Billets qui ont 'Morand, Paul' comme auteur.

Fatum et téléologie - bibliographie

Je n'aurais jamais dû laisser s'écouler un temps si long sans écrire, il y a toujours un moment, après un long silence, où l'à-quoi-bon est bien près de prendre le dessus. Après tout...

Mon silence reflète aussi mon embarras. Je souhaite écrire quelques lignes à propos d'un colloque auquel j'ai participé, Fatum et téléologie dans le tissage des récits de soi, et je sais déjà que je vais être partielle, partiale et injuste: d'abord pour les interventions en italien, desquelles je ne peux rien dire puisque je ne comprends pas l'italien; ensuite pour les interventions de l'après-midi, ou plutôt celles ayant eu lieu dans la salle de cinéma de Bovino, peu pratique pour prendre des notes; enfin de façon générale, ayant désormais une sorte de paresse à prendre des notes, comme si mes années de notes sur Proust et mon actuel retard concernant Joyce me rendait inapte à noter davantage.

Voici donc des notes sur quelques interventions en français qui sont plutôt une bibliographie et une invitation à la lecture. C'est fragmentaire et incomplet, sans aucune liaison logique, je n'ai jeté souvent que quelques mots sur ma feuille n'y tenant plus, au moment où je me disais que j'allais regretter d'avoir laissé filer tout cela innoté, mais il était déjà trop tard.
J'espère qu'aucun intervenant qui lira ces pages ne m'en voudra, je ferai part de la publication des actes du colloque quand j'en aurai connaissance.

  • May Chehab : Marguerite Yourcenar

Depuis Homère on représente la généalogie par des arbres. Métaphore de l'arborescence.
May Chehab a tenté de dresser une généalogie de la généalogie (une généalogie des représentations littéraires des généalogies, supposé-je en reprenant ces notes).

L'hérédité, la fatalité: biologie, sociologie, don du ciel => que ce soit social ou biologique, rattache l'individu mortel à son passé.

L'hérédité selon Zola est aussi inévitable que les lois de la pesanteur (préface aux Rougon-Macquart? à vérifier).
Au XXe siècle l'hérédité est devenue la nouvelle Parque: on ne peut y échapper.

Yourcenar (dans Labyrinthe du monde, trilogie) va tenter de remonter le plus loin dans ses ancêtres, puis de faire le chemin inverse, de partir du plus général pour revenir à elle-même.
Il faut boucher les trous de la tapisserie, ce qui implique ou signifie
- un devoir de mémoire;
- un certain régime de vérité historique;
- la métaphore du tissage (et non plus de l'arbre).

Tissage = réseau. May Chehab nous projette cette représentation de Mille plateaux de Deleuze et Guattari par Marc Ngui. Il s'agit d'un rhizome sans centre qui met en question la structure causale et hiérarchique de l'art.

May Chehab termine en parlant des blogs et de Facebook, avec cette conclusion qui m'a fait sourire: et si notre prochaine évolution serait de ressembler à notre avatar?

Je remercie May qui par cette première intervention m'a incitée à me pencher sur le lien généalogie/destin et (re)découvrir la généalogie rêvée de Camus (je la connaissais mais n'avais pas fait le lien avec le nom) et me souvenir de cette phrase de L'élégie de Chamalière: «Mais à quoi servirait la littérature, is what we want to know, si ce n'est à corriger les généalogies déplaisantes?»



  • Nicolas Denavarre : Paul Léautaud

Rémy de Gourmont à Paul Léautaud: «Vous serez fonctionnaire, c'est écrit dans votre destinée.»
En fait, cette prédiction ne se réalisera pas. Il deviendra chroniqueur dramatique, d'abord au Mercure de France, puis à la NRF.

Léautaud avait alors écrit trois textes autobiographiques et n'avait plus rien à écrire. Qu'écrire? Le 23 janvier 1907 il rencontre Berta Staub. Il venait chercher des souvenirs d'enfance, il trouve sa vieillesse. Le destin de Léautaud, c'est être vieux. C'est l'anti-Rimbaud.

Léautaud va écrire sous le nom de Boissard, qui va se révéler bien plus qu'un pseudonyme: un super-Moi qui tranche.
Faute de faire des livres, il fait des mots, puis avec les mots, il fait des livres.

Je n'ai rien noté de plus. Nicolas Denavarre nous a décrit le style et le fonctionnement de ces chroniques et nous a dressé un portrait saisissant de Léautaud.



  • Emmanuel Mattiato : Irène Némirovsky (David Golder) et Paul Morand (L'homme pressé)

salle de cinéma: je n'ai rien noté et je suis maintenant bien ennuyée. De mémoire:

Présentation d'Irène Némirovsky. Bien sûr j'en avais entendu parlé mais je n'avais pas compris qu'elle était morte en déportation et que sa fille avait publié en fait un roman posthume. Elle était très connue dans l'entre-deux guerres. Présentation très intéressante, décrivant finalement l'émigration russe comme une sorte de pendant oriental de la "génération perdue" d'Hemingway.

Irène Némirovsky et Paul Morand se connaissaient, on peut imaginer que Paul Morand aurait pu sauver son amie (ou l'a pu et en aurait été empêcher par sa femme? Toutes les suppositions sont possibles et invérifiables).

Je me souviens de la présentation de L'homme pressé, l'impression angoissante d'un homme qui remonte le temps vers sa mort, via la naissance de son futur bébé.



  • Valérie Scigala : Renaud Camus

Comment être heureux en amour, avoir du succès en littérature, pour faire mentir le nom et la mère? Peut-on réellement tromper l'origine?
De la prédiction «Vous finirez sous les ponts» à la promesse indirecte trouvée dans Etc. (p.108) «Sa famille [de Jean Puyaubert] avait reconnu, plus tard, que tous les artistes – amis, relation, ou simplement objets d'admiration de sa part – dont jeune homme il lui avait parlé étaient devenus célèbres: Masson, Breton, Vitrac, Artaud, Crevel, Lecomte, etc».

À la sortie j'échange quelques mots avec un intervenant qui a lu quelques journaux camusiens. «Oh moi, je lis plutôt les Eglogues. — Les Eglogues? Mais quel intérêt? C'est illisible! Pourquoi lisez-vous les Eglogues?» Je suis prise de court, j'essaie de condenser en quelques mots ce que je ressens: «Parce que ça me fait rêver.» Ce qu'il aurait fallu expliquer, c'est l'impression de rapidité spatiale et temporelle, l'impression de multi-dimensions comme dans une ville dont on parcourrait les rues en sachant à la fois ce qu'il y a derrière les murs et le passé de chaque demeure, de chaque boutique.



  • Yves Ouallet : Michel Leiris et La règle du Jeu

Ici la perspective s'inverse: tandis que la plupart d'entre nous ont profité du sujet pour présenter leur auteur favori ou l'objet actuel de leur étude, Yves Ouallet utilise Michel Leiris pour illustrer ses hypothèses sur le destin, l'oubli, l'écriture, le temps, avec une problématisation du sujet (que je n'ai pas notée).

L'écriture du soi : on pense s'être débarrassé du destin.

Michel Leiris : écriture de soi et journal; un ethnographe; un poète.
Toute ligne qu'une plume a tracé doit être une chiromancie.
L'écriture de soi: une tentative de se débarrasser du destin => le risque est de se débarrasser de soi-même.
S'écrire c'est poser le problème de son identité; de ses identités.

Le destin, c'est ce qui a été écrit avant nous, sans nous (le fatum, c'est ce qui a été dit).

La règle du jeu: quatre tomes d'autobiographie, Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit.
BIFUR = panneau indiquant la bifurcation de la voie ferrée . On pense à la fourche, à Œdipe Roi''. Question: entre liberté et destin, qui suis-je? C'est une vieille question.
Ecrire pour se changer soi-même (une vieille idée: Marc Aurèle, etc.)
Au milieu du quatrième tome, constat d'échec => suicide. échec de la littérature. Et pourtant écriture du quatrième tome = littérature. Ça continue malgré tout.

Finalement écriture de trois soi, de trois types d'identité:
1/ identité descriptive. identité destin. identité idem
2/ on s'en débarrasse. identité nattative. J'écris ma vie (Ricœur). identité ipse. écriture de soi moderne.
3/ identité poétique, créée.



  • Maja Saraczynska : le théâtre du XXe siècle

salle de cinéma de nouveau. J'ai noté quelques mots avant d'abandonner. Tous les grands noms du théâtre du XXe siècle ont été convoqués.

Paul Valéry: la vérité est impossible en littérature; l'écriture de soi (ou le journal? c'est plus vraisemblable) est une prostitution d'un point de vue communication.

autofiction: concept inventé par Serge Doubrovsky.

La question de la mort : inséparable de l'auto-fiction (j'ai découvert l'existence de Sarah Kane, dont le travail m'a rappelé Suicide de Levé)



  • Claire Leforestier : B. Traven et Le Vaisseaux des morts.

On ne sait pas qui se cache derrière ce pseudonyme.
La présentation que nous fait Claire Leforestier est envoûtante. Mais tous les récits de mer m'envoûtent.

Le Vaisseau des morts. Seuls renseignements sur le narrateur: sa nationalité et son métier.
Identité: le narrateur change plusieurs fois de noms. Il donne celui de Pip (Pippin) qui renvoie à Melville. (Nature heureuse, ce qui le rend d'autant plus sensible au coup du sort).
Nom du bâteau: La Yorick. Omniprésence de la mort, tentation de la mort.

Embarquer sur un bateau fragile pour échapper à une superstition, c'est choisir un danger patent contre un danger latent. Être sûr plutôt que douter.

destin: lien avec la généalogie, l'hérédité.
destin: lien avec l'identité.



  • Noémie Suisse : André Breton et Najda

Très intéressant dans cette présentation: l'analyse des photos, du sens des photos et la façon dont elles sont utilisées dans des buts précis.

Projet de Breton: "laisser surnager ce qui surnage". Mais en fait il y a bien une structure. récit déchronologisé mais logicisé, disait Roland Barthes.

«Tu écriras un roman sur moi» ou peut-être Tu écriras un roman surmoi.
irruption de la merveille qui était la maîtresse d'Emmanuel Berl, futur éditeur de Najda.

Le Plan, le Point et la Ligne: analyse topographique. cf. Le surréalisme et la peinture, d'André Breton.
On trouve la notion de "point de fuite dans l'avant-dire de Najda. métaphore du chemin, même si ce qui est avoué est l'errance.

Deleuze: lisible=ligne. œuvre striée. ligne qui relie des points.

Gracq: André Breton, quelques aspects de l'écrivain (1948) : «une grille qui permette de lire le sens de la vie» (p.109)

point de fuite: point du jour, point de convergence, point d'intersection.

Najda: le début du mot espérance en russe.
"La poésie tient du prodige non seulement en ce qu'elle transfigure le passé mais surtout en ce qu'elle préfigure l'à venir". Casarian (citation de mémoire, à vérifier).

Portrait (photo) de Breton à la fin du livre, ce qui n'a pas le même sens qu'un portrait au début. Le livre est peut-être éclaté, mais l'auteur a acquis une unité narrative, "ceci est mon corps". Le portrait constitue un écho à la photographie "L'hôtel des grands hommes". Il s'inscrit dans la fama.

Michel Beaujour: Qu'est- ce que Najda?



  • Aurélia Hetzel : Jacques Borel et Grégoire Hetzel

Ce qui fut troublant, ce sont les histoires en miroir du grand-père et du petit-fils, renforçant l'impression de prédestination, de malédiction à laquelle on ne peut échapper.

Jacques Borel a reçu le Goncourt en 1965 pour L'Adoration: «Je n'ai pas connu mon père, j'avais quatre mois quand il mourut.» Le fils de la folle, internée.

Grégoire Hetzel. Vert paradis. Histoire de ma mère. Pour ma mère, l'important c'est la profondeur. L'apparence ne compte pas. Ma mère ressemblait à une souillon.

Borel : phrase du père à la naissance: «Il en a un tarin»[1].
Borel: l'être = la mémoire. avoir été.

Pas de séparation entre la souffrance individuelle et la souffrance humaine. cf. Crime et Châtiment. Raskolnikov s'agenouille devant Sonia: «Ce n'est pas devant toi que je m'agenouille, mais devant toute la souffrance humaine.»

Rousseau: « Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.»

Comme des vêtements, les paroles se transmettent. Une famille où tout s'hérite.



  • Massimo Lucarelli : Dante

Mention spéciale pour Massimo qui est intervenu en italien mais a eu la gentillesse de résumer son intervention en français au cours du déjeuner qui a suivi. (De l'italien, je n'ai noté que la phrase "Béatrice est une figure du Christ", que je me suis fait expliquer au repas tant cela m'avait paru étrange. Cela signifie tout simplement que c'est elle qui guide vers le Paradis.)

Il en ressort que si Dante s'est révolté contre le destin à un moment de sa vie (dans la Vita nova? Je ne me souviens plus), La Divine Comédie intervient comme une acceptation de celui-ci, tout étant finalement pour le mieux, l'exil ayant finalement permis une vie plus bénéfique et plus chrétienne que l'absence d'exil.

J'ai eu la surprise d'apprendre qu'on possédait des lettres de Dante à son fils. Dante ne parle jamais de son père, l'une des raisons pourrait être que son père aurait eu la profession infamante d'usurier.



Et deux films extraordinaires :
. Loredana Bianconi, La vie autrement, Belgique, 2005 : interview de quatre (femmes) Belges d'origine marocaine, ayant rompu avec leur famille pour suivre leur propre voie (opéra, théâtre, écriture...) Quatre tempéraments très différents. La plus tourmentée dira «Comme je n'arrivais plus à peindre, je me suis mise à l'escrime. En fait c'est la même chose» (était-ce peindre ou écrire? dans tous les cas, c'est une citation très à peu près).

. Anna Buccheta, Die Traüme Neapels (Dreaming buy numbers), Italie, 2006 : la passion napolitaine pour la loterie. Il existe un livre, le livre des Grimaces, qui permet de convertir tout fait, tout objet, en nombre, et donc de le jouer à la loterie. La réalisatrice commence par nous montrer une échoppe où se vendent les billets, puis choisit quelques personnes et leur fait raconter leur histoire et leur passion.
Jouer à la loterie, ce n'est pas vivre, c'est décider de vivre.
Un vieux monsieur, historien en train de devenir aveugle, raconte: «Moi je suis un bourgeois (borghese). J'ai recueilli Maria, je lui ai dit: "Maria, pourquoi tu joues comme ça? Tu pourrais économiser, mettre quelques sous de côté, pour l'avenir". Elle m'a répondu: "Monsieur, je joue parce que je veux pouvoir dormir la nuit". Et je me suis dit que j'avais des réflexes de bourgeois, économiser, c'était se construire un avenir, elle, elle ne pouvait qu'espérer vivre encore un jour».

Notes

[1] en bonne obsessionnelle, je relève la phrase pour l'inscrire dans la lignée des Tristram Shandy et Lionnerie.

Domaine privé: La musique comme métonymie : Kodály, Puyaubert, Morand, Billy

J’aimerais faire entendre aujourd’hui la sonate pour violoncelle seul de Zoltan Kodály opus 8, qui date de 1915 qui est l’objet d’un fort engouement de ma part.

La première fois qu’il avait été question pour moi de faire cette émission du «Domaine privé», quand on en a parlé au printemps dernier, avant même que l’émission n’existe, la musique fétiche du moment était en ce qui me concerne le quatuor d’Hugo Wolf, et plus spécialement son adagio que je vous ai fait entendre il y a trois ou quatre semaines. Il avait été question de faire cette émission à l’automne, ce que je n’ai pas pu faire parce que j’étais à ce moment tout à fait à la campagne, et à cette époque-là mon goût fétichiste en matière de musique s’était un peu déplacé, et il s’était porté sur le troisième quatuor de Schumann, que je vous ai également fait entendre dans cette émission.

Ici, cette fois, avec la sonate pour violoncelle seul de Kodály, nous atteignons au goût fétichiste actuel : c’est la musique du moment, c’est-à-dire qui fait l’objet d’une sorte de manie, que j’écoute et je réécoute… Si je donne ces précisions géographiques, c’est que j’aimerais parler de cette façon qu’a la musique de fonctionner comme une sorte de métonymie des saisons. Chaque saison a sa musique et la musique, restant, continue de porter pour moi et je pense pour beaucoup de gens la couleur des saisons. Quand vous voulez savoir ce qu’était notre état d’esprit tel mois, telle année, telle période de notre vie, nous pourrions dire que c’était l’époque, peu importe de quoi, du quatuor de Foulds ou du trio des esprits de Beethoven. Il y a des musiques plus modestes qui n’ont peut-être pour briller auprès de nous qu’un jour, une heure, qui ne disposent que d’une très courte période. Je ne sais pas quelle sera la durée de séduction auprès de moi, aujourd’hui si forte, de la sonate pour violoncelle seul de Kodály, toujours est-il qu’elle est en ce moment extrêmement active. J’espère que vous partagerez cette engouement.

Ce rôle de la musique comme métonymie des saisons prend chez moi, puisque cette émission du Domaine privée se prête en somme à la confession, à la confession générale, un caractère un peu maniaque. Dès qu’il est question de fétichisme il est question sans doute de manie, d’exagération, et par exemple j’ai le tic d’écrire sur les disques, sur le petit livret qui accompagne le disque (c’est de plus en plus difficile maintenant avec les compacts, parce qu’on dispose d’espace toujours plus réduit) la date de chacune des auditions de cette œuvre. Ensuite quand je réentends l’œuvre, je sais quand je l’ai entendu pour la dernière fois, à quel endroit, avec qui, dans quelles circonstances, et ce rôle métonymique par rapport aux saisons de la musique en est extrêmement précisé, il prend presque un caractère de scientifisme délirant. Mais il s’agit toujours de pétrir la musique avec le temps.

On pourrait d’ailleurs aussi bien la pétrir avec le lieu, ce qu’elle fait elle-même très volontiers et très facilement. Je me souviens par exemple que New-York, pour moi, est très lié au seul disque qui se trouvait dans un appartement que j’avais loué lors de mon premier séjour à New York à Riverside drive, et ce disque, tout à fait par coïncidence, il n’est l’objet d’aucun choix de ma part, offrait ces concertos pour deux ou quatre pianos de Beethoven qui doivent être les BWV 1061 ou 1063, quelque chose comme ça. Je me souviens d’ailleurs, puisque nous en sommes aux confidences, qu’une fois déjà je parlais à la radio de ce concerto de Bach — je viens de dire, je crois, de Beethoven ? Il s’agit bien entendu (petit rire), pardon, de Bach, des concertos pour deux pianos et quatre pianos de Bach. Une fois où j’en parlais, j’avais déjà eu un lapsus, un lapsus encore beaucoup plus fâcheux d’autant plus que sur le moment il m’avait échappé, et j’avais parlé, horreur ! je m’en réveille encore la nuit tellement ce souvenir est mauvais, des concertos de Bach BMW 1060 et 1063. Ce qui était d’ailleurs une horreur à tiroirs, à double niveau, car tous les connaisseurs me disent maintenant qu’on ne dit même pas à propos des automobiles BM double V, mais que tous les connaisseurs savent qu’il faut dire BMV. Toujours est-il que c’était les concertos BWV 1061, je crois, je ne suis pas tout à fait sûr du numéro d’opus, qui sont pour moi, qui demeurent, New-York en 1969, je crois.

Le disque lui-même, l’objet, sa cassette, les circonstances de son achat, peuvent être l’objet de cet investissement presque poétique, c’est-à-dire se lier à la musique. Par exemple, pour en revenir à cette sonate pour violoncelle seul de Kodály, je me souviens très précisément des circonstances de son achat à Budapest. Vous savez, quand on est à Budapest, les connaisseurs vous disent, il y a deux choses qu’il faut absolument faire, c’est aller aux bains et aller chez Ungaroton, qui est un magasin de disques extraordinaire, en effet. Je regrettais beaucoup de n’être pas allé chez Ungaroton le dernier jour de mon séjour à Budapest qui se trouvait être un dimanche. J’ai malgré tout erré dans le quartier et j’ai eu la bonne surprise (c’était un dimanche pluvieux d’avril) de voir que le magasin Ungaroton était ouvert. C’est donc là que j’ai acheté ce disque. Il m’en souvient… La couleur pluvieuse et grise de cette journée de Budapest, d’un dimanche à Budapest est pour moi dans cette musique, comme doit y être aussi par exemple l’image même de Kodály, la grande beauté physique de Kodály, qui est peut-être le plus beau physiquement de tous les compositeurs, les manières de Kodály, telles qu’elles peuvent apparaître dans de nombreux livres publiés en Hongrie, puisqu’il est l’objet d’un culte beaucoup plus développé, beaucoup plus visible, que celui de Bartòck. J’ai toujours été très impressionné par les manières de Kodály, en particulier par son élégance, comme étant une forme subtile et dont on parle peu de résistance. Il y a des images extraordinaires de Kodály avec des ministres de la culture soviétiques et des compositeurs officiels hongrois, et la dignité maintenue du malheureux Kodály après l’occupation et l’humiliation sans nom de son pays consiste en une extraordinaire élégance physique et bien sûr morale, on sent bien que l’un est très lié à l’autre. Ici dans cette sonate pour violoncelle seul, ce n’est peut-être pas tant l’élégance qu’on remarque que la profondeur. Encore qu’on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas une profondeur de l’élégance. Quant à l’élégance de la profondeur, c’est sans doute ce qui s’appelle la pudeur.

Comme je suis fétichiste, je n’aime pas entièrement les œuvres, en général, ou pas d’une manière égale. J’aime moins, c’est-à-dire que je n’aurais pas élu d’un goût particulier, le troisième mouvement de celle-ci, qui a un caractère un peu léger, très inspiré par des thèmes paysans magyars ou transylvans qui d’ailleurs sont beaux, c’est un mouvement réussi, mais enfin il n’aurait pas fait l’objet d’une élection particulière de ma part. Non, l’objet du goût fétichiste, c’est l’adagio, ce serait l’homme qui aime les adagios, qui, lui, est tout à fait ce que j’appelle une cavatine, ce qui creuse l’ici.

Mais nous allons entendre néanmoins la sonate pour violoncelle seul opus 8 de Kodály en son entier par Miklos Perenyi.

Je disais tout à l’heure que les musiques étaient liées à des saisons, à des époques de notre vie, à des lieux, à des couleurs du temps, elles le sont aussi bien entendu à des êtres, et j’avais suggéré lors d’une émission précédente qu’elles pouvaient être lieu de rendez-vous, et de rendez-vous même au-delà de la mort.

C’est particulièrement vrai en ce qui me concerne pour cet allegretto de la septième symphonie de Beethoven, que nous allons entendre maintenant, qui est très lié dans mon esprit à un très vieux monsieur que j’ai bien connu à la fin de sa vie et que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Jean Puyaubert, et qui était, qui avait été, toute sa vie l’ami des poètes, en particulier de tous les surréalistes, par exemple de Roger Vitrac. On vient de publier récemment Les lettres à Jean Puyaubert de Roger Vitrac. Jean Puyaubert avait une maison en Corrèze qui avait inspiré à Vitrac une pièce qui n’a jamais été tout à fait achevée qui s’appelait Pastorale. Là, il ne s’agit pas de la Pastorale de Beethoven, mais de la septième symphonie, celle que Wagner appelait l’apothéose de la danse. Puyaubert aussi cet allegretto de la septième symphonie était l’objet d’une sorte de métonymie littéraire, d’une association avec des idées, un texte, un texte de Paul Morand. Je ne sais pas exactement où se trouve ce passage où Paul Morand entend avec un gramophone, dans le Hoggar je crois, enfin au bord du Sahara, la septième symphonie de Beethoven sur les sables, et Jean Puyaubert disait toujours quand il entendait ça qu’il voyait Paul Morand sur les sables avec son gramophone.

Cet allegretto de la septième est le titre d’un petit livre d’André Billy, personnage qui lui-même avait été l’ami des poètes et particulièrement d’Apollinaire, dont je me souviens que je lisais, dans Le Figaro de mes parents, dans mon enfance, des chroniques dont une m’avait beaucoup plu. Il y a une phrase qui est l’une de mes phrases préférées de la littérature française : il expliquait qu’il avait fait changer sa chaudière, à Barbizon où il vivait, qu’il avait dit au fumiste à la fin de l’opération « A la prochaine fois », le fumiste avait répondu « la prochaine fois ce ne sera plus moi », et André Billy concluait : « je suis fait de telle sorte qu’au lieu de me réjouir de la longévité des chaudières, je m’attriste de la brièveté des fumistes ».
Nous allons donc entendre l’allegretto de la septième symphonie de Beethoven, dit pour moi « de la brièveté des fumistes ».

[allegretto de la septième symphonie de Beethoven]

Vous venez de voir le lieu où se tient, j’aime à le penser, un peu de l’âme de feu mon ami Jean Puyaubert, l’ami des poètes, vous venez de voir Paul Morand sur les sables, un peu comme Robert Redford dans le concerto pour clarinette de Mozart sur les pentes du mont Kenya, et en l’occurrence, c’était donc le fameux allegretto de la septième symphonie de Beethoven par l'orchestre philarmonique de Vienne sous la direction de Carlos Kleiber.

Le cycle de nos inventions

Paris, mardi 9 mai 1972

Cette unité du Temps immobile, dont j'avais tendance à m'émerveiller, est pauvreté, non richesse. Je le pressentais depuis longtemps, et en ai eu, hier soir, la confirmation en lisant La Dernière Heure de Jean Guitton. Cela a toujours été un sujet de réflexion pour lui (comme pour moi), écrit-il, que cette identité du moi avec lui-même.

Le nombre de chromosomes est limité, je veux dire que ce que nous pouvons dire de neuf, de personnel, est plus réduit que nous le croyons. Le cercle ou le cycle de nos inventions est étroit. Les conversations que j'ai écoutées pendant quatre ans roulaient autour des mêmes thèmes, chacun y faisait sa petite pirouette, racontait ses mêmes anecdotes toujours pareilles (Œuvres complètes, III, p.503).

Anecdote, «chose inédite», (étymologie grecque): indéfiniment à redire. Le Journal que j'écris depuis trente ans roule autour des mêmes thèmes. C'est pourquoi le montage du Temps immobile est si facile.
Quant à ma relative inintelligence, elles s'accompagne d'un manque de méthode, qui lui est sans doute lié. Depuis le temps, j'aurais dû apprendre à penser, au sens donné par Sartre à cette expression, dans ce passage de Situations III, où, à propos d'un «triste exemple d'analphabétisation politique», il écrit:

Mais parler de Nietzsche et de Carlyle à propos de Cohn-Bendit, c'est prouver non seulement qu'on n'est pas cultivé mais qu'on n'a jamais appris à penser. (p.179)

D'où mon admiration (et mes inhibitions) lorsque j'écoute parler Michel Foucault ou Gilles Deleuze, à plus forte raison, Gilles Deleuze et Michel Foucault.


Paris, vendredi 26 mai 1972

Ecrivant ma dernière préface (non signée) pour Maurice Dumoncel (Taillandier), je calcule qu'elle est, à quelques unités près, la soixante-dixième. Ainsi vais-je, après tant d'années, retrouver une certaine liberté (mais qui va me coûter cher et nous devrions être plus inquiets que nous le sommes quant à notre budget...) Écrivant donc cet ultime avant-propos, sur Une Vie, je trouve, dans la Vie de Maupassant dédicacée à mon père par Paul Morand en 1942, cet extrait d'une lettre de Jacques-Émile Blanche au sujet de sa première rencontre avec Guy de Maupassant, chez la comtesse de Potocka:

Quand je fis la connaissance de Maupassant, m'écrivait-il cet hiver de sa propriété d'Offranville, il avait le type sous-off, portait le col rabattu à l' amant d'Amanda. En été, très canotier d'Argenteuil. Il ressemblait comme un frère au baron Barbier, l'homme debout tête penchée sur la table du Déjeuner de Renoir... Il parlait peu, sans ce qu'on appelle esprit, physionomie grave, inquiète, semblait-il, un convive "terne" selon Mme Aubernon, chez qui je ne l'ai jamais rencontré (une exception à cette époque). Ses amours, ses débats avec l'aimée (Marie Kann) et les autres, le rendaient presque muet, comme en état d'hypnose. Chez Madeleine Lemaire, j'ai souvenir d'une soirée de têtes ou costumes de papier. J'étais en Lohengrin, cygne sous le bras, casque, et Maupassant, comme un chien errant, parmis les déguisés...

...Ainsi Jacques-Émile Blanche, dont je me souviens, se souvenait de Guy de Maupassant qui lui-même...

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.272

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