Billets qui ont 'essai' comme genre.

Source camusienne

J'ai lu Le Détroit de Behring à la recherche de «Les Kirghizes lisaient Fénelon en sanglotant», phrase d'Antoine Blondin citée par Carrère cité par Renaud Camus p.159 dans Demeures de l'esprit - France Sud-Ouest. (Dans Le Détroit de Behring, elle se trouve p.115.)

J'y ai trouvé la source d'un expression que l'on croise de temps à autre chez Renaud Camus: «Je sais bien, mais quand même» :
Passé un certain seuil de secret, d'invérifiable, l'uchroniste est à l'aise dans le confort d'une certitude que rien ne peut entamer, et du même coup, il cesse d'être uchroniste. La tension s'est perdue qui l'affontait au monde, au réel, en un combat dont l'enjeu se définit par l'équilibre impossible des forces, le mouvement pendulaire qui fait successivement épouser l'une et l'autre, le réel, la lubie, sans pouvoir jamais s'arrêter à aucune. «Je sais bien, mais quand même…»: l'uchronie tient tout entière dans ce va-et-vient et s'étiole pour peu qu'on se fixe du côté de la lubie — auquel cas on est fou et c'est beaucoup plus simple — ou du côté du réel avec qui on peut transiger, dont la richesse en données invérifiables permet de dorloter, sans dommage ni scandale, une petite conviction intime que rien ne vient heurter et qui ne heurte rien.

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.38. P.O.L 1986

Bibliographie de l'uchronie

En s'interrogeant sur le manque de succès de l'uchronie (comparé à celui de l'utopie), Emmanuel Carrère analyse un certain nombre d'ouvrages sur le thème en en résumant certains de façon fort intéressante.
En voici la liste (sans garantie d'exhaustivité) :

Charles Renouvier (1876) : Uchronie, sous-titre 1 : Esquisse apocryphe du développement de la civilisation européenne, tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être, sous-titre 2 : L'utopie dans l'histoire - livre dit fondateur du genre.
Jacques van Herp : Panorama de la science-fiction : un chapitre consacré à l'uchronie.
Pierre Versins : Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction: idem, "un chapitre magistral".
Alexandre Dumas : Le vicomte de Bragelonne : le mystère du masque de fer.
Pierre Veber (1924) : Seconde vie de Napoléon Ier.
Louis Millanvoy (1913) : Seconde vie de Napoléon (1821-1830).
Louis-Napoléon Geoffroy-Chateau (1836) : Napoléon ou la conquête du monde. 1812 à 1832, publié anonymement en 1836, réédité en 1841 avec nom d'auteur sous le titre Napoléon apocryphe. Histoire de la conquête du monde et de la monarchie universelle.
Whateley : Historical doubts about Napoléon Bonaparte : existe-t-il des sources vérifiables?
Bertrand Russel, Analysis of mind : l'illusion collective de la mémoire collective.
Edgar Morin, article Le camarade Dieu paru dans France-Observateur en décembre 1961. Staline n'est pas mort en 1953.
Borges, Lovecraft (sans précision. Pierre Ménard et Herbert Quain.)
Marcel Thiry (1938) : Echec au temps : la bataille de Waterloo gagnée par Napoléon.
René Barjavel (1943) : Le voyageur imprudent : les paradoxes temporels.
Jorge Luis Borges, L'autre mort : la rédemption par le remords.
Rodolphe Robban, Si l'Allemagne avait vaincu…. (mauvais livre).
Philip K.Dick, Le Maître du Haut château. Les Japonais ont gagné. Une mise en abyme.
Roger Caillois (1961) : Ponce Pilate.
Borges : Trois versions de Judas.
André Maurois : Si Louis XVI… publié en 1933 en France dans Mes songes que voici.
Keith Roberts, Pavane : l'Inquisition règne dans l'Angleterre contemporaine.
Kingsley Amis (1976) : The Alteration : idem.
Norman Spinrad (1974) : Le rêve de fer : Hitler dessinateur de BD. A lire, visiblement.
André Maurois : Fragment d'une histoire universelle.
Gilles Lapouge (1973) : Utopies et civilisations : "livre splendide".
Léon Bopp (1945) : Liaisons du monde.
Antoine Blondin (1955) : Les enfants du Bon Dieu, enfin une uchronie heureuse.
Marcel Numeraere (1978) : Vers le détroit de Behring.

Théorie de l'histoire :
Plekhanov (1898) Le rôle des individus en histoire.
Patrick Gardiner (1955) : The nature of historical explanation.

Le détroit de Behring

L'histoire, dans les régimes totalitaires notamment, a parfois adopté le mode uchronique et montré davantage d'audace que n'en requièrent les timides tentatives de «désinformation» dénoncées de nos jours par des polémistes libéraux. On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître Trotsky des photos où ils figurait aux côtés de Lénine et, en règle générale, de toute l'épopée révolutionnaire. On sait moins, peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en juillet 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du Parti recevaient chaque mois de nouveaux fascicules comportaient encore une notice longue et louangeuse concernant cet ardent ami du prolétariat; dans le mois qui suivit sa disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les priant de découper à l'aide d'une lame de rasoir la notice sur Béria et de la remplacer par une autre notice, incluse dans l'enveloppe, qui concernait le détroit de Behring.

On peut rêver sur cette dérive spatiale, cette substitution d'un lieu — plutôt d'un intervalle — à un homme, et se figurer, tant qu'on y est, les étendues de ce détroit peuplées par des paysans et des villages d'opérette, semblables à ceux que fit placer Potemkine, deux siècles plus tôt, sur le passage de l'impératrice Catherine II: elle avait exprimé le désir de visiter ses campagnes et l'on craignait qu'en vrai, elles ne lui fassent trop mauvaise impression.

Ces revirements, ces coups de gomme, ces trompe-l'œil constituent des instruments de pouvoir et Simon Leys, qui en a dénoncé de spectaculaire dans la Chine de Mao, cite Orwell à ce propos:

«Si vous jetez un coup d'œil sur l'histoire de la Première Guerre mondiale dans, par exemple, l'Encyclopedia Britannica, vous remarquerez qu'une bonne partie des informations est basée sur des sources allemandes. Un historien anglais et un historien allemand peuvent différer dans leurs vues sur bien des choses, et même sur des points fondamentaux, mais il n'en reste pas moins que sur une certaine masse de faits pour ainsi dire neutres, ils ne contesteront jamais sérieusement leurs positions mutuelles. C'est précisément cette base commune d'accord, avec son implication que les êtres humains forment une seule et même espèce, que le totalitarisme détruit. La théorie nazie nie spécifiquement l'existence d'une notion de "vérité". Il n'existe par exemple pas de "science" au pur sens du mot, mais seulement une "science allemande", une "science juive", etc. L'objectif qu'implique une telle ligne de pensée est un monde de cauchemar dans lequel le Chef ou la clique dirigeante contrôlent non seulement le futur mais le passé. Si le Chef déclare à propos de tel ou tel événement que celui-ci ne s'est jamais produit, eh bien il ne s'est jamais produit.» (Hommage à la Catalogne, 1943)

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.32-34. P.O.L 1986

Léon Bopp

Léon Bopp a toujours été l'homme de vaste projets. Jacques Arnaut ou la Somme romanesque (1933) est un roman du romancier où la biographie du héros alterne avec des analyses de ses œuvres dont chacune a le calibre d'un roman copieux. Cette ambition reste raisonnable, cependant, comparée à celle qui gouverne Liaisons du monde (1935-1944), œuvre totale qui ne nous laisse rien ignorer de quelques dix années d'histoire contemporaine et dont la réédition à la N.R.F. ne comportait pas moins de 1200 pages, sur deux colonnes, dans la typographie d'une Bible pour presbyte. Hors uchronie, ce monstre figure un point-limite de l'expérimentation littéraire, un rêve d'exhaustivité. Comme uchonie, il passionne en ce que la période qu'il couvre coïncide exactement avec celle de son élaboration, de sorte qu'on tient là un exemple unique d'histoire imaginaire constamment rédigée sous la pression de l'histoire réelle.

Le dessein de Léon Bopp est simple: il y aura tout dans ses Liaisons du monde. La théorie philosophico-littéraire dont il est l'inventeur trouve ici son application: le «cataloguisme», fondé sur l'enquête statistique, assure au romancier, à l'homme de cabinet, la maîtrise de toute l'information disponible (on peut sourire, mais un tas de gens sérieux poursuivent le même rêve en s'achetant un ordinateur individuel). Bopp, en tant que cataloguiste, sait tout et nous dit tout.

C'est-à-dire? Dix ans d'histoire, qu'est-ce que cela signifie? Eh bien, de la politique, de l'économie, du social, du sentimental, des intrigues privées et publiques, de la botanique, des épidémies de grippe, des phénomènes astronomiques, linguistiques, moraux, des tableaux exposés au Salon de la littérature, un krach financier, le mariage intéressé d'un jeune homme cynique, les inquiétudes de sa fiancez, de grandes inondations, une fuite dans une salle de bains, la rencontre de deux amis sur les boulevards et l'un offre une cigarette à l'autre qui refuse: il a arrêté de fumer depuis un mois, des digressions philosophiques, des trafics d'influence, un micobe peu connu qui arrive en Europ, un naufrage, le montant des étrennes perçues par la concierge de tel immeuble, le projet de ravalement de cet immeuble…

Le procédé littéraire précieux qu'est l'énumération hétérogène semble régir le projet de Léon Bopp. Tout est mis à plat, des informations journalistiques alternent, au jour le jour, avec des scènes de la vie privée, des centaines de personnages apparaissent, disparaissent, font la politique européenne ou arrosent des plantes vertes. Il n'y a plus de personnages historiques, chacun l'est dans ce microcosme hypertrophié.D'un ministre, nous ne saurons pas seulement les convictions, l'allure, le caractère et les déclarations devant la Chambre, mais s'il a repris une tartine à son petit déjeuner, s'il aime sa femme et peut-être même son groupe sanguin.
[…]
Il se trouve, pour tout arranger, que Liaisons du monde est une uchronie, mais d'une genèse aussi originale que son exécution. Car ce livre, qui couvre la période 1935-1944 (avec toutefois un rappel des années 1920-1935) a été composé entre 1935 et 1944.
[…]
La révolution a donc lieu en 1935 (volume rédigé entre 1935 et 1937) et un Directoire de quatre membres prend le pouvoir. La suite de Liaisons du monde est écrite pendant la montée des périls, la fin pendant la guerre. Bopp est très informé (cataloguisme oblige) et, sans abandonner sa France communiste, prend en compte l'actualité, la transpose à chaud. Décrivant lucidement la situation internationale, il la modifie en fonction du décalage uchronique. […]

Emmanuel Carrère, Le détroit de Behring, pp.109-112, P.O.L 1986

Zemmour ou la nostalgie

Un ami FB copie cette phrase du dernier livre de Zemmour : «La contractualisation du mariage de deux êtres égaux méconnaît la subtilité des rapports entre les hommes et les femmes. Le besoin des hommes de dominer — au moins formellement — pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d'admirer pour se donner sans honte.»

J'y retrouve le ton ordinaire aux manuels d'éducation des jeunes filles des années 50 et 60, que j'aime tant pour la subtilité de leurs nuances, justement.
Extrait de celui que j'ai sous la main (celui des années 30 est dans un carton et je ne l'ai pas retrouvé en cherchant rapidement):
La femme mariée

C'est dans la vie conjugale que commence la vraie existence de la femme, celle à laquelle sa jeunesse n'a fait que la préparer.

Les premiers temps du mariage sont généralement heureux, puisqu'ils sont éclairés par l'amour. L'entente physique suffira le plus souvent à effacer de petits dissentiments: «tout s'arrange sur l'oreiller», dit la sagesse populaire.

Cependant tout le sort du mariage dépend du rythme que lui imprimera la femme. C'est à elle qu'il appartien de déployer les trésors de patience et d'indulgence qui sont nécessaires pour conserver l'harmonie de la vie à deux. Si vous laissez les «scènes» s'installer à votre foyer, il y aura toujours des scènes: c'est la première qu'il faut éviter. Créez autour de vous une atmosphère de gaité et de confiance. L'homme est naturellement plus égoïste que la femme, ne vous en choquez pas et développez au contraire vos qualités de dévouement.

La coutume n'est pas en France de laisser au mari les tâches ménagères. Il paraît que chez quelques jeunes couples une collaboration tend à s'instaurer; cela ne paraît pas nécessaire.

Quelles que soient ses activités extérieures, la femme reste la maîtresse de maison. C'est dans sa vie domestique qu'elle donnera la pleine mesure d'elle-même; le foyer sera ce qu'elle le fera, doux au mari, accueillant aux amis. […]

[…]

Loin de nous la pensée de conseiller aux femmes d'être dépensières; pourtant certaines exigences féminines sont à la base des efforts et des ambitions de la plupart des hommes; en fait les hommes n'ont pas de grands besoins pour eux-mêmes. La vie moderne multiplie au contraire les besoins des femmes, en leur offrant à chaque instant quelque nouvelle tentation, les créateurs rivalisent d'efforts pour attirer leur clientèle […]

C'est dans l'aide qu'elle apportera à son mari que la femme pourra jouer le rôle le plus important. Il n'est pas une carrière masculine qui ne puisse être favorisée parl es efforts de l'épouse: toutes les femmes, d'une façon ou d'une autre, peuvent aider leur mari, depuis la femme de l'ouvrier qui prépare la gamelle quotidienne et assure à son mari fatigué le plus grand confort possible, jusqu'à celle du ministre qui préside aux réceptions officielles.

[…] La femme a sans doute moins d'équilibre que l'homme, moins d'objectivité, mais elle a inconstestablement plus d'intuition, plus de spontanéité et des réactions plus rapides, et ces tendances profondes de sa nature se retrouvent dans toutes ses actions.

Nouvelle Encyclopédie de la femme, p.287 à 289, Fernand Nathan
Ainsi se termine le chapitre sur la femme mariée.
Le format de cette encyclopédie est très grand, 30x40 environ. Je n'ai pas trouvé de date de publication, mais on y parle de Château en Suède de Françoise Sagan (1960).

L'exigence du jour

13. L'expression est tirée des Années de voyage de Wilhem Meister de Goethe: «Quel est ton devoir? L'exigence du jour.» Si, dans le roman de Goethe, cette réplique avait le sens d'un renoncement, elle est devenue l'expression d'un établissement dans un mode de vie bourgeois mettant fin à l'errance des années d'apprentissage (N.d.T.)

Karl Löwith, Max Weber et Karl Marx, 1932, p.98 dans l'édition Payot (2009).
La traductrice est Marianne Dautrey.

Deux livres de médecins, un livre sur l'amour

Je prends de l'argent au distributeur. Il me faut de la monnaie pour la machine à café. Je pense à l'automate de la poste du Cnit pour obtenir des pièces, mais la poste du Cnit, qui ne me déçoit jamais quand il s'agit de me décevoir, est fermée pour travaux.
Alors je décide d'aller à la Fnac, pour y trouver un truc pas trop cher.

Au passage j'épelle "Teilhard" à une vendeuse qui cherche sur son écran en interrogeant deux vieilles dames: «Théière?» Elles ne savent pas (et je me demande comment on peut avoir l'idée de chercher un livre de Teilhard sans savoir qui il est. Pour un petit-neveu, peut-être?)

Je vais au rayon religion (la dernière fois au Virgin j'avais trouvé un Wénin, je cherche un Boyarin, sait-on jamais) qui se trouve au même endroit que la spiritualité, la sociologie et la psychologie (un peu comme si on avait décidé de mettre tous les charlatanismes ensemble). J'aime bien cet endroit, on y trouve toujours des livres bizarres.
J'en feuillette plusieurs (Le Petit Prince adapté à la vie de bureau…) dont Pourquoi l'amour fait mal d'Eva Illouz. Ce n'est pas un livre érotico-sentimentalo-psychologique, mais une étude socio-économique sur les mutations de l'amour (ce qu'on entend par amour et ce que l'on attend de l'amour) dans un monde d'égaux où l'on ne croit plus au sacré. En fait, pour se donner une idée du livre, il suffit de savoir que l'autre titre de l'auteur traduit en français s'intitule Les sentiments du capitalisme («Aurait-on oublié que les sentiments sont des acteurs majeurs de l'histoire du capitalisme et de la modernité? et qu'elle a favorisé le développement d'une nouvelle culture de l'affectivité engageant le moi privé à se manifester plus que jamais dans la sphère publique?»)
Bref, un livre sérieux dont je note ici les références en attendant d'avoir du temps à y consacrer.

Je repars avec le livre de Jaddo, Juste après dresseuse d'ours. J'en aime le ton et les histoires courtes. Ce n'est pas du tout le même angle que celui du Dr Borée qui lui raconte ses aventures de médecin généraliste à l'ancienne (le médecin de famille, disait-on chez nous: Loin des villes, proches des gens).
Jaddo, c'est plutôt des aperçus de ses années d'études, de ses stages, de ses indignations (elle a l'indignation fréquente et spontanée, j'aime bien) contre le système (absurde), les pontes (arrogants), les patients (imprécis ou sans gêne).

Je ne vais pas citer le drôle ou l'indignant (se reporter au blog ou au livre), juste l'utile (je n'aurais jamais pensé que c'était si important, les médicaments que l'on prenait):
Alors très sérieusement, maintenant, un MESSAGE DE SANTE PUBLIQUE:
Soit on est capable de donner tout son traitement de tête, sans oublier un médicament et sans oublier les posologies ni la durée du traitement, soit on a toujours sur soi une fiche cartonnée avec la liste de ses médicaments.
Si vous avez un mère ou une grand-mère qui n'a plus toute sa mémoire, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
Le prochain médecin qui la verra aux urgences construira un petit autel avec des bougies en hommage autour d'une photo de vous.
Et potentiellement, vous, vous sauverez la vie de votre grand-mère.

Jaddo, Juste après dresseuse d'ours, presses pocket, p.118-119

La Décennie de François Cusset

J'ai ramené les références de ce livre d'un colloque sur la littérature en France dans les années quatre-vingts (la littérature in-tranquille, sur fond d'affiche de campagne mitterrandienne (non, je n'avais pas fait le rapprochement avec "la force tranquille")).

Ce livre est paru en 2006, il est sous-titré "Le cauchemar des années 1980". Il explique dix ans de mutations, la fin des années contestataires et l'avènement de la normalisation des esprits par le capitalisme (je dirais plutôt: par le marketing ou le marchandising).

C'est un livre à la fois amusant, désespérant et énervant: énervant par son style (trois cents pages dans le style Canard enchaîné, c'est lassant), désespérant par son constat (la fin de l'esprit critique et de la contestation sociale et politique, la disparition des intellectuels, Deleuze, Foucault, Sartre, etc), amusant parce que la bêtise est toujours réjouissante (enfin je trouve). C'est aussi ou surtout un livre en colère; il me semble y lire — mais c'est peut-être moi qui projette — «Qu'a fait la gauche de ses idéaux?»

Le plaisir de ce livre pour moi est aussi d'y relire mes années d'adolescence, d'y voir étalés et expliqués des phénomènes que j'ai détestés instinctivement, et de pouvoir soudain leur donner une forme (à ces phénomènes) et une raison (à cette détestation).

L’accumulation des formules-choc donne parfois l’impression d’être manipulé (le lecteur est appelé lui aussi à abandonner tout esprit critique pour abonder dans le sens de l’auteur), mais il faut convenir que c’est un travail très abondamment documenté (avec Le Nouvel Obs comme magazine représentatif de la décennie… Est-ce un bon choix, est-ce le bon choix ?) et que les arguments avancés sont toujours étayés par des sources. Chaque fois que l’on souhaite protester contre ce qui paraît une explication un peu trop simple et un peu trop rapide, quelques livres, quelques chansons, quelques événements de l’époque viennent soutenir la thèse de l’auteur (bien entendu, cette phrase n'est que le reflet de ma malveillance. En toute rigueur, l'auteur a procédé à l'inverse: il a déduit ses analyses des faits, et non cherché quelques faits à l’appui de ses idées préconçues (cette dernière méthode expliquerait que tout semble si bien concorder… mais justement, un peu trop bien, d’où mon malaise indéfinissable)).

La thèse du livre est la suivante : la génération quatre-vingts a voulu que le tout économique et le tout culturel remplacent l'esprit critique. Elle a écrasé la contestation sociale et politique en la rendant littéralement im-pensable.
Collant comme l’obligation d’être heureux, d’être entreprenant, d’être un individu. Ces refrains [T’as le look coco qui te colle à la peau] expriment mieux qu’autre chose la schizophrénie de la France de 1984, le décalage abyssal, mais gardé sous silence, entre ces enthousiasmes savamment orchestrés et la plus grande année de «casse» sociale de la décennie, sinon de la fin du siècle. Car c’est la mise en place du Plan Acier et ses dizaines de milliers de licenciements pour «sauver» la sidérurgie française, avec ces images, venues d’un autre temps, d’ouvriers lorrains affrontant les CRS vendredi 13 avril dans les rues de Paris. Ce sont aussi l’accélération de la croissance du chômage et le doublement des nouveaux cas de «détresse sociale», selon le Secours catholique, plus l’exclusion en dix-huit mois de 600 000 chômeurs des bénéfices de l’indemnisation suite aux décrets Bérégovoy signés avec patronat et syndicats. Et c’est l’essor, en conséquence, des jobs précaires et d’emplois de bureau d’une pénibilité nouvelle, depuis l’instauration des Travaux d’utilité collective (TUC) par le nouveau gouvernement Fabius jusqu’au boom soudain du télémarketing, où l’on place chaque télévendeur face à un miroir pour qu’il n’oublie pas … de sourire.

François Cusset, La décennie, p.98 (La Découverte, 2006)
Ce livre donne l’impression de voir naître notre aujourd’hui, album photo d'un aujourd’hui au berceau dont il était alors difficile d’imaginer l'adolescence.

Voici par exemple la naissance de l’antiracisme:
[…] le socialisme français troque alors l’ouvrier contre l’immigré dans le rôle du damné de référence1, de la figure fétiche à laquelle identifier un courant politique qui lui est historiquement étranger. Le choix de sacrifier des pans entiers de l’industrie française et jusqu’à la classe ouvrière elle-même comme enjeu électoral, n’a pas lieu par hasard au même moment.

A ces nouveaux labels unanimistes surgis en quelques mois dans la France de Mitterrand, il devient vite indispensable, pour la gauche des beaux quartiers, d’être associée d’une façon ou d’une autre, pour leur plus-value symbolique et leur bénéfice moral. Mais, une fois passés les disques et les concerts, SOS-Racisme et ses réseaux gardent une très faible représentativité dans les quartiers où le racisme est vécu au quotidien. Supplément d’âme invisible, et concrètement inutile, dans des zones urbaines de discrimination systématique (à l’embauche, au logement, au harcèlement policier), la nouvelle morale antiraciste constitue en revanche un atout non négligeable dans les dîners en ville et les comités de rédaction. Pestant contre un show business cocardier qui compte si peu d’Arabes, mais heureusement tant d’autres «immigrés» (d’Yves Montant à Léon Zitrone ou Sylvie Vartan), on met alors en avant le couturier en vogue Azzedine Alaïa, tunisien de naissance, ou l’Algérienne d’origine Isabelle Adjani. Un numéro de Globe annonçant en couverture «Beur is beautiful» invite même bientôt cette dernière à venir raconter à Harlem Désir «l’insulte, l’injure et l’insurrection2 de son enfance française, quand elle s’appelait Yasmina.

C’est dans un esprit comparable que sera porté aux nues en 1988, en enfant miraculé d’une famille de Kabyles pauvres de Lorraine, le major cette année-là du concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure, Djamel Oubechou. L’arbre de tel parcours d’exception, pour cacher la forêt des discriminations; les confessions tremblantes de l’assimilé(e), pour couvrir le silence forcé des inassimilables. Car il en suffit d’un(e) pour mettre un peu de couleur, et que résonne le chœur nouveau de la diversité. L’année 1985 n’est pas par hasard celle où la marque de prêt-à-porter Benetton adopte pour devise «United Colors», suite à la visite d’un cadre de l’UNESCO frappé par la diversité ethnique des salariés du siège, d’après la mythologie de la maison. L’année-charnière de la décennie voit en effet en France, au-delà de la petite main jaune, médias, politiques et producteurs culturels entonner d’une seule voix un éloge lyrique du métissage, un cantique des contrastes et de l’hybridité, une sarabande inlassable en faveur de la diversité des couleurs et des cultures, en des termes assez naïfs, et assez creux, pour inspirer bientôt à certains, dans les mêmes rangs, une critique féroce de l’angélisme anti-raciste — de Jean-François Bizot dans Actuel à l’historien du racisme Pierre-André Taguieff3.
[…]
[…] Mais c’est en musique, une fois encore, qu’est célébré avec le plus de succès pareille réconciliation des cultures, pareille richesse de la diversité, donc aussi bien de la variété. Ce sont, d’un côté, les première percées en France de la musique noire venue d’Arique francophone, d’Alpha Blondy à Dibongo, mais goûtée encore surtout par les connaisseurs. Et de l’autre, plus consensuelle, explose une variété française qui égrène les déclarations d’amour à la différence et à la diversité, de Daniel Balavoine avec L’Aziza («que tu sois d’ici ou là-bas») à Laurent Voulzy en pleine tentation tropicale («le soleil donne la même couleur aux gens»), de Maxime Le Forestier («être né quelque part») à Bernard Lavilliers («de n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur»), et de Jean-Jacques Goldman bien sûr («je te donne toutes mes différences») aux métisses chantées par Julien Clerc, dont «un quart de sang noir» a fait le premier à savoir que «le métissage sauvera le monde». […]

Tout paraît alors contribuer à dessiner en France cette figure compatissante de l’Autre, dans son infranchissable mais si enrichissante «différence».

Ibid, p.104 à 106

Les prémices de l’indignation institutionalisée:
C'est en se déchaînant aussi bien contre les politiques et leur «lâcheté infâme» que contre ce peuple de téléspectateurs repus, indifférents aux guerres terribles qui déchirent le monde, que les nouveaux intellectuels pétitionnaires promeuvent leur courageuse action — vrais «signeurs de la guerre», comme les appelait Félix Guattari. L'argument de l'indifférence coupable fera même le succès de la liste électorale «L'Europe commence à Sarajevo». Créée avant les élections européennes de juin 1994 par BHL, André Glucksmann, Pascal Bruckner, le cinéaste Romain Goupil et le cancérologue Léon Schwartzenberg, elle se saborde à quelques jours du scrutin, après avoir réuni quand même près de 12% des intentions de vote. Le but, assurent-ils, était d'imposer la guerre de Bosnie au cœur du débat ouest-européen et, plus naïvement, de faire lever l'embargo sur les armes en faveur des musulmans de Bosnie. Mais aussi, selon le mot de BHL, de permettre à cette occasion à Michel Rocard, suel homme politique qui ait manifesté de l'intérêt (et soit même venu au débat houleux qui lançait le projet, le 17 mai, à la Mutualité), de «consommer enfin son parricide» contre François Mitterrand.

Ce dernier, directement mis en cause par la «liste», évoque le 16 mai «des voix sincères mais \[que] la passion égare», tandis qu’avec moins d’indulgence son ancien ministre Jean-Pierre Chevènement assène que «la politique étrangère de la France et la guerre sont des choses trop sérieuses pour être laissées à Bernard-Henry Lévy4». L’aventure exemplaire de la liste Sarajevo aura montré en tout cas jusqu’où peuvent aller, en France, non seulement l’influence sur la scène politique des intellectuels les plus en vue, mais aussi leur certitude morale et leur candeur stratégique.

Car la dénonciation du mal est plus une posture qu’un argument, davantage un élan, fiévreux et lyrique, qu’un projet. Peu importent ses causes et son processus exact, la violence, estiment-ils, est toujours nue, elle est ce mal en soi reconnaissable entre tous — soif de sang et goût pervers du combat que s’essaient même à éradiquer de La Marseillaise Jean Toulat et l’Abbé Pierre, en montant en février 1992 un comité pour modifier les paroles «trop belliqueuses» de l’hymne national. L’indignation morale envahit médias et librairies, elle devient la forme a priori du débat politique.

Ibid, p.177 et 178

Le chantage au sens:
Trois traits de ce moralisme du Mal en disent toute l’arrogance. D’abord un certain «biographisme», à l’évidence narcissique, qui leur fait oublier les textes, et leur autonomie, au profit des seuls faits et gestes de l’auteur. Même si certains d’entre eux ont alors défendu le philosophe allemand, c’est bien cette vision du travail intellectuel qui a rendu possible l’étonnante «affaire Heiddegger» de 1987, apparition soudaine de ce nom lointain dans le débat public, le temps de fustiger les compromissions nazies d’un professeur bien suspect. Ensuite, leur dogme des Lumières ressemble plutôt à un spiritualisme du Bien et du Mal. Ils prêchent un christianisme laïcisé où tout se résout, en dernier ressort, à l’affrontement de la haine et de l’amour, celui-ci surplombant de ses promesses de réconciliation générale les métaphysiques bon marché d’un Comte-Sponville ou d’un Ferry — un peu à la façon dont le chanteur Sting cherchait alors à nous rassurer sur l’humanité des Soviétiques : «Russians love their children too5». Enfin, leur harangue est une façon involontaire, mais diablement efficace, d’entériner ce qu’ils dénoncent, en substituant la pitié au dialogue, la conscience noble à la riposte politique, et l’éloge de l’engagement à l’action effective. […]

Pour être plus discret, le deuxième chantage des moralistes n’en est que plus pernicieux. Le «retour au sens» dont se réclament Ferry et Renaut, avec tant d’autres, est pour la pensée le pire des chantages. Il identifie toute difficulté théorique (qui est en général la difficulté de ce qu’ ''il y a'' à penser) à un snobisme de l’abscons, et associe le «vrai» questionnement philosophique, sur un mode démagogique, à une médecine de l’âme révélant aux mortels le sens des choses — que ça fasse sens, qu’on donne du sens, qu’on trouve le Sens de la vie grâce aux grands auteurs. Cette approche thérapeutique, et mensongère, du travail théorique accouchera finalement de quelques best-sellers, traités moraux de Comte-Sponville ou théodicées humanistes de Ferry6, et d’une vague submergeant les années 1990: celle des «cafés philo» inaugurés à la Bastille par Marc Sauter et d’une «philo pour vivre» enfin ''utile'', depuis le retour très biographique à Socrate (deux récits de sa vie paraissent en 1987) jusqu’au triomphe du roman philosophique de l’écrivain norvégien Jostein Faarder, Le Monde de Sophie (1995).

Le chantage au Sens est un chantage est un chantage à la transcendance, à une présignification donnée hors du monde, qui empêche de saisir les liens, les strates, les trous faisant et défaisant le monde. Le retour à l’approche herméneutique, celle des réflexions extérieures sur telle ou telle question, pose ce Sens comme antérieur à tout le reste, vieil idéalisme qu’avaient combattu trente ans de soupçon théorique devant nos fausses évidences, de Deleuze à Foucault et Lacan. Le «sens commun» que prônent les moralistes, en nouveaux amis du peuple, est surtout un Sens prédéfini organisant le commun à son insu. Il est ce Sens dont se méfiait Freud dans les années 1910, lorsqu’il répétait que le rapport au désir ne se réduit pas à son «sens» culturel ou religieux, mais constitue à chaque fois une énigme singulière. Et il y a du mépris dans cet appel à un Sens accessible, transparent, transitif. Car la question des troubles du sens, de ses glissements et de ses illusions, aurait été tout aussi accessible au grand public, et beaucoup plus féconde. Mais elle aurait eu l’inconvénient de l’émanciper de la tutelle de ses nouveaux maîtres qui, sous prétexte de faire penser chacun «par lui-même», ont organisé la discussion à leur guise, au nom d’une philosophie de l’épanouissement personnel. La décennie 1980 consacre ainsi l’empire du Sens, qui réduit une à une, par la force de ses brigades médiatiques et académiques, les dernières poches de résistance, héritées du structuralisme ou de la pensée critique, où l’on ose encore douter que le sens — des mots, des concepts, du monde — aille de soi.

Enfin, avec le chantage au Réel, on n’est plus seulement sur le pré carré des moralistes, mais sur le terrain plus large où triomphent, pendant les années 1980, les stratèges de l’empirisme. Experts, spécialistes, conseillers expliquent tous doctement ce qu’est le Réel, et qu’il serait périlleux de s’en écarter. Le «réalisme», ou plutôt son illusion, procède à la fois d’un cynisme assumé, en faisant de l’assentiment à ce qui est (le «réel ») l’unique règle de pensée, et d’un rappel à l’ordre : cantonnez-vous au possible, au réalisable, que nous délimiterons pour vous, et nous pourrons discuter. Le Réel, chez nos moralistes des années 1980, fut ce qu’ils éprouvèrent dix ans auparavant comme un réveil salutaire, quand Soljenitsyne, Pol Pot ou le « bateau pour le bateau pour le Vietnam » les tirèrent soudain de leur sommeil dogmatique. D’un tel réveil, ils conclurent alors à une claire séparation du monde entre utopies et réalité, fantasmes et empirie, rêve et urgence — Mal et Bien.

Ibid, p.231 et 232
J'ai déjà longuement cité, je vais donc faire l'impasse sur la description de l'envahissement du tout culturel (je retrouve en feuilletant le rapprochement entre la mort de Coluche et celle de Borgès à quelques heures d'intervalle). Je note ici pour mémoire deux ou trois titres afin de les retrouver en temps utiles (ils apparaissent en note de bas de page: c'est un peu ce qui manque à cette étude, une reprise des livres cités dans une bibliographie en fin de volume. Comme je le disais, le livre fourmille de références. L'un des auteurs encore vivants aujourd'hui qui reçoit l'approbation de François Cusset est Jacques Rancière).

- Jean Baudrillard, L'Autre par lui-même Galilée, Paris, 1987 (le signe est-il encore signe de quelque chose, ou comment trop de signes tue le signe);
- Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, Paris, 1993 (pour les époux Ceaucescu et parce que le titre me plaît);
- Félix Guattari, Les années d'hiver, Paris, Galilée, 1989.


Notes
1 : C'est moi qui souligne.
2 : «SOS la vie», Globe, n°10, octobre 1986.
3 : Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, Paris 1987.
4 : Cités in Pierre Favier et Michel-André Rolland, La décennie Mitterrand, vol.4, Seuil, Paris, 1999, pp 539 et 541.
5 : «Les Russes aussi aiment leurs enfants.»
6 : Luc Ferry, L'Homme-Dieu ou le Sens de la vie (Grasset, Paris, 1996) et André Comte-Sponville, Petit Traité des grands vertus (Albin Michel, Paris 1995)

Ceci n'est pas un quizz culturel

Cette remarque est à mes yeux fondamentales. C'est ce que je tente d'expliquer régulièrement à propos du travail sur les Églogues: nous effectuons un travail austère et humble, indispensable et plaisant, mais qui présente l'inconvénient de casser le rythme du texte et d'une certaine façon de le rendre incompréhensible, puisque les résonances ne s'ordonnent et ne se développent que lorsqu'on lit sans arrêt, sans réflexion, lorsqu'on passe comme passe un passant ou un promeneur dans un paysage curieux et beau, connu et mystérieux à la fois (voyage dans le parc de Landor).

Ce détour par la lecture approfondie ("sans hâte", ai-je trouvé chez les joyciens: unhurried reading) est nécessaire, mais ne doit pas faire oublier la joie simple de lire.
L'essentiel des obscurités des textes poétiques de Pound est maintenant aplani par la prolifération des guides, gloses, commentaires en langue anglaise. Cependant, ces gloses ne sont pas encore accessibles au lecteur français, et surtout elles réduisent le texte, par avance, au statut de quizz culturel, et font des Cantos un «Trivial Pursuit» de la culture universelle. Ce n'est pas ainsi que Pound entendait qu'on le lise, il croyait aux vertus d'une culture vivante, élaborée peu à peu lors de confrontations ardues et directes avec des œuvres, des documents, des cultures parfois très éloignées de la nôtre. «Rien ne peut se substituer à une vie humaine», répète Pound à la fin de sa vie, méditant sur le prix qu'il avait payé pour vivre jusqu'au bout la culture qu'il avait contribué à créer.

Or un fait central doit ici être souligné: tout, dans l'œuvre de Pound, se répond, s'éclaire, se commente. Pénétrer dans le maquis des textes c'est apprendre à explorer un pays dont il faut à la fois apprendre la langue et comprendre les coutumes, avant de goûter la fraîcheur de ses récits fondateurs.

Ezra Pound, Je rassemble les membres d'Osiris, extrait de la préface de Jean-Michel Rabaté, p.8

J'y crois pas : une lecture de Stéphane Hessel

Une lecture au sens propre : un commentaire, sur un ton enjoué :

J’ai donc versé mes trois euros à la défense d’une cause, j’allais dire «comme tout le monde», ou pour qu’il ne soit pas dit que je passe à côté d’un «phénomène» rappelé par tous les médias. J’ai acheté le petit livre et, pas plus qu’à l’époque de Matin brun, je ne me suis guère interrogé sur les conditions exactes, concrètes, de l’apparition de ces fascicules. C’est comme ça. Des petites maisons d’édition jusqu’ici inconnues du grand public, aux tirages confidentiels, propulsent en un clin d’œil un de leurs livres à la meilleure place, à côté de la caisse, et parviennent à subvenir à la demande par centaines de milliers d’exemplaires sans la moindre rupture de stocks (la librairie d’une grande ville confie ainsi vendre 300 à 400 exemplaires par jour d’ Indignez-vous!). C’est comme ça, un point c’est tout. Il ne faudrait pas jouer les trouble-fête en rappelant les conditions matérielles, l’organisation et le très solide background indispensables à l’éclosion du «phénomène».

En attendant, j’avais de quoi meubler l’heure de bus qui m’attendait pour rentrer chez moi.

À vrai dire, c’était faire preuve d’un certain optimisme : la lecture d' Indignez-vous! ne permet pas de faire passer une heure de transport en commun. Tout au plus une demi-heure, en tenant compte d’un environnement assez peu favorable à la lecture. Et puis, j’étais fatigué par ma journée passée à courir d’un bureau à l’autre. Le livret refermé, je me suis laissé envahir par une somnolence pleine d’images vagues et de pensées décousues, sur fond de messages publicitaires et de chansons de variétés que diffusait dans le bus une station de radio. Sur fond d’autre chose, aussi, qui m’est revenu plus tard.

En retrouvant le calme de mon deux-pièces suburbain, j’ai d’ailleurs mis sur le compte de ce petit voyage routinier et pénible le peu qui me restait de ma lecture. Si quelqu’un, juste à ce moment, m’avait demandé ce que contenait de spécial Indignez-vous!, qu’est-ce que j’aurais répondu, au juste? «De spécial», je n’avais rien retenu. Étrange sensation de déjà-lu, quelque part, ici ou là, un peu partout : le déclin des acquis sociaux, le triomphe des riches, de la société de consommation, la persécution des «sans-papiers», la défense des Palestiniens. Envie de soupirer: «Ah bon? c’était ça?» Il me restait le sentiment d’un livre à la fois très court et pourtant avec des longueurs, une composition assez confuse, qui passait de l’actualité française la plus récente à la politique internationale, mélangeait les anecdotes personnelles et les considérations abstraites. J’avais l’impression d’avoir lu en diagonale. Je ressentais par-dessus tout un très grand décalage entre ce que promettait le titre et ce que j’avais trouvé à l’intérieur, un peu comme avec une publicité mensongère. À cela, il ne pouvait y avoir qu’une explication: j’avais lu dans de mauvaises conditions. Il fallait recommencer.

J’ai pris une douche, j’ai mangé un bout et rouvert le livret, confortablement installé sur mon canapé convertible. À tête reposée, j’allais comprendre.

Orimont Bolacre, J'y crois pas

Les intellectuels (tentative de définition)

Au sens strict, un «intellectuel» est un individu qui emploie sa culture et son intelligence à rendre le monde où il vit un peu plus intelligible et par conséquent un peu plus maîtrisable. Cela suppose donc que chaque fois qu'il défend une idée, c'est parce qu'elle a des vertus éclairantes et non parce qu'elle renforce son sentiment d'appartenance à une tribu quelconque (ethnique, nationale, religieuse, politique, associative, etc.) Comme il s'agit là d'une espèce désormais peu fréquente (ou qui, en tout cas, vit, selon le mot de Breton, «à l'abri des honneurs et loin du bruit»), j'ai préféré dans les lignes qui suivent, m'en tenir essentiellement à l'usage orwellien du terme. On désigne alors par «intellectuels» non seulement les différents idéologues au sens étroit du terme, mais, d'une façon plus générale, ces fractions des nouvelles classes moyennes qui, sous différentes formes, sont préposées à l'encadrement technique, politique et culturel du capitalisme développé. Spécialisés dans la manipulation des langage et des images (d'où, selon Orwell, leur «pauvreté émotionnelle» cf. The Lion and the Unicorn), les intellectuels, ainsi définis, concourent de façon évidemment privilégiée à la fabrication de «l'air du temps.»

Jean-Claude Michéa, Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats (2010), p.32
Ce petit livre est une sorte de commentaire autour et à partir du livre d'Eduardo Galeano (dont j'apprends qu'il figurait «sur la liste des exilés uruguayens condamnés à mort par la Junte militaire argentine» (p.35)).

Je me demande de quelle façon cette seconde définition des intellectuels recoupe la catégorie des bobos et celle des professeurs socialistes (ces deux-là ne se recoupant pas, nous sommes bien d'accord. Mais puisqu'il s'agit de nuancer précisément entre des catégories floues…)

Sensibilité et bienveillance

L'ironie de l'histoire, c'est que cette incapacité viscérale des intellectuels à comprendre de l'intérieur une passion populaire (avec ce que celle-ci comporte, par nature, d'excès toujours possibles et de théâtralité nécessaire) est précisément ce qui leur interdit de critiquer avec toute la radicalité requise les monstrueuses dérives du football contemporain. Ici, comme du reste dans bien d'autres domaines, le manque de sensibilité et, plus encore, de bienveillance (qualités qui définissent, selon Orwell, la «common decency»), s'apparente tout simplement à une véritable erreur méthodologique. Qu'on imagine, par exemple, un individu, entièrement dépourvu de sens poétique: quels que soit par ailleurs son intelligence et son sens de l'observation, il est clair qu'il aura le plus grand mal à apprécier exactement la profondeur du mouvement par lequel l'Economie régnante en vient, peu à peu, à imposer des manières de parler (notamment dans la jeunesse, sa cible privilégiée, à tous les sens du terme) où toutes les fonctions critiques du langage ont été neutralisées. De la même manière, celui qui ne parvient pas à ressentir avec son corps et son intelligence, la voluptueuse inutilité du sport (lequel, notait encore Lasch, satisfait «l'exubérance que nous gardons de notre enfance» et entretient le plaisir «d'affronter des difficultés sans conséquence») ne parviendra pas non plus à saisir l'étendue réelle de sa mutilation présente, ni l'ampleur des nuisances qui menacent son avenir.

Jean-Claude Michéa, Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats (2010), p.17-18

Le pluriel de l'écriture, rempart contre la bêtise

Aussi, la critique des références (des codes culturels) n'a jamais pu s'établir que par ruse, aux limites mêmes de la Pleine Littérature, là où il est possible (mais au prix de quelle acrobatie et de quelle incertitude) de critiquer le stéréotype (de le vomir) sans recourir à un nouveau stéréotype : celui de l'ironie. C'est peut-être ce qu'a fait Flaubert, notamment dans Bouvard et Pécuchet, où les deux copieurs de codes scolaires sont eux-mêmes "représentés" dans un statut incertain, l'auteur n'usant d'aucun métalangage à leur égard (ou d'un métalangage en sursis). Le code culturel a en fait la même position que la bêtise: comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent? Comment un code peut-il avoir barre sur un autre sans fermer abusivement le pluriel des codes? Seule l'écriture, en assumant le pluriel le plus vaste possible dans son travail même, peut s'opposer sans coup de force à l'impérialisme de chaque langage.

Roland Barthes, S/Z, p.195

Qui parle ?

L'écriture classique, elle, ne va pas si loin; elle s'essouffle vite, se ferme et signe très tôt son dernier code (par exemple, en affichant, comme ici, son ironie. Flaubert cependant (on l'a suggéré), en maniant une ironie frappée d'incertitude, opère un malaise salutaire de l'écriture: il n'arrête pas le jeu des codes (ou l'arrête mal), en sorte que (c'est là sans doute la preuve de l'écriture) on ne sait jamais s'il est responsable de ce qu'il écrit (s'il y a un sujet derrière son langage); car l'être de l'écriture (le sens du travail qui la constitue) est d'empêcher de jamais répondre à cette question: Qui parle?

Roland Barthes, S/Z, p.134

La morale perd pied

Les bas blancs bien tirés et à coins verts, les jupes courtes, les mules pointues et à talons hauts du règne de Louis XV ont peut-être un peu contribué à démoraliser l'Europe et le clergé.

Honoré de Balzac, Sarrasine, cité par Barthes dans S/Z, p.135

Les outils du bricolage

Regardons [le bricoleur] à l'œuvre: excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective: il soit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d'outils et de matériaux; en faire, ou en refaire, l'inventaire; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l'ensemble peut offrir au problème qu'il lui pose.

Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, p.28 (Paris, 1962)

Copier / Citer

Nous savons maintenant qu'un texte n'est pas fait d'une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le "message" de l'Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n'est originelle: le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l'écriture, l'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais original; son seul pouvoir est de mêler des écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l'une d'elles; voudrait- il s'exprimer, du moins devrait-il savoir que la "chose" intérieure qu'il a la prétention de "traduire", n'est elle-même qu'un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s'expliquer qu'à travers d'autres mots, et ceci indéfiniment.

Roland Barthes, "La mort de l'auteur", in Le Bruissement de la langue, p.67 (points seuil)

L'irremplaçable de l'oeuvre d'art

Ce qui n’est pas remplaçable dans l’œuvre d’art, ce qui fait d’elle beaucoup plus qu’un moyen de plaisir: un organe de l’esprit, dont l’analogue se retrouve en toute pensée philosophique ou politique si elle est productive, c’est ce qu’elle contient, mieux que des idées, des matrices d’idées, qu’elle nous fournit d’emblèmes dont nous n’avons jamais fini de développer le sens, que, justement parce qu’elle s’installe et nous installe dans un monde dont nous n’avons pas la clef, elle nous apprend à voir et finalement nous donne à penser comme aucun ouvrage analytique ne peut le faire, parce que l’analyse ne trouve dans l’objet que ce que nous y avons mis.

Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », Signes [1960], 2001, Folio Essais : 124-125

Lire

Mais peut-être faut-il le rappeler: la lecture est un bonheur qui demande plus d'innocence et de liberté que de considération. Une lecture tourmentée, scrupuleuse, une lecture qui se célèbre comme les rites d'une cérémonie sacrée, pose par avance sur les livres les sceaux du respect qui le ferment lourdement. Le livre n'est pas fait pour être respecté et «le plus sublime chef-d'œuvre» trouve toujours dans le lecteur le plus humble la mesure juste qui le rend égal à lui-même. Mais, naturellement, la facilité de la lecture n'est pas elle-même d'un accès facile. La promptitude du livre à s'ouvrir et l'apparence qu'il garde d'être toujours disponible — lui qui n'est jamais là — ne signifie pas qu'il soit à notre disposition, signifie plutôt l'exigence de notre complète disponibilité.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir

Pas de Littérature sans Morale du langage

Ce qu'on veut ici, c'est esquisser cette liaison; c'est affirmer l'existence d'une réalité formelle indépendante de la langue et du style; c'est essayer de montrer que cette troisième dimension de la Forme attache elle aussi, non sans un tragique supplémentaire, l'écrivain à sa société; c'est enfin faire sentir qu'il n'y a pas de Littérature sans une Morale du langage.

Roland Barthes, fin de la préface au Degré zéro de l'écriture

Défendre l'imaginaire

Son «opiniâtreté» n'est rien d'autre que la défense de son imaginaire.

Roland Barthes, S/Z, lexie 169

Le silence de la mémoire, de Nicole Lapierre

Je n'ai pas compris ce que cherchait l'auteur: trouver un prétexte universitaire pour partir à la recherche de ses propres racines (la mère de son père), explorer la faille entre mémoire et histoire, examiner les conditions d'une identité juive aujourd'hui, après la catastrophe (Shoah) et la naissance de l'Etat d'Israël ?

En 1984, Nicole Lapierre entreprend de retrouver les survivants de la communauté juive de Plock éparpillée par le nazisme puis les suites de la seconde guerre mondiale. Elle peint l'effervescence de la jeunesse juive en Europe orientale dans les années vingt et trente, poussée à choisir ou à inventer une nouvelle articulation entre la tradition du Shetl, la modernité économique et l'espoir né de la révolution russe. Ce livre constitue ainsi un arrière-plan parfait au chapitre "Rosa Luxembourg" des Vies politiques d'Hannah Arendt.
La jeunesse juive polonaise n'aura pas le temps d'inventer un nouveau modèle, la guerre détruira toute trace de sa vie antérieure, rendant impossible et l'oubli et la mémoire : se souvenir n'est pas vivre, oublier est trahir.
J'en retire l'impression que Nicole Lapierre nous murmure que tout un mode de vie était condamné à disparaître (très) lentement, absorbé par la modernité et les espoirs politiques, dispersé par l'émigration en occident ou en Palestine, et que l'une des conséquences paradoxales de l'œuvre nazie est que personne désormais n'osera parachever cette disparition : le shetl est dorénavant éternel, car comment s'autoriser à oublier?

Avec l'anéantissement d'une société fut aussi aboli l'espoir de ceux qui la contestaient. Ils voulaient rompre avec une vie juive marquée par la misère et la résignation, mais aussi se défaire de l'emprise de la tradition et du conformisme. De cette vie, plus rien ne demeure et les ruptures anciennes sont devenues d'irrémédiables et coupables abandons, scellés dans le silence. Revendiquer aujourd'hui les révoltes et rejets d'autrefois, c'est dénoncer, condamner les travers d'un univers depuis martyrisé. Rares sont ceux qui l'assument, même lorsqu'ils sont resté fidèles à leur engagement. Cet effondrement a rétroactivement doté du sens mythique de la nostalgie cet univers que l'émigration avait abandonné. Or la nostalgie est l'inverse d'une mémoire fondatrice, en elle, aucun présent, aucun avenir ne saurait se ressourcer, elle n'est que traces des pertes et des ruptures.
Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire : à la recherche des Juifs de Plock, p.273

Exil avant la guerre (vers la France, souvent), fuite pendant la guerre (vers l'est, la Sibérie, le Nord de l'URSS ou le Caucase), hommage au peuple russe, pogroms polonais de 1946, tracasseries administratives françaises des années cinquante, livres de mémoire (Yzker biher), arogance des sabras (jeunes Israëliens nés en Israël) dans un pays qui valorise la résistance et les héros et tait la "catastrophe",...

L'épilogue clôt ce récit comme seul le réel ose clore un récit.
Et je songe aux Disparus de Mendelsohn : ce n'est finalement que l'accomplissement fictionnel de la recherche entreprise par Nicole Lapierre, recherche à la fois merveilleuse et éternellement décevante.
Je ne sais comment se termine Les Disparus.

[Passage] Le pluriel du texte

Le Texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu'il a plusieurs sens, mais qu'il accomplit le pluriel même du sens : un pluriel irréductible (et non pas seulement acceptable). Le Texte n'est pas coexistence de sens, mais passage1 traversée ; il ne peut donc relever d'une interprétation, même libérale, mais d'une explosion, d'une dissémination. Le pluriel du Texte tient, en effet, non à l'ambiguïté de ses contenus, mais à ce que l'on pourrait appeler la pluralité stéréographique des signifiants qui le tissent (étymologiquement le texte est un tissu) : le lecteur du Texte pourrait être comparé à un sujet désœuvré (qui aurait détendu en lui tout imaginaire) : ce sujet passablement vide se promène (c'est ce qui est arrivé à l'auteur de ces lignes, et c'est là qu'il a pris une idée vive du Texte) au flanc d'une vallée au bas de laquelle coule un oued (l'oued est mis là pour attester un certain dépaysement) ; ce qu'il perçoit est multiple, irréductible, provenant de substances et de plans hétérogènes, décrochés : lumières, couleurs, végétations, chaleur, air ; explosions ténues de bruits, minces cris d'oiseaux, voix d'enfants, de l'autre côté de la vallée, passages, gestes, vêtements d'habitants tout prés ou très loin ; tous ces incidents sont à demi identifiables : ils proviennent de codes connus, mais leur combinatoire est unique, fonde la promenade en différence qui ne pourra se répéter que comme différence. C'est ce qui se passe pour le Texte : il ne peut être lui que dans sa différence (ce qui ne veut pas dire son, individualité); sa lecture semelfactive (ce qui rend illusoire toute science inductive-déductive des textes : pas de "grammaire" du texte), et cependant entièrement tissés de citations, de références, d'échos: langages culturels (quel langage ne le serait pas ?), antécédents ou contemporains, qui le traversent de part en part dans une vaste stéréophonie.

Roland Barthes, Bruissement de la Langue, p.73, in "De l'œuvre au texte", 1971
Il me semble que l'on a là une bonne description du projet de Passage, et de son fonctionnement.



1 : c'est moi qui souligne.

Conseils pour les rédactions et les dissertations

Devant le succès du billet "Comment écrire une carte postale", je m'en vais recopier quelques conseils pour les rédactions et dissertations.

Il s'agit du premier chapitre de La Prédominance du crétin, de Fruttero et Lucentini, livre paru en 1985 qui rassemble les meilleures chroniques, ou tout au moins les plus intemporelles, que ces deux écrivains ont écrites dans La Stampa entre 1972 et 1985.

Rédaction : les sujets de rédaction

Les Pléiades se couchent, les générations passent, mais les sujets de rédaction ne varient pas ; le même gémissement de désespoir, le même murmure d'impuissance continue à s'élever des bancs (naguère en bois, aujourd'hui en plastique) alignés dans les salles de classe : « J'sais pas quoi dire ! »

Pendant les années de la contestation, et pas seulement en Italie, on a tenté diverses voies. Des compositions collectives auxquelles chacun participait par une idée, un mot, une virgule ; des collages d'inspiration vaguement dada-montessorienne, avec des titres de journaux découpés ; des mots sur des bandes de papier, en vrac, que l'écolier devait « structurer » selon sa sensibilité, sa fantaisie ; et puis, bien sûr, les enquêtes et les travaux « de groupes », terreur de milliers de mamans, papas, grand-mères, tantes.

Les plus braillards et les plus ingénus parmi les novateurs tombèrent dans le piège du contenu ; on n'en a rien à foutre de Dante, c'est Gramsci qui nous intéresse. Comme si les Lettres de prison ne provoquaient pas, chez le malheureux cloué devant sa page blanche, la même paralysie abjecte, la même perplexité abattue qui afflige le jeune éxégète de la Divine Comédie.

En vérité, les divers réformateurs et expérimentateurs, ceux des ministères comme les babas barbus, furent tous victimes du même préjugé inconscient selon lequel écrire ne serait pas vraiment compliqué, au fond ; ce serait comme lire et même, carrément, comme parler ; aussi suffit-il de connaître les mécanismes élémentaires de la langue, quelques centaines de mots pour exprimer avec une précision exquise ce qu'on a dans la tête.

Les autres arts ne se prêtent pas à semblables illusions et gardent brutalement leurs distances : dans le public qui se presse pour le concert de Rostropovitch, ou l'exposition de Picasso, le pourcentage de ceux qui savent tenir un archet ou un pinceau est bien faible ; tandis que tous les lecteurs de Manzoni, tous sans exception, savent manier matériellement la plume plus ou moins comme lui, et cela leur procure la sensation, non pas, bien entendu, d'être Manzoni, mais quand même, de piocher, eux aussi, en bordure du même champ, de ne pas en être exclus par des ravins infranchissables.

C'est peut-être de cet antique aveuglement (signalé avec férocité par Kraus voilà déjà de nombreuses décennies) que naissent les sujets de rédaction qui sont toujours, d'une façon ou d'une autre, tellement difficiles, tellement épineux qu'ils donneraient la tremblote à n'importe quel écrivain professionnel.

Aux enfants de nos amis qui nous demandent conseil, nous recommandons en général de choisir les sujets « de cours », dont nous avons constaté le retour avec un vrai soulagement. Ce sont les plus inoffensifs, les plus fonctionnels, et en réalité les moins coercitifs, les moins sournois pour les élèves. Seuls des esprits immensément obtus ont pu considérer ces honnêtes contrôles, ces ternes péages d'autoroute, comme un ennemi à abattre. Avec un minimum d'application et de mémoire, n'importe qui est capable de reproduire en bon ordre sur une feuille un certain nombre d'opinions d'autrui sur la Renaissance, la Révolution française, Cavour, Lénine, les poètes romantiques et la Première Guerre mondiale. L'important, c'est de ne pas oublier qu'il s'agit, dans tous les cas, de questions ouvertes, controversées, incroyablement compliquées, sur lesquelles un adolescent ne peut pas, et surtout ne doit pas, « avoir une opinion personnelle ».

Malheureusement, l'école fait tout pour brouiller les cartes en formulant les sujets comme si l'écolier était appelé à rédiger un mémoire pour un congrès de spécialistes. Préambules longs et solennels, phrases entortillées et menaçantes, et, pour finir, le coup de canon du sujet proprement dit. Alors qu'il faudrait dire : « Tu ne sais pas grand-chose sur la polémique autour du Vérisme, et tout ce que tu sais est de seconde ou de troisième main. Nous voulons simplement vérifier si tu as au moins compris les termes du débat et si tu as en tête quelques dates, quelques titres et les points de vue de deux ou trois spécialistes qui ont passé des années à s'en occuper. Si tu te permets d'utiliser des expressions comme " d'après moi " et " à mon avis ", tu seras recalé d'office. »



Qu'ils soient paresseux ou terrorisés par les formulations grandiloquentes et absconses du sujet d'histoire et de littérature, de nombreux lycéens préfèrent cependant le sujet dit « libre » ou « d'invention » et s'exposent ainsi à des dangers mortels. Car ils affrontent alors avec une inconscience aveugle et des moyens d'expression rudimentaires (mais personne ne les a mis en garde) rien de moins que la prose d'art, le petit poème en prose, le billet littéraire.

« Le printemps est parmi nous » ; « Vous décrirez les impressions et les sentiments que la vue de la mer suscite en vous » ; « Mon meilleur ami » sont des sujets qui, sous une apparente facilité, cachent un défi aux maîtres de l'image fulgurante, de l'adjectif lapidaire, de l'analyse psychologique minutieuse.

Ce qui se présentait comme une échappatoire se révèle bien vite un piège : le malheureux en est réduit à racler le fond de sa pauvre culture littéraire, d'où il ne peut tirer que gazouillis d'oiseaux, fleurs écloses et bouillonnement d'écume. Mais la banalité, qui dans le sujet de cours était en fait considérée comme une qualité, devient ici une faute. L'enseignant lit ces images rabâchées, ces lamentables déchets, ces tentatives malhabiles, et il sent poindre en lui, qu'il le veuille ou non, des comparaisons meurtrières avec D'Annunzio et Mallarmé, Melville et Proust. Irritation et découragement le poussent à la sévérité : comment se peut-il que ce petit crétin ne sache rien tirer d'autre d'un inséparable camarade de jeu, d'une balade en Sardaigne ? Et l'imprudent rentre chez lui avec une appréciation désastreuse.

Reste le sujet « de rhétorique » ou « d'actualité », mise au goût du jour des sujets d'autrefois sur la clairvoyance du Duce, la Victoire du Quatre-Novembre, l'Empire d'Abyssinie, l'orgueil d'être Ballilla[1]. Le thème précis est sans importance ; il peut porter indifféremment sur le tremblement de terre, la drogue, la propreté des villes, la faim dans le monde, la peine de mort ; il s'agit seulement de vérifier le degré de conformisme de l'élève. Si ce dernier prenait au sérieux l'invitation à s'exprimer librement et écrivait, par exemple, qu'il a considéré le tremblement de terre comme un spectacle grandiose, que tout ce Tiers Monde mal nourri ne lui fait ni chaud ni froid, qu'il rêve d'assister à une belle pendaison publique, il irait au-devant de sérieux désagréments.

Mais une fois ce point éclairci, il pourra affronter cet exercice de rhétorique sans risques ni efforts excessifs, car il suffit de lire un peu les journaux et de regarder un peu la télévision (ce qui sert déjà à démontrer une louable « prise de conscience » des problèmes contemporains) pour rédiger un texte acceptable. Ici, la banalité est à nouveau de rigueur ; toutefois, il est conseillé de lui imprimer un mouvement dialectique du genre : les usines polluent / mais par ailleurs elles font vivre beaucoup de monde / quoi qu'il en soit l'Homme saura certainement trouver une solution.

En tout cas, il est essentiel de garder à l'esprit qu'il s'agit d'un test sur « les bons sentiments » : compassion pour les faibles, solidarité avec les opprimés, indignation envers les tyrans, réprobation envers les riches oisifs et corrompus, haine envers la violence et la guerre, amour de la paix et du travail, confiance dans la démocratie et l'avenir, non sans la conscience virile des difficultés à affronter.

Toutes ces formules moralistes seront donc profitablement introduites dans le développement pour culminer dans l'indispensable conclusion finale, au ton responsable et réfléchi.

Le meilleur entraînement à ce genre d'exercice reste la lecture ou à la relecture de Cuore[2], les matériaux émotifs n'ayant pas bougé depuis. L'élève pourra aisément pourvoir aux transpositions évidentes en substituant aux lieux communs du siècle dernier ceux qui sont en vigueur de nos jours ; seringue du drogué, au lieu de bouteille de l'alcoolique ; camarade handicapé, au lieu de camarade tuberculeux ; commémoration syndicalo-résistante, au lieu de militaro-patriotique ; main chaleureuse du président de la République, au lieu de main chaleureuse d'Humbert Ier, et ainsi de suite.

Quant à manier la langue avec désinvolture et élégance, inutile de songer désormais à l'apprendre à l'école. Il faudrait des réformes drastiques et, en premier lieu, la suppression du téléphone et le retour à la carte postale primale de Varazze : « Chère maman, je t'écris pour te faire savoir que... »

Par ailleurs, le téléphone est devenu un instrument indispensable de la vie moderne.

Quoi qu'il en soit, l'Homme saura certainement trouver une solution.

Malgré l'ironie de la fin de ce billet, je ne saurais trop encourager ceux qui arriveraient ici en cherchant réellement des conseils pour leur rédaction et leur dissertation de suivre au pied de la lettre les recommandations de Fruttero et Lucentini:

«L'important, c'est de ne pas oublier qu'il s'agit, dans tous les cas, de questions ouvertes, controversées, incroyablement compliquées, sur lesquelles un adolescent ne peut pas, et surtout ne doit pas, « avoir une opinion personnelle »
et
«Nous voulons simplement vérifier si tu as au moins compris les termes du débat et si tu as en tête quelques dates, quelques titres et les points de vue de deux ou trois spécialistes qui ont passé des années à s'en occuper.»

C'est tellement évident, quand j'y pense. Pourquoi ne le dit-on pas?
(Attention, lycéen, étudiant : n'avoue pas, ne montre pas que tu as découvert ce secret, tes professeurs pourraient t'en vouloir. Pourquoi? Je ne sais pas, mais il ne faut pas prendre de risque.)
Incidemment cela me rappelle l'échec de Sartre la première fois qu'il présenta l'agrégation de philosophie : il avait voulu donner "son point de vue personnel", tandis que Raymond Aron suivit sagement les règles académiques. (source : Sartre, Aron : deux intellectuels dans le siècle)

Notes

[1] Mouvement des jeunesses fascistes jusqu'à douze ans (N.d.T)

[2] Ecrit en 1886 par un « socialiste modéré », Edmondo De Amicis, ce livre du genre édifiant-larmoyant est resté longtemps une lecture presque obligatoire pour la jeunesse italienne. (N.d.T.)

La lecture pour se connaître

C'était absurde, cette foi d'Owler en l'efficacité publique de la littérature. La littérature est intransitive. Interpréter un texte, c'est interpréter ce texte. Et rien d'autre. Ceux d'entre nous qui pratiquaient l'art de lire n'étaient nullement meilleurs, plus sages, plus heureux ou plus réconciliés que quiconque. Au contraire. Nous étions au mieux plus ironiques, plus cyniques, plus irrévérencieux. Plus désarmés aussi, plus proches de la folie. Je pensai à la bande à Fagan, au «dernier verre» que j'avais manqué en route. Nous étions tous de bons lecteurs, nous nous adonnions tous à la littérature, chacun à notre manière. Mais quoi de nos vies? Nous étions tous, chacun à sa façon, inadaptés, égarés, sur de nombreux points méprisants de nous-mêmes. Nous pouvions être aussi mesquins ou arrivistes que les autres. Qu'avait-elle fait pour nous, la littérature? Elle nous avait détachés, nous avait dégoûtés de la société, nous avait exclus d'une certaine manière. Elle nous avait rejetés dans une position défensive et nous avait donné le sentiment impuissant de la futilité de l'aspiration et de l'ambition. Elle nous avait entretenus dans l'idée que nos concitoyens étaient décidément bien cons, sûrs d'eux, puérils à s'énerver pour un rien – des aveugles combattants dans un trou noir. Qu'avait-elle fait pour nous, la littérature? Elle nous avait au moins donné des mots pour répondre au monde, pour le neutraliser, pour nous protéger. Au mieux elle nous avait averti d'une chose, rien de bien important en vérité, la relativité et l'instabilité des catégories par lesquelles nous prétendons nous définir. Elle nous a évité, je suppose, de prendre dramatiquement à la lettre le cœur de tragédie plus ou moins futiles. Nous étions au moins des métaphores les uns pour les autres. «Ah, tu me connais! avait dit un jour Fagan quand je m'étonnais de sa réconciliation avec Logan après une brouille, je pardonne la folie.» Était-ce à quoi Owler voulait en venir? Que la littérature peut nous aider à pardonner la folie et à nous défier des ruses de notre aveuglement à nous prendre pour les masques que nous portons? Je n'en étais pas sûr.

Robert Harrison, Rome, la pluie (sous-titré A quoi bon la littérature?), p.157

Ce que n'a pas prévu ce texte, c'est l'inverse : l'impossibilité de pardonner à ceux qui ne sont pas fous...


la relativité et l'instabilité des catégories par lesquelles nous prétendons nous définir : quelques lignes avant ce passage se trouve cette phrase : «Il nous faut apprendre l'art de la lecture pour devenir meilleurs lecteurs de nous-mêmes.»

Cela me fait penser que j'ai trouvé une piste qui pourrait me permettre de "mieux me lire". Il y a deux jours, lisant Ricardou pour la première fois, je suis tombée sur ce passage :

Il s'ensuit, plus généralement, que tout refus de la stricte dénomination porte atteinte au récit. Or, nous le savons, le refus de dénommer est une des caractéristiques principales des textes de Nathalie Sarraute. Aspirant à transmettre ce qu'elle appelle l'innommé, elle en fait un innommable. Elle prend grand soin de ne pas lui donner de nom : ce serait le figer, perdre sa spécificité au profit de la banalisation d'un langage convenu.
[...] Si cette procédure est systématique chez Nathalie Sarraute, elle est loin d'être absente chez plusieurs autres Nouveaux Romanciers. Claude Simon l'a utilisée à sa façon, par exemple dans La route des Flandres, en multipliant les rafales de participe présents et d'adjectifs qualificatifs : «le canon sporadique frappant dans les vergers déserts avec un bruit sourd monumental et creux comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide, le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté, figé s'effritant se dépiautant s'écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livré à l'incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps» (p.314)
On le voit, sarrautiennes ou simonniennes, telles séries qualificatives rejoignent le phénomène des variantes.

Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Points-seuil, p.141 et suiv

Sarrautiennes ou simonniennes : mes nouveaux romanciers préférés, ou plus exactement les seuls que je lis avec plaisir, uniquement par goût, et non "pour les avoir lus". Il faut donc croire que je suis du côté de l'innommable. Amusant, cela corrobore mon goût pour le style sans ponctuation de L'Inauguration de la salle des Vents.
(Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire d'un tel constat ?)

D'un autre côté, comment expliquer mon goût pour Proust, celui qui me paraît capable de tout nommer, celui à qui les mots ne paraissent jamais manquer ?

Un peuple nain

La souveraineté populaire était depuis longtemps la bête noire de De Maistre. A propos de «l'admirable Burke», il demandait à un ami dès janvier 1791 : «Comment trouvez-vous que ce rude sénateur traite le grand tripot du Manège et tous les législateurs Bébés? Pour moi j'en ai été ravi, et je ne saurais vous exprimer combien il a renforcé mes idées anti-démocrates et anti-gallicanes. Mon aversion pour tout ce qui se fait en France devient de l'horreur.»
La «canaillocratie» et les «législateurs Bébés»: de Maistre ne perd jamais l'occasion de ces pointes assassines ironisant sur le peuple souverain. Suivant le Petit Robert, la première attestation de bébé en français, de l'anglais baby, daterait de 1841. Suivant le Grand Robert, cependant, qui se réfère à Dauzat, la date serait 1793. Comme la citation de De Maistre le montre, les choses sont imprécises et plus compliquées. Suivant Littré, en effet, «Bébé», avec la majuscule — or de Maistre met, semble-t-il, cette majuscule —, était le surnom du nain du roi Stanislas, duc de Lorraine (1739-1764), diminutif et pauvre d'esprit, avant que le substantif ne désignât une personne de petite taille, puis un tout petit enfant. Parlant de «législateurs Bébés», de Maistre pense donc vraisemblablement à des nains plutôt qu'à des nouveaux-nés, au peuple diminué, rabougri déchu, plutôt au peuple enfant, en puissance, prêt à grandir [...]»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.139

Paradoxe des antimodernes

«Les Royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques», apprend Lousteau à Rubempré dans Illusions perdues: «par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature, tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et le thème classique[1].» C'est le début d'un chiasme dont Baudelaire se moquait : pas plus conservateurs en art que les adeptes du progrès social, «des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société[2]» — précoce anticipation de la thèse de Thibaudet sur le tempérament dextrogyre des lettres en face d'une vie politique d'inclination sinistrogyre.
L'ambiguïté de Chateaubriand, modèle de l'antimoderne, est exemplaire. Rêvant à son destin si la Révolution n'avait pas eu lieu, il voyait un médiocre portrait dans un grenier oublié: «[...] si l'ancienne monarchie eût subsisté [...], je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. "C'est votre grand-oncle François, le capitaine du régiment de Navarre: il avait bien de l'esprit! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots: Retranchez ma tête, et dans l'Almanach des Muses la pièce fugitive: Le Cri du cœur[3].» En lui, nageur entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves[4]»,s'accomplit une alliance étrange de penchants conservateurs et progressistes; son romantisme politique combine une révolution spirituelle et esthétique avec une réaction politique; il réclame silmutanément l'autorité (du roi) et la liberté (de la presse); il est à la fois authentiquement ultra et véritablement libéral; avec lui commence l'esthétisation de la politique.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.127


Notes

[1] Balzac, Illusions perdues, Pléiade t.V, p.337

[2] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Pléiade, t.I, p.691

[3] Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe, Pléiade, t.II, p.654

[4] Ibid, p.1027

Un désir sans tension

Il conviendra alors d'être patient.

D'étranges phénomènes se produiront. Sans que l'être d'ici (ici ou ailleurs) ait à entreprendre la moindre action, sans qu'aucun geste, travail ou mouvement soit nécessaire, sans qu'il y ait à mobiliser les ressources illusoires de l'impatience, le meilleur des choses se déploiera ici, autour de l'être, sur son fleuve et dans son jardin. Une grand patience secrète, faite non d'amertume résignée, mais d'un savoir et d'une confiance non répertoriés dans les livres, convaincra l'être d'ici que ce qui est désiré arrive et que ce qui est attendu se produit, pourvu seulement qu'on sache et l'attendre sans l'attendre et le désirer sans les vouloir.

Robert Misrahi, Construction d'un château, p.129, Points Seuil

Cratyle en Chine

En Europe, si on demande à quelqu'un de définir quelque chose, sa définition s'éloigne toujours des choses simples qu'il connaît parfaitement, elle se renfonce dans un région inconnue, une région d'abstraction de plus en plus éloignée.
Ainsi, si vous lui demandez ce qu'est le rouge, il répond que c'est une «couleur».
Si vous lui demandez ce qu'est une couleur, il vous répond que c'est une vibration ou une réfraction de la lumière, ou une division du spectre.
Et si vous lui demandez ce qu'est une vibration, il répond que c'est une sorte d'énergie, ou bien quelque chose de ce genre-là, jusqu'à ce que vous en arriviez à un mode d'être, ou de non-être. En tout cas, vous perdez pied, ou bien c'est lui qui perd pied.
[…]
[Le Chinois] veut définir le rouge. Comment peut-il le faire dans un dessin qui n'est pas peint en rouge?
Il réunit (ou son ancêtre réunissait) les dessins abrégés des choses suivantes: une rose, de la rouille, une cerise, un flamand rose.
[…]
Le «mot» ou idéogramme chinois pour rouge est basé sur quelque chose que tout le monde connaît.
[…]
Fenollosa expliquait comment et pourquoi un langage écrit de cette manière NE POUVAIT QUE RESTER POETIQUE; simplement il ne pouvait pas ne pas être ni rester poétique puisqu'aussi bien une colonne de caractères écrits anglais pouvait ne pas rester poétique.

Ezra Pound, a.b.c. de la lecture, chapitre 1
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