Billets qui ont 'Vies politiques' comme oeuvre littéraire.

Un pape chrétien

Dédié à quelques amis FB.

Mon attention fut, très simplement et sans équivoque, attirées sur elles [deux questions] par une femme de chambre romaine: «Madame, me dit-elle, ce pape [Jean XXIII] était un vrai chrétien. Comment est-ce possible? Comment peut-il se faire qu'un vrai chrétien aient pu s'asseoir sur le siège de saint Pierre? Ne fallait-il pas qu'il soit d'abord ordonné évêque, et archevêque et cardinal, avant d'être finalement élu pape? Quelqu'un a-t-il conscience de qui il était?» Eh bien, la réponse à la dernière de ces trois questions semble devoir être: «Non.»

[...] Bien sûr, l'Eglise avait prêché l' imitatio Christi pendant près de deux cents ans, et nul ne sait combien de curés de paroisse, combien de moine, obscurs au travers des siècles, ont pu dire comme le jeune Roncalli: «Lors ceci est mon modèle: Jésus-Christ» — tout en sachant parfaitement bien, même à dix-huit ans, que «ressembler au bon Jésus» signifiait être «traité de fou»: «On dit et l'on croit que je suis un naïf. Je le suis peut-être, mais mon amour-propre ne voudrait pas le croire. Et c'est là l'intérêt du jeu.» Mais l'Eglise est une institution, et surtout depuis la Contre-Réforme, plus soucieuse du maintien du dogme que de la simplicité de la foi, elle n'ouvrait pas la carrière ecclésiastique aux hommes qui avaient pris à la lettre l'invitation: «Suis-moi.» Non qu'elle eût consciemment craint les éléments clairement anarchiques d'un genre de vie purement et authentiquement chrétien; elle aurait simplement pensé que «souffrir et être méprisé pour le Christ et avec le Christ» était de mauvaise politique. Et c'était là ce que Roncalli voulait avec passion et enthousiasme, citant les paroles de saint Jean de la Croix encore et toujours. [...]

La répugnance de l'Eglise à confier des charges élevées aux rares personnes dont l'unique ambition fut d'imiter Jésus de Nazareth n'est pas difficile à comprendre. Il put y avoir un temps où la hiérarchie ecclésiastique avait pour lignes directrices de sa pensée celles du Grand Inquisiteur de Dostoïevski et craignait que, selon les paroles de Luther, «le destin le plus permanent de la parole de dieu (soit) que pour son salut, le monde soit mis en rumeur. Car le sermon de Dieu vient pour changer et vivifier la terre entière aussi loin qu'il l'atteint.»
Mais de tels temps étaient depuis longtemps passés. Ils avaient oublié «l'humilité et la douceur (...), douceur qui n'a rien de la pusillaminité», comme Roncalli le nota une fois. C'est précisément ce qu'ils allaient découvrir: que l'humilité devant Dieu et la soumission devant les hommes ne sont pas la même chose; et si grande que fût l'hostilité, dans certains milieux ecclésiastiques, contre ce pape unique, cela parle en faveur de l'Eglise et de la hiérarchie qu'elle n'ait pas été plus grande, et que tant de hauts dignitaires, princes de l'Eglise, aient pu être vaincu par lui.

Hannah Arendt, Vies politiques, "Angelo Guiseppe Roncalli", collection Tel Gallimard, p.69-71



P.S. Notons pour mémoire que tout ce chapitre se développe autour de l'étude d'un paradoxe: comment Journal d'une âme, le livre de réflexions spirituelles de Monseigneur Roncalli, l'un des papes qui a marqué le XXe siècle, peut-il être aussi décevant et ennuyant? C'est que Monseigneur Roncalli n'avait rien d'extraordinaire, rien d'autre que sa volonté d'obéir à Dieu.

Le silence de la mémoire, de Nicole Lapierre

Je n'ai pas compris ce que cherchait l'auteur: trouver un prétexte universitaire pour partir à la recherche de ses propres racines (la mère de son père), explorer la faille entre mémoire et histoire, examiner les conditions d'une identité juive aujourd'hui, après la catastrophe (Shoah) et la naissance de l'Etat d'Israël ?

En 1984, Nicole Lapierre entreprend de retrouver les survivants de la communauté juive de Plock éparpillée par le nazisme puis les suites de la seconde guerre mondiale. Elle peint l'effervescence de la jeunesse juive en Europe orientale dans les années vingt et trente, poussée à choisir ou à inventer une nouvelle articulation entre la tradition du Shetl, la modernité économique et l'espoir né de la révolution russe. Ce livre constitue ainsi un arrière-plan parfait au chapitre "Rosa Luxembourg" des Vies politiques d'Hannah Arendt.
La jeunesse juive polonaise n'aura pas le temps d'inventer un nouveau modèle, la guerre détruira toute trace de sa vie antérieure, rendant impossible et l'oubli et la mémoire : se souvenir n'est pas vivre, oublier est trahir.
J'en retire l'impression que Nicole Lapierre nous murmure que tout un mode de vie était condamné à disparaître (très) lentement, absorbé par la modernité et les espoirs politiques, dispersé par l'émigration en occident ou en Palestine, et que l'une des conséquences paradoxales de l'œuvre nazie est que personne désormais n'osera parachever cette disparition : le shetl est dorénavant éternel, car comment s'autoriser à oublier?

Avec l'anéantissement d'une société fut aussi aboli l'espoir de ceux qui la contestaient. Ils voulaient rompre avec une vie juive marquée par la misère et la résignation, mais aussi se défaire de l'emprise de la tradition et du conformisme. De cette vie, plus rien ne demeure et les ruptures anciennes sont devenues d'irrémédiables et coupables abandons, scellés dans le silence. Revendiquer aujourd'hui les révoltes et rejets d'autrefois, c'est dénoncer, condamner les travers d'un univers depuis martyrisé. Rares sont ceux qui l'assument, même lorsqu'ils sont resté fidèles à leur engagement. Cet effondrement a rétroactivement doté du sens mythique de la nostalgie cet univers que l'émigration avait abandonné. Or la nostalgie est l'inverse d'une mémoire fondatrice, en elle, aucun présent, aucun avenir ne saurait se ressourcer, elle n'est que traces des pertes et des ruptures.
Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire : à la recherche des Juifs de Plock, p.273

Exil avant la guerre (vers la France, souvent), fuite pendant la guerre (vers l'est, la Sibérie, le Nord de l'URSS ou le Caucase), hommage au peuple russe, pogroms polonais de 1946, tracasseries administratives françaises des années cinquante, livres de mémoire (Yzker biher), arogance des sabras (jeunes Israëliens nés en Israël) dans un pays qui valorise la résistance et les héros et tait la "catastrophe",...

L'épilogue clôt ce récit comme seul le réel ose clore un récit.
Et je songe aux Disparus de Mendelsohn : ce n'est finalement que l'accomplissement fictionnel de la recherche entreprise par Nicole Lapierre, recherche à la fois merveilleuse et éternellement décevante.
Je ne sais comment se termine Les Disparus.

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