Billets qui ont 'Eglise' comme mot-clé.

Julius exclusus e cœlis

J'ai "appris" "plusieurs fois" le latin, ce qui signifie en clair que je n'ai jamais su m'en dépêtrer. Mais je n'ai pas résisté à ce petit livre bleu bilingue trouvé par hasard pendant que je cherchais autre chose.

Il s'agit d'une satire nous décrivant Jules II interdit de paradis, et relatant sa longue conversation avec Saint Pierre. Elle a été publiée anonymement en 1517 (auparavant des copies manuscrites avaient circulé); elle est attribuée à Érasme. (Après lecture de la préface je dirais qu'on peut raisonnablement considérer qu'elle vient d'Érasme, mais qu'il se peut malgré tout qu'elle ait été écrite par Ulrich von Hutten, qui ne portait pas Jules II dans son cœur).

La préface de Sylvain Bluntz retrace les tribulations d'Érasme en Italie au gré des guerres papales. Elle montre la célébrité d'Érasme dans l'Europe de son temps, et reprend la démonstration qui lui attribue Julius exclusus en s'appuyant sur l'élégance de langue latine utilisée et sur divers manuscrits retrouvés parmi les papiers du philosophe (mais lui n'a jamais reconnu avoir écrit ce texte).

Érasme était un grand latiniste ainsi que nous l'explique Sylvain Bluntz en citant Stroh:
C'est un autre professeur de latin langue vivante, Wilfried Stroh1, (il présente sa bonne ville de Munich aux touristes en latin et il est présentateur d'émissions de télévision en latin) qui montre ce qu'était la maîtrise du latin d'Érasme:

«Nous faisons connaissance avec Érasme d'abord par deux livres curieux De utraque verborum ac rerum copia «L'abondance à la fois des mots et des choses», on y apprend à varier (verba) et à élargir (res) ses pensées. […] Dans la première partie, Érasme propose des exercices de latin d'une virtuosité extraordinaire, par exemple une phrase comme Semper dum vivam, tui meminero, «aussi longtemps que je vivrai, je penserai à toi», est donnée en trois cents variations. Les débutants disent par exemple: numquam, quod victurus sum, me tui capet oblivio, «jamais, aussi longtemps que je serai en vie, je ne t'oublierai»; des élèves plus avancés tenteront une expression plus rare: eadem me lux exanimem videbit, quae tui conspiciet immemorem, «Il me verra mort, le jour où je t'oublierai». Ce n'est pas seulement un jeu littéraire et intellectuel mais un entraînement sérieux qui se voulait à la pointe de l'enseignement de la langue, quel siècle!»

Sylvain Bluntz, préface à Érasme, Jules, privé de Paradis !, pp.22-23
Le texte est un dialogue entre Jules II et Saint Pierre, c'est une pièce de théâtre. Pierre décrit ce que devrait être l'Église et le Pape, pauvre au service des pauvres à l'image du Christ; Jules proteste, de bonne foi semble-t-il, il ne comprend pas comment ne pas se réjouir qu'il ait enrichi l'Église, et sa naïveté dans la brutalité contraste heureusement avec l'aspiration de Pierre à l'humilité et l'austérité.
Les notes en fin de volume permettent de suivre les allusions et de reconstituer les événements du début du XVIe siècle en Italie, mise à feu et à sang par Jules II (c'est du moins l'opinion d'Érasme, qui fait du Pape l'origine de toutes les guerres contemporaines).
Le plaisir vient de la lecture de la traduction enlevée en vis-à-vis d'un texte latin qui condense l'énergie d'une pensée ramassée:
Pierre : Mais le Christ nous a fait serviteurs, c'est lui qui est la tête, à moins qu'une seconde tête n'ait poussé. Mais qui, finalement, a donné de l'ampleur à l'Église?

Jules : Tu en viens au fait maintenant et je vais te l'expliquer. Cette Église jadis famélique et très pauvre, est aujourd'hui florissante à tous égards.

Pierre : À quels égards ? De l'ardeur de la foi?

Jules : Tu dis à nouveau des bêtises.

Pierre : De la sainte doctrine ?

Jules : Tu t'égares.

Pierre : Du mépris du monde ?

Jules : Laisse-moi te dire, je te parle de ce qui compte car tout ça, ce ne sont que paroles en l'air.

Pierre : De quoi s'agit-il alors ?

Jules : Il s'agit des palais de roi, des chevaux et des mules magnifiques, d'une domesticité nombreuse, des troupes très entraînées, d'une cour raffinée…

Génie : Des gardes redoutables, des voyous à ta botte.

Jules : … de l'or, de la pourpre, des revenus, pour que tous les rois paraissent humbles et pauvres comparés à la puissance et au faste du pontife romain. Que personne ne soit ambitieux au point de ne pas se reconnaître vaincu par Jules, que personne ne soit opulent au point de ne pas se reprocher sa frugalité, que personne n'ait tant de richesses et de revenus qu'il n'envie les nôtres. Voilà te dis-je, toutes ces choses, je les ai protégées et développées.

Pierre : Mais dis-moi, qui le premier de tous, a sali et mis en difficulté l'Église avec toutes ces paillettes alors que le Christ a voulu qu'elle fût aussi pure que simple?

Jules : Qu'est-ce que tu dis là ? Il est évident que l'essentiel, nous le contrôlons, nous le possédons, nous en jouissons.

Érasme, Jules, privé de Paradis !, pp.118 et 120

Je ne résiste pas au plaisir de donner le texte latin :
Petrus : At Christus nos ministros fecit, se caput, nisi mine secundum caput accreverit. Sed quihus tandem aucta est Ecclesia?

Iulus : Nunc ad rem accedis, itaque dicam. Illa olim famelica et pauper Ecclesia nunc adeo floret omamentis omnibus.

Petrus : Quibus? Ardore fidei?

Iulus : Rursum nugaris.

Petrus : Sacra doctrina?

Iulus : Obtundis.

Petrus : Contemptu mundi?

Iulus : Sine me dicere, veris inquam ornamentis; nam istaec verba sunt.

Petrus : Quibus igitur?

Iulus : Palatiis regalibus, equis et mulis pulcherrimis, famulitio frequentissimo, copiis instructissimis, satellitiis exquisitis,

Genius : Scortis formosissimis, lenonibus obsequentissimis.

Iulus : auro, purpura, vectigalibus, ut nullus regum non humilis ac pauper videatur si cum Romani Pontificis opibus strepituque conferatur, nemo tam anbitiosus, quin se victum agnoscat, nemo tam lautus, quin suam condemnet frugalitem, nemo tam num matus, nec faenerator, quin nostris inuideat opibus. Haec inquam ornamenta et tutatus sum et auxi.

Petrus : Sed dicito mihi, quis omnium primus istis ornamentis et inquinapit et oneravit Ecclesiam, quam Christus purissimam pariter et expeditissimam esse voluit?

Iulus : Quid istud ad rem attinet? Certe quod est caput tenemus, possidemus, fruimur; […]

Érasme, Iulius exclusus e cœlis, pp.119 et 121



Note
1 : Wilfried Stroh dans Le Latin est mort, vive le latin, traduit de l'allemand et du latin par Sylvain Bluntz et publié aux Belles Lettres en 2008 dans la collection «Le miroir des humanistes».

L'Eglise, modèle de l'Etat

Tout comme la société humaine est représentée à travers le pouvoir de l'Église, le peuple rassemblé, mais informe politiquement, est représenté par une instance trancendante et supérieure qui, d'un même geste, lui donne sa forme politique: l'État assure le passage de la voluntas — de l'unité —, au «vouloir» authentique — à la prise de décision.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.78

Innocent IV

Toutes ces dispositions de la Curie furent prises à Lyon où se rejoignaient désormais tous les fils du monde ecclésiastique, noués de main de maître par le pape Innocent IV, qui se comporta en virtuose. Il savait lui aussi transformer les énergies, tirer de la matière des forces spirituelles et convertir le spirituel en temporel, en faire un instrument de puissance politique, militaire, financière. Une seule chose était nécessaire: un esprit calculateur dépourvu de scrupules et capable d'utiliser tous les pouvoirs existants. Si l'on ne voit l'Église que comme une puissance politique qui était confrontée à des tâches politiques et militaires d'un genre tout à fait nouveau, ce pape génois apparaît alors comme l'un des plus brillants politiques qui ait jamais occupé le trône pontifical. Sans l'ombre d'une hésitation, il fit fructifier les biens de l'Église et lui fournit ainsi d'innombrables ressources nouvelles totalement inexploitées. La façon dont le pape Innocent IV écartait tout scrupule, tout sentiment ecclésiastique pour atteindre son unique but, l'anéantissement du Hohenstaufen, n'est pas dépourvue de grandeur. Il ne prenait même pas la peine de dissimuler ses manoeuvres, qui étaient autant d'insultes aux règles canoniques. Hypocrite, Innocent ne le fut jamais et il ne se souciait pas des apparences. Il viola, tourna, modifia tous les canons, introduisant ainsi dans la papauté ce machiavélisme avant la lettre, pour lequel l'intérêt immédiat, terrestre, prime le droit, qu'il soit divin ou humain. Innocent était à coup sûr un type nouveau de pape, sans plus grand-chose de commun avec les papes guerriers continuateurs des Césars.

Cette nouvelle orientation de la papauté eut, de façon significative, des conséquences fort diverses. En Germanie, la dégénérescence de l'Église provoqua le dégoût, la tristesse et l'indignation. Mais le matérialisme qui caractérisait alors la religion suscita par contraste une spiritualisation plus intense et donna naissance à la Réforme, au renouveau du christianisme. En Italie, on vit aussi dans l'État de l'Église un élément positif. La conduite des papes y éveilla ce cynisme supérieur et insondable qui est à l'origine du retour du paganisme au sein même de l'Église, c'est-à-dire de la Renaissance.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.562 (Gallimard, 1987)

Les indulgences

D'autres mesures menèrent à leur tour au commerce, tristement célèbre, des indulgences. Des foules de moines mendiants, dûment informés, étaient envoyés pour répandre dans le peuple les sentences d'excommunication et de déposition. Pour cette mission, les moines devaient utiliser toutes les occasions de rassemblement de foules, c'est-à-dire les processions, les messes, les marchés. Ils avaient en outre l'obligation de faire suivre toute prédication de l'invitation à prendre la croix contre Frédéric. Mais, afin de ne pas affaiblir  inopportunément la croisade prêchée contre Frédéric et ses fils, le pape Innocent interdit secrètement, de la façon la plus stricte, qu'on prêcha aussi la croisade en Terre sainte — et cela à l'instant précis où Saint Louis préparait la sienne.  Le seul fait d'avoir écouté un prêche exhortant à la croisade contre Frédéric II valait une indulgence de quarante à cinquante jours accordée par le pape et celui qui prenait la croix avait droit aux mêmes indulgences que les croisés qui combattaient contre les Sarrasins. Et si, ensuite, on se faisait relever de ce vœu de croisade en payant, la rémission des péchés subsistait. Aussi, beaucoup se croisaient-ils uniquement pour se faire relever immédiatement de leur vœu en versant une somme d'argent et se dégager de leurs péchés par ce rachat. Ce procédé n'était pas tout à fait nouveau. Il était possible depuis longtemps déjà de se dégager du vœu de croisade en versant une somme d'argent. Mais cet argent était utilisé précisément pour la croisade, alors que désormais il ne représentait plus qu'une nouvelle source de revenus pour l'Eglise et le clergé et un moyen pour combattre l'empereur. Dès lors que l'on fit abstraction de la fiction d'une croisade et que les indulgences furent accordées immédiatement contre de l'argent, le commerce des indulgences s'établit. Et c'est ce commerce qui donna finalement l'impulsion extérieure au schisme du XVIe siècle, c'est-à-dire à la Réforme.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.560

Le conclave de la honte

Immédiatement après la mort du pape, Mathieu Orsini fit saisir les cardinaux par des hommes de garde qui les traînèrent au lieu du scrutin, "comme des voleurs dans un cachot". Les brutalités commencèrent aussitôt: les cardinaux furent poussés à coups de pied et à coups de poings. Un cardinal, déjà perclus, fut jeté à terre et traîné par sa longue chevelure blanche sur les pierres pointues des rues étroites, si bien qu'il arriva tout en sang dans le local de délibération, dont les portes se fermèrent alors sur lui pour longtemps. Comme lors d'élections pontificales précédentes, le lieu du scrutin lui-même se trouvait sur le Palatin, dans ce qu'on appelait le Septizonium de Septime Sévère. C'était jadis un édifice monumental avec des nymphées agrémentés de fontaines et de jets d'eau; à l'époque présente c'était une ruine en forme de tour qui, tout récemment encore, avait particulièrement souffert des tremblements de terre. Les dix cardinaux n'y disposaient que d'une pièce, abstraction faite d'une niche latérale. Les hommes d'armes tenaient les prélats dans un isolement tellement strict que leur séjour ressemblait plutôt à un emprisonnement. En dépit de fortes gratifications, distribuées aux soldats pour les soudoyer et acceptées par eux, ni les serviteurs ni les médecins, qui ne tardèrent pas à devenir très nécessaires, ne furent autorisés à pénétrer chez les cardinaux. Toute la construction était délabrée et, à travers les fentes du plafond, c'était moins la pluie qui coulait goutte à goutte qu'un infect purin, car les gardes qui dormaient au-dessus de la salle du conclave utilisaient, par manière de plaisanterie, le plancher endommagé comme latrines. Au moyen de tentes improvisées, les cardinaux gardaient passablement propre et au sec l'endroit où ils dormaient, mais, sans vouloir ici entrer dans les détails, la puanteur qui régnait dans le local du conclave, outre la chaleur favorable aux fièvres du mois d'août romain, les brimades infligées par les hommes d'armes eurent en peu de temps pour résultat que, des dix cardinaux, presque tous tombèrent gravement malades et que trois d'entre eux moururent des suites de leur internement.

Jusque-là, les calculs du sénateur étaient justes: les cardinaux étaient désireux de se mettre d'accord aussi vite que possible sur la personne du nouveau pape afin de quitter ce local infernal. Mais les difficultés étaient extraordinairement grandes car le parti de la paix, numériquement le plus fort, ne réussissait pas à attirer de son côté un partisan du parti de la guerre, faible mais violent, ce qui empêchait d'obtenir la majorité des deux tiers. La conséquence fut une élection dédoublée: cinq cardinaux du parti de la paix avaient donné leurs voix à un sixième, le Milanais Godefroy de Sabina, alors que ceux du parti adverse avaient élu à trois le cardinal Romanus de Porto, particulièrement haï de l'empereur.

C'est alors que Frédéric II intervint. Remettant en vigueur d'anciens droits impériaux dans le cas d'élection dédoublée, il rejeta Romanus de Porto et approuva le choix de Godefroy. Peut-être les cardinaux du parti de la paix eussent-ils réussi à obtenir finalement la seule voix qui lui manquait, mais voilà que mourut dans le conclave l'un des leurs, l'Anglais Robert de Somercote, dans des circonstances abominables, comme on peut l'imaginer. Encore vivant, il fut jeté dans le coin des morts par les soldats qui lui chantèrent des parodies satiriques de chants funèbres, crachèrent sur lui et le laissèrent sans soins et sans les secours de la religion. Bien plus, lorsque les purgatifs qu'il avait pris commencèrent à faire leur effet, le cardinal mourant fut traîné sur le toit du Septizonium où, en présence de la Ville éternelle, il dut, sous tous les regards, accomplir ses derniers besoins.

La mort de l'Anglais rendit à nouveau impossible une majorité des deux tiers et l'on finit par se mettre d'accord sur un cardinal extérieur au conclave. Mais le sénateur Mathieu Orsini protesta aussi contre ce choix. Il voulait montrer aussitôt au peuple le pape couronné. Il se mit à vocéférer et à jurer terriblement en menaçant que, si le choix ne se portait pas bientôt sur l'un des présents, il ferait exhumer et placer dans la salle du conclave le cadavre du pape Grégoire afin que les cardinaux, d'ailleurs à demi morts, périssent sous l'effet de l'odeur de décomposition. En outre, à l'extérieur du conclave, il massacrerait en ville les tenants du parti impérial en se faisant précéder de la croix. Compte tenu des événements précédents, les cardinaux ne pouvaient pas douter de la véracité de cette menace, aussi se mirent ils enfin d'accord, après un conclave de deux mois, sur le Milanais Godefroy, qui agréait également à l'empereur. L'élu monta sur le trône pontifical sous le nom de Célestin IV.

On ne sait si l'on mit dans la personne de Célestin autant d'espoir qu'en suscita plus tard le pieux ermite, Petrus Murrone, qui, sous le nom de Célestin V, précéda  le puissant Boniface, vers la fin du siècle. Car, en la personne de Petrus Murrone, qui, animé de l'esprit franciscain le plus strict, était si dévôt qu'il réussit sous les yeux du pape à suspendre à un rayon de soleil son froc usé jusqu'à la corde, le monde avait salué le "pape angélique" promis depuis Joachim de Flore, ce pape qui, par pauvreté et renoncement, devait apporter la rédemption au monde et renouveler l'Eglise primitive. Mais les espoirs qu'on avait mis en Célestin V furent déçus: il abdiqua en effet peu de mois après son élection, et Dante devait maudire sa tiédeur:
Che fece per viltate il grand refuto…

Quant à Célestin IV, que "Dieu avait fait descendre de la céleste table", comme Frédéric II l'écrivit plus tard, il mourut au dix-septième jour de son pontificat, avant même d'avoir été consacré. Il était tombé malade au conclave et son seul acte consista à tenter, en vain, d'excommunier le sénateur Mathieu Orsini.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.519-521

Un Etat fondé sur la nécessité

«L'aristotélisme a engendré le machiavélisme», a déclaré plus tard Campanella, mettant au jour par cette remarque les relations les plus importantes. Car il clair qu'il avait dû y avoir une irruption du monde extérieur dans la conception madiévale du monde et qu'elle avait dû s'accompagner d'une mutation radicale de la pensée médiévale. L'apparition du législateur impérial fait surgir celle du philosophe nourri de sagesse hellénistique et arabe. On est stupéfait de voir comment, d'un seul mot, Frédéric II a transformé l'idée médiévale de l'Etat et lui a insufflé vie et dynamisme. Alors que son temps discutait encore le problème de l'origine de l'Etat terrestre, ne sachant s'il fallait la chercher en Dieu ou en Satan, dans le Bien ou le Mal, Frédéric II déclare très sobrement que la fonction du souverain a son origine dans sa nécessité naturelle. La Necessitas conçue comme puissance indépendante, à l'œuvre dans les choses, comme soumission de la nature à une loi vivante, était une idée qui procédait de la pensée d'Aristote et de ses disciples arabes. Elle constitue l'axiome nouveau que l'empereur introduit dans la philosophie politique de l'Occident médiéval afin de fonder l'Etat sur lui-même. C'est pourquoi le Liber Augustalis porte dans son préambule que les princes des nations ont été créés «par la pressante nécessité des choses elles-mêmes non moins que par l'inspiration de la Providence divine». Dans des diplômes postérieurs, il est dit d'une façon encore considérablement plus dépouillée que la Justice érige les trônes des souverains necessitate, par nécessité. Et dans le même passage, même lorsqu'il remonte à l'origine de la fonction impériale, l'empereur renonce totalement à faire intervenir quelque dessein surnaturel et insondable de la divine Providence; il se réfère simplement à la parole du Seigneur en présence d'une pièce de monnaie. Mais, plusieurs fois également, l'empereur a recouru à la «nécessité naturelle» pour faire comprendre la raison des dogmes et des institutions sacrées. Il explique par exemple le sacrement du mariage — sans préjudice de sa sainteté établie par Dieu — comme une simple «nécessité naturelle» destinée à la conservation de l'espèce humaine. Et il aprouvé très vite qu'il faisait plus de cas de la nécessité naturelle du mariage que de son caractère sacramentel en procédant à des changements révolutionnaires et en contradiction avec le dogme dans les mariages siciliens, en vue de faire naître une race meilleure en Sicile. Tout cela fut passablement lourd de conséquences. En restreignant la portée des théories bibliques et ecclésiastiques au profit des comceptions naturelles, l'Etat ne se trouva pas ramené pour autant à la force brutale du glaive, mais conduit à une dignité également spirituelle, qui était toutefois sans liens avec l'Eglise. La métaphysique, pourrait-on dire, supplantait le transcendantalisme.

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.227-228

Hermann von Salza

L'ordre des chevaliers Teutoniques, dont Frédéric II aimait à faire remonter la fondation aux Hohenstaufen qui l'avaient précédé, voire à Barberousse, afin d'accroître son prestige, mais qu'il revendiquait aussi comme sa création personnelle, fut effectivement son oeuvre et celle de l'illustre grand maître de la confrérie, Hermann von Salza. Celui-ci séjourna plus de vingt ans à la cour de Frédéric II, où il fut son plus proche conseiller et son confident le plus intime à cause non seulement de sa fonction de grand maître, mais aussi de ses hautes qualités personnelles qui le rendirent indispensable à Frédéric en d'innombrables occasions. Hermann von Salza était vraisemblablement natif de Thuringe, et quelque chose de la nature d'un enfant de la Thuringe s'exprime dans tout son caractère. Il n'était pas vif et prompt mais plutôt pondéré et réfléchi et toute son action fut caractérisée par la loyauté sans défaillance, la rectitude et la virilité qui distinguaient aussi son ordre. On a loué tout particulièrement sa fidélité, qui fut en effet chez lui non seulement une qualité mais une force positive qui le poussait à l'action comme, depuis des temps immémoriaux, ce ne fut en général possible que chez les Allemands. Et c'est précisément cette fidélité qui a conféré quelque chose de presque tragique à l'illustre grand maître de l'ordre Teutonique. Car Hermann Salza avait deux maîtres: il avait prêté serment de fidélité au pape aussi bien qu'à l'empereur et tout conflit entre ces deux puissances l'exposait à une tension quasi insupportable. Ainsi ce fut par souci de garder sa foi à ses deux maîtres que, plus tard, il fera à d'innombrables reprises, des allées et venues précipitées entre la Curie et la cour impériale afin de préserver ou de rétablir la paix. Agir pour l'honneur de l'Eglise et de l'Empire, telle fut la tâche qu'il a lui-même désignée comme étant celle de sa vie. Aussi semble-t-il que le grand maître n'eut plus la force de vivre à l'instant où la rupture entre les deux puissances devint irrémédiable. Le Jeudi saint 1239, jour où le pape prononça l'irrévocable excommunication de Frédéric II, fut aussi celui de la mort de Hermann von Salza.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.92

Le temple de la Justice

Si Dieu en tant que Justice était véritablement devenu le Dieu de l'Etat au sens le plus étroit, le service judiciaire de l'empereur devait nécessairement se transformer aussi en un service religieux. Le pape Innocent III avait proclamé: "C'est Dieu qui est honoré en nous lorsque nous sommes honoré" —formule à laquelle l'empereur répliquait par celle-ci: "C'est par le culte de la Justice que les sujets servent Dieu et l'empereur et leur plaisent", ce qui ne faisait que reprendre un énoncé analogue du droit romain: "Qui vénère la Justice rend hommage à la sainteté de Dieu." Ce principe entraîne certaines conséquences dans le domaine du culte extérieur. Le titre du Liber Augustalis, qui traite du «Culte de la Justice», commence par ces mots: «Le Culte de la Justice exige le silence». Tandis que le pape et les prêtres dispensaient Dieu aux croyants en tant que grâce, à travers des mystères et des miracles, l'empereur communiquait Dieu à ses fidèles en tant que loi et norme par l'intermédiaire de ses juges et de ses juristes, qui devenaient effectivement ainsi des "prêtres de la Justice", dénomination que les rois normands avaient déjà empruntée aux Digestes romains. C'est pourquoi on parla bientôt, à très juste titre, de l'Empire comme du "temple de la Jutice", mais, qui plus est, de l'Eglise impériale, imperialis ecclesia. La cité de Justice impériale reflétait en effet jusque dans les plus petits détails la Cité de Dieu écclésiastique dont Innocent III avait établi la hiérarchie. De même qu'à partir de la plenitudo potestatis du pape, la grâce qui devait être dispensée au peuple lui parvenait par le canal des évêques et des prêtres, de même l'empereur transmettait le droit à ses sujets par l'intermédiaire de ses fonctionnaires et ses juges. Désormais une force vive, de source directement divine, traversait également le corps de l'Etat.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.217

Saint François d'Assise

Peu de temps après, en 1223, le pape Honorius confirma la dernière règle de l'ordre des frères mineurs, et lorsque François mourut, trois ans plus tard (1226), la flamme qu'il avait allumée s'était déjà propagée chez des dizaines de milliers d'hommes et de femmes. Ce qu'il avait apporté, c'était en quelque sorte la doctrine des hérétiques sous une forme canonique. La première apparition de François sur la scène européenne s'apparente en effet étroitement dans l'ensemble à celle des hérétiques, des "pauvres de Lyon" aussi bien que des Albigeois, contre lesquels, en Provence, l'Eglise menait depuis des années une guerre sanglante. Dangereuse doctrine que celle que les hérétiques avaient répandue et qui pouvait se résumer dans cette recommandation de mauvais aloi: "On doit obéissance à Dieu plus qu'aux hommes." En outre, cette doctrine prônait la communion de l'âme avec Dieu, sans la médiation des prêtres romains et sans les sacrements. Et c'était précisément pour la combattre qu'Innocent III avait donné plus de grandeur à la situation des prêtres et restauré le principe selon lequel le laïc ne peut se passer de la médiation du prêtre. Saint François se distinguait cepandant des hérétiques dans la mesure où lui, qui en vérité avait moins que quiconque besoin du prêtre, reconnaissait la médiation de celui-ci comme fondée en droit. N'alla-t-il pas jusqu'à mettre au service de l'Eglise ces "tendances hérétiques" en faisant en personne le sacrifice de se soumettre aux nécessités de l'Eglise pontificale universelle?

François d'Assise a été canonisé en 1228, peu d'années après sa mort. Innombrables furent les miracles qu'il accomplit. Le miracle qui nous intéresse ici semble dépourvu de magie céleste et d'éclat séraphique. Il montre François comme un homme, et un homme dans sa plénitude, aujourd'hui presque oublié au profit du tendre visionnaire, aimant et enfantin. C'est cette dernière image qui a prévalu en dépit de l'interdiction qu'il fit aux frères de lire les Ecritures saintes pour leur beauté — la sainteté étant au-delà du beau et du laid —, et en dépit de son appartenance à cette catégorie de grands hommes pour qui la félicité s'identifie à la discipline, à la rigueur et à la dureté à l'égard de la "chair vénale".

Les stigmates du Seigneur qu'il portait sur le corps lui furent moins douloureux et moins pénibles que la formidable pression qu'on exerça sur lui pour le contraindre à faire entrer dans le cadre fixe et rigide de la hiérarchie romaine son âme libre de visionnaire, resté en étroite communion avec Dieu. François d'Assise accepta volontairement ce climat de tension auquel les hérétiques se soustrayaient en constituant des groupes à l'extérieur de l'Eglise, bien qu'il l'éprouvât plus profondément et qu'il en souffrît plus que les autres. Il savait en effet que l'union personnelle et directe de l'âme avec Dieu est bien la chose la plus sublime, mais n'en considérait pas moins que l'Eglise romaine pontificale était l'instrument nécessaire. Aucun de ses contemporains ne fut aussi porteur de ces forces capables de désagréger l'Eglise que François. Bien qu'il eût voulu d'abord tout ignorer de la hiérarchie, qu'il eût interdit à chacun de recevoir d'elle privilèges et fonctions ecclésiastiques, il a néanmoins reconnu, au contraire des hérétiques, la seule et unique Eglise universelle et il a plié son esprit libre, panthéiste et proche de la nautre aux lois étroites et sévères de la hiérarchie. Parallèlement, son alter ego temporel, Frédéric II, s'apprêtait à susciter dans l'ordre terrestre l'affrontement direct de l'individu et de l'Empire romain universel. Avec Dante naquit l'homme qui allait consciemment éprouver cette double tension, vivre ce double conflit.

Ernst Kantorovicz, L'Empereur Frédéric II, p.155

La canonisation de Charlemagne

Pour Philippe[s], le récit d'une canonisation douteuse.
En effet, selon les conceptions de l'époque, seule l'onction et le couronnement à Aix et l'élévation au trône de Charlemagne conféraient sa pleine légitimité au roi des Germains et lui donnaient le droit de prétendre à la couronne impériale romaine. C'est la raison pour laquelle Frédéric ne commença à dater les années de son règne que du jour de son couronnement à Aix, que vint ratifier son installation sur le trône de Charlemagne. D'autres cérémonies s'ajoutèrent aux fêtes du couronnement. Cinquante ans plus tôt, en 1165, Barberousse, bien que banni à l'époque, avait exhumé à Aix-la-Chapelle les restes de Charlemagne et, en présence de princes et d'évêques, les avait fait sanctifier par un antipape impérial également banni, «pour la gloire et l'honneur du Christ et pour le raffermissement de l'Empire romain». Par cette canonisation du premier empereur chrétien germanique, Barberousse avait voulu affirmer le caractère sacré de l'Empire romain, qu'il fut le premier à désigner de nouveau du nom de sacrum imperium, et, d'une manière générale, de la fonction d'empereur. Il avait déjà, de la même façon, ravivé le souvenir de la consécration biblique de la royauté en transférant de Milan à Cologne les anciennes reliques des trois rois mages. C'est aussi au temps de Barberousse qu'était née en l'honneur de Charles et de sa cité cette séquence solennelle:

Voici du Christ le vaillant champion,
Le chef d'une armée invaincue…

dont les paroles de louange durent résonner comme une promesse et une exigence aux oreilles de son petit-fils, lorsqu'il pénétra dans la cathédrale d'Aix pour y déposer les ossements du premier empereur germanique. Une magnifique châsse d'argent avait été exécutée par les Aixois dont les côtés s'ornaient de figures impériales représentées à l'image des apôtres: l'apostolat de la conversion des païens faisait en effet partie intégrante de la fonction impériale. Frédéric II figurait également sur la châsse, qui devait être refermée en sa présence. Le lendemain du couronnement, on vit le jeune roi déposer le lourd manteau du sacre, monter les degrés du catafalque qui soutenait la châsse et enfoncer lui-même les premiers clous dans le couvercle.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.76
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.