Billets qui ont 'Terrasse de Malagar (La)' comme oeuvre littéraire.

Libération de Paris

Dans La terrasse de Malagar, Claude Mauriac cite Edmond Michelet:
Dachau, 27 août 1944

Edmond Michelet :

Pour montrer à quel point je me suis toujours senti en très pofonde communion avec la pensée du Général à cette époque même, je veux rappeler cet autre trait qui se rapporte aux jours qui ont suivi la libération de Paris. Nous étions bien sûr à Dachau toujours aux mains des S.S. C'était un dimanche, j'avais été convoqué à une heure indue par le Tchèque responsable du bloc 13 des tuberculeux; c'était un bon endroit, le bloc 13 parce que les Allemands, qui craignaient beaucoup les bacilles, n'y entraient pas, et nous avions installé là un petit poste récepteur.
Je me suis donc rendu au bloc 13 et j'ai vu là, devant moi, trois personnages; il y avait le Tchèque, qui se tenait droit comme un piquet, le Yougoslave et le Polonais. J'entends encore le Tchèque qui m'avait reçu deux ans plus tôt avec les réserves que vous savez, me dire d'une voix incroyable: «Michelet, je vous ai convoqué à cette heure parce que je voudrais vous faire part de la plus grande nouvelle reçue depuis que nous sommes ici: Paris est libéré et Paris est intact.»
Parmi mes trois, deux savaient que leur propre capitale avait été anéantie, le Polonais et le Yougoslave, et pourtant, pour eux c'était la plus grande nouvelle: Paris était libéré et intact.
(La Querelle de la fidélité)

Claude Mauriac, La Terrasse de Malagar, p.328 - Grasset, 1977

Maria Chapdelaine

J'emporte le premier tome du journal de Du Bos avec l'intention de demander le prix d'une "reliure de travail": il part littéralement en lambeaux, j'ai la robe couverte de petits bouts de papier.

(Ma curiosité a été réactivée récemment par une remarque de Claude Mauriac dans La terrasse de Malagar, qui lisait ce journal en citant un autre auteur qui disait qu'il y a toujours dans Paris la nuit quelqu'un en train de lire le journal de Du Bos (souvenir très fautif. Je chercherai le passage exact). Où ai-je relu, là aussi récemment, que Du Bos citait parfois longuement le livre qu'il devait critiquer en lieu et place de l'article qu'il devait écrire, entraîné par son amour des pages qui se défendaient si bien elles-mêmes? Je comprends si bien cette pulsion.)

Je le feuillette dans le RER, ou plutôt j'en lis la première page, car il est impossible de feuilleter un livre dans cet état. Maria Chapdelaine. Du Bos: «…si pour les esprits comme le mien auxquels une certaine naïveté naturelle fait défaut, ce ne sont pas les livres les plus simples qui donnent naissance et presque exclusivement aux préoccupations les plus techniques.»

Maria Chapdelaine lu au collège. Douze ou treize ans. Je me souviens de l'attente, de l'amour pudique, de l'ennui, du vide, de la tempête de neige, de l'angoisse, du chapelet récité, et m'être dit «ça ne marchera pas», parce que ça n'avait pas marché lorsque j'avais essayé pour ma chienne malade.

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Complément le 17 juillet 2014

Très fautif le souvenir :

Vers ces années-là, 1928-1929, mon père aimait raconter que le fils d'un de ses amis — Jean-Pierre Giraoudoux? François Valéry? — disait qu'il lui arrivait, au milieu de la nuit, d'aller chercher un volume de Du Bos pour en savourer quelques pages et pouvoir se dire: «…Dans le monde entier, je suis le seul qui lit, en ce moment, du Du Bos…»

Claude Mauriac, La Terrasse de Malagar, p.210-211

Ce besoin de reconnaissance impossible à étancher

J'aime l'amphibologie du mot "reconnaissance".
Ce matin, tombée sur quelques lignes qui résonnent avec certaine rumination camusienne. (Peut-on résonner avec une rumination? Hum…)
Camp-Long, jeudi 20 août 1959
[…]
Mon Dîner en ville dans toutes les librairies: 12e mille. Une pile de 7e remarquée lors de mon dernier passage a été remplacée (à deux tirages près par autant d'exemplaires du dernier tirage. Comment (et pourquoi?) cacherais-je ma satisfaction? Lu dans le dernier livre de Blanchot:

Les lecteurs sans indulgence risquent dêtre irrités en voyant cette Virginia Woolf qu'ils aiment, si éprise de succès, si heureuse des louanges, si vaine d'être un instant reconnue, si blessée de ne l'être pas. Oui, cela est surprenant, douloureux et presque incompréhensible. Il y a quelque chose d'énigmatique dans ces rapports faussés qui mettent un écrivain d'une telle délicatesse dans une dépendance si grossière. Et chaque fois, à chaque nouveau livre, la comédie, la tragédie est la même…

Toutes proportions gardées, je suis pareil et ne réussis pas à en avoir honte (si je n'ignore point le ridicule apparent, pour des tiers, d'une telle attitude). J'en ai souvent donné ici la raison: c'est parce que nous avons un irrémédiable complexe non seulement d'infériorité mais même d'inexistence…
Et cela me remet en mémoire ces paroles de mon père au sujet de maman:
— Elle m'écrit des lettres si gentilles. […] le vrai est que nous avons tous un complexe d'infériorité, que nous ne pouvons nous croire aimés. […]

Claude Mauriac, La Terrasse de Malagar - le temps immobile 4, p.441-442 (Grasset 1977)

Jacques de Bourbon-Busset

Paris, samedi 15 mai 1976.

Au cours de l'émission de Bernard Pivot, hier soir, Jacques de Bourbon-Busset, en présence de sa femme que nous apercevions derrière lui, a dit ceci qu j'ai été ému d'entendre: «Posséder beaucoup de femmes c'est avoir sous de trompeurs visages et corps différents toujours la même; aimer une femme et une seule, au long de nombreuses années, c'est aller de découverte en découverte. C'est découvrir en une femme, les unes apèrs les autres, toutes les femmes.»

Claude Mauriac, La terrasse de Malagar, p.313 (Grasset, 1977)

L'enfer, ce n'est même pas pour les autres

Claude Mauriac dîne avec son père le 3 novembre 1941.
Dîner avec papa dans le bistrot proche de chez moi, Francis. (Cette petite rue Bernard-Palissy: décor tout préparé pour jouer Molière). Puis je l'emmène au bar de la rue Champollion où il est séduit par l'animalité saine et bon enfant d'un public pittoresque.
— C'est si rare, pour un académicien, cette prise de contact directe avec un monde si différent…
Il a gardé sa rosette de commandeur de la Légion d'honneur, ce qui impressionne ce public habitué à d'autres compagnies.
Mon père dit aussi:
— En écoutant, en observant ces hommes et ces femmes, on mesure le contresens qu'il y aurait à leur appliquer les lois du christianisme. Comment ces enfants seraient-ils responsables? L'Enfer n'est que pour cinquante personnes, dont, hélas, je suis…
Je réponds qu'en raison du peu d'affluence, on renoncera à mettre l'Enfer en marche.
— Oui, dit mon père, Dieu n'allumera pas un si grand brasier pour si peu de monde…

Claude Mauriac, La terrasse de Malagar - Le Temps immobile 4, p.230 (Grasset 1977)
J'ai cité un peu longuement le passage sur l'enfer car je sais que cette idée d'un enfer économiquement non viable en amusera certains, mais ce qui m'a accrochée dans ce passage, c'est le bar de la rue Champollion.
Après tout, le principe du Temps immobile est le montage d'extraits de journaux pour montrer la permanence des thèmes et des motifs à travers les années. Je propose donc ce billet de blog d'octobre 2006 où se maintient toujours le bar de la rue Champollion.
(Et c'est alors que je regrette de ne pas avoir blogué plus tôt, avant même l'existence des blogs: je me souviens avoir ébouillanté au vin chaud ma fille de deux ans dans ce café.)

(«Livre qu'il appartiendra à chaque lecteur de compléter avec ses souvenirs personnels relayés par ses propres lectures», ibid, p.217 (mais je triche un peu, Claude Mauriac parle alors en 1957 d'un autre manuscrit, Les Barricades de Paris.))
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