Billets qui ont 'Platon' comme auteur.

De Narnia à Hegel en un coup

Selon l'évidence énoncée par Platon, on ne reconnaît que ce que l'on a déjà rencontré : ainsi la dimension christique des Chroniques de Narnia ne peut-elle être perceptible qu'à un chrétien :
Le nom de Dieu y est tu. Mais le silence qui est fait sur son nom libère aussi le champ d'une reconnaissance. L'œuvre contraint ainsi l'interprétation théologique. Elle peut être lue athéologiquement par celui que nulle connaissance du monde de la foi n'habilite à reconnaître, dans le monde de la féerie, un reflet du monde de la foi. Mais ce ne sera pas une lecture plénière ; celle-ci exige en effet une fusion des horizons (comme l'exige toute lecture), et c'est bien l'horizon du monde de la foi (et non pas simplement celui du monde de la vie, ou de la conscience de l'homme contemporain, etc.) qui doit s'y fondre avec celui de l'œuvre. Le Christ pseudonyme de Lewis, et son Dieu anonyme, ne sont déchiffrables que si les noms de Dieu et du Christ ont déjà été prononcés.

Jean-Yves Lacoste, Narnia, monde théologique ?, p.27
Ce qui est vrai pour un conte de fée l'est aussi pour un texte philosophique. Entre avènement de la raison et Parousie, quel écart ? Lire Hegel quand on est chrétien c'est se trouver sur un chemin balisé de signes de reconnaissance, signes invisibles à celui qui ne les connaît pas.
Un parallèle peut être éclairant, quoiqu'un peu peu surprenant. Nul ne peut aujourd'hui douter que la théologie trinitaire et la christologie soient le secret de la Logique de Hegel. Le principe de sa dialectique de l'être, de l'essence et du concept (qui décrit la vie concrète de l'esprit) est la médiation, qui est réconciliation. Et le fond de la médiation logique, la dernière instance de la fondation, est bel et bien l'œuvre trinitaire et christologique dans laquelle l'Absolu pose dans l'être l'autre que lui, et se le (ré-)concilie. Il importe peu que la théologie d Hegel ait ses déficits. Il importe en revanche qu'une structure christologique et trinitaire puisse être déployée sans que le savoir positif de la foi ne soit explicitement convoqué au lieu de ce déploiement. Du coup, la Logique s'expose elle aussi à une lecture athéologique : un bref coup d'œil à l'histoire des études hégéliennes suffit à le monter.

Ibid., p.27

La religion comme terreur : Epicure

C'est en cherchant comment éviter la peur qu'Epicure fut conduit à la philosophie théorique. Il soutenait que les deux grandes sources de la peur étaient la religion et la terreur de la mort qui étaient liées puisque la religion encourage la croyance que les morts sont malheureux. Il rechercha donc une métaphysique qui prouverait que les dieux ne se mêlent pas des affaires humaines et que l'âme périt avec le corps. La plupart des hommes modernes pensent à la religion comme à une consolation mais, pour Epicure, c'était le contraire. Le surnatuel intervenant dans le cours naturel des choses lui paraissait une source de terreur et il considérait l'immortalité comme fatale à l'espoir d'être soulagé de la souffrance.
[…]
La haine de la religion exprimée par Epicure et Lucrèce n'est pas très aisée à comprendre si l'on fait crédit aux rapports conventionnels qui insistent sur l'allégresse qui émanait de la religion et des rites grecs. […]
Jane Harrisson a montré d'une manière convaincante que les Grecs avaient, à côté du culte officiel rendu à Zeus et à sa famille, d'autres croyances plus primitives et plus ou moins associées à des rites barbares. Ceux-ci furent en partie incorporés dans l'orphisme qui devint la religion dominante des hommes de tempérament religieux. On a parfois supposé que l'Enfer était une invention chrétienne, mais c'est une erreur. Le christianisme n'a fait que systématiser les croyances populaires. Dès le début de la République de Platon il est visible que la crainte de la punition après la mort était déjà communément ressentie à Athènes au Ve siècle, et il n'est guère probable qu'elle ait pu diminuer dans l'intervalle qui sépare Socrate d'Epicure. […] Pour ma part, je crois que la littérature et l'art grecs donnent une fausse idée des croyances populaires. Que saurions-nous du méthodisme de la fin du XVIIIe si aucune relation de cette époque ne nous était parvenue en dehors des livres et des descriptions émanant des classes cultivées? L'influence du méthodisme, comme celle de la religion de l'âge hellénistique, s'est développée par le bas. Il était déjà puissant au temps de Boswell et de Sir Joshua Reynolds et pourtant les allusions qu'ils en font ne rendent pas compte de l'étendue de son influence. Nous ne devons donc pas juger de la religion de la masse en Grèce, d'après les descriptions que nous en trouvons dans l'Urne grecque ou d'après les œuvres des poètes et des philosophes de l'aristocratie. Epicure n'était pas un aristocrate, ni de naissance, ni dans ses amitiés; peut-être ce fait explique-t-il son hostilité exceptionnelle contre la religion.

C'est grâce aux poèmes de Lucrèce que la philosophie d'Epicure a été révélée aux lecteurs depuis la Renaissance. Ce qui a le plus impressionnés, du moins ceux d'entre eux qui n'étaient pas philosophes de profession, c'est le contraste qu'ils présentent avec la croyance chrétienne sur le matérialisme, la négation de la Providence, le rejet de l'immortalité. Ce qui frappe surtout le lecteur moderne c'est le fait que ces idées, qui sont à présent généralement regardées comme tristes et déprimantes, ont pu être présentées alors comme un évangile de libération, le salut devant le pesant fardeau de la peur.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, p.302-304 tome 1 (Les Belles Lettres 2011)

Une mesure du génie

Ses paroles [d'Héraclite], comme celles de tous les philosophes antérieurs à Platon, ne sont connues que par les citations qu'en font Platon ou Aristote dans le but de les réfuter. Quand on pense à ce qui adviendrait d'un philosophe contemporain s'il n'était connu que par la critique de ses rivaux, on se rend mieux compte du génie admirable des philosophes pré-socratiques qui paraissent encore si grands au travers du voile détracteur tendu par leurs ennemis.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, p.71-72 (Les Belles Lettres, 2011)

Platon révolutionnaire et tyrannique

§ 11 - Portrait du philosophe accompli

Il vit entièrement dans les abstractions les plus pures, ne voit ni n'entend plus rien, n'estime plus rien de ce que les hommes estiment, il hait le monde réel et cherche à propager son mépris. Il vit comme dans une caverne, après qu'il a vu la lumière du jour et les véritables onta [étant]: il est inévitable que les autres hommes le tiennent pour insensé lorsqu'il leur recommande de ne plus croire à la réalité des choses qu'ils voient et entendent. L'homme platonicien est très différent du socratique; car Socrate dit (Xénophon, Mémorables, III 9): «Le meilleur citoyen et celui que les dieux chérissent le plus, est celui qui, agriculteur, accomplit bien les devoirs de l'agriculteur, médecin, accomplit bien les devoirs de l'art médical, et qui dans la vie politique remplit bien ses devoirs envers l'État. Mais l'homme qui ne fait rien de bon n'est ni utile ni agréable aux dieux». Socrate était un bon citoyen, Platon un mauvais, comme Niebuhr a osé le dire. Cela veut dire que Platon a livré un combat à mort contre les conditions politiques en place et qu'il était un révolutionnaire extrêmemnt radical. L'exigence de former des concepts exacts de toutes les choses paraît inoffensive: mais le philosophe, qui croit les avoir trouvés, traite tous les autres hommes de fous et de dépravés et toutes leurs institutions de folies et d'obstacles à la pensée véritable. L'homme aux concepts exacts veut juger et régner: croire posséder la vérité rend fanatique. Cette philosophie est partie du mépris de la réalité effective et des hommes: très vite, elle manifeste une tendance tyrannique. Platon semble, si l'on se fonde sur l'Apologie de Socrate, avoir conçu la pensée décisive concernant la manière dont un philosophe doit se comporter envers les hommes: comme leur médecin, un frein sur la nuque des hommes. Il renforce l'idéal et saisit les pensées: la science doit régner: celui qui sait, qui est le plus proche des dieux, doit être législateur et fondateur d'Etats. Les moyens qu'il emploie sont: liaison avec les pythagoriciens, recherches pratiques à Syracuse, fondation de l'Académie, activité d'écrivain et combat inlassable contre son temps.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.42-43 (éditions de l'éclat, 2e édition, 1998)

La logique

La pensée logique comme fondement de la morale, la représentation et l'opinion comme fondement de l'immoralité.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.41 (éditons de l'éclat, 2e édition, 1998)

A quoi tiennent les choses

Platon, on le sait, fut, à l'issue de son premier voyage en Sicile, arrêté et vendu sur le marché d'Égine: s'il n'avait pas été racheté et libéré par un homme de Cyrène, c'en était fait du platonisme.

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.29 (éditions de Fallois, 1989)

Apprendre à voir

La lecture de L'Empereur Frédéric II est une source renouvelée d'étonnements et d'émerveillement (Je recommande de le lire absolument avant La Divine Comédie). Kantorowicz fait bien plus qu'étudier un règne, il étudie une époque et se penche sur les changemements de mentalité mis en branle sous l'impulsion de ce jeune empereur si savant et curieux de tout.

Il note ainsi le peu de poids qu'avait le regard dans la connaissance du monde: l'interprétation spirituelle comptait davantage que l'observation physique, tout avait, devait avoir, un sens qu'il convenait de découvrir:
Lorsqu'on essaie de nos jours d'attribuer au Moyen Âge un sentiment ou une vision de la nature, on ne fait que jouer sur les mots. Il est certain que le Moyen Âge tout entier considérait la nature comme sacrée, dans la mesure où elle représentait l'ordre éternel du monde, mais, au moins jusqu'à 1200, il fut bien loin de la comprendre, d'une manière non pas spéculative et pourtant intellectuelle, comme un être vivant, mû par ses propres forces et animé par sa propre vie. On n'attachait aucune importance à la vie de la nature et l'on préférait saisir les phénomènes, sous une forme complètement dématérialisée, comme des allégories, et les interpréter sur un plan transcendental après les avoir rattachés au savoir spéculatif. Une œuvre alexandrine tardive, le Physiologus, qui fut traduite dans toutes les langues, vint renforcer cette tendance. Elle fut pratiquement l'unique source des sciences de la nature qu'ait possédée le Moyen Âge, si l'on excepte l'Encyclopédie d'Isidore de Séville et Pline, et la plus populaire. A côté de quelques anecdotes sur les différents animaux et leurs habitudes, les significations allégoriques occupaient une large place dans le Physiologus et ce que le lion, le taureau ou la licorne signifiaient au point de vue moral, astral ou cosmique intéressait bien plus que ces animaux eux-mêmes.

L'évêque Liutprand de Crémone, qui fut envoyé comme ambassadeur à la cour de Byzance au temps des empereurs Othon, nous fournit un bon exemple de cette façon de voir la nature. On montra à l'évêque un parc zoologique impérial qui contenait un troupeau d'ânes sauvages. Liutprand se mit aussitôt à réfléchir sur ce que ces animaux pouvaient signifier pour l'univers. Une sentence sibylline lui vint alors immédiatement à l'esprit: «Lion et chat vaincront âne sauvage.» Tout d'abord l'évêque crut à une victoire commune de son maître l'empereur Othon 1er et du Nicéphore byzantin sur les Sarrasins. Mais il s'avisa bientôt que les deux empereurs souverains, également puissants, ne sauraient être convenablement représentés par le grand lion et le petit chat. Là-dessus, après une brève méditation, le vrai sens du parc aux ânes sauvages apparus clairement: l'âne et le chat étaient ses maîtres, Othon le Grand et le jeune fils Othon II, tandis que l'âne sauvage qui devait être vaincu n'était autre que, comme le prouve le jardin zoologique, l'empereur Nicéphore lui-même! C'est ainsi que Liutprand, l'un des clercs les plus savants de son siècle, voyait la nature. Il connaissait pourtant de très nombreux auteurs anciens: Cicéron, Térence, Végèce, Pline, Lucrèce, Boèce, pour n'en nommer que quelques-uns sans aucunement parler des poètes. En ces domaines, la littérature antique n'exerçait aucune influence et l'on empruntait à ses textes que ce que l'on portait en soi-même: des moralis et, au cas échéant, des aventures. Dans la mesure où vous étiez suffisamment cultivé pour le faire, vous considériez aussi les aventures sous l'angle spirituel. La lettre du chancelier Conrad qui décrivait son voyage en Sicile au cours duquel il vit Charybde et Scylla, les merveilles du magicien Virgile et d'autres du même genre, atteste cette projection du savoir acquis intellectuellement sur le monde des faits matériels. A l'âge des croisades, l'imagination des hommes s'inspirait de tous les animaux fabuleux et des êtres mythiques d'Ovide et d'Apulée, des légendes d'Alexandre, des navigations tourmentées d'Ulysse et d'Enée. Peu à peu, cependant, on apprit également à se servir de ses yeux.

[…] Comme on avait perdu l'habitude de regarder avec ses yeux et que l'on cherchait le sens spirituel des choses à la lumière de la pensée universelle, on ne pouvait espérer avoir un rapport avec l'Antiquité qu'à travers les auteurs faisant appel le plus possible à l'esprit et le moins possible aux yeux. Sous ce raport, les Arabes étaient les meilleurs intermédiaires. Ils avaient passé la littérature antique au crible avec les mêmes intentions, ils l'avaient assimilée dans la mesure où, s'adressant à l'esprit pur, elle pouvait, en fin de compte, être transplantée dans n'importe quel terrain, alors que tout ce qui portait la coloration particulière de la vie grecque et romaine leur restait entièrement fermé. Ils ne s'approprièrent pas un seul historien, pas un seul poète. Que leur importaient les tragiques, les lyriques, ou Homère dont il ne connaissait qu'un seul vers, le seul qui leur parût utilisable:

Qu'il y ait un seul souverain, un seul roi…1

En revanche, ils avaient accepté en héritage tous les traités de sciences naturelles et de médecine et presque tous les philosophes depuis l'époque d'Alexandre le Grand, mais ne connaissaient de la philosophie antérieure que le Timée, le Phédon et La République de Platon. Outre les auteurs de traités de sciences naturelles, ils se sentaient très proches des néoplatonniciens et à travers eux, ils avaient découvert Aristote en tant que fondateur d'un grand système. Encore les grands philosophes arabes du Xe siècle, Al-Kindi, Al-Farabi, Avicenne, n'eurent-ils accès à Aristote qu'à travers un découpage et un arrangement néoplatoniciens. Il fallut attendre le XIIe siècle pour voir apparaître le plus grand interprète arabe du véritable Aristote, l'Espagnol Averroès. Révéler à l'Occident l'Aristote plus fidèle d'Averroès ainsi que ses commentaires, retraduire en même temps d'autres auteurs antiques de l'arabe dans une langue occidentale, telle fut l'une des tâches essentielles des savants.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.310-313 (Gallimard, 1987)
Frédéric II était un observateur passionné des «choses telles qu'elles sont», et cette exigence était inusitée pour l'époque. Sa passion pour la chasse fut l'occasion de mettre par écrit ses observations et de commencer à faire changer la façon de voir la nature et les phénomènes naturels.
Ainsi le livre de l'empereur contient des milliers d'observations de détail, clairement formulées et logiquement ordonnées, qui passent toujours du général au particulier, selon la méthode scolastique. […] Les dessins sont faits «d'après nature» jusque dans les détails, et leur style — oiseaux en vol, dans les différentes phases de leurs mouvements — prouve qu'ils sont dus à l'observateur passionné qu'était l'empereur, bien que leur magnifique exécution en couleur soit l'œuvre d'un artiste de la cour. […] Quoi qu'il en soit, les experts estiment que les illustrations du livre de fauconnerie sont tout aussi étonnamment «en avance sur leur temps» que la plastique sicilienne. […]
Ce qui est significatif pour cet ouvrage n'est pas qu'Albert le Grand, par exemple, l'ait utilisé plusieurs fois, […]. Ce qui est important, c'est que les courtisans de l'empereur et ses fils, qui lui ressemblaient beaucoup, aient acquis un œil exercé à observer la nature vivante, de sorte que, bon gré mal gré, ils ne pouvaient que se conformer à la manière impériale de voir les choses, quel que fut l'objet auquel ils appliquaient cette vision. Ce que révèle le livre de fauconnerie, c'est l'existence d'une faculté de voir «les choses qui sont telles qu'elles sont». Cette œuvre, en outre, n'est pas celle d'un immigrant ou d'un érudit inconnu, mais de l'empereur du monde chrétien et romain — c'est une curieuse activité additionnelle de l'homme d'Etat.[…]
Il est significatif que les grands érudits, ceux du cercle de des Vignes comme ceux du genre de Michel Scot, se soient montrés défaillants lorsqu'il s'agit du sens de la vue: c'est l'empereur, le roi Manfred et également Enzio, le fonctionnaire noble Jordanus Ruffus, le fauconnier arabe Moamin qui sont les «visuels». Si la vision «renaît» avec eux, cela ne signifie pas que cette faculté s'était tout à fait perdue: le paysan et le chasseur ont eu le regard aussi pénétrant au Moyen Âge qu'à toute autre époque. Mais ceux qui auraient pu traduire en mots ce qu'ils voyaient, les clercs et les lettrés de toutes sortes, les «doctes» n'avaient alors pas d'yeux pour le monde physique. Frédéric II, prédécesseur des grands empiristes du XIIIe siècle, du dominicain Albert le Grand et du franciscain Roger Bacon, fut le premier non seulement à dominer comme nul autre la sagesse livresque de son temps, mais il fut aussi chasseur et, en tant que tel, s"en remit spontanément au sens de la vue. On a souvent fait remarquer que le livre de fauconnerie constitue un tournant dans la pensée occidentale et qu'il marque le commencement de la science expérimentale. Rappelons encore ici la vivante antithèse de l'empereur, François d'Assise, dont on se plaît à dire qu'il est l'initiateur de ce sentiment nouveau de la nature. Si Frédéric II, premier «esprit visuel», a cherché partout, dans les genres, les espèces et leur hiérarchie, la loi éternellement la même de la nature et de la vie, François d'Assise a peut-être été la première «âme visuelle», car c'est tout à fait spontanément qu'il a ressenti la nature et la vie comme des phénomènes magiques et qu'il a discerné en toute chose vivante le même pneuma divin. Dante fut en quelque sorte la synthèse des deux hommes.
Ibid, p.336
Parfois je me dis que le vrai amour de Kantorowicz, c'est Dante.

Au XIIIe siècle Frédéric II fait donc émerger une nouvelle façon de voir parce qu'il dispose d'un langage et d'un vocabulaire pour exprimer ce qu'il voit. Deux siècles plus tard, l'œil a remplacé l'oreille comme canal privilégié de relation à Dieu — et les mathématiques des commerçants ont remplacé l'élévation spirituelle des nobles dans la façon d'appréhender le monde, si l'on en croit Michaël Baxandal.
Il y a quelques temps en lisant L'œil du Quattrocento j'avais été frappée par des remarques sur l'importance des mathématiques dans la formation des jeunes gens, et ses conséquences dans la peinture (il faudrait citer l'ensemble du chapitre, je ne fais qu'en donner une idée):
Nous disposons d'un grand d'introductions aux mathématiques et de manuels de l'époque, et l'on peut voir très clairement de quelles mathématiques il s'agissait: c'étaient des mathématiques commerciales, faites pour le marchand, et deux de leurs techniques essentielles sont profondément impliquées dans peinture du XVe siècle.

La première est la technique de la mesure. Les marchandises n'ont été transportées régulièrement dans des récipients de taille standardisée qu'à partir du XIXe siècle. C'est un fait important pour l'histoire de l'art: avant cela, chaque récipient — tonneau, sac ou balle— était unique, et calculer vite et bien sa contenance était une des bases du commerce. La manière dont une société mesurait ses tonneaux et en calculait le volume est un bon indice de ses capacités et habitudes analytiques. L'Allemand du XVe siècle semble avoir mesuré ses tonneaux avec des instruments (règles et mesures) complexes et tout préparés, sur lesquels on pouvait lire directement les réponses: c'était là souvent le travail d'un spécialiste. L'Italien, au contraire, mesurait ses tonneaux en se servant de la géométrie et de Pi:

«Soit un tonneau dont chacun des fonds mesure 2 bracci de diamètre; en son ventre, le diamètre est de 2 1/4 bracci; et on est de 2 2/9 bracci à mi distance entre le ventre et le fond. Le tonneau mesure 2 bracci de long. Quel en est le volume?

Il s'agit en somme d'un couple de cônes tronqués. Élevez le diamètre des fonds au carré: 2x2=4. Puis le diamètre médian: 2 2/9 x 2 2/9 = 4 76/81. Additionnez-les 8 76/81. Multipliez 2 x 2 2/9 = 4 4/9. Ajoutez cela à 8 76/81 = 13 31/81. Divisez par 3 = 4 112/243 […] Maintenant, portez au carré 2 1/4 = 2 1/4 x 2 1/4 = 5 1/16. Ajoutez cela au carré du diamètre médian: 5 1/16 x 4 76/81 = 10 1/1296. Multipliez 2 2/9 x 2 1/4 = 5. Ajoutez cela au résultat précédent: 15 1/1296. Divisez par 3 : 5 1/3888. Ajoutez cela au premier résultat: 4 112/243 + 5 1/3888 = 9 1792/3888. Multipliez cela par 11 puis divisez par 14 (
i.e multipliez par Pi/4): le résultat final est 7 23600/54432. Cela représente le volume du tonneau.»

C'est là un monde intellectuel tout à fait particulier.
Ces instructions pour mesurer un tonneau sont tirées d'un manuel de mathématiques destiné aux marchands, de Piero della Francesca, Trattato d'abaco (Traité d'arithmétique), et cette association entre le peintre et la géométrie commerciale est exactement au centre de notre propos. Les capacités que Piero (ou n'importe que autre peintre) utilisait pour analyser les formes qu'il peignait pour jauger les quantités. Et l'association entre la technique de mesure et la peinture que Piero lui-même personnifie, est très réelle. […].

Le meilleur moyen pour le peintre de susciter une réaction basée sur latechnique de la mesure eétait de faire lui-même, dans ses tableaux, un usage intense du répertoire d'objets familiers sur lesquels le spectateur avait appris sa gométrie — bassins, colonnes, tours de briques, carrelages, et ainsi de suite. [etc…]

Michael Baxandall, L'Œil du Quattrocento, p.134-137
Plus loin, la règle de trois et l'importance des proportions sont évoquées:
[Cette] L'arithmétique était la seconde branche des mathématiques commerciales propres à la culture du Quattrocento. Et au centre de cette arithmétique, on trouvait les proportions.
[…]
[…] le jeu des proportions […] était un jeu oriental: le même problème de la veuve et des jumeaux apparaît dans un ouvrage arabe médiéval. Les Arabes eux-mêmes avaient appris ce genre de problèmes (et l'arithmétique corrélative) de l'Inde, qui l'avait élaboré au VIIe siècle, ou même plus tôt. Ces problèmes de proportions furent importés de l'islam en Italie, en même temps que bien d'autres notions mathématiques, au début du XIIIe siècle par Leonardo Fibonacci de Pise…2

Ibid, p.144-145
Ainsi, les gens du XVe siècle devinrent habiles, par la pratique quotidienne, à ramener les informations les plus diverses à une formule de proportion géométrique: A est à B comme C est à D. En ce qui nous concerne, ce qui est important, c'est q'une même aptitude soit au principe du contrat ou des problèmes d'échange d'une part et de l'élaboration et de la vision des tableaux d'autre part. Piero della Francesca jouissait du même équipement mental, que ce soit pour un marché de troc ou pour le jeu subtil des espace dans des peinture, et il est intéressant de noter qu'il l'expose à des fins d'utilisation commerciale plutôt que picturale. L'homme de commerce avait les aptitudes nécessaires pour saisir la proportionnalité dans la peinture de Piero, car, dans le cours normal des exercices commerciaux, on faisait tout naturellement la relation entre les proportions à l'intérieur d'un contrat et les proportions d'un corps matériel.

Ibid, p.149
Comment voyons-nous aujourd'hui, à partir de quels présupposés?
Est-ce moi qui m'imagine cela, ou vivons-nous réellement dans une société qui croit voir les choses comme elles sont, sans préjugé de représentation?
Et quels peuvent bien être ces préjugés? Une vision scientifique, une vision sentimentale, une vision kitsch?


Notes
1 : citation en grec dans le texte. Mon blog n'accepte pas les caractères grecs.
2 : que rencontra Frédéric II (remarque personnelle)

Le législateur selon Platon

Après ce dernier coup, si l'on met à part des incidents mineurs, toute résistance de la féodalité locale fut brisée pour toute la durée du règne de Frédéric II, la morale de cette affaire étant que les moyens les plus rudes et les moins scrupuleux sont aussi les plus doux quand celui qui les emploie sait ce qu'il veut, ou, pour reprendre les termes de Platon, que "dans un Etat, les mesures de salubrité les plus dures, qui sont aussi les meilleures, ne peuvent être exécutées que par un homme qui soit à la fois tyran et législateur, un homme qui ne craigne pas de tuer ni de bannir (…), car nul législateur ne peut éviter de commencer son œuvre par une opération de ce genre".

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.116 (édition Gallimard 1987)

La mort de Michael Jackson

Oui, il serait historiquement possible de démontrer que toute période féconde en chansons populaires fut aussi au plus haut point tourmentée par des courants dionysiens que nous devons toujours considérer comme une cause latente et condition préalable de la chanson populaire.

Nietzsche, La naissance de la tragédie, début du chapitre 6. Classique de poche, traduction Jean Marnold et Jacques Morland, revue par Angèle Kremer-Marietti.

La discussion précédente sur l'état de la culture générale (j'en remercie chaleureusement les participants) coïncidant avec la mort de Michael Jackson et ma lecture de La naissance de la tragédie m'a rappelée une lecture ancienne d'Allan Bloom, universitaire américain élève de Léo Strauss, traducteur de Platon et Rousseau et ami de Saül Bellow, déplorant l'écoute intensive par ses élèves du rock dès leur plus jeune âge.

Le propos d'Allan Bloom est essentiellement pédagogique: comment devons-nous élever au mieux les enfants pour qu'ils mènent une vie à la fois utile (pour la société) et heureuse (pour eux-mêmes)?
Je cite ici son chapitre sur la musique.

Après avoir décrit l'évolution qu'il a constatée au cours de ses années de professorat (d'une époque où ses élèves en savaient plus que lui en musique classique à celle où il leur fait découvrir Mozart), après avoir raconté l'indignation de ses élèves découvrant la condamnation de la musique par Platon et avoir décrit l'addiction à Mike Jagger remplacé progressivement par Boy George, Michael Jackson ou Prince (nous sommes en 1987) sans qu'aucun contempteur de la société capitaliste ne s'offusque, il termine son chapitre sur la musique ainsi:

Mon souci, ce sont les effet [de cette musique] sur l'éducation; mon principal reproche à son égard, c'est qu'elle abîme l'imagination des jeunes gens et suscite en eux une difficulté insurmontable à établir une relation passionnée avec l'art et la pensée qui sont la substance même de la culture générale. Les premières expériences des sens sont décisives pour déterminer le goût qui durera toutes la vie, et elles constituent le lien entre ce qu'il y a d'animal et ce qu'il y a de spirituel en nous. Jusqu'à présent, la période de formation de la sensualité a toujours servi à la sublimation, au sens de «rendre sublime»; elle a toujours servi à associer les inclinations et les aspirations à une musique, à des images et à des histoires qui assurent la transition vers l'accomplissement des tâches humaines et la satisfaction des plaisirs humains. Parlant de la sculpture grecque, Lessing a dit: «De beaux hommes faisaient de belles statues, et la ville avait de belles statues en partie pour exprimer sa reconnaissance d'avoir de beaux citoyens.» Cette formule résume le principe fondamental de l'éducation esthétique de l'homme. Les jeunes gens et les jeunes femmes étaient séduits par la beauté de héros dont les corps mêmes expimaient la noblesse. Une compréhension plus profonde de la signification de la noblesse vient plus tard, mais elle est préparée par l'expérience sensuelle et, en fait, elle est déjà contenue dans celle-ci. Ainsi, ce à quoi les sens aspirent et ce que la raison considère plus tard comme bon ne sont pas en conflit l'un avec l'autre. L'éducation ne consiste pas à faire aux enfants des sermons qui vont contre leurs instincts et leurs plaisirs; elle consiste à assurer une continuité naturelle entre ce qu'ils ressentent et ce qu'ils peuvent et doivent être. C'est là un art qui s'est perdu. Maintenant, on en est arrivé au poin où l'on fait exactement le contraire. La musique rock donne aux passions une tournure et fournit des modèles qui n'ont aucun rapport avec la vie que les jeunes gens destinés aux études universitaires pourront éventuellement mener, ni avec le genre d'admiration qu'encouragent les études littéraires. Et sans la coopération des sentiments, toute éducation autre que technique reste lettre morte.

La musique rock propose des extases prématurées et, à cet égard, elle est analogue aux drogues dont elle est l'alliée. [...] A ma connaissance, les étudiants qui ont sérieusement tâté de la drogue — et qui en sont revenus — éprouvent de la difficulté à s'enthousiasmer pour quelque chose ou à nourrir de grandes espérances. Tout se passe comme si l'on avait retiré de leurs vies la couleur et qu'ils voyaient désormais toute chose en noir et blanc. [...] Je soupçonne que l'accoutumance au rock, surtout en l'absence d'un autre pôle puissant d'intérêt, a un effet similaire à celui des drogues. Bien sûr, les étudiants se désintoxiqueront de cette musique ou du moins de leur passion exclusive pour elle. Mais ils le feront de la même façon que, selon Freud, les hommes acceptent le principe de réalité: comme quelque chose de dur, de maussade et d'essentiellement sans séduction, comme une simple nécessité. Ces étudiant-là apprendront avec assuidité l'économie ou se formeront aux professions libérales et tous les oripeaux de Michael Jackson tomberont pour dévoiler le strict costume trois-pièces qui se trouve dessous. Ils auront le désir de faire leur chemin et de vivre confortablement. Mais cette vie sera aussi fausse et vide que celle qu'ils ont laissé derrière eux. Qu'ils n'ont pas à choisir entre des paradis artificiels et une vie bien réglée et ennuyeuse, c'est ce que sont censés leur enseigner des études de culture générale. Mais tant qu'ils ont leur walkman sur la tête, ils ne peuvent entendre ce que la grande tradition a à leur dire. Et quand ils enlèvent leur casque après l'avoir porté trop longtemps, c'est pour s'apercevoir qu'ils sont sourds.

Allan Bloom, L'âme désarmée, (sous-titre: Essai sur le déclin de la culture générale), p.88-89
Titre anglais : The Closing of the American Mind

complément le 9 juillet :

- une traduction enlevée de Platon par Badiou:
Pour vous allécher, je copie le début: «Parmi tes copines et tes copains, dit Socrate, j’en connais qui déambulent nuit et jour les écouteurs vissés sur l’étroit conduit des oreilles, tel un entonnoir pour y faire couler le tam-tam hypnotique de leurs musiques chéries.»

- plus contemporain, plus léger, sans grand rapport avec ce qui précède si ce n'est le problème de l'éducation et l'air du temps, je mets un lien vers cela parce que ça me fait plaisir.

Herméneutique

— Ça veut dire quoi, herméneutique?
Le jeune homme qui m'a posé cette question m'a tellement surprise (réveillée en plein rêve — en pleine lecture) que j'ai failli en oublier de descendre de la rame de métro. Je crois que j'ai rougi (intérieurement, j'ai rougi) et j'ai balbutié:
— Le sens… il s'agit du sens, de la signification…
Rassemblant deux idées, j'essayai de résumer : — ça concerne l'interprétation des textes.


Et je suis descendue juste à temps de la voiture. Je n'avais pas lu assez loin (heureusement, j'aurais été encore plus confuse). Quelques chapitres plus loin, le mot était défini:
La double communication, de l'inférieur au supérieur et du supérieur vers l'inférieur, caractérise la fonction du médiateur dans la philosophie néo-platonicienne. C'est précisément cette fonction que les néo-platoniciens, comme le remarque Jean Pépin1, nomment «herméneutique». Entre le sensible et l'intelligible, l'âme est un interprète.
Jean Pépin fait remarquer que le verbe «hermeneuein» possède déjà ce sens précis chez Platon, désignant le rôle des démons: «Bref, un double transit, ascendant et descendant, sur lequel la nature démoniaque a pouvoir; or c'est pour traduire cet échange et ce relais que Platon emploie le verbe hermeneuein: ainsi le démon «fait connaître (hermeneuôn et transmet aux dieux ce qui vient des dieux».
Héritiers de cette tradition néo-platonnicienne, les latins traduisent «herméneutes» par «interprète». […] Dans la théologie de la Renaissance, c'est […] le Christ qui, conformément à la doctrine de Saint Augustin, tient le rôle du médiateur-interprète.

Pierre Force, Le problème herméneutique chez Pascal, p.181



Note
1 : Pépin, Jean, «L'herméneutique ancienne», Poétique 23, 1975, pp. 291-300
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