidentel, un bonheur peut ressusciter. Le signe accidentel (par opposition au signe artificiel) peut réveiller un bonheur intérieur oublié.

La définition du signe accidentel dans le Dictionnaire de la musique de Rousseau est «objet que quelque circonstance a lié à des idées et propres à réveiller ses idées». Il s'agit de signes mémoratifs, ou de mémoratifs tout court. Rousseau en donne deux exemples: en musique, cela peut arriver avec un air, même un air sans grande valeur, car la capacité mémorative est indépendante de la valeur esthétique. L'autre exemple est l'herbier et le classement des plantes. Il s'agit déjà d'un lieu, d'une organisation, on n'est plus si loin du signe artificiel.
L'herbier est un lien entre le signe accidentel et la mémoire artificielle, de même le rapprochement que je propose entre l'auteur entouré de ses papiers et le narrateur entouré des images au début de La Recherche. Il y a hésitation entre un récit chronologique (un récit composé) et un récit selon le souvenir (un récit déposé, selon le mot de Thibaudet). Entre les deux se trouvent de nombreuses références spatiales. «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.»[1]: on voit les références au temps (les heures, les années) et à l'espace, concentrique.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait.

Dans cet éveil en pleine nuit, il s'agit d'induire la chambre où le narrateur se trouve. Il s'agit d'une scène de reconnaissance.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[2]

On assiste à la transformation d'une mémoire spatiale (mon corps... cherchait... à repérer la position de ses membres) en mémoire artificielle (ma pensée... eût identifié).
Il y a donc trois temps: premier temps, mémoire du corps, naturelle; deuxième temps, tentative de reconnaissance qui entraîne une erreur, une fausse reconnaissance («lui présentait successivement plusieurs des chambres»); troisième temps, éveil d'une mémoire artificielle et discursive.

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.[3]

On passe de la cause occasionnelle (le réveil) à la mémoire volontaire, active: les souvenirs sont récupérés dans les chambres où ils ont été déposés.
Quelques pages plus loin, la madeleine vient bouleverser la prééminence de la mémoire artificielle. Malgré tout, c'est elle (la mémoire artificielle) qui domine le roman, entrecoupée de souvenirs occasionnels.

Ramon Fernandez, le premier critique proustien et qui travaillait à la NRF, avait bien raison de parler de spatialisation du temps et de la mémoire. C'est ce qu'on a appelé le bergsonnisme de Proust. Proust attribue au temps les caractères de l'espace notamment quand il présente le passé dans le présent.
A plusieurs reprises, Proust évoque indifféremment une psychologie dans le temps ou une psychologie dans l'espace, par opposition à une psychologie plane.
Dans Albertine disparue, le narrateur enquête. Il relit sa vie avec Albertine:

Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace.
Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; [...][4]

Voilà une chose dont nous ne parlons pas ici : l'oubli...
Le défaut de la psychologie de convention qui est statique est de ne pas tenir compte du temps. Proust s'en ouvre à Jacques Rivière dans une lettre : «...une des choses que je cherche en écrivant [...], c'est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane.»[5]

On trouve une autre scène de reconnaissance lorsque le narrateur se trompe et confond "Mlle de Forcheville" avec "Mlle d'Eporcheville" sans reconnaître tout d'abord Gilberte. A propos de ce lapsus, le narrateur fait le commentaire suivant : «Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immoblie. Mais en réalité ce n'est pas du tout comme cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.» [6] Proust rapproche la mémoire de la photographie mais déclare que la photographie est insuffisante.

De même, dans les dernières pages de son roman, le narrateur décrit son projet en terme spatial :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le resaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.[7]

La psychologie dans l'espace qui fera la beauté de l'œuvre est liée à cette introduction du passé dans le présent.
Il y a donc de bonnes raisons de voir un palais de mémoire, un théâtre, une bibliothèque dans La Recherche du temps perdu.

La rhétorique à Herennius associe des lieux à des images. Que doivent être ces images pour rester dans la mémoire? Elles doivent être frappantes, actives, d'une beauté ou d'une laideur exceptionnelles (egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem) [sourire dans la voix de Compagnon] ou ridicule (ridiculas res): il s'agit donc toujours d'être dans l'excès.
Or il n'y a pas de meilleur exemple d'excès que les vices et les vertus peints par Giotto à Padoue. Michael Baxandall, dans son livre Giotto and the OratorsGiotto et les orateurs — traduit par Les humanistes à la découverte de la composition en peinture[quelques rires dans la salle] met à jour l'influence de la tradition rhétorique sur les peintres de la Renaissance.
Or Giotto joue un rôle dans La recherche, notamment lorsque Swann remarque la fille de cuisine à Combray, qui lui rappelle la figure de la Charité de Giotto (on a là la marque de l'influence de Ruskin, qui a analysé l'œuvre de Giotto).
Or si nous regardons les vices et les vertus de Giotto, nous nous apercevons que leurs traits sont caricaturaux. L'un des conseils de La rhétorique à Herennius est d'utiliser des vêtements amples comme images de mémoire, la Charité est revêtue d'une houppelande. D'autre part la figure de la fille de cuisine est frappante:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.[8]

On voit le caractère excessif ou ridicule de cette description.
Ruskin a également travaillé sur la cathédrale d'Amiens. On sait que Proust a eu un moment le projet de suivre un plan mettant en parallèle les vices et les vertus de Padoue et de Combray. Il a songé à l'architecture pour éviter la chronologie. Erwin Panofsky a montré dans Architecture gothique et pensée scolastique l'homologie de structure entre philosophie scolastique et architecture gothique. (Son livre étudie les rapports entre la basilique Saint-Denis et la pensée de l'abbé Suger : il y décèle des homologies irréductibles). Il n'est donc pas illégitime de lier Proust à cette tradition de la mémoire rhétorique.

Il explique, par un mouvement comme souvent en deux temps, d'abord/plus tard, comment le narrateur a progressivement pris conscience de l'action des peintures de Giotto:

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.[9]

Il y a là des imagines agentes, des images qui pour êtres actives doivent être frappantes.
Il y a donc dans La Recherche du Temps perdu une mémoire de cette mémoire artificielle, qui s'inspire autant de la cathédrale d'Amiens que des vices et des vertus de Giotto.
Entre les signes remémoratifs de Rousseau et les images actives de la Rhétorique à Herennius, il n'y a peut-être pas une différence si grande : après tout, l'image de la madeleine a un caractère saisissant et frappant, tel un objet de la tradition rhétorique.

Les rapports de la mémoire et de la reconnaissance

Je voudrais insiter sur l'importance de la reconnaissance, corrolaire de la représentation spatiale de la mémoire. Le lecteur se déplace dans le livre, il s'agit de la métaphore très ancienne qui lie la marche ou la promenade à cheval à la lecture — on se rappellera Montaigne affirmant que ses idées lui viennent à cheval.
Le modèle du roman est la topographie, davantage que l'histoire. La littérature est liée à la géographie, à la cartographie, à l'orientation et au sens de l'orientation.

La recherche du temps perdu est une lecture liée à la mémoire, il s'agit d'une expérience de la lecture comme mémoire.
Proust décrit l'audition de la musique. C'est la première fois que le narrateur entend la sonate de Vinteuil :

Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire.[10]

Pourquoi ne comprend-on rien? Ce qui fait défaut ce n'est pas la compréhension mais la mémoire. Il y a nécessité de la mémoire pour qu'il y ait reconnaissance.


PS : La version de sejan.

Notes

[1] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[2] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[3] Du côté de chez Swann, p.8 (t1-Clarac)/p.8 (t1-Tadié)

[4] La Fugitive, p.557 (t3-Clarac)

[5] voir les précisions de Tlön dans les commentaires.

[6] La Fugitive, p.573 (t3-Clarac)

[7] Le Temps retrouvé, p.1031 (t3-Clarac)

[8] Du côté de chez Swann, p.81 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[9] Du côté de chez Swann, p.82 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[10] A l'ombre des jeunes filles en fleurs p.529 (t1-Clarac)/p.519-523 (t1-Tadié)

La leçon inaugurale d'Antoine Compagnon

J'arrive à 16h20 au Collège de France. Un gardien de la sécurité, jeune, chauve, adipeux et charmant, m'apprend qu'il faut revenir à 17h20 et que les personnes qui n'ont pas de carton d'invitation n'assisteront pas à la séance en direct, mais auront droit à une retransmission sur grand écran. Comme il est très aimable, j'en profite pour me renseigner sur les modalités pratiques si l'on souhaite assister plus tard au séminaire. «L'entrée est libre, les portes sont ouvertes une demi-heure à l'avance. — Il y a assez de la place? — Oui. Mais pour Antoine Compagnon, il y a toujours beaucoup de monde.»

Je reviens à 17h20. La première salle est déjà pleine (112 places, j'ai compté), l'administration en ouvre gentiment et intelligemment une seconde. Tout est neuf, tout est moderne et fonctionnel (bois blond, fauteuils bleus), c'est très réussi et je suis déçue: j'aurais aimé des boiseries, quelque chose d'ancien et de désuet.
Je suis surprise par l'assistance, je fait partie des plus jeunes, le reste de l'assistance paraît avoir plus de 60 ans. J'attendais des étudiants, il y en a une poignée, dont des Italiens et des Japonais. Le grand écran nous montre le pupitre d'où Antoine Compagnon s'adressera à nous dans une demi-heure, on aperçoit également le premier rang de l'auditoire, mon voisin, qui a l'air bien informé, parle à sa femme: «Les premiers rangs sont normalement réservés aux autres professeurs... Tiens, on dirait X., là, tu vois, avec le journal...» Il déplie un programme, indique à sa compagne qui est «bien», me choque quand il dit «bon, je vais essayer d'écouter cette leçon...»: mais pourquoi est-il venu? Je me tasse, cherche une position et m'endors: vingt minutes de sommeil, ce n'est pas à négliger.

Je suis réveillée par des essais de micro: la sonorisation est parfaite. Bientôt les professeurs du Collège de France apparaissent sur le côté de l'estrade (j'allais écrire "la scène", mais c'est aussi cela) et vont s'installer hors champ, puis Antoine Compagnon apparaît, longuement applaudi. Costume sombre, cravate bleue, l'image ne montre aucun cheveu gris. Ses lunettes sont démodées, avec des verres immenses (l'antithèse du professeur aux petites lunettes d'acier), et il les porte curieusement, comme une couturière âgée, au bout du nez. Jamais il ne tentera de les remonter. Il lira sa leçon les deux bras appuyés au pupitre, le corps penché en avant, forçant sur les épaules. Il restera une heure dans cette position.
La leçon est une merveille de clarté, construite comme une démonstration, émaillée de citations qui sont autant d'illustrations ou de preuves. Cette clarté ne laisse aucune place au rire ou à l'humour. Il y a très peu de mots inutiles, si l'on n'excepte les remerciements et saluts aux professeurs présents, absents ou disparus, je m'aperçois que j'ai bien du mal à prendre des notes, je n'écris plus assez vite, je manque d'entraînement.
Il y aura donc des trous dans ce que je vais transcrire, mais d'une part la leçon sera disponible en CD d'ici quelques temps, d'autre part mon voisin semblait persuadé qu'elle serait reprise par les journaux, enfin cette synthèse est disponible: ceux que cela intéresse pourront corriger ou compléter ce que je vais écrire.
Attention, il s'agit une prise de notes renarativisées (et les guillemets éventuels entourant les paroles de Compagnon ne doivent pas être tenus pour des "sic"): les tournures employées, et notamment les fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, ce sera un peu décousu, car je n'ai pas noté toutes les transitions. Par moment, je retranscris à peu près, de mémoire, car je n'ai pas pris de notes, mais je me souviens — très approximativement. Je le répète, tout ce que j'écris pourra/devra être confronté à l'enregistrement à venir.

Je ne sais s'il a donné un titre à son intervention. Le mien serait Que peut la littérature? ou Eloge de la littérature ou Pour une défense de la littérature.

Un homme (Jacques Glowinski ?) présente la leçon que nous allons écouter :
La chaire créée pour Antoine Compagnon (car les chaires naissent et meurent avec leur titulaire, elles ne se transmettent pas) s'intitule «Littérature moderne et contemporaine: Histoire, critique, théorie».
L'histoire apporte la connaissance, la critique littéraire s'approche de l'écrivain, la théorie de la littérature permet d'en étudier les formes. Le dernier livre de Compagnon, Les antimodernes étudie la tradition de résistance à la modernité dans la modernité.

Compagnon prend la parole. Il rappelle sa formation d'ingénieur. «En 1970, j'avais 20 ans, j'assistais ébahi, rencogné dans un coin de la salle, à l'analyse d'un sonnet de du Bellay par un professeur qui ressemblait à un oiseau frêle : il s'agissait de Roman Jakobson. Plus tard, j'ai suivi les cours de Foucault, de Roland Barthes, le séminaire de Lévi-Strauss, un ami me rappelait récemment que j'avais également suivi les interventions de Julia Kristeva. Tout cela hâta ma conversion et je décidai d'abandonner la carrière d'ingénieur pour me consacrer à la littérature, et non l'inverse : Guez de Balzac disait «Quitter la littérature pour les sciences, c'est comme quitter une maîtresse de dix-huit ans pour une vieille.»
Vous n'imaginez pas tout ce que je ne sais pas. J'ai toujours choisi le sujet de mes cours pour en profiter pour apprendre ce que je ne savais pas. Lorsque j'ai commencé à rencontrer des professeurs en vue de cette chaire, j'ai été pris de crainte à l'idée qu'ils allaient s'apercevoir de mon ignorance. Et puis je me suis rassuré en me disant qu'un professeur, c'est justement quelqu'un qui ne sait pas et qui cherche.
Emile Deschanel, le père de Paul Deschanel, éphémère président de la République, fut professeur de littérature au Collège de France. En 1901, alors qu'il avait 82 ans, une étudiante russe lui tira dessus par jalousie. Baudelaire disait «Ce petit bêta de Deschanel, professeur pour demoiselles», mais cela ne l'empêcha pas de lire les études de Deschanel sur le saphisme, "Pétard les lesbiennes" étant le premier titre des Fleurs du Mal. (En me relisant, je ne comprends pas ce que cela vient faire ici. Il manque une transition.

Pourquoi et comment parler de la littérature au XXIe siècle ?

Je vais traiter d'abord le plus facile:
I. Comment parler de littérature.
Sainte-Beuve disait que jusqu'au XVIIIe siècle, la littérature servait d'exemple de goût, elle était le modèle à suivre. Ce n'est qu'à partir du XIXe siècle qu'on rapporta les œuvres à leur contexte et aux circonstances ayant présidé à leur écriture. On voit se dégager deux courants, la théorie et l'histoire, les deux façons de faire de la critique, l'ancienne et la moderne.
- la tradition théorique s'attache à la synchronie, elle est du côté de la réthorique et poétique et s'attache au respect et à la mise à jour de règles;
- la tradition historique s'attache à la diachronie, elle est du côté de l'histoire et de la philologie et veut montrer l'aspect unique de chaque œuvre.

L'histoire de la succession des professeurs aux chaires de littérature du Collège de France illustre la guerre que se sont livrée ces deux manières de faire de la critique. Les premiers professeurs furent partisans de la théorie, puis au cours du premier tiers du 19e siècle ce fut le début de la philologie. Il y eut de bons amateurs (Jean-Jacques Ampère en 1833, ami de Chateaubriand puis Lomeny) puis les professionnels, Paul Albert et Emile Deschanel.
De 1904 à 1936, Abel Lefranc fit de l'histoire littéraire au sens positiviste, contre Sainte-Beuve. Puis Paul Valéry fut élu en 1937 : retour à la théorie. Paul Valéry était violemment contre les historiens, «Qu'il s'agisse de Taine ou de Brunetière ou de Sainte-Beuve ou d'autres, ces messieurs ne servent à rien, ne disent rien. Ce sont des prolixes muets. Ils ne se doutent même pas de quoi il est question. Le problème lui-même leur est étranger. Et ils calculent indéfiniment l'âge du capitaine». ''.
Il fut suivi d'un philologue.
L'histoire littéraire croit fermement à la valeur unique de l'œuvre tandis que la philologie considère que c'est la forme qui permet d'accéder à la connaissance de l'œuvre.
Georges Blin en 1966 tenta une réconciliation des deux courants, suivi plus tard de Roland Barthes, qui revint vers la fin de sa vie à l'émotion et la valeur après s'en être méfié. Marc Fumaroli est le dernier à avoir plaidé en faveur de cette réunion de la théorie et de l'histoire, sans méconnaître pour autant l'écart entre texte et contexte, auteur et lecteur,... (il y avait d'autres couples que je n'ai pas notés)

La théorie n'est ni doctrine, ni système, mais attention aux règles.
L'histoire est la préoccupation du contexte dans le souci de l'autre.

La littérature contemporaine se penche sur l'énigme qui oppose littérature et modernité.
La théorie et l'histoire seront les façons d'être de la littérature, la critique sera sa raison d'être. Thibaudet parlait du double escalier de Chambord pour évoquer histoire et critique, la première nous renvoyant aux origines, la seconde ramenant la littérature à nous. Je parlerais ici non plus de double, mais de triple voie : théorie, histoire et critique. (C'est l'intitulé de sa chaire.)

II. Pourquoi parler de littérature: quelles valeurs peut-elle apporter et transmettre?
Italo Calvino disait vers la fin de sa vie, en 1985: «Il y a des choses que seule la littérature peut nous apporter».
La littérature est-elle (encore) indispensable ou est-elle devenue remplaçable?
La position de Calvino rejoignait celle de Proust : la seule vraie vie est dans la littérature. Ce n'est que par l'art que nous pouvons sortir de nous-mêmes.

Mais il faut constater qu'aujourd'hui les lieux de la littérature se sont amenuisés, à l'école, dans la presse, dans les loisirs.
Il y a quelques années, la langue, la littérature et la culture étaient considérées comme un ensemble par la philologie et constituaient la voie royale à la compréhension d'une nation. Or l'association culture/nation est de moins en moins assurée, et les images fixes et mobiles mettent à mal l'importance de la littérature. Aujourd'hui, on constate une indifférence croissante à l'égard de la littérature, voire un rejet: car pour l'entendre, il faut en être, comme disait Mme Verdurin, la littérature est allusion, et l'allusion vaut exclusion.

Que peut la littérature?
Autrement dit, la littérature, pour quoi faire?
Elle est encore utile, et l'affluence ici ce soir est de bonne augure.
Quelle est sa force? Au-delà du plaisir elle premet d'accéder à la connaissance, au-delà de sa puissance d'évasion elle permet de passer à l'action.
La littérature: les avant-gardes de la deuxième moitié du XXe siècle ont conçu le projet d'aller toujours plus loin en littérature en allant vers un toujours moins. Il était entendu que la littérature ne servait à rien sauf à elle-même. Vers la fin de sa vie, Barthes espérait un optimisme sans progressisme.

Quel est le pouvoir de la littérature?
Nous lisons parce que la vie est plus facile en lisant :
- tout d'abord dans un sens littéral, lire un plan, des renseignements, etc.;
- dans un sens plus littéraire, la lecture nous rend meilleur et plus savant.
D'après Bacon (longue citation que je n'ai pas notée), la littérature nous évite d'avoir recours à la ruse.

Trois usages possibles de la littérature:
a/ un exemple
D'après Aristote, c'est grâce à la mimesis (traduit hier par imitation, aujourd'hui par représentation) que l'homme apprend.
La littérature plaît et instruit. Elle a en outre le pouvoir de catharsis, ie un pouvoir moral.
Pour citer La Fontaine, «Une morale nue apporte l'ennui ; le conte fait passer le précepte avec lui.»
Selon l'abbé Prévost, on trouvera peu d'actions dans Manon Lescaut qui ne pourront servir. L'idée de l'abbé était qu'il était difficile de se bien conduire en suivant des principes flous; l'utilité du roman était de fournir des exemples. De la même manière, Robert Musil considérait qu'avec la littérature, le concret se substituait à l'abstrait.
b/ un remède
Le XVIIIe siècle définit la littérature comme un instrument de justice et de tolérance. Pour les Lumières, la lecture permet de faire l'expérience de la liberté.
Bien plus tard, Sartre dira que la littérature permet d'échapper aux forces d'opposition — ce qui veut dire également que la liberté ne lui est pas toujours le milieu le plus favorable... Quant à Woodworth, il écrivait qu'en dépit des choses devenues insensées ou disparues, le poètes liait les choses de la société (hum... notes trop succintes)
L'harmonie de la littérature restaure donc l'homme dans sa compréhension du monde, elle dote l'homme moderne au-delà de la vie journalière.
Mais comme tout remède, ingérée à trop forte dose, elle peut intoxiquer. Elle affranchit de la religion, mais peut devenir une religion de substitution, un nouvel opium du peuple.
c/ la gardienne de la langue
La littérature corrige les défauts du langage. Elle est le remède à l'inadéquation du langage à exprimer ce que nous souhaitons exprimer. cf. Mallarmé et Bergson.
Le langage décrit le monde de façon discrète, il s'agit par la littérature de le rendre continu, de rendre l'élan de la vie. La littérature permet ou assure le dépassement du langage ordinaire. Selon Bergson, les artistes nous font voir ce que nous ne savons pas voir.
La littérature devient une antidote à la philosophie qu'elle prolonge d'autre part.
Ainsi, selon Yves Bonnefoy et son anti-Platon, la littérature est la quête de la présence authentique.
Selon Foucault, elle permet d'échapper à la philosophie, car si tous les disours sont de la littérature, seule la littérature assume d'être littéraire.
La littérature seule sauvait la littérature car elle permettait, elle acceptait, la tricherie.

Détour vers les lieux de pouvoir
La littérature n'a pas besoin du pouvoir car elle se suffit à elle-même. En art, il n'y a pas de problème dont l'art ne soit la suffisante solution, disait André Gide. Maurice Blanchot ne disait rien de très différent après la guerre.
Pour Roland Barthes, la littérature ne permet pas de marcher, mais de respirer. Cette réflexion permet de mener une lecture de plaisir.
A l'inverse, Adorno veut se méfier de la littérature plutôt que s'y confier et doute qu'après les expériences d'Auschwitz on puisse encore écrire des poèmes.
Celan et Beckett seront là pour lui apporter un démenti.

La littérature possède donc trois pouvoirs (cf ci-dessus) plus un a-pouvoir souverain. Le moment est donc de la rétablir dans sa majesté. Mais peut-on réellement réparer ce qui servait à réparer?
On a pu vouloir réduire la littérature parce qu'elle paraissait toute-puissante. Aujourd'hui, il est temps de faire l'éloge de la littérature. Pour Calvino, elle était ce qui permettait de faire naître la dureté par la tristesse, la pitié par l'ironie et l'humour (etc, je n'ai pas réussi à noter)

Pourquoi lire? Le cinéma ne présente-t-il pas une capacité comparable de faire vivre des expériences et des émotions?
Mais alors, n'avons-nous plus besoin de la littérature?
Il serait risible que les littéraires renoncent à la littérature au moment où d'autres matières s'en rapprochent:
- l'histoire utilise la littérature pour étudier les évolutions culturelles;
- la philosophie morale considère la littérature comme le lieu de l'apprentissage moral depuis deux siècles. Elle fournit une éthique aussi bien pratique que spéculative. Wiggenstein, qui se méfiait des grands principes universels, reconnaissait à la littérature un savoir des singularités, ce qui nous ramène à Montaigne et Bacon.
Selon Samuel Johnson, la littérature rendait les lecteurs capables de mieux jouir de la vie ou tout au moins de mieux la supporter. Elle apprenait l'empathie.
Selon Allan Bloom dans l'un de ses derniers livres, seule la littérature renforce un soi autonome capable d'aller vers l'autre; et pour Kundera, elle déchire le rideau.
La littérature déconcerte, dérange, dépayse. Elle est la seule à faire appel aux émotions et à l'empathie. Elle résiste à la bêtise de façon subtile et entêtée. Elle exprime l'exception.
C'est une pensée heuristique, elle ne cesse de se chercher. La littérature nous apprend à mieux chercher et ne conclut jamais, elle introduit le doute dans nos certitudes. Elle proclame l'injonction de Pindare "deviens qui tu es!" reprise par Nietzsche.

Conclusion

Seule la littérature nous permettrait de lier la vie. Mais le cinéma? objecteront certains.
"Il y a des choses que seules la littérature nous donne", disait Italo Calvino. Est-ce vraissemblable? Ne s'agit-il que d'une utopie conservatrice? Mais dans ce cas, dois-je en conclure que nous n'avons plus besoin de la littérature?
Il ne faut pas se battre pour une exclusivité de la lecture. Les formes comme l'histoire ou le cinéma parlent aussi de la vie humaine. Le roman en parle avec plus d'attention. C'est une langue, d'autre part elle nous laisse maître du temps qu'on y consacre (un film a toujours la même durée).

La littérature n'est pas seule, mais elle est plus attentive que l'image et plus efficace que l'histoire.
Elle ne détient le monopole sur rien, mais elle est le lieu par excellence de l'apprentissage de soi et de l'autre. Mon enseignement misera sur la littérature et la jouera à la hausse.
C'est la fragilité de Roman Jakobson devant un sonnet de du Bellay qui rend la littérature désirable.


Complément de dernière minute

Lui avait peut-être emporté un magnétophone...

La méthode de Thibaudet

A sa mort en 1936, Albert Thibaudet s'était imposé comme l'un des observateurs le plus avisé de la vie littéraire et politique de la Troisième République. En ce temps-là on croyait encore que la condition humaine ne pouvait être comprise sans la littérature, qu'on vivait mieux avec la littérature, et la critique littéraire faisait figure de discipline souveraine, rendait légitime de parler de tout sans être spécialiste de rien.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.253

Je n'avais jamais entendu parler de Thibaudet avant de lire ce livre. Je crois que Thibaudet me plaît beaucoup:

Certes, concédait Thibaudet, pour « repérer les empreintes » et « restituer le mouvement » de la création, «il y faudrait des sens et une finesse de Peau-Rouge», ce nez qui manquait à Taine et que Bergson appelait intuition: «[…] supposer l'œuvre non encore faite, l'œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieure à elle, qui la dépose et qui la dépasse.» Pour cette critique « qui épouserait la genèse même de l'œuvre », l'intelligence ne suffisait pas, et la «sympathie de sentiment» devenait vitale. C'est pourquoi Thibaudet estimait, dans une maxime qui le définit tout entier, que « la muse véritable de la critique c'est l'amitié », à l'œuvre dans les meilleures pages de Sainte-Beuve et indispensable pour réaliser la «création continuée de l’artiste par la critique». Bergson reconnaissait son idéal: «l’auteur qu’on étudie ne sera plus comparé à d’autres, ou ne le sera qu’accessoirement ; on le comparera plutôt à lui-même, en adoptant pour un instant son mouvement, en définissant ainsi sa direction, ou mieux sa tendance.»
Thibaudet n’a jamais été plus fidèle à cette méthode que dans son Flaubert (et dans son Montaigne posthume), suivant le fil de la biographie, mais sans la moindre psychologie, combinant intelligence et instinct à la recherche de l’unicité d’un être dans les méandres de l’œuvre. Ramon Fernandez pensait qu’entre ses premiers ouvrages un peu denses, le livre sur Mallarmé, et surtout Trente ans de vie française qui a, suivant une image de leur auteur, la consistance d’ «une soupe d’Auvergnat où la cuillère tient toute seule», et les alertes essais plus tardifs, les Valéry, Amiel, Mistral et Stendhal, Thibaudet avait trouvé son équilibre dans le Flaubert, où il « "épouse" la vie, la durée de son auteur, le rythme et les nuances intérieures du génie de celui-ci.» Sa démarche, ni objective ni subjective, repose sur l’identification avec l’écrivain, parcouru comme un paysage ou un territoire: «Ce qu’il faut envisager, disait Thibaudet, ce n’est pas une ligne avec des hauts et des bas, c’est un ensemble, un pays moral et littéraire dans sa durée et sa complexité.» Voir une vie et une œuvre comme un pays, c’est casser la linéarité de l’histoire par la multiplicité de l’instant.»

Ibid., p.269
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