Billets qui ont 'raison' comme mot-clé.

Une certaine façon de penser

Réflexions sur l'hôpital.
Le personnel — les médecins, les infirmières et tous les autres — sont des gens consciencieux et surmenés, tous te veulent du bien, se dit-il. Le diabolique dans tout cela, c'est la dynamique irrésistible du fonctionnement — le trop grand nombre de malades et la situation qui devient peu à peu incurable — qui dirige toutes les bonnes intentions dans une seule direction, excluant par là même toute critique radicale, toute possibilité de changement ; le seul moyen d'agir, c'est de collaborer. Ces prémisses conduisent à une certaine façon de penser; si on les voit dans leur corruption dynamique et qu'on y ajoute l'obligation d'agir, alors à l'extrême limite de la réflexion se dessine la silhouette de Höss qui, en introduisant le Zychlon B., voulait seulement "humaniser" la brutalité du procédé, accélérer son "fonctionnement". Qui comprend ce type de raisonnement comprend le siècle où nous vivons, se dit-il.

Imre Kertész, L'Ultime Auberge, p.129-130, Actes Sud, 2015
Je lis sur le quai du RER. Je relève la tête, contemple les toits oranges au ras du quai dans le matin froid et pense: «Ah oui, c'était aussi l'idée du docteur Guillotin.»
«Et finalement, reprends-je en continuant mon tour d'horizon circulaire, il n'avait pas tort, si l'on songe aux boucheries des décapitations au Moyen-Orient.»
Je sursaute intérieurement. Non bien sûr, il avait totalement tort, le problème n'est pas de tuer humainement. La solution est de ne pas tuer. L'humain, c'est de ne pas tuer.

Et c'est ainsi qu'à force de chercher à comprendre, à expliquer, à justifier, on finit par oublier le fond de la question — alors qu'il suffit simplement de refuser de comprendre, d'expliquer, de justifier, qu'il suffit juste de dire non. La raison a fini par engendrer des monstres, c'est peut-être pour cela que cela s'est produit en Allemagne… mais non, voilà que je recommence à penser et à vouloir expliquer.

Le Refus, je crois que c'est un autre livre de Kertész (je n'en connais pas le sujet).

Coeur, raison, conscience

Premier stade : primauté au cœur, de bonne foi.
Cependant, avec l'âge, l'expérience, la connaissance, il apparaît que la raison doit primer sur le cœur (ce qui transparaît dans «l'enfer est pavé de bonnes intentions», par exemple (ce qui rend si dangereuse cette manie de légiférer en réaction à l'émotion)). Ce faisant, les choix pourront paraître "durs", manquant de douceur. Ce sont des choix privilégiant la raison, donc le long terme.
(Oui, je généralise quelque chose qui paraît ne concerner que la foi. Mais Valensin est jésuite, il est dans l'application perpétuelle du "discernement" qui va permettre de choisir l'action adéquate pour "une plus grande gloire de Dieu"; ou plus simplement, pour les athées, pour plus de justice et de rectitude).
Moi aussi, j'ai dit: si l'on croit, la logique est de tout laisser, etc. Et c'est le raisonnement du cœur, lequel n'est pas mauvais. Le raisonnement de la Raison est différent: si l'on croit, la logique est de faire la volonté de Dieu. Entre le cœur et la Raison, on ne peut être approuvé de donner la préférence au cœur (en cas de conflit) qu'à une condition: c'est de ne pas se rendre compte de la faute que l'on commet; elle devient alors le contraire d'une faute et Dieu accepte ce qu'on lui offre. Mais pour celui qui à compris la suprématie absolue de la Raison, celle-ci étant entendue au sens le plus large du mot, il n'y a pas d'hésitation possible: le cœur doit aimer ce que veut la Raison; en dehors de là, il n'y a plus de sentiment, mais du sentimentalisme.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Quelques pages plus loin, Valensin s'en prend à la recherche de preuves métaphysiques de Dieu.
Supposons-le [un enfant] éveillé comme intelligence et réclamant une preuve métaphysique: étant donné son bagage philosophique, il ne peut être question de lui administrer un argument savant; on lui dira simplement que le monde n'a pas pu se faire tout seul. Le voilà satisfait; c'est bien; mais fier aussi: et c'est ridicule ou navrant. Il se compare aux autres qui n'ont pour eux que leur conscience; lui, il croit avoir avec lui sa Raison. Mais combien de temps cela va-t-il durer?

Arrivé en classe de philo, il s'aperçoit que la peuve sur laquelle il s'appuyait est un peu simpliste… Il cherche quelque chose de plus rigoureux; mais comme les exigences de rigueur croissent avec la culture, il faut attendre que sa formation soit achevée pour que son choix soit définitif. Bienheureux, encore, s'il tombe sur les bonnes preuves! Et s'il rate les vraies preuves, les preuves satisfaisantes; si, de ce fait, il reste en détresse, tant pis pour lui! C'est à soi-même qu'il doit s'en prendre. Dans une question tragique sérieuse, de vie ou de mort, où il joue tout, alors qu'on ne lui demandait qu'être «une conscience», il a voulu être «un cerveau»; mais le salut est promis aux justes et non pas aux savants.

Ibid, p.236-237
La décision droite se trouve donc dans la conscience par-delà la Raison, d'où la hiérarchie cœur < Raison < conscience. Le mystère, c'est que cette conscience, cet instinct du bien et du mal, est présente dès le début chez l'enfant; c'est la Raison qui aura tendance à vouloir l'étouffer. La conscience n'est pas le cœur, elle n'est pas guidée par l'apitoiement ou la compassion, mais par la justice.
Ces lignes de Valensin datent de 1931. Comment ne pas penser à la montée de l'hitlérisme, aux mesures d'euthanasie contre les handicapés sous prétexte de pitié ou de calcul rationnel?

Gide/Nabokov en un coup

Amusée à midi en commençant l' Anthologie de la poésie française de Gide par le début (pour changer de mon habituel feuilletage) de constater que l'exergue en est tiré de Boswell :

Boswell : Then, Sir, what is poetry?
Johnson : Why, Sir, it is much easier to say what it is not. We all know what light is; but it is not easy to tell what it is. [1]

Boswell, 11 avril 1776

car c'est également le cas de l'exergue de Feu pâle:

Cela me rappelle l'histoire ridicule qu’il raconta à M. Langton, à propos de l’état abject d’un jeune gentleman de bonne famille. "Monsieur, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il courait la ville en tirant sur les chats." Puis, dans une sorte de rêverie bienveillante, il songea à son chat favori et dit: "Mais on ne va pas tirer sur Hodge: non, non, on ne tirera pas sur Hodge."

James Boswell, La vie de Samuel Johnson


Gide raconte un dîner à Cambridge, son étonnement en entendant son voisin affirmer qu'il n'existait pas de poésie française. Il ne se souvient plus de la conversation mais peut aisément la reconstituer:

Je ne sais pas trop ce que je répondis et n'ai pas gardé souvenir bien net de la suite de notre entretien, mais je l'imagine sans peine. Il pourrait se poursuivre ainsi:
Mais d'abord, qu'est-ce que la poésie?
L'on n'en sait parbleu rien, et c'est tant mieux, car cela permet la méprise. La littérature naît toujours d'un malentendu. (Il va s'en dire que ces propos paradoxaux, je les prête à l'autre, réservant pour les miens une apparence de raison. [..])

André Gide, préface à Anthologie de la poésie française, p.8, collection la Pléiade

La parenthèse de Gide est en quelque sorte son aveu de folie et son besoin de l'avouer, car après tout quel besoin avait-il de nous donner cette parenthèse?

Notes

[1] — Et donc, monsieur, qu'est-ce que la poésie? — Eh bien, monsieur, il est bien plus facile de dire ce qu'elle n'est pas. Nous savons tous ce qu'est la lumière; mais il n'est pas facile de dire ce qu'elle est.

L'autorité contre les Lumières, de Jean-Yves Pranchère

ou : A la poursuite de la cohérence impossible.

Karl Jasper, dans Introduction à la philosophie, propose de choisir un philosophe et de l'étudier à fond — en le resituant dans son contexte historique, en lisant ses commentateurs, ses détracteurs, etc. Il prétend qu'ainsi on couvre à plus ou moins long terme tout le champ philosophique.
Jean-Yves Pranchère semble confirmer le bien-fondé de cette démarche: en étudiant l'œuvre de Maistre, il nous présente l'ensemble des idées depuis Saint Augustin jusqu'aux Lumières (en poussant à l'occasion jusqu'à Carl Schmitt), dans les champs de la philosophie politique et de l'histoire.


Cette étude (à l'origine une thèse: ce livre en est la réduction à des proportions plus ordinaires) porte sur l'ensemble de l'œuvre de Joseph de Maistre. Il s'agit de prouver, en dépit de l'apparence souvent contradictoire de ses écrits, la cohérence de cet écrivain contre-révolutionnaire prolifique, ou plus exactement, d'établir à partir de quelles hypothèses il convient de le lire pour ne pas se heurter aux contradictions qui ont si souvent étonné les interprètes, tant et si bien qu'il existe sur l'œuvre de Maistre des lectures tout à fait divergentes, voire opposées.

Le plan suivi pour chaque idée étudiée est à peu près celui-ci: exposé rapide ou résumé de la thèse de Maistre, récapitulatif des interprétations données au cours du temps par différents commentateurs (interprétations contradictoires ou se chevauchant), et démontage/remontage des positions maistriennes pour en exposer les articulations et les conditions de validité (explicitation des hypothèses implicites ou disséminées dans l'ensemble de l'œuvre, remise en perspective dans les contextes historiques et philosophiques). Il s'agit donc d'un travail d'organisation et de mise en ordre logique.

Maistre était horrifié par les conséquences des idées de la Révolution française, il souhaitait un retour à l'autorité de la tradition s'appuyant sur le roi et le pape, et donc sur Dieu.
S'il est possible d'articuler rationnellement ses thèses et d'en démontrer un certain bien-fondé au vu de leur objectif (une vie paisible pour tous, la paix, le repos des citoyens, y compris au prix du sacrifice d'innocents), dans le même mouvement ce travail d'articulation met cruellement en lumière les deux ou trois apories majeures auxquelles s'est heurté Maistre, concernant la souveraineté ou la marche de Dieu dans l'histoire.



Le plaisir de ce livre n'est pas qu'un plaisir de contenu, c'est également un plaisir de style et de procédé.
JY Pranchère s'attache à isoler les nuances, à identifier les différences ou les ressemblances entre deux arguments maistriens, ou les arguments de deux philosophes, et à prendre le lecteur à contre-pied en retournant une argumentation, tant il est vrai que toute idée poussée à son paroxysme finit par rejoindre son contraire[1]. Il naît un grand plaisir de lecture à ce jeu sur les paradoxes et les glissements continuels de sens, glissements qui permettent selon les moments de défendre Maistre contre ses détracteurs ou de l'attaquer quand il semble avoir trop facilement raison (et Pranchère semble se prendre lui aussi au jeu de la contradiction, prenant un malin plaisir à établir la liste des interprétations qui ont couru sur tel ou tel point de la doctrine maistrienne, pour à son tour les contester).



Exemple : la théorie maistrienne du langage

Cet exemple est représentatif de la façon dont l'étude de Maistre permet de balayer l'ensemble des théories sur un sujet. Il dégage en quelques pages les différences et les articulations entre les différentes réflexions sur le langage, de Platon à Steiner.
Je choisis cet exemple d'une part parce qu'il est court (choisir la souveraineté reviendrait à copier la moitié du livre), d'autre part parce qu'il m'intéresse de déposer ici ce condensé sur le langage afin de pouvoir le retrouver facilement, enfin, parce qu'il montre que même sur un sujet secondaire, le langage (secondaire par rapport aux grands thèmes de la souveraineté et de l'histoire), cette étude menée sur les théories de Maistre ne nous fait grâce d'aucune analyse.

L'ennui est que l'argumentation est si serrée qu'il est difficile de ne pas tout recopier. Je mets cependant quelques passages entre crochets. Avantage colatéral, les notes de bas de page fournissent pour leur part une première bibliographie sur le thème.

[…] ; lorsque Maistre déclare que « Dieu seul a le droit de donner un nom » (OC I p.290 [2]) et que les noms expriment les essences, il semble bien admettre une nature magique du mot, d’après laquelle le mot serait en lui-même donation de l’essence de la chose et donc pouvoir sur la chose. […]

[…] Du point de vue de ce savoir linguistique, la thèse maistrienne selon laquelle «le nom de tout être exprime ce qu'il est, et dans ce genre il n'y a rien d'arbitraire» (EPL[3], OC I p.291) exprime soit une erreur — la croyance dans un lien interne et naturel entre la chose et son nom — soit une tautologie sans conséquence, qui est que, dans chaque langue, chaque être porte le nom qu'il porte. Mais, d'un autre côté, dans la mesure où elle distingue la chose (le référent) de l'idée (du signifié) et affirme l'identité de la pensée et de la parole, la négation maistrienne de l'arbitraire du signe semble rencontrer une des intuitions les plus fortes de la linguistique issue de Saussure: l'intuition formulée par Benveniste qu'«entre le signifiant et le signifié, le lien n'est pas arbitraire»[4]; intuition qu'exprime d'ailleurs le terme même de «signifiant», pourvu qu'on lui garde sa valeur de participe présent. On sait que Benveniste a été précédé sur ce point par Humboldt, qui a fortement critiqué la conception d'après laquelle les mots ne sont que des signes arbitraires des choses; aussi certains commentateurs ont-ils pensé que Maistre, par son refus de la thèse de l'arbitraire des mots, pouvait être rapproché de Humboldt[5]. La tentation surgit ici de faire apparaître Maistre, non plus comme un penseur dépassé par les surgissements de la linguistique, mais au contraire comme le précurseur d'une pensée attentive à l'intrication de la pensée et du langage.

Il faut cependant résister à cette tentation. La thèse du lien nécessaire du signifiant et du signifié, telle que l’a soutenue Benveniste, ne fait que reformuler l’intuition saussurienne de l’indissociabilité du son et de la pensée ; pour cette raison même, elle ne contredit pas la thèse saussurienne de l’arbitraire du langage. Il faut souligner ici que la thèse de l’arbitraire, au sens de Saussure, n’est pas une prise de parti dans le débat inauguré par le Cratyle de Platon autour de la question de savoir si le langage est naturel ou conventionnel ; elle est bien plutôt la récusation de ce débat : que les signes linguistiques soient arbitraires signifie qu’ils ne procèdent ni d’une mythique ressemblance aux choses, ni d’une impossible convention qu’auraient passée entre eux des hommes décidant d’inventer le langage, mais qu’ils sont à la fois contingents par rapport à la nature et historiquement déterminés La linguistique saussurienne récuse la question de l’origine du langage, ou situe cette origine dans le fonctionnement même du langage [6], pour pouvoir étudier les systèmes de signes linguistiques dans les transformations historiques de leurs usages. La ressemblance avec la théorie maistrienne du langage n’est que ponctuelle : elle tient à ce que maistre reconnaît l’historicité du langage dans la mesure où il nie que celui-ci puisse être d’origine conventionnelle. Lorsque Maistre déclare que « nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre » (SSP, 2[7], OC IV p.87), il rencontre l’enseignement de la linguistique en récusant la question de l’origine du langage, telle qu’elle a été posée par la philosophie des Lumières, pour poser que le langage a son origine en lui-même et ne peut pas être compris à partir de la nature ou de l’artifice.

Cette position ne peut cependant pas être confondue avec la thèse fondatrice de la linguistique situant l’origine du langage dans son fonctionnement même. Si Maistre récuse la question de l’origine du langage, c’est uniquement au sens où cette question vise une origine humaine. Ce refus ne signifie pas que le langage humain est à lui-même sa propre origine ; il signifie bien plutôt que le langage humain porte en lui-même sa propre origine transcendante, qui est le langage lui-même compris comme l’Origine absolue — le Logos ou le Verbe divin. Cette origine est interne au langage, puisqu’elle est le langage même, et en ce sens elle n’est pas antécédente au langage ; mais elle est antérieure au langage humain, en tant que celui-ci n’est qu'une émanation ou une création du Verbe primitif. « Les langues ont commencé ; mais la parole jamais, et pas même avec l’homme. L’un a nécessairement précédé l’autre ; car la parole n’est possible que par le VERBE » (SSP, 2, OC IV p.99). La récusation de la question de l’origine des langues n’a donc pas chez Maistre le sens qu’elle aura dans la linguistique — et qu’elle avait déjà chez Rousseau butant dans son second Discours sur le fait que la langue, la tradition, la pensée et la société « se précèdent l’une l’autre, se postulent et se produisent réciproquement »[8] : le cercle logique de la précession du langagepar lui-même délimitait alors le champ de l’autonomie du langage comme objet d’étude. Maistre se réfère à l’occasion aux « embarras de l’origine des langues » reconnus par Rousseau ; mais il lui semble que ces embarras ne peuvent conduire qu’à une seule conclusion : si les langues n’ont pas pu être inventées par l’homme, c’est que la « force qui préside à la formation des langues » n’est pas humaine, mais divine (OC IV p.87-89). Parce que le langage est divin, les langues sont l’œuvre de Dieu. Le refus de l’origine conventionnelle du langage qui semblait rapprocher Maistre de la linguistique, le rejette aux antipodes de celle-ci : alors que la linguistique affirme à travers l’arbitraire du signe l’historicité et la contingence naturelle du langage, Maistre affirme à travers l’origine divine des langues que le langage a dans son historicité même le caractère d’une nécessité naturelle. Non seulement le langage est naturel à l’homme, mais les langues mêmes ne naissent ni ne se développent au hasard ; leur nécessité est divine.

On comprend alors que le refus de l’arbitraire du signe puisse déboucher chez Maistre dans un étymologisme qui soutient non seulement que « les langues renferment une métaphysique cachée et profonde » (OC VII p.445), mais encore que « chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l’origine » (OC IV p.97). L’autorité de l’étymologie se fonde sur la proximité de l’origine des mots avec l'Origine des origines, la parole divine. L'étymologie est vraie, comme les idées innées sont vraies, parce que les noms sont faits par Dieu et que Dieu n’est pas trompeur : puisque les noms relèvent, comme les constitutions politiques, de la « juridiction immédiate » de Dieu, l’origine des noms doit nous rapprocher du Langage de l’origine qui est à l’origine du langage. On ne reviendra pas sur les étymologies fantaisistes du deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, venues en droite ligne d’Isidore de Séville, qui ont suscité les moqueries des philologues. On doit en revanche remarquer la disproportion qu’il y a entre les remarques étymologiques de Maistre — du type : « beffroi vient de Bel EFFROI » — et la thèse métaphysique que ces descriptions doivent illustrer, celle d'un écho de la puissance créatrice du verbe divin dans la formation des langues humaines. Cette disproportion interne à l'étymologisme maistrien signale le paradoxe constitutif de la théorie maistrienne du langage, qui tire argument du fait que les signifiants ont une histoire — ce qui est l’arbitraire du signe au sens de Saussure — pour affirmer que les signes "ne sont pas" arbitraires. L’histoire des mots est mobilisée pour manifester l’anhistoricité de l’origine divine : alors même qu’elle montre qu’il n’y a pas de sens propre des mots, puisque les mots se transforment les uns dans les autres, l’étymologie est prise pour l’indication du sens vrai [9]. Ce paradoxe ne fait qu’exprimer la structure même de l’historicisme maistrien, d’après lequel l’historicité elle-même est fondée dans l’éternité divine : comme toute œuvre providentielle, le langage est simultanément nature et histoire.

La comparaison de Maistre avec Humboldt peut ici être éclairante : loin que l’on puisse rapprocher les deux auteurs, il faut constater que tout les oppose[10]. La linguistique de Humboldt s’oppose au « logocratisme » de Maistre comme une "anthropologie" des "discours" à une "métaphysique" des "noms". Selon Maistre, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont l’œuvre de Dieu, la parole humaine ne pouvant avoir d’autre origine que l’expansion du Verbe divin ; pour Humboldt, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont, selon sa propre expression, « l’œuvre de l’homme »[11]. Lorsque Humboldt pose que les mots ne sont pas arbitraires, il veut précisément dire que les mots "ne sont pas seulement des signes" et que le modèle du signe ne rend compte que de certains usages du langage et non du langage lui-même.Tout signe est arbitraire, puisque ce qu’il désigne est indépendant de lui ; mais les mots ne sont pas des signes, parce qu’ils forment avec la pensée qu’ils évoquent un tout indissoluble : la « dépendance mutuelle et complémentaire de la pensée et du mot » fait que les mots signifient la pensée comme seuls ils peuvent la signifier. Cette unité indissoluble de la pensée et des mots n’est pas une identité : le langage est « l’organe formateur de la pensée » selon le régime d’une "interaction". La pensée ne serait rien sans le langage, où elle trouve son achèvement et hors duquel elle ne serait pas mêmepossible ; mais l’interprétation de la pensée et des mots ne se résout pas dans une identité ou une transparence qui abolirait leur différence. Une des thèses les plus célèbres de Humboldt est que « nul ne donne au mot exactement la même valeur qu’autrui », de sorte que « toute compréhension est toujours en même temps non-compréhension »[12] : cette thèse, qui exprime exactement ce par quoi le mot ne relève pas du signe, implique en même temps que la signification des mots reste toujours en partie indéterminée, libérant ainsi l’espace de jeu où la spontanéité de la pensée s’exerce et agit en retour sur le langage. Ainsi le langage et la pensée se transforment-ils ensemble, témoignant à la fois de la nécessité de leur lien et de la contingence historique de leur unité. Rien n’est plus éloigné de la nostalgie maistrienne pour la langue d’avant Babel que cette théorie qui implique que la diversité des langues est un bienfait permettant une interaction plus riche entre les hommes.

Sans doute Maistre semble-t-il se rapprocher de Humboldt lorsqu’il déclare : « nous ne lisons pas du tout les mêmes choses dans les mêmes livres. » Mais le commentaire même que Maistre donne de cette formule montre la distance qui le sépare de Humboldt : si nous ne comprenons pas tous les mêmes phrases de la même façon, ce n’est pas parce que les mêmes signifiants ont pour chacun une valeur différente, autrement dit une historicité spécifique ; c’est parce que les idées innées ne sont pas activées en chacun de nous avec la même acuité : « quoiqu’il y ait des notions originelles communes à tous les hommes, et qui sont en conséquence accessibles, ou plutôt naturelles à tous les esprits, il s’en faut néanmoins qu’elles le soient toutes au même point. Il en est, au contraire, qui sont plus ou moins assoupies, et d’autres plus ou moins dominantes dans chaque esprit » (SSP, 7, OC V p.55). Aussi bien la thèse maistrienne de l’identité de la pensée et de la parole est-elle l’absolue antithèse de la thèse humboldtienne que pensée et parole se transforment l’une l’autre dans leur interaction. Humboldt décrit le langage et la pensée comme deux termes formant ensemble une unité indissoluble ; Maistre voit la parole et la pensée comme une seule et même réalité — ce qui veut aussi bien dire que le langage n’a aucune pesanteur propre. Maistre ne pense pas, comme Humboldt, que le langage forme la pensée ; tout au contraire, il ne voit rien d’autre dans le mot que le signe de la pensée préexistante : « la pensée préexiste nécessairement aux mots qui ne sont que les signes physiques de la pensée » (SSP, 2, OC IV p.102). Humboldt pense que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est fait de signes, Maistre pense l’inverse : que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est absolument signe et qu’il est par là même absolument transparent à ce dont il est le signe. Cette pensée s’exprime à sa limite dans la thèse proprement insoutenable que c’est « la même chose de demander la définition, l’ essence ou le nom d’une chose » (OC VI p.106). La parole est la pensée parce qu’elle n’est que la pensée ; le nom est l’idée parce qu’il n’est que le signe de l’idée et qu’il n’y a rien d’autre en lui que l’idée dont il est le signe. C’est pour finir l’évanescence même du signe devant la chose — l’extrême de son arbitraire — qui fait sa nécessité ; c’est en tant qu’il est purement signe que le signe est magie, c’est-à-dire révélation de l’essence de la chose mise à disposition dans le nom. Le paradoxe est alors que la thèse du caractère nécessaire des noms — thèse qui, reliant toute nomination à la nomination originelle et créatrice du Verbe divin, porte en elle la croyance antique dans le pouvoir des noms — est absolument identique à la réduction du langage à un simple ensemble de signes désignant les idées innées mises en nous par Dieu. C’est précisément parce que le langage n’est que l’ensemble des signes des idées innées que « c’est une folie égale de croire qu’il y ait un signe pour une pensée qui n’existe pas, ou qu’une pensée manque d’un signe pour se manifester » (SSP, 2, OC IV p.106). C’est donc pour finir vers une linguistique cartésienne que fait signe la théorie maistrienne du langage : si mystiques que soit les accents de la « théorie des noms », cette théorie est cartésienne en ce qu’elle affirme simplement, d’une part, l’existence d’une grammaire universelle du langage, grammaire identique aux structures fondamentales de la pensée (identité de la parole et de la pensée fondées dans la forme unique du Verbe divin), et, d’autre part, l’existence d’une sémantique universelle, toute langue n’étant qu’un ensemble de signes désignant un même ensemble de significations premières et universelles, constituées par les idées innées (la langue édénique étant la nomenclature parfaite des idées innées.

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.322 à 329

Tout est là: l'exposé initial (le nom comme essence magique), le balayage du champ de la linguistique (et son grand partage entre les défenseurs de l'arbitraire du signe et ceux qui pensent l'inverse), le retour à la position initiale, mais une position déplacée: il ne s'agit plus d'une essence magique mais d'idées innées, c'est Descartes et la raison qui sont convoquées, comme signe d'un Verbe divin. On voit par ces quelques lignes combien la lecture Maistre/Pranchère mène à des conclusions tout à la fois connues d'avance et inattendues.



Manuel de philosophie politique

Le contexte et les définitions sont à chaque moment primordiaux, et le livre peut servir de manuel de philosophie politique.

Par habitude et manie de l'indexation (mon souci étant toujours de "retrouver vite"), je copie ici quelques points de repère, qui sont des définitions ou des balisages me permettant d'utiliser mon exemplaire comme dictionnaire de notions.
Attention, c'est totalement subjectif et incomplet, les pages indiquées sont des points de départ ou des conclusions, ce n'est qu'un outil à ma main (sachant que la table des matières très détaillée est une aide précieuse en cours de lecture).

idéologie (tradition marxiste et Hannah Arendt) : p.15
traditionalisme (Bonald) p.31
réforme (restauration) p.62
libéralisme (définition la plus générale) p.65
système p.109
loi p.149
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Bonald) p.155
justice et résistance p.157
un droit (Le Mercier de la Rivière) p.190, note 7
liberté (selon Montesquieu) p.190-191
libéralisme p.193
légitimité politique p.195
liberté individuelle, droits de l'homme, droits du citoyen (démocrates/libéraux) p.195
société (selon Burke) p.198, note 18
démocratie / république p.202
volonté générale / volonté de tous p.203-204
théocratie (Saint-Just, Saint-Martin, Rousseau) p.211
préjugé (Voltaire, Maistre) p.216
despotisme (Montesquieu, Maistre) p.218
religion p.223
augustinisme politique p.235, note 70
gallicanisme politique et religieux p.237
Déclaration du clergé gallican sur le pouvoir de l'église en 1682 (Bossuet. 4 articles) p.238, note 73
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Maistre) p.240
droits de l'homme (thomisme / moderne) p.249
souveraineté (Hobbes, Puddendorf, Kant) p.258 (Popper p.267)
dénégation p.268 et 254
historicisme p.270 (Fichte, Feuerbach, Haym p.272-273)
nihilisme ou rienisme p.283
protestantisme (selon Maistre) p.287
interprétation, (Charron) cercle herméneutique (modernes) p.289
double origine de la science p.293
positivisme (Comte) p.299
philosophie (Lumières, Descartes, Malebranche) p.303
individualisme (selon Maistre) p.305
rationalisme et traditionalisme p.311
raison p.315, p.321
trois preuves de l'existence de Dieu (analysées et détruites par Kant) p.316
idée innée p.319 chez Kant p.320
arbitraire du signe chez Saussure p.324
thèse de Humboldt p.327
traditionalisme de Bonald p.329 et 332
traditionalisme (thèse catholique orthodoxe) p.333 (révélation et raison)
nature / histoire (Les Lumières) p.353
historicisme p.357
fait / droit, droit naturel / droit positif p.357
traditionalisme de Bonald p.329, 332
histoire (le tout de ce qui est) p.358
loi naturelle chez Locke p.362
loi naturelle dans la tradition jusnaturaliste p.364
loi naturelle selon Maistre p.364
finalisme thomiste p.365
nature pour Maistre p.365-366
finalité thomiste / maistrienne p.367, 368
loi naturelle (transcendante) / loi de la nature p.368
liberté / volonté p.376
occasionalisme p.377
causes secondes (thomisme / Malebranche) p.378
philosophie de l'histoire p.389
travail comme drogue : Voltaire p.396
mal pour Leibniz p.398 => jugement de Hegel p.399
souveraineté p.430-431
modernité p.434-435
dialectique des Lumières p.436
autoritarisme dogmatique p.443
le droit (Kant, Philonenko) p.445



Notes

[1] cf. le titre du livre: Maistre a utilisé les arguments des penseurs des Lumières contre la Révolution.

[2] Œuvres complètes, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hindelsheim, 1984, tome I p.290.

[3] Essai sur le principe générateur des constitutions politiques

[4] E. Benveniste, «Nature du signe linguistique», in Problèmes de linguistique générale 1 Tel/Gallimard, 1976, p.51. La thèse de Benveniste ne doit pas être confondue avec celle de Jakobson. Jakobson refuse l'arbitraire du signe au nom de la motivation naturelle du langage. Benveniste maintient la thèse de l'arbitraire du signe en tant qu'elle affirme l'historicité du langage (son absence de motivation naturelle); mais il souligne que le signe est nécessaire 1° en tant que chaque signifiant signifie son signifié et 2° en tant que chaque signifiant est porteur d'une valeur qui contribue à son sens et qui est motivée par l'ensemble du système des signes.

[5] E. Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico, New York, 1937, p.182

[6] Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, Gallimard, paris 1975, p.123sq, 208sq.

[7] Les Soirées de Saint-Pétesbourg, 1809-1821, éd. posthume 1821

[8] J. Derrida, « Le cercle linguistique de Genève », in Marges de la philosophie, Minuit, Paris, p.175. J. Derrida étudie la pensée de Rousseau à la lumière de la logique paradoxale du supplément. Celle-ci est aussi à l’œuvre chez Maistre (la foi est le supplément qui permet à la raison d’être elle-même) ; c’est encore l’un des fils qui relie Maistre à Rousseau.

[9] C’est le paradoxe étudié par Jean Paulhan dans "La preuve par l’étymologie" (Œuvres complètes III, Cercle du livre précieux, paris 1967, p.263sq).

[10] On peut en revanche penser avec Georges Steiner (« Logocrats (A note on de Maistre, Heidegger and Pierre Boutang)» in "Langage and Politics", Bruyklant, Bruxelles, 1982, p.70-71) que la théorie maistrienne du langage contient la théorie heideggerienne « "in nuce" » ; mais c’est précisément dans la mesure où la pensée de Heidegger, au contraire de Humboldt, est marquée par l’étymologisme, par la réduction du langage au nom et par la facination pour le sacré, pour "la coincidentia oppositorum" dont la figure de rhétorique est l’oxymore. Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, op. cit. p.373sq et Le langage Heidegger, Puf, Paris, 1990

[11] J. Trabant, "Humboldt ou le sens du langage", Mardaga, Liège, 1992, p.67. Nous suivons dans ce qui suit les analyses de ce livre remarquable.

[12] W. von Humboldt, "Einleitung zum Kawi-Werk", p.14, in "Schriften zu Sprache", Reclam, Stuggart, 1985, p.59.

Choisir entre l'art et l'histoire

Quelques notes sur La naissance de la tragédie, de Nietzsche

- L'appel de Nietzsche en 1872: Retrouvons la force du mythe! Que l'âme allemande ranime le mythe, en luttant contre les éléments étrangers (et d'abord les Latins?) et que les Allemands deviennent les Grecs de l'Europe.
Ainsi, au moment même où l'Allemagne vient de gagner la guerre de 1870 contre la France, Nietzsche semble inquiet d'une dissolution de la spécificité de l'âme allemande dans une tendance européenne qui serait le règne de la raison abstraite, de la critique et de l'histoire (l'Histoire, dernier recours de l'âme affamée de mythes ne trouvant où se nourrir).

Que note-t-on à la fin du XIXe siècle ?
- l'unification allemande
- une science triomphante forte de ses découvertes
- les développements de la révolution industrielle
- l'effervescence socialiste

=> déclin du goût pour l'art, et même du besoin de l'art, de l'aspiration à l'art. Eclosion d'une humanité auto-suffisante, ne cherchant rien d'autre que la raison et le confort.

Deux problèmes peut-être pas antagonistes, mais en sens inverse:
- Lutter contre le "dégoût" de vivre de Schopenhauer, contre le déclin du Vouloir vivre, contre l'ascétisme. Réhabiliter la joie, la puissance de l'instinct de vivre.
- Lutter contre la satisfaction béate et matérialiste apportée par la science et la raison, qui se contentent d'elles-mêmes en oubliant toute aspiration métaphysique. Démontrer la nécessité de l'art.

Ou encore : Socrate a détruit le mythe en accordant toute la place à la raison, l'homme a quitté l'éternité métaphysique pour entrer dans l'histoire et vivre au présent.
Ou encore : comment accepter/supporter de vivre dans un monde où la raison triomphante n'apporte pas d'explication ni de solution à la douleur de nos vies?

Une même solution : réhabiliter le mythe, retrouver le souffle de Dionysos dompté dans le formalisme d'Apollon.



Nietzsche relève les deux façons habituelles de présenter les effets de la tragédie (chapitres 22 et 23) :
- soit la purge des passions, la catharsis d'Aristote, qu'il nomme "pathologique" (pathologische Entladung, die Katharsis des Aristoteles)
- soit le raffermissement de la bonne conscience morale, confortée par le destin des héros sacrifiés.

Nietzsche admet que ce sont effectivement les effets de la tragédie sur la plupart des gens.
Il se présente donc comme le porte-parole d'une troisième catégorie non discernée à ce jour, et pourtant selon lui la seule héritière véritable des spectateurs grecs de l'Antiquité: ceux qui ressentent une intense joie esthétique devant le spectacle de la tragédie.
Cette intense joie se joue dans un espace intemporel et éternel, un espace métaphysique qui permet d'échapper au temps, donc à l'histoire.

Nietzsche s'interroge ensuite sur la fascination que nous éprouvons à contempler le destin de héros malheureux:

Mais d'où provient alors cette impulsion, en soi énigmatique, qui fait que le malheur dans la destinée du héros, les victoires douloureuses, la sagesse de Silène, ou, exprimé esthétiquement, l'horrible et le monstrueux, soient représentés avec une telle prédilection[1], toujours de nouveau, sous d'innombrables aspects, et juste à l'époque la plus juvénile et la plus exubérante de la vie d'un peuple, si de tout ce spectacle même ne résulte pas une joie plus haute?
[...] Mais que transfigure [l'art] en exposant à nos yeux le monde phénoménal sous l'image du héros malheureux? Rien moins que la «réalité» de ce monde phénoménal, puisqu'il nous dit justement: «Voyez! Regardez bien! Voilà votre vie! Voilà l'aiguille qui marque les heures à l'horloge de votre existence!»
Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.171, chapitre 24 - Classique de poche, dépôt légal 2005)

Ainsi, Nietzsche voit dans le spectacle du malheur du héros la source de la joie — esthétique — la plus haute.
J'aurais pour ma part une interprétation divergente: ce n'est pas de la joie que nous éprouverions devant les épreuves du héros, mais de la compassion, de l'apaisement et de la consolation, une sorte de reconnaissance, dans les deux sens du terme.
En effet, l'histoire du héros échappe souvent à la morale, en ce qu'il n'est à l'origine coupable de rien[2], mais l'enjeu d'un pari entre dieux, ou d'une rivalité, ou de jalousie, ou d'une prédiction, etc. Pauvre humain placé devant des choix qu'il n'a pas réellement suscités mais qui lui sont imposés par des "raisons" (politiques ou divines) externes, sa seule grandeur est de ne pas se plaindre, de ne pas abandonner, mais d'essayer de vivre jusqu'au bout de la façon la plus digne et la plus humaine — par opposition à bestiale — possible.
Ce qui caractérise le héros de tragédie grecque, c'est sa dignité dans le malheur incompréhensible.

En cela, le héros de tragédie est un modèle. A la question que nous nous posons parfois, «Pourquoi moi?» («Pourquoi lui, pourquoi cela?»), la réponse est «Qu'importe! Faisons face de notre mieux.»

Avant de procurer une joie esthétique inégalée, comme le pensait Nietzsche, la tragédie grecque était peut-être source de courage de vivre.

Notes

[1] C'est moi qui souligne.

[2] Par exemple, Œdipe est innocent quand il est abandonné bébé dans la forêt par ses parents.

Séminaire n°1 : la littérature se souvient de la littérature

Le séminaire portera sur ce sujet assez large. Le programme en sera incessamment disponible sur le site du Collège.
La semaine prochaine interviendra Jean-Yves Tadié, qui m'a donné comme titre "Proust et Pompéi".
Le 9 janvier viendra Pierre-Louis Rey, qui parlera de "Proust et le mythe d'Orphée".
Le 16 janvier viendra Philippe Sollers, qui ne m'a pas encore donné de titre, mais m'a envoyé un petit livre, Fleurs. Ainsi nous aurons le témoignage d'un écrivain à propos de la transmission de la littérature par la littérature.
Car il ne suffit pas de parler en amont, il faut aussi parler en aval, et c'est le sens du témoignage de Philippe Sollers : comment transmet-il Proust?
Les intervenants parleront environ 40 mn, afin que nous ayons ensuite le temps de débattre.

(fin de la parenthèse. Retour sans transition à l'exacte fin du cours : Bakhtine, le dialogisme, la littérature se souvient de la littérature)

Je n'entends pas cette mémoire comme une auto-référencialité, mais au sens authentique bakhtinien (dialogisme) : les langues du monde, une bibliothèque du monde. Cela me rappelle Emerson —cité par Borgès— qui disait: «Une bibliothèque est une caverne magique remplit de morts qui peuvent renaître.»

Le pli de la littérature sur elle-même lui donne son élan.

La présence de la littérature dans la littérature se voit par l'allusion.

Souvent on ne la voit pas. Puis une fois qu'on l'a vue, on ne voit plus que cela. C'est ce que rapporte Proust une fois qu'il a compris que M. de Charlus était un inverti:

Jusqu'ici je m'étais trouvé, en face de M. de Charlus, de la même façon qu'un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n'a pas remarqué la taille alourdie, s'obstine, tandis qu'elle lui répète en souriant: «Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment», à lui demander indiscrètement: «Qu'avez-vous donc?» Mais que quelqu'un lui dise: «Elle est grosse», soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C'est la raison qui ouvre les yeux; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. [1]

La littérature est grosse de la littérature. Une erreur dissipée donne un sixième sens.
Il y a toujours un signe de l'allusion mais il n'est pas donné à tous de le voir.
Par exemple, la phrase de Vinteuil amène l'évocation d'une passante, et qui dit passante dit Baudelaire. De nombreuses allusions baudelairiennes reviendront.

[...] elle l'entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais, rentré chez lui, il eut besoin d'elle : il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne à sa sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.[2]

Le thème de la passante apparaît dès Combray, quand le narrateur désire l'apparition d'une passante lors de ses promenades, il est présent dans les jeunes filles en fleurs, où Proust note que «les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage» Ibid, p.713. [rires étouffés dans la salle]

On trouve une autre allusion baudelairienne à la fin de Sodome et Gomorrhe. Le narrateur s'ennuie avec Albertine et s'apprête à la quitter quand il apprend qu'elle connaît Mlle Vinteuil. Il passe une nuit d'insomnie et de jalousie; au matin il décide de regagner Paris avec elle où il la retiendra prisonnière. Il assiste à un lever de soleil.

Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l'aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leurs voiles et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir: scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du couchant, [...][3]

Nous avons là un crépuscule du matin opposé à un crépuscule du soir. Il s'agit de la reprise du topos baudelairien des deux aurores:

L'aurore grelottante en robe rose et verte
S'avançait lentement sur la Seine déserte,
fin de Le Crépuscule du matin, in Les Fleurs du Mal

Nous voyons la signature du texte sous le texte : rose et verte/roses et bleues, aurore grelottante/scène grelottante.
Surtout, bizarrerie grammaticale dans le texte proustien des deux épithètes coordonnées "grelottante et déserte" : car ce n'est pas l'aurore qui est déserte chez Baudelaire, mais la Seine, qui devient la scène chez Proust.
Ainsi, la bizarrerie grammaticale devient le signe de l'allusion.

Cette allusion n'est pas un enfermement. Un texte comme un nouveau peintre change la façon de voir le monde:

Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir. [...] Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes.[4]

La mémoire n'est pas un monument, mais un mouvement de littérature, la littérature en mouvement. Le titre retenu pour ce cours est équivoque et permet une mise en abyme. Il est l'occasion de reprendre une recherche dans une constellation de sujets : les rapport de la littérature avec la littérature, noces, duels, angoisses, actions, réactions,...

Quelques points que je ne traiterai pas.

1/Proust et la mémoire : cela fait spontanément penser davantage à une littérature de la mémoire qu'à la mémoire de la littérature. La Recherche du temps perdu, c'est le roman de la mémoire. Que veut-on dire par là? On retrouve la même ambiguïté du génitif : le roman parle de la mémoire; la mémoire structure le roman.

Je veux rappeler que La Recherche du temps perdu appartient à une littérature de la mémoire telle qu'elle s'écrit depuis Baudelaire, Rousseau. C'est une littérature du souvenir: «Un soir t'en souvient-il, nous voguions en silence...» Thème au cœur de la modernité et de la mélancolie. Rappelons-nous que le poème «J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans» finit par le doute sur la valeur de la mémoire: «Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,/ Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche/ Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.» (à nouveau le thème du crépuscule)

La mémoire involontaire est le grand arc qui traverse tout le roman: l'expérience de la madeleine enclenche le récit de Combray, les réminiscences du temps retrouvé déclenchent la décision d'écrire.
La mémoire est à la fois le sujet et l'objet du roman. C'est la mémoire qui structure la mémoire. Le premier qui l'a vu est Auerbach (Mimesis) : toute la technique de Proust est liée à la redécouverte de la réalité perdue déclenchée par un incident sans importance. La Recherche est un roman composé à partir de flash-back, d'analepses dirait Genette, c'est un roman rétrospectif.
Le roman est structuré par le souvenir; le premier souvenir est celui de l'angoisse de la privation du baiser maternel. Le premier flash-back est celui-ci:

Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.[5]

Ce passage a souvent été commenté. Il s'agit de mémoire totale. Auerbach parle d'omnitemporalité (Mimesis, p.539). Un certain nombre de critiques (G.Genette) identifient un texte sous le texte, il s'agit du début des Confessions de Rousseau:

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des souvenirs un peu liés, mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures.

Dans Albertine disparue, le héros ne cesse de réexaminer son passé pour comprendre.

Il y a des cas où les souvenirs n'ont pas été donnés. Par exemple, quand le narrateur donne les meubles de sa tante à la maison de passe en rappelant les légendes celtiques — les objets ont une mémoire —

Je cessai du reste d’aller dans cette maison parce que désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns, notamment un grand canapé — que j’avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d’eux, toutes les vertus qu’on respirait dans la chambre de ma tante à Combray, m’apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense! J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage.[6]

il nous fournit une explication (la petite cousine) pour compléter un oubli du texte:

Je ne retournai plus chez l’entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D’ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre et qui m’avait donné le conseil assez dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée. Ibid

Les souvenirs sont aléatoires. Ils se présentent sans ordre.
Proust a d'ailleurs failli choisir une forme qui suivrait l'ordre dans lequel les choses se présentent à l'esprit. «[...] tout tournait autour de moi dans l'obscurité: les choses, les pays, les années».Du côté de chez Swann Pléiade (1954) t.1, p.6. Les premières pages montrent une mémoire du corps : «Le branle était donné à ma mémoire.» Ibid, p.8. C'est un roman qui finalement n'a pas eu lieu.
L'ordre retenu est grossièrement chronologique. Les souvenirs ne seront pas donnés dans l'ordre où ils arrivent. Borgès encore: le jardin des chemins qui biffurquent.
N'est-ce pas la forme chronologique qui l'a emporté? La mémoire de la littérature a imposé la prégnance d'une forme habituelle.

Il s'agit donc d'un chapitre que je ne traiterai pas : le roman de la mémoire.

2/ les lieux de mémoire
Il s'agit de la mémoire "artificielle" de Proust (ie, le contraire de la mémoire involontaire). Mémoire prodigieuse de Proust, qui écrit entouré de ses cahiers et de ses notes: nous avons là un vrai théâtre de mémoire au sens renaissance du terme.
On peut se souvenir de La Recherche du temps perdu en imaginant circuler à travers des pièces.

(La séance s'est terminée ainsi, un peu abruptement.)


Notes

[1] Sodome et Gomorrhe, p.613 (t2-Clarac)/

[2] Du côté de chez Swann, p.210 (t1-Clarac)/

[3] Sodome et Gomorrhe, p.1130 (t2-Clarac)/

[4] Le côté de Guermantes, p.327 (t2-Clarac)/

[5] Du côté de chez Swann, p.37 (t1-Clarac)/

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.578 (t1-Clarac)/

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