Billets qui ont 'Nabokov, Vladimir' comme auteur.

Do it yourself

a self-made widow

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des vers 47-48 du canto I

Les émigrants

J'avais découvert le nom de Sebald avec Compagnon, sans prendre jusqu'ici le temps de le lire.

Je viens de terminer Les émigrants. Quatre nouvelles, dit Compagnon. Difficile de savoir s'il s'agit de nouvelles ou de «docu-fictions». Difficile de ne pas avoir l'impression qu'il s'agit de "vrais" récits, même s'ils paraissent trop précis pour qu'il soit possible que l'auteur ait recueilli à quatre reprises auprès de quatre personnes différentes autant d'informations reprenant les mêmes motifs.

Il s'agit de la reconstitution de la vie de personnes âgées ou mortes en remontant à leur enfance, reconstitution qui parsème dans le même mouvement des éléments de la biographie de l'auteur (où était-il, à quelle date, pour y faire quoi, avec qui). De nouvelle en nouvelle l'intrigue temporelle se tisse plus serrée et dans la dernière nous avons à la fois l'histoire du fils et de la mère — mère qui est aussi la seule dans le livre à mourir du nazisme, les quatre personnages principaux des récits ayant, comme de juste, immigré — ou ayant été sur un autre sol au bon moment, sans que cela ait été précisément prémédité.

Comment ne pas penser à Modiano, en particulier dans la façon de distribuer et disséminer les dates et repères dans le texte. L'écriture est cependant plus dense, fourmillante de détails, que les décors vides et désertés de Modiano.

Je ne vais souligner que deux motifs : les rêves et les évocations de Nabokov.

1/ Les rêves jouent un rôle important. Entre le rêve et la réalité il n'y a qu'une frontière brouillée par le temps, et la première victoire est de savoir distinguer entre les deux. C'est en regardant un film qu'un souvenir revient à Sebald, et la scène du film est celle où
«Caspar [Hauser] […] distingue pour la première fois onirisme et réalité en introduisant le récit qu'il fait par ces mots: Oui, j'ai rêvé.»
W.G. Sebald, Les émigrants, Actes Sud, 1999, p.28
Dans la deuxième nouvelle, un personnage retrouve le souvenir pendant que ses yeux sont bandés, comme si être aveugle permettait une plongée en soi-même. Ce premier phénomène se double d'un autre: le souvenir est dit aussi clair qu'un rêve précis. A y réfléchir, cela jette un doute sur la valeur d'un souvenir dont l'exactitude relève de celle d'un rêve.
Ce merveilleux Grand Bazar, raconta Mme Landau, Paul le lui avait décrit en détail, un jour de l'été 1975 où, à la suite d'une opération de la cataracte, il était alité les yeux bandés dans une chambre d'hôpital de Berne, et voyait, comme il l'avait dit lui-même, aussi claires que dans le rêve le plus précis, des choses dont il n'aurait pas cru qu'elles fussent encore présentes en lui. (p.66)
Dans la troisième nouvelle, le rêve joue le rôle du témoin, nièce, fils ou amie, qui raconte une époque. Ce rêve s'étend sur plusieurs pages, et l'on peut dire que c'est un rêve très «précis», qui fourmille de détails (de bien trop de détails pour être un rêve).
Plus tard, dans ma chambre d'hôtel, j'entendais dans la nuit le bruissement de la mer et un rêve vint me visiter. (p.146) […] Comme toujours ou presque dans les rêves, les morts ne parlaient pas et semblaient un peu contrits et abattus. (p.147) […] Par ailleurs, quand il m'en souviens maintenant, mes rêves de Deauville étaient remplis de murmures permanents, qui avaient pour origine les bruits circulant sur Cosmos et Ambros.(p.149) […] De fait, e seul être qui me parût aussi impénétrable que lui était cette comtesse autrichienne, femme au passé obscur, qui tenait sa cour dans les recoins secrets de mon imagination onirique deauvillaise.(p.151)
La particularité de ce rêve, c'est que sa fin n'est pas nette, il n'y a pas de réveil, mais un glissement entre rêve et réalité.
La première fois que j'avais remarqué la princesse Dembowski, c'était lorsque dehors, sur la terrasse devant le casino, elle avait fait ce qu'aucune autre femme hormis elle n'eût osé faire: enlever son chapeau d'été blanc et le poser à côté d'elle sur la balustrade. Et la dernière fois, c'était le jour où, sorti de mon rêve deauvillais, je m'étais approché de la fenêtre de ma chambre d'hôtel. L'aube pointait. Incolore, la plage se confondait encore avec la mer et la mer avec le ciel. Et c'est alors qu'elle était apparue, dans la lueur blême qui se répandait peu à peu, sur la promenade des Planches déserte à cette heure. Attifée avec le plus mauvais goût qui soit, maquillée à outrance, elle passait tenant au bout d'une laisse un lapin blanc angora. Elle était escortée d'un clubman en livrée vert acide qui, dès que le lapin refusait d'avancer, se penchait pour lui donner un peu du chou-fleur géant qu'il renait serré dans le creux de son bras gauche.(p.151-152)
Or le contenu du rêve renvoie à l'été 1913 (p.148) tandis que Sebald se rend à Deauville en septembre 1991 (p.140). S'agit de la même personne en très vieille dame, ou d'un rêve éveillé, comme le suggère la bizarrerie du lapin et du chou? (Inutile de vouloir trouver des recoupements sur Google, le nom de la comtesse est faux, nous a-t-on prévenu.)

La nouvelle se poursuit en nous rapportant le contenu d'un journal tenu par le personnage principal en 1913. Lui aussi rêve: «Nombreux rêves peuplés de voix étrangères qui parlent et s'interpellent.» (p.164); «4 décembre: cette nuit, en rêve, travervé avec Cosmo l'étendue vide et scintillante du fossé du Jourain. Un guide aveugle nous précède.»(p.170)
J'ai étendu la citation jusqu'au guide aveugle: là encore, être aveugle permet d'accéder à d'autres voies de connaissance — mais en rêve. Par ailleurs, la traversée du Jourdain en compagnie d'un aveugle ne peut qu'évoquer Charon.

Un rêve très précis de reconstitution historique apparaît également dans la dernière nouvelle. Le personnage raconte une période hallucinatoire qu'il a eu dans les années 60:
Et un autre jour, dit Ferber pour parachever son récit, il s'était vu en rêve, il ne savait plus si c'était de jour ou de nuit, inaugurer en 1887, aux côtés de la reine Victoria, le palais des Expositions érigé pour la circonstance à Trafford Park. (p.208)
L'utilisation habilement enchevêtrée des rêves, des récits de souvenirs d'un personnage, des carnets ou lettres retrouvés et des indications de l'auteur lui-même en train de voyager pour mettre ses pas dans les pas de ses personnages permet une grande fluidité de la narration, un feuilleté temporel insensible. Le lecteur passe d'un lieu à l'autre ou d'une époque à l'autre en s'en apercevant à peine. Ce n'est pas du temps retrouvé; plutôt une immersion dans du temps disparu.


2/ Nabokov apparaît comme un motif réccurrent. S'agit-il d'un hommage à l'écrivain; ou Nabokov est-il considéré ici comme l'émigrant modèle, l'archétype de l'immigrant? Il revient dans chaque nouvelle, d'abord nommément, puis simplement comme une silhouette à filet à papillons.

Voici les occurrences:
Dans la première nouvelle, Nabokov est évoqué lors d'une séance de diapositives où le personnage principal partage ses souvenirs (et pour les lecteur, l'évocation même de ces séances diapositives des 70, alors considérées comme modernes, comme plus tard dans le livre le sera la théière électrique de Manchester, teinte les pages de démodé. Ce n'est pas la nostalgie, mais le passé de mode, l'enfui sans regret.)
A plusieurs reprises nous vîmes aussi Edward armé de jumelles de campagne et d'une boîte à herboriser, ou bien le Dr Selwyn en bermuda, avec une sacoche en bandoulière et un filet à papillons. L'un de ces clichés rappelait jusque dans les détails une photo de Nabokov prise dans les montagnes dominant Gstaad, que j'avais découpée quelques jours auparavant dans une revue suisse. (p.27)
Cette première évocation s'accompagne d'une photo de Nabokov. Ce qui m'a touchée, c'est que trois pages plus loin, le Dr Selwin raconte sont départ de Lituanie: «Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train» (p.30), ce qui est exactement l'image de Nabokov's Dozen: «the door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.»

Tous les enfants d'Europe partis en exil ont-ils cette image en tête?

Dans la deuxième nouvelle, le personnage principal (Paul) et celle qui racontera son histoire à Sebald (Mme Landau) se rencontrent parce que celle-ci lit une bibliographie de Nabokov:
Cette confidence fut suivie d'un long silence, que Mme Landau interrompit pour ajouter qu'elle était asise sur un banc de la promenade des Cordeliers à lire l'autobiographie de Nabokov quand Paul, après être déjà passé deux fois devant elle, l'avait abordée avec une politesse frisant l'extravagance pour lui parler de sa lecture et partant de là, l'avait entretenue durant tout l'après-midi et aussi dans les semaines qui suivirent en un français quelque peu suranné mais absolument correct. (p.58)
Dans la troisième nouvelle, le personnage principal, profondément dépressif, se fait interner en 1953 dans une maison de repos américaine nommée Ithaca. Sa nièce lui rend visite plusieurs fois et c'est elle qui raconte:
Je me revois encore comme si c'était hier, dit tante Fini, assise à la fenêtre près del'oncle Adelwarth, par une belle journée cristalline de l'été de la Saint-Martin; un air frais venait de l'extérieur et nous regardions par-delà les arbres à peine agités par la brise une prairie qui me faisait penser à l'Altamachmoos, quand au loin est apparu un homme entre deux âges qui tenait devant lui un filet blanc au bout d'un manche et faisait de temps à autre des bonds étranges. L'oncle Adelwarth regardait fixement devant lui mais n'en remarqua pas moins ma stupéfaction et dit: it's the butterfly man, you know. He comes around quite often.(p.124)
A la même période, Nabokov vit à Ithaca.

Dans la quatrième nouvelle, le Palace de Montreux, en Suisse, apparaît d'abord, en 1936, durant l'enfance du personnage principal. Une nouvelle précédente évoquait, comme un faux signe, l'hôtel Eden de Montreux (p.95). C'est au Palace que Nabokov terminera ses jours.

Le personnage y retourne plus tard, entre 1964 et 1967. En souvenir de la randonnée accomplie avec son père en 1936, il gravit le Grammont et contemple le paysage du sommet:
Ce monde à la fois proche et repoussé à une distance inaccessible, dit Ferber, l'avait attiré avec une telle force qu'il avait craint de devoir s'u précipiter, et l'aurait sans doute fait si, tout à coup — like someone who's popped out of the bloody ground —, ne s'était trouvé devant lui un homme d'une soixantaine d'années tenant un grand filet à papillons de gaze blanche et qui, dans un anglais aussi élégant qu'impossible à identifier, l'avait prévenu qu'il était temps de songer à redescendre si l'on voulait encore arriver à Montreux pour le dîner. En revanche, Ferber dit ne pas se rappeler s'il avait effectué la descente en compagnie de l'homme au filet à papillons. Le retour du Grammont s'était complètement effacé de sa mémoire, de même que les derniers jours passés au Palace et le retour en Angleterre. La raison exacte et l'ampleur de cette tache d'amnésie étaient restées une énigme malgré les intenses efforts qu'il avait prodigués pour essayer de se souvenir. Quand il tentait de se transporter à l'époque en question, Ferber se revoyait dans son atelier, attelé pendant près d'un an, quelques brèves interruptions mises à part, à la difficile réalisation du Man with a Butterfly Net, portrait sans visage qu'il considérait comme l'une de ses œuvres parmi les plus ratées, étant donné qu'à son avis il n'existait aucun point de repère, fut-il approximatif, pour rendre compte de l'étrangeté de la vision à la base de sont tableau. (p.206-207)
Amnésie et souvenirs, couches qui surnagent ou s'enfoncent : notons la similitude avec la technique du peintre Ferber — et de l'auteur-narrateur Sebald: «Comme il applique les couleurs en grandes quantités, et qu'au cours de son travail il ne cesse de les gratter sur la toile, il s'est accumulé sur revêtement du sol une croûte de plusieurs pouces d'épaisseur, mêlée de poussière de charbon, en grande partie solidifiée mais devenant plus fine sur les bords, qui ressemble par endroits à une coulée de lave, et que Ferber prétend être le seul vrai résultat de ses efforts incessants, autant que la preuve tangible de son échec.» (p.191) Ferber confie à Sebald les lettres de sa mère. Celle-ci raconte avoir croisé un petit garçon russe en 1910 à Kissingen:
[…] deux messieurs russes très distingués nous rattrapèrent, dont l'un, d'allure particulièrement majestueuse, était en train de faire une remontrance à un petit garçon de peut-être dix ans qui, trop occupé à chasser les papillons, s'était attardé au point qu'on avait dû l'attendre. La leçon n'avait guère eu l'effet escompté car en nous retournant un peu plus tard, nous vîmes le garçon courir loin dans la prairie en brandissant son filet. Hansen affirma avoir reconnu dans le plus âgé des deux messieurs distingués le président du premier Parlement russe, Muromzev, en villégiature à Kissingen. (p.252)
Il s'agit de la Douma. La biographie de Nabokov par Brian Boyd (que sans doute il faut lire puisque Mme Landau la lisait) précise que Muromtsev avait recommandé au petit garçon avant la promenade de ne pas chasser les papillons car «cela gênait le rythme de la marche» (p.84 de l'édition Princeton University Press). Et la mère de Ferber, lorsqu'elle raconte sa demande en mariage, écrit:
Je ne sus que répondre et me contentai de hocher la tête, et bien que tout se brouillât autour de moi, je vis néanmoins avec la plus grande netteté, sautant avec son filet à papillons dans la prairie, le petit garçon russe que j'avais depuis bien longtemps oublié, de retour en messager du bonheur de cette journée d'été, qui maintenant allait laisser échapper sans tarder de sa collection les plus beaux appollons, vanesses, sphinx et machaons, en signe de ma libération prochaine. (p.253)
Il existe sur internet des articles sur la signification de la présence de Nabokov dans Les Émigrés.

La Pologne - portrait (ébauche d'anthologie)

La description de la Pologne de Konwicki m'en a rappelé deux autres: Kapuściński et les rois bien-aimés, Szczygieł et le pays qui a besoin du malheur.
Chez nous, l'hiver se termine peu à peu. La neige fond, le vent d'ouest apporte le parfum lointain de la nouveauté. J'essaie de me remémorer les signes avant-coureurs de notre printemps plein d'attentes, de pressentiments, d'espoir. Je répète dans mes pensées ce mot court: «Pologne», et il s'éveille alors en moi une exaltation émue, quelque chose de clair, de libre, de consolant. Pologne, patrie de la liberté; Pologne, réserve naturelle de la tolérance; Pologne, grand jardin de l'individualisme exubérant. Où les gens se saluent d'un sourire, les policiers portent une rose au lieu d'une matraque, où l'air se compose d'oxygène et de vérité. Pologne, grand ange blanc au milieu de l'Europe.

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.131, Robert Laffont, 1977

Les rois bien-aimés : Kapuściński explique pourquoi l'histoire du shah paraît si étonnante et si douloureuse à un Polonais:
D'après mon interlocuteur, ce qui s'est passé après avec le shah est, en fait, typiquement iranien. Depuis la nuit des temps, tous les shahs sont terminé leur règne de manière lamentable et infâme. Les uns se sont fait couper la tête, les autres ont pris un couteau dans le dos, ou, avec un peu de chance, ils ont échappé à la mort mais ont dû fuir le pays pour aller mourir en exil dans la solitude et l'oubli. Il ne se souvient pas d'un seul shah mort de sa belle mort, sur son trône, et ayant passé son existence entouré du respect et de l'amour de ses sujets. Il ne se souvient pas d'un seul shah regretté et porté en terre par son peuple, les larmes aux yeux. Tous les shahs du siècle dernier — et ils sont nombreux — ont perdu leur courronne et leur vie dans des conditions atroces. Le peuple les considérait comme des despotes cruels, leur reprochait leur vielenie, accompagnait leur départ d'injures et de maléditions et accueillait la nouvelle de leur mort dans des débordements d'allégresse.

[(Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. À son acession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Restaurateur, le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie. Aussi, quand un Polonais apprend qu'un momarque a connu un destin cruel, il transfère inconsciemment sur lui des émotions nées d'une culture et d'une expérience tout à fait autres et gratifie le roi maudit des sentiments qu'il voue traditionnellement à ses Restaurateur, Généreux et Juste en plaignant du fond du cœur le pauvre souverain si impitoyablement découronné!)

Mon interlocuteur poursuit son récit: «Nous, les Iraniens, avons du mal à comprendre qu'ailleurs l'histoire puisse être différente. Le régicide est considéré par eux comme l'issue la plus souhaitable ou tout bonnement comme un ordre divin.] Certes, nous avons eu des shahs merveilleux comme Cyrus et Abbas, mais c'était il y a longtemps. […]

Ryszard Kapuściński, Le shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010 (1982. traduction Véronique Patte)
Comprendre les autres en comparant leurs expériences à la nôtre, se définir par différence face à leur façons de réagir: ce que Kapuściński met en œuvre face aux Iraniens, Szczygieł l'accomplit face aux Tchèques au moment où l'avion du président polonais Lech Kaczyński et quatre-vingt-quinze autres personnalités à bord s'est écrasé en Russie. En répondant aux question d'un journaliste tchèque, il tente de définir le "pathos" polonais, l'âme de la nation (et c'est pour "nous", si loin de la Pologne, la Russie, l'Ukraine, peut-être l'occasion de comprendre que la réconciliation entre ses peuples si souvent réunis à travers des frontières mouvantes ne sera ni simple ni rapide.)
A la question de savoir si l'on assistait à la résurgence dans la société polonaise du fameux pathos national, j'ai répondu qu'un des évêques disait déjà à propos du président Kaczyński qu'il "était tombé" à Smolensk. Le verbe "tomber" est d'ordinaire employé pour désigner une mort sur le champ de bataille, ou bien une mort glorieuse les armes à la main. Pourquoi donc ce vocable? Sans doute parce que le prêtre considérait que, de son vivant, le président était en lutte permanente contre ses adversaires. De surcroît, il survolait le territoire de l'ennemi.

Un autre prêtre n'hésite pas à dire à la télévision que notre président est mort "en héros". Est-ce qu'une mort dans un accident d'avion peut être considérée comme héroïque? Du reste, nous éprouvons une certaine difficulté à reconnaître qu'il puisse s'agir d'une erreur humaine, d'une faute, ou d'un accident. Dans ce pays, nous sommes tout des élus de Dieu, c'est Lui qui a choisi pour notre président une mort héroïque. Bien entendu, je comprends parfaitement les tentatives désespérées de mes semblables pour donner du sens à la réalité. S'il n'arrive pas à donner un sens précis aux choses, l'homme se perd, dépérit (peut-être est-ce la raison pour laquelle la peinture abstraite ne sera jamais autant appréciée par l'humanité que la peinture figurative).

[…] Invité récemment dans un talk-show de la télévision tchèque, j'ai cité le poète polonais Norwid — "la Pologne, ce n'est que de la mémoire et des tombes" —, ce qui a provoqué un éclat de rire ches le public praguois du Théâtre Semafor, où l'émission était enregistrée, comme s'il s'agissait d'une bonne blague. On croyait sans doute que j'avais préparé cette plaisanterie pour la fin. or il s'agit d'un vraie citation, et qui en dit long sur les Polonais.

Tu pense à quoi concrètement? voulais savoir Denis. Je lui ai répondu par un exemple concret: pour vivre, notre nation n'a pas besoin d'autoroutes, et elle n'en a presque pas. Pour vivre, notre nation a besoin de malheur. C'est seulement lorsque le malheur frappe — une insurrection ratée, ou autre cataclysme — que nous nous sentons importants et fiers. Le préjudice subi nous élève au-dessus des autres nations. La culture polonaise est une culture nécophile. La mort est considérée comme un facteur qui grandit l'homme. Durant les siècles de l'histoire polonaise, nous avons passé le plus clair de notre temps à lutter pour notre liberté, à défendre notre patrie en mourant par milliers. Par conséquent, les Polonais sont bien meilleurs pour célébrer les enterrements et les défaites que pour fêter les succès. Comme il était impensable que toutes ces vies sacrifiées ne servent à rien, qu'on les oublie tout naturellement, nous avons appris à les glorifier, à les célébrer, à leur donner une belle parure de patriotisme. Souvenez-vous, lorsque, en novembre 1989, les Tchèques faisaient résonner leur clefs sur la place Wenceslas pour manifester leur joie après la chute du communisme, les Polonais ont quant à eux esprimé peu de sentiments d'allégresse (en juin 1989, car le communisme est tombé un peu plus tôt chez nous). Il n'y a pas eu de liesse générale alors que la Pologne populaire tant détestée avait enfin cessé d'exister. Pas d'explosion de joie. Les Polonais savent pourtant très bien s'unir, mais seulement dans le malheur. Et puisque le monde ne sait pas apprécier notre malheur à sa juste valeur, nous voulons attirer désespérément son attention: regardez, dans la célébration de la mort et de latragédie, nosu sommes de loin les meilleurs!

Mais pour quoi faire?! s'écrie Denis, stupéfait.
Pour que le monde le reconnaisse enfin: Mais oui! Ce sont eux qui ont le plus souffert. Plus encore que les juifs. Déjà, on entend ça et là: "Personne ne sait souffrit aussi bien que nous".

Denis me demande alors de trouver à ce tragique accident d'avion un élément positif qui pourrait, par exemple, engendrer un début de réconciliation avec les Russes. Pour lui répondre, je me sers d'une comparaison: les Russes à Varsovie et les Russes à Prague. Cela n'a strictement rien à voir. Un Russe à Prague ne cache pas le fait d'être russe. Il m'arrive parfois de dire exprès en Pologne: "Figurez-vous que, dans un café de la place Wenceslas, j'ai entendu des Russes parler à haute voix. — Comment ça? Les Russes parlent normalement?" s'étonnent les Polonais. A Varsovie, des années durant, il était impossible d'entendre les Russes, alors qu'ils y vivaient. Aujourd'hui encore, ils parlent bas, ne lèvent la voix que lorsqu'ils se retrouvent entre eux, dans leurs hôtels ou appartements de location. Qu'un Russe se comporte naturellement dans un café, impossible! Il rase les murs dans la rue, faisant tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas attirer l'attention sur lui. Il sent bien notre aversion. L'aversion des anciens esclaves, puisque nous sommes restés sous occupation russe durant plusieurs siècles. Et puisque nos deux peuples se ressemblent, car les Russes et les Polonais sont de grands sentimentaux, je dirais que leurs sentiments pour nous ont tout d'un amour blessé. Sauf que cet amour rappelle celui d'un éléphant pour une colombe: il veut la garder rien que pour lui dans une vieille cage rouillée. Aussi je doute fort qu'une réconciliation en bloc* soit possible.

Sur ce, Denis a voulu connaître l'histoire de ma famille, car il est de notoriété publique que chaque famille polonaise a eu des démêlés tragiques avec des Russes ou des Ukrainiens. Je lui ai raconté (en version raccourcie) une histoire fabuleuse que ma mère me racontait dans mon enfance. Un jour, mon grand-père était tombé d'une échelle et s'était cassé une jambe. Il était cloué au lit lorsque les Ukrainiens firent irruption, lui ordonnèrent de s'habiller et, sans se soucier de sa jambe cassée, le conduisirent dans la forêt. Une fois sur place, grand-père dut creuser lui-même une fosse; alors ils lui ligotèrent les mains avec un morceau de fil barbelé, le tuèrent et jetèrent son corps dans le trou. Pendant plusieurs jours, personne n'eut le droit d'approcher cet endroit, mais grand-mère s'y rendit quand même, et elle trouva un bout de la manche de ma chemise bleue du grand-père. Cette histoire, je l'aimais bien, et je n'ai pas arrêté de demander à maman de me la raconter. Je voulais l'écouter, encore et encore.

Denis m'a demandé si tout cela s'était vraiment produit, et je lui ai dit que oui, dans un village de la région montagneuse de l'Est de la Pologne. Aujourd'hui, je sais tout ce qu'on n'a pas pu dire à un enfant. Je sais qu'ils lui ont arraché la peau des mains. On disait qu'ils le faisaient avec précision, pour en faire des gants. Je sais qu'ils ont aussi assassiné le frère de ma grand-mère, ainsi que sa femme, et que celle-ci avait pris dans ses bras son bébé, un petit garçon, en déclarant qu'elle n'abandonnerait pas son mari. Ce bébé, ils le lui ont renfoncé dans le ventre, comme le disait ma mère. Les membres de ma famille ont été assassinés par leurs voisins. Les gens de leur village. Ils faisaient partie de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne, une force armée nationaliste ayant pour objectif de créer un pays totalement indépendant, sans ingérence de l'URSS, ni de la Pologne. Par conséquent, ils éliminaient les Polonais de leur territoire. Ma grand-mère maternelle, Anna, était issue de la noblesse, de la famille Stadnicki, tandis que son mari Richard faisait du négoce de sel dans la région de Cracovie. Elle était la seule de son village à savoir lire et écrire, et ce aussi bien en polonais qu'en ukrainien.

A la question de savoir si, en tant que Polonais, j'ai ressenti de la satisfaction en apprenant que le premier programme de la télévision russe avait diffusé à l'heure de grande écoute le film Katyn d'Andrzej Wajda, j'ai répondu que je n'en avais pas ressenti. Ma philosophie de la vie, c'est de ne jamais rien attendre.


Une fois imprimée, l'interview s'est révélée légèrement plus longue. A la fin, il y avait un rajout. Une petite anecdote qui ne venait pas de moi.
En effet, Denis m'a écrit dans un mail que l'entretien plaisait beaucoup à l'ensemble de la rédaction, cependant ses chefs déploraient sa lourdeur et sa morosité. Je lui ai répondu qu'il était tout simplement difficile d'être léger quatre jours après la catastrophe.
Il ma dit de ne pas m'en faire, car il avait ajouté une petite histoire amusante (sur une erreur de langage que j'ai commise et dont j'ai parlé à la télévision). Selon lui, cela donnait au texte une chute vraiment drôle.

Lundi, c'est-à-dire quatre jours avant la publication de l'interview dans Mlada fronta, j'ai demandé à Denis de m'indiquer la date de la parution. Il m'a répondu sans tarder que c'était prévu pour le jeudi, tout en précisant (et c'est la dernière phrase qu'il m'a adressée):
"Pour faire rire Dieu, parle-Lui de tes projets."
Mercredi, j'ai reçu la nouvelle de sa mort. Le matin même. Dans la rue.

Mariusz Szczygieł, Chacun son paradis, p.206-2012, Actes Sud 2012 (traduction Margot Carlier. 2010 en Pologne)


Note
* : En français dans le texte. (N.d.T.)
Et tout cela m'a rappelé la discrète ironie de Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)») tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:
l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine, […]
Nabokov est russe et tout cela n'est pas raisonnable.

Mémoires d'une Chaise Heureuse

Dans un autre genre que Grand-Father Chair d'Hawthorne…

Tu sais, dit Van. Je crois vraiment que tu ferais mieux de porter quelque chose sous ta robe dans les grandes occasions.
— Tes mains sont toutes froides. Les grandes occasions? Tu as dit toi-même qu'il s'agissait d'une soirée en famille.
— Et quand bien même… tu te trouves en situation périlleuse chaque fois que tu te pencenes ou que tu t'étales.
— Je ne m'"étale" jamais!
— Je suis tout à fait certain que ce n'est pas hygiénique. A moins qu'il ne s'agisse, de ma part, que d'une forme de jalousie. Mémoires d'une Chaise Heureuse. Oh, ma chérie.

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.350 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier

L'anniversaire d'Ada

« […]
— Mon Dieu, non, répondit l'honnête Van. Ada est une jeune demoiselle tout à fait sérieuse. Elle n'a pas de cavalier… sauf moi, "ça va seins durs". Oh! rappelle-moi qui, qui, disait "seins durs" pour "sans dire"?
— King Wing, un jour où je cherchais à savoir s'il était content de son épouse française. Ma foi, ce sont de bonnes nouvelles que tu m'as données d'Ada. Tu dis qu'elle aime les chevaux?
— Elle aime, dit Van, tout ce qu'aiment nos belles… les orchidées, les bals et La Cerisaie

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.324 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier
Je lis Ada en français en sachant qu'il faudra le relire en anglais. La traduction m'amuse beaucoup, j'essaie d'imaginer l'original. Par exemple, ci-dessus, s'agit-il d'une traduction en français (transposition, donc), ou le jeu de mot est-il en français dans l'original? (je penche pour cette hypothèse (que je pourrais vérifier par un simple détour dans la bibliothèque, mais qu'importe? La question vaut plus que la réponse)).

1884 - 12 ans - p.114
1886 - 14 ans - p.242
1888 - 16 ans - p.291 puis 351

Ajout le 4 novembre 2015
Je m'aperçois que John Shade meurt un 21 juillet, et que le père de Nabokov est né le 15 juillet 1970.

Marx et Flaubert : Nabokov définit le bourgeois

La bourgeoisie, pour Flaubert, c'est un état d'esprit, pas un état de finances. Dans une célèbre scène de notre livre, où l'on voit une vieille femme, qui a travaillé dur toute sa vie, recevoir une médaille, pour avoir trimé comme une esclave pour son fermier-patron, sous le regard béat d'un aréopage de bourgeois épanouis, faites-y bien attention, il y a philistinisme des deux côtés, politiciens épanouis et vieille paysanne superstitieuse sont également bourgeois au sens flaubertien de terme. Et je dégagerai tout à fait clairement le sens du terme en disant qu'aujourd'hui, en Russie communiste, par exemple, la littérature soviétique, l'art soviétique, la musique soviétique, les aspirations soviétiques sont fondamentalement et béatement bourgeois. C'est le rideau de dentelles derrière le rideau de fer. Un fonctionnaire soviétique, petit ou grand, présente le type parfait de l'esprit bourgeois, du philistin. La clef du terme tel que l'entend Flaubert est le philistinisme de M. Homais. Permettez-moi d'ajouter, pour être doublement clair, que Marx aurait vu en Flaubert un bourgeois au sens politico-économique du terme, et que Flaubert aurait vu en Marx un bourgeois au sens spirituel du terme; et tous les deux auraient eu raison, car Flaubert était un monsieur aisé dans son existence physique, et Marx était un philistin dans son attitude à l'égard des arts.

Vladimir Nabokov, Littératures , "Madame Bovary", Fayard, p.206

Ils croient aux signes

Suite à la remarque sous cette photo, je copie l'extrait adéquat de la préface de Mary McCarthy à Feu pâle tel qu'il est traduit dans le numéro de L'Arc consacré à Nabokov:
The world is a sportive work of art, a mosaic, an iridescent tissue. Appearance an 'reality' are interchangeable; all appearance, however deceptive, is real. Indeed it is just this faculty of deceptiveness (natural mimicry, trompe l'oeil, imposture), this power of imitation, that provides the key to Nature's cipher. Nature has 'the artistic temperament'; the galaxies, if scanned, will be an iambic line.
Kinbote and Shade (and the author) agree in a detestation of symbols, except those of typography and, no doubt, natural science ('H2O is a symbol for water').
They are believers in signs, pointers, blazes, notches, clues, all of which point into a forest of associations, a forest in which other woodmen have left half-obliterated traces. All genuine works contain pre-cognition of other works or reminiscences of them (and the two are the same), just as the flying lizard already possessed a parachute, a fold of skin enabling it to glide through the air.

Mary McCarthy, "A Bolt from the Blue" paru dans The New Republic en juin 1962.
Le numéro 24 de L'Arc (1964) a été réédité en 1985 sous le numéro 99. Dans son introduction, René Micha explique que les deux numéros sont identiques, rien n'a été ajouté ou retranché.%%%Il est le traducteur de l'article de McCarthy.
Le monde est une œuvre d'art, une œuvre pleine de gaîté, une mosaïque, une étoffe étincelante. L'apparence et la réalité sont interchangeables. Toute apparence, fût-elle trompeuse, est vraie. C'est précisément la faculté de tromper (le mimétisme, le trompe-l'œil, l'imposture) qui nous donne la clé de la Nature. La Nature a le sens artistique: scrutez les galaxies, elles forment des iambes.
Kinbote, Shade et l'auteur s'accordent à détester les symboles, sauf ceux que fournit la typographie ou la science naturelle («H2O est le symbole de l'eau»). Ils croient aux signes: aux signaux, aux feux, aux entailles, aux indices: à toutes les marques, claires ou moins claires, que d’autres ont laissées dans l’infinie forêt des associations. Toute œuvre renvoie aux œuvres du passé et préfigure les œuvres à venir (les deux vont ensemble): tout de même que le lézard volant possède un parachute, une plissure de la peau qui lui permet au moment voulu de glisser sur l'air.

Mary McCarthy, "Feu Pale" dans L'Arc n°99 (1985), p.16
«La cohérence échevelée» est donc du pur Camus, et non une citation.

Gide/Nabokov en un coup

Amusée à midi en commençant l' Anthologie de la poésie française de Gide par le début (pour changer de mon habituel feuilletage) de constater que l'exergue en est tiré de Boswell :

Boswell : Then, Sir, what is poetry?
Johnson : Why, Sir, it is much easier to say what it is not. We all know what light is; but it is not easy to tell what it is. [1]

Boswell, 11 avril 1776

car c'est également le cas de l'exergue de Feu pâle:

Cela me rappelle l'histoire ridicule qu’il raconta à M. Langton, à propos de l’état abject d’un jeune gentleman de bonne famille. "Monsieur, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il courait la ville en tirant sur les chats." Puis, dans une sorte de rêverie bienveillante, il songea à son chat favori et dit: "Mais on ne va pas tirer sur Hodge: non, non, on ne tirera pas sur Hodge."

James Boswell, La vie de Samuel Johnson


Gide raconte un dîner à Cambridge, son étonnement en entendant son voisin affirmer qu'il n'existait pas de poésie française. Il ne se souvient plus de la conversation mais peut aisément la reconstituer:

Je ne sais pas trop ce que je répondis et n'ai pas gardé souvenir bien net de la suite de notre entretien, mais je l'imagine sans peine. Il pourrait se poursuivre ainsi:
Mais d'abord, qu'est-ce que la poésie?
L'on n'en sait parbleu rien, et c'est tant mieux, car cela permet la méprise. La littérature naît toujours d'un malentendu. (Il va s'en dire que ces propos paradoxaux, je les prête à l'autre, réservant pour les miens une apparence de raison. [..])

André Gide, préface à Anthologie de la poésie française, p.8, collection la Pléiade

La parenthèse de Gide est en quelque sorte son aveu de folie et son besoin de l'avouer, car après tout quel besoin avait-il de nous donner cette parenthèse?

Notes

[1] — Et donc, monsieur, qu'est-ce que la poésie? — Eh bien, monsieur, il est bien plus facile de dire ce qu'elle n'est pas. Nous savons tous ce qu'est la lumière; mais il n'est pas facile de dire ce qu'elle est.

Les voyages de Lolita

Jeudi, après la séance de l'Oulipo (la suivante est jeudi prochain, exceptionnellement), Dominique m'a indiqué un site qui illustre les voyages de Lolita (ou dans Lolita).

Le site en son entier est entièrement dédié à Nabokov, plus des photos de Berlin, d'Asie centrale, et des textes plus personnels.

Scoop: l'idée de Lolita a été piquée à Botul !

Les jeudis de l'Oulipo sont pour moi l'occasion de croiser des passionnés de Lolita. Alain Chevrier avait ainsi trouvé une origine française à la petite fille, Dominique m'a confié jeudi dernier une découverte encore plus étonnante: c'est Botul qui aurait inspiré Nabokov:
Jusqu'où ira cette floraison de Lulu, je n'en sais rien mais je pressens qu'elle n'est pas terminée1. Le bouillon de culture fermente. Un jour, nous verrons peut-être sortir de la cornue d'un écrivain une variété de Lulu gamine, que nous pourrions appeler Lulita.

Jean-Baptiste Botul (1896-1947), Nietzsche et le démon de midi, p.88

On ne dit pas "un jeu de mots pourri" mais "une homophonie approximative".

Les alexandrins décalés de GEF me laissent pétrifiés (mais comment fait-il?)

Un site de BD oulipienne. C'est très étonnant. Voir par exemple bulles palindromiques.


Note
1 : Au moment où il parle, Botul ne connaissait pas l'opéra d'Alban Berg intitulé Lulu, composé en 1937 et inspiré du film de Pabst.

French Lolita, une enquête d'Alain Chevrier

Je remercie très sincèrement Alain Chevrier de m'autoriser à reproduire ici un article qu'il m'envoya il y a quelques temps.






La première "Lolita" : Berlin ou Paris ?
La revue trisannuelle dirigée par Bernard-Henri Lévy, La Règle du Jeu, dans son n° 25 (mai 2004), publie une traduction par Laurent Dispot du récit de Heinz von Lichberg. Ce texte est annoncé par un chapeau très accrocheur du traducteur : "Coup de tonnerre le 19 mars 2004 : le journal quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung annonce à la Une la découverte par son collaborateur Michael Maar, alerté par un Monsieur Rainer Schelling, d'une autre Lolita que celle de Nabokov! Et qui l'a précédée de… quarante ans!" Suit un éloge du journal allemand et de son sérieux, par le philosophe-journaliste, qui s'exclame à la fin: "Quelle émotion que de voir apparaître soudain, imprimé pour la première fois au monde, au milieu de ce conte inconnu de 1916, le fabuleux "signifiant" qu'est devenu aujourd'hui Lolita — seize millions d'entrées sur Internet! Voici, en traduction française, le texte intégral de cette incroyable et fascinante découverte."

Le texte reproduit, "Lolita", porte effectivement ce titre, et le fameux signifiant apparaît dans la phrase: "Jusqu'à ce que, le deuxième jour, j'aperçoive Lolita".
Il s'agit d'une servante d'une auberge à Alicante, une blonde aux yeux sombres.
La première phrase de sa présentation peut attirer le lecteur: "Elle était très, très jeune, selon nos critères nordiques". Et l'on relève deux qualificatifs d'"enfants": "et j'éprouvai la mission impérieuse de prendre cette enfant dans mes bras, de la protéger contre un danger qu'elle voyait venir" et "elle encercla mon cou de ses bras d'enfants" (Nous suivons la traduction de Laurent Dispot, et n'avons pu consulter le texte allemand.)
Mais on s'aperçoit que la différence d'âge est minime : le narrateur, décrit comme "le professeur à l'air très juvénile", rapporte un voyage en Espagne (où les Lolita sont légion) 20 ans auparavant : il est "étudiant" et doit donc être lui-même jeune. Cette relation amoureuse est une relation d'adulte à adulte. Une fille en naît.
Le récit, où Hoffmann est évoqué dans le prologue, est un conte fantastique allemand typique, qui se passe à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, avec un passage visionnaire, expressionniste, une allusion à une malédiction portée sur la famille de Lolita, où Lola, "la grand-mère de l'arrière-grand-mère de Lolita" a été étranglée "il y a cent ans" (?) par ses amants. Lolita meurt étranglée par ses deux amants, en laissant une fleur rougie de son sang — délicat symbole freudien — en guise de "mot d'adieu".
Après le texte, Laurent Dispot donne une étude, "Lolita, Une Première", où les rapprochements sont des plus hasardeux (moins la Graziella de Lamartine que la Lola Lola de l'Ange bleu de Heinrich Mann — dont le nom nous paraît dériver de Lola Montès), et il parle de "cette histoire de nymphette fatale séductrice d'un universitaire, et qui fait déjà se battre jusqu'à la mort deux hommes entre eux,…".
Il ne fait pas état des réticences et des arguments contraires qui ont été avancés au lendemain de la republication de ce conte, notamment par les spécialistes de Nabokov: la servante est jeune selon les standards "nordiques", mais elle est en âge de travailler. Le point important n'est pas la différence d'âge. Cette Lolita accouche d'une fille, mais n'en meurt pas.
Surtout, Nabokov, n'avait pas besoin de ce précédent: Lolita est un nom courant, en Espagne et en Amérique Latine. Nous ferons remarquer qu'on a plus de chance de tomber sur une petite fille ou sur une jeune fille quand l'héroïne s'appelle Lolita plutôt que quand elle s'appelle Lola…
Ce récit de 8 pages était la neuvième histoire d'un recueil de quinze contes portant le titre de Die verfluchte Gioconda. Grotesken. ("La maudite Joconde")1. Heinz von Lichberg était un auteur inconnu, mais depuis la découverte de son récit, on a appris que son vrai nom était Heinz von Eschwege. Né en 1890, il travaillait comme journaliste à Berlin dans les années où l'écrivain russe Nabokov-Sirine y vivait comme réfugié. Il écrivit aussi un roman, était nazi, devint lieutenant-colonel durant la guerre, et mourut en 1951.
Au cours de ce débat il a été signalé qu'il existait un texte français concernant une Lolita, et qu'il était activement recherché. (Nous avons perdu cette référence, qui doit se trouver dans un supplément littéraire d'un quotidien français ou dans un magazine littéraire français ou anglais).

Or nous avons retrouvé ce livre. C'est un roman intitulé "Lolita", dont l'auteur se nomme Henry Houssaye, et qui a été publié chez Jean Vigneau en 19452.
L'exemplaire broché que nous avons entre les mains est le n° 5 des douze exemplaires tirés sur papier de Rives. Il comporte 222 pages. Les feuillets en cahiers inégaux ne sont pas rognés. L'achevé d'imprimer, par Chantenay imprimeur à Paris, est du 10 août 1945. Le dépôt légal est du 3e trimestre 1945.
Le titre "Lolita" se détache en noir sur une couverture blanche. Cette couverture s'orne d'un cadre formé par des bandes de six filets rouges, et de l'emblème de l'éditeur : une tête de bélier surmontant une grappe de raisin.
Jean Vigneau, qui avait été administrateur chez Grasset, était éditeur à Marseille depuis 1941, et s'était installé 70 bis, rue d'Amsterdam. Il a notamment publié Les Nouvelles Chevaleries de Montherlant en 1942. Le roman de Roger Peyrefitte, Les Amitiés particulières paru en 1944, obtint le Prix Renaudot en 1945.
Le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France montre qu'elle possède un exemplaire de ce roman, ainsi que d'un roman antérieur, Laurence (1944), paru chez le même éditeur, et de Printemps, une comédie en 3 actes (Paris, Studio 45, 14 février 1945). Nous n'avons pas pu trouver pour l'instant de renseignements biographiques sur Henry Houssaye, qui fait peut-être partie d'une dynastie littéraire inaugurée par Arsène Houssaye.
Ce roman n'est pas disponible actuellement sur internet, et le nom de son auteur n'y éveille aucun écho. À ce propos, les "seize millions d'entrées" exaltés par le journaliste correspondent essentiellement à des messages pornographiques en réponse aux mot-clés "LOLITA" ou "LOLITAS", et ne sont donc ni une preuve de l'excellence du roman de Nabokov, ni de l'amour pour la littérature qu'éprouveraient des millions de personnes (du sexe masculin)!
Le "Lolita" du romancier français est un roman psychologique et de mœurs qui décrit avec complaisance la vie désenchantée d'une certaine bohème de luxe à Paris avant guerre, sur un ton cynique à la Montherlant. Il ne relève pas de la littérature érotique ou grivoise.
Ce roman est curieusement composé de deux parties. La première se conclut dramatiquement par le suicide du personnage principal. La seconde se termine non moins dramatiquement par l'emprisonnement pour meurtre d'Armand Clérys, qui prend le relais du rôle principal. C'est un artiste peintre. Comme il est le fils d'un riche avocat, il peut mener une vie de loisirs, de mondanités et de débauches.
Le personnage éponyme n'apparaît, encore plus curieusement, qu'au chapitre II de la seconde partie, à la page 157, soit aux deux tiers du livre!
Voici la scène de la rencontre, qui a lieu un dimanche 11 avril :
Ce dimanche soir, vers six heures, il aperçut, comme il traversait le parc Monceau — le Parc-aux-Belles, ainsi qu'il le surnommait — une jeune fille jeune et foncée, une enfant des îles, tant son teint paraissait brûlé, tant ses yeux recélaient de ténèbres. — Approche, fit-il de loin à un petit garçon tout blond qui jouait dans le sable. L'enfant s'avança : "Va dire à la fille noire, oui, celle-là, là-bas, va lui dire que je l'aime bien." Plus tard il se rappellera cette étrange séduction, cet enfant mâle jeté à l'enfant femelle.
Le petit garçon assez effrontément à la jeune fille :

— Mademoiselle, il y a un monsieur là-bas…
— Pardon ?
— Il dit qu'il vous… aime bien.
Elle était debout contre les fils de fer. L'étang reflétait sa silhouette de divinité coloniale, immobile entre deux ruines de colonnades antiques. Un chat sur le banc proche tendit vers elle sa patte. Elle lui tendit un doigt. Et bientôt, on ne sut plus, de ces deux créatures, laquelle caressait l'autre. trois canards glissèrent par là-dessus.
— Comment te nomme-t-on ? fit Armand tout près.
— Lolita.
— Je n'ai encore jamais connu de Lolita. Viens. (p.157-158)
Telle est la première occurrence de ce "signifiant" en langue française. Et voici la description physique de cette "Lolita" :
Elle se laissa emmener. En chemin, il ne lui parla guère. Il interrogeait peu ses conquêtes. "Je ne demande aux femmes que l'indifférence." Elle l'accompagna sans trop d'étonnement. Il admira, se laissant légèrement distancer — s'empourprait aux joues rondes comme des ballons, aux pommettes qui saillaient. Les cheveux touffus, véritable forêt de boucles, tressaillaient imperceptiblement à chaque pas, comme si la jeune inconnue portait en équilibre sur la tête des grappes de raisin noir. Tout en elle respirait calme, innocence et fierté. "Comme c'est facile!" songea-t-il en montant l'escalier derrière ses formes magnifiques. (p.158-159)
Cette Lolita est donc une fille de couleur. Elle sera décrite plus loin comme une "statuette de bronze" (p.174). Elle est née à Singapour et vient du Caire où son beau-père était Consul de France. Sa mère est américaine, comme son père, un américain de la Havane, correspondant de presse à Singapour, devenu toxicomane et fou, et qui a disparu (p.200).
Elle a seize ans, comme l'écrit le séducteur dans le "dossier" où il consigne la liste de ses conquêtes en prévoyant de la laisser tomber comme les précédentes (p.59).
Il a trente ans (p.198), ce qui pose problème: "Reste la différence d'âge. Presque quinze ans" (p.167), "Mon âge me gênait toujours, et mon troublant passé" (p.203).
Il l'appelle "enfant" (p.171), et lui demande: "Dors-tu comme les petits enfants, un poing fermé sur l'oreiller? Nous vivrons comme frère et sœur." (p.172).
Armand épouse Lolita. On apprend en passant que c'est grâce à une "intervention auprès de la Présidence" effectuée par son oncle (p 174).
Ils partent vivre dans une maison au bord de l'Atlantique, "un refuge au bord de l'eau" (p 171), "une villa au bord de l'eau" (p. 201), dont il dirige l'ameublement intérieur, et où ils vivent seuls avec la nourrice de la jeune fille.
Leur union est une relation très "pure", ce qui est le comble de la perversion de la part de ce séducteur :
Mais de tout ce qui s'accomplit ce dimanche 11 avril, rien n'éclaire ma mémoire que la figure de Lolita. Plus que ses traits encore, son mutisme m'enchaîna. Elle ne parlait pas. Son être ravi chantait le voyage et l'enfance. Elle avait rapporté de ses sables lointains l'émerveillement facile et la gravité sauvage. Ses yeux, ses immenses yeux, semblaient porter toutes les mers du monde, et ses cheveux, un vivier de serpenteaux noirs. Et c'était une enfant. L'homme que le vice ou la science a précocement angoissé, s'apaise au spectacle de l'enfance, car l'enfant est gracieux, et la grâce, telle une danse, endort la pensée. L'enfant s'élance, le chat s'élance… Cette œuvre de Dieu, sur vingt toiles, je l'ai tentée, j'ai poursuivi, à travers les années, cette chimère de fixer l'enfant. (p.200)
Dans un "mémoire autobiographique" adressé du fond de sa prison à son ami médecin (le troisième personnage masculin du livre), où il veut justifier qu'il n'est pas atteint de "démence", Armand explique qu'il est né frère jumeau d'une sœur prénommée Charlotte, et que sa mère appela Lolita. Celle-ci est morte d'un accident cérébral moins d'un an après leur naissance (p.102) Il a été aussi frappé par une jeune danseuse de dix ans, contemporaine de l'éveil de sa puberté au même âge.
A la cinquième semaine de leur union blanche, Lolita "parle" et montre qu'"elle sait". Armand fait montre d'une jalousie possessive. La voyant nue devant son miroir, il l'étreint, la déflore, et, pour l'empêcher de remuer, lui plante la lame d'un stylet dans le corps. C'est "une dague de Tolède" (p.219) et le coup est porté "derrière la nuque" (p. 185), comme à la corrida, ce qui nous semble en relation avec la connotation espagnole du prénom.
Il termine ainsi son mémoire autobiographique :
Ce que j'ai tenté ici-bas réussira peut-être là-haut. Si je me suis livré aux passions les plus basses, Elle a conservé la Grâce, le sortilège enfantin, Elle, la seule et authentique Lolita qui me fut réservée. Issus tous deux du même point de l'espace, puissions-nous retourner au néant et rouler ensemble dans l'Infini avec les astres morts. (p.220-221)
Il est transféré dans une clinique, où il succombe à une "congestion cérébrale". C'est donc une histoire de meurtre passionnel, de folie amoureuse.
On voit que ces passages sont plus proches par les thèmes, le décor moderne, et le ton du narrateur, de la Lolita de Nabokov que des maigres indications désincarnées du conte "grotesque" allemand.
Ils sont également plus proches dans le temps : moins de dix ans séparent sa publication du premier en 1945 de la date de composition du second, terminé en 1954. (Le roman de Nabokov sera publié en 1955 chez Olympia Press et sa traduction chez Gallimard en 1959).
Nabokov, réfugié en France, avait fui les nazis en 1940 pour se réfugier aux États-Unis, où il s'intégrera très vite, comme citoyen et comme écrivain. Il y a peu de chances pour qu'il ait lu ce roman français — mais on ne peut exclure formellement cette lecture. Nabokov connaissait très bien le français : il a même écrit dans cette langue et participé à la revue Mesures, tandis qu'il affectait de ne pas bien connaître l'allemand lors de son long séjour à Berlin.
On pourrait ressortir à propos de cette Lolita les mêmes arguments en faveur d'un plagiat ou d'une cryptomnésie, et reprendre la plus grande partie des motifs communs (nom de l'ouvrage – nom de l'héroïne – âge de l'héroïne – caractère "démonique" – liaison avec un adulte — maison au bord de la mer — tragédie finale), et en ajouter d'autres (le cadre moderne – la psychologie fouillée des personnages, et la description de leurs préoccupations sexuelles – le ton distant du narrateur).
Mais comparaison n'est pas raison. Ces éléments ont été choisis secondairement dans le récit de Nabokov, et appliqués à ces textes antérieurs, ils ne peuvent que confirmer le rapprochement. Or ces éléments sont très généraux : un prénom - une femme – très jeune – un amant plus âgé - une fin tragique. Ce sont des analogies par convergence et non des homologies en faveur d'un rapport de filiation. Il en va de même pour le rapprochement historique : Nabokov est présent en Allemagne lors de la parution du conte.
Il y a un tel abîme entre ces deux textes et celui du romancier russo-américain, dont chaque page contient plus d'imagination, d'intelligence, d'humour et de sensibilité que n'en recèle la totalité du conte allemand et du roman français. À vrai dire, tout le tohu-bohu journalistique — anglais, allemand, mais aussi espagnol, à cause de la servante, et maintenant français — n'a que peu à voir avec l'histoire littéraire et la rigueur de ses méthodes en matière de quête de la preuve. Le recours psychologisant à la cryptomnésie est aussi désobligeant envers le créateur que l'"accusation" de plagiat : "New Lolita Scandal! Did Nabokov Suffer From Cryptomnesia?" est le titre d'un des articles reproduits sur le net. De plus, c'est le genre de concept dont on ne peut démontrer la fausseté.
Nabokov n'a pas besoin de ces prédécesseurs. Il est bien connu qu'il a abordé le thème de la nymphette dans le récit écrit en russe, L'Enchanteur, écrit à Paris à la fin de 1939 ou au début de 19403 selon lui, en fait en 1939.4. L'écriture du roman Lolita a commencé vers 1949, d'après Nabokov, et l'on a souvent pensé, à juste titre à notre avis, que le déclencheur a été la lecture de la confession sexuelle d'un anonyme russe, écrite en français et publiée en annexe dans les œuvres complètes de Havelock Ellis, qu'Edmund Wilson lui avait communiquée en juin 19485.
Le roman français n'a donc pu servir de source au thème de la nymphette, problème qui pouvait se poser à propos de la Ur-Lolita. Mais le prénom de l'héroïne et le titre du roman français ont-ils pu servir de déclencheur, surtout si le récit allemand est resté ignoré de Nabokov ? On peut soutenir que si Nabokov avait su qu'il existait déjà un livre sous ce titre, il ne l'aurait pas réemployé. Mais il pouvait aussi penser que la France était loin à l'époque et que personne ne s'en rendrait compte…
Pour notre part, nous suspendrons notre jugement sur ce point, nous contentant d'apporter ce supplément d'information au dossier afin de le rouvrir.
Nous ignorons enfin si lors de la parution mouvementée de Lolita à l'enseigne de la lutte contre la censure, — et de son succès de best-seller mondial, fondé sur son érotisme supposé, — l'auteur français ou ses ayant droits se sont manifestés. Il faut dire que l'époque était moins empoisonnée que la nôtre par les questions de plagiats et des compensations financières subséquentes.
Ajoutons que l'existence du roman français pose un problème plus général de bibliographie et de titrologie : celui des titres jumeaux ou sosies. Dans ce cas il s'agit même de triplés ! Peut-être trouvera-t-on encore d'autres "Lolita", mais les deux exemples identifiés à ce jour appartiennent aux deux langues de culture que Nabokov a traversées.
En tous cas, — et ce n'est point par chauvinisme, mais au contraire pour montrer l'unité de la littérature universelle, — on peut affirmer que c'est en France qu'a paru le premier livre ayant pour titre "Lolita".

Septembre 2004

PS : Depuis, le livre de Michael Maar est paru en français sous le titre D'une Lolita l'autre et en anglais sous le titre The two Lolitas.

Référence circulaire : d'autres indications ici.


Note
1: Michael Maar, "Heinz von Lichberg and the pre-history of a nymphet", Times Literary Supplement, 2 avril 2004.
2: Henry Houssaye, Lolita, Paris, Jean Vigneau, 1945, p.222.
3: Vladimir Nabokov, "À propos de Lolita", in Lolita, Gallimard, Folio, 1980, p. 494.
4: Vladimir Nabokov, L'Enchanteur, Rivages, 1986, p. 9.
5: Vladimir Nabokov / Edmund Wilson, Correspondance 1940-1971, Rivages, 1988, p. 142-143.

Nabokov's Dozen

Il s'agit de la version "étendue" de Nine Sories et contient treize nouvelles ("treize à la douzaine").

J'ai lu ce recueil de nouvelles à cause de Lance et de L'Amour l'Automne. Renaud Camus a choisi de retenir Lance, sans doute à cause de la thématique de la légende (cf. Saussure et Starobinski), mais beaucoup d'autres thèmes camusiens apparaissent au fil des pages: le double, les homonymes, le paradis perdu de l'enfance...

Je mets en ligne le sommaire réorganisé chronologiquement et enrichi du lieu et de la date indiquée à la fin de chaque nouvelle [1].

6. The Aurelian (Berlin, 1931) publié en russe en 1931 / en anglais 1941
7. Cloud, Castle, Lake (Marienbad, 1937) publié en russe en 1937 / en anglais en 1941
1. Spring in Fialta (Paris, 1938) publié en russe en 1938 / en anglais 1957
12. Mademoiselle O (Paris, 1939) publié en français en 1939 / en anglais en 1952
9. ‘That in Aleppo once…’ (Boston, 1943)
5. The Assistant Producer (Boston, 1943)
2. A Forgotten Poet (Boston, 1944)
10. Time and Ebb (Boston, 1945) publié en 1944 (incohérence dans l’édition)
8. Conversation Piece, 1945 (Boston, 1945)
3. First Love (Boston, 1948)
4. Signs and Symbols (Boston, 1948)
11. Scenes from the Life of a Double Monster (Ithaca, 1950) publié en 1958
13. Lance (Ithaca, 1952)

Je jette ici quelques pistes, en vrac.

Lieu et langue sont les marques du chemin d'exil de Nabokov. De 1939 à 1944, les nouvelles sont marquées par le souvenir de la Russie ("Mademoiselle O", "A Forgotten Poet", "The Assistant Producer") et la fuite à travers la guerre pour atteindre les Etats-Unis ("That in Aleppo once"). "The Assistant Producer", nouvelle donnée comme fondée sur des faits vrais (mais qu'est-ce que ça veut dire ici?), serait une allègre esquisse de roman d'espionnage si elle ne faisait l'économie d'une explication finale satisfaisante.
Le problème de l'identité et l'impossibilité de connaître la vérité dans un monde où chacun est le seul garant de son récit sont souvent évoqués : qui est qui ("Conversation piece", "A Forgotten Poet"), qui ment ("That in Aleppo once"), pourquoi le narrateur n'est-il jamais reconnu de la jeune femme qu'il rencontre toujours par hasard ("Spring in Fialta")? (Reconnaître, se souvenir, oublier, trois faces de la nostalgie).

Reviennent au long des pages l'obsession du voyage, du déplacement, en particulier en train, la rapidité des images et leur immobilisation par les mots: ainsi la description des fils électriques disparaissant poteau après poteau, image bien connue de l'ennui de l'enfance en voyage: rien d'autre à faire que suivre des yeux cette image hypnotique des fils qui fuient et renaissent, enchaînés aux poteaux électriques sans espoir de s'échapper.

The door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.
Navokov, "First Love"

Le regard est ce qui immobilise et donne vie aux images : une image qui fuit, insaisie, est une image oubliée, morte-née. Et cependant, saisir l'image, le souvenir, c'est pour le poète ou l'écrivain accepter de la perdre en la partageant. Ecrire, c'est se déposséder (et ainsi s'exorciser de ses souvenirs, leur échapper?):

I have often noticed that after I had bestowed on the characters of my novels some treasured item of my past, it would pine away in the artificial world where I had so abruptly placed it.

Et cela touche même des objets aussi humbles que des crayons de couleur:

Alas, these pencil, too, have been distributed among the characters in my books to keep fictitious children busy; they are not quite my own now.
Nabokov, "Mademoiselle O."

Dans le monde de Nabokov, les objets touchés par le regard ou par l'attention du narrateur acquièrent une dimension fantastique, souvent grâce à la lumière ou aux couleurs:

Only by heroic effort can I make myself unscrew a bulb that has died an inexplicable death and screw in another, wich will light up in my face with the ideous instancy of a dragon’s egg hatching in one’s bare hand.
Nabokov, "Lance"

But the most constant source of enchantment during those readings came from the harlequin pattern of coloured panes inset in a white-washed framework on either side of the veranda. The garden when viewed through these magic glasses grew strangely still and aloof. If one looked through blue glass, the sand turned to cinders while inky trees swam in a tropical sky. The yellow created an amber world infused with an extra strong brew of sunshine. The red made the foliage drip ruby dark upon a coral-tinted footpath. The green soaked greenery in a greener green. And when, after such richness, one turned to a small square of normal savouless glass, with its lone mosquito or lame daddy-longlegs, it was like taking a draught of water when one is not thirsty, and one saw a matter-ofofact white bench under familiar trees. But of all the windows this is the pane though wich in later years parched nostalgia longed to peer.
Nabokov, "Mademoiselle O."

L'attention portée aux noms, à la dimension sensuelle des noms, rappelle Proust :

I am fond of Fialta; I am fond of it because I feel in the hollow of those violaceous syllables the sweet dark dampness of the most rumpled of small flowers, and because the alto-like name of a lovely Crimean town is echoed by its viola [...]
Nabokov, "Spring in Fialta"

Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs.
Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade Clarac t1, p.388

Mais ce qui m'émeut le plus, c'est la façon dont court au fil des récits l'interrogation sur la mort, cet espoir, ce désir, qu'il y ait quelque chose après, et la façon de tourner en dérision cet espoir, par une boutade, un pari, un défi :

If metal is immortal, then somewhere
there lies the burnished button that I lost
upon my seventh birthday in a garden.
Find me that button and my soul will know
that every soul is saved ant stored and treasured.
Vladimir Nabokov, “The Forgotten Poet” in Nabokov’s Dozen, p.36

Ces quelques vers me rappellent Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)» tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:

l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine,[...]

Si le bouton est retrouvé, si John Shade se lève le 22 juillet 1959, alors il y a une vie après la mort, une vie pleine de tendresse.
Mais le bouton est perdu, et Shade sera assassiné le 21 juillet.

Notes

[1] Chronologie des œuvres disponibles ici.

L'ombre et le double

Le narrateur a un frère siamois. Il raconte ses réflexions d'enfant à la vue d'un petit garçon sans double.
He [a child of seven or eight] cast a short blue shadow of the ground, and so did I, but in addition to that sketchy, and flat, and unstable companion which he and I owed to the sun and wich vanished in dull weather, I possessed yet another shadow, a palpable reflection of my corporal self, that I always had by me, at my left side, whereas my visitor had somehow manage to lose his, or had unhooked it and left it at home.

Vladimir Nabokov, "Scenes from the life of a Double Monster", in Nabokov's Dozen

La rose

I saw a rose in a glass on the table — the sugar pink of its obvious beauty, the parasitic air bubbles clinging to its stem. Her two spare dresses were gone, her comb was gone, her chequered coat was gone, and so was the mauve hair-band with a mauve bow that had been her hat. Ther was no note pinned to the pillow, nothing at all in the room to enlighten me, for of course the rose was merely what French rhymsters call ''une cheville''.

Vladimir Nabokov, "That in Aleppo once…", in Nabokov's Dozen

Quelques sites et blogs

Un billet paresseux pour indiquer d'autres blogs, d'autres lieux...


autour d'un auteur :

  • Sebald, Hilberg, la mémoire, Claude Simon : Norwitch (d'étranges résonnances avec les cours de Compagnon de l'année dernière. Ce billet par exemple en est sans doute une bonne illustration, ou démonstration, ou résumé.)
  • Jean-Jacques Rousseau (plus exactement : le blog qui accompagne le projet théâtral de représenter Les Confessions]

autour des livres

- des photos de livres
- des photos de bibliothèques
- un blog de bibliophile au sens large (l'imprimerie, la reliure, les ventes aux enchères, les statistiques du marché du livre ancien, etc)

- entre les deux, s'attachant aux auteurs oubliés dans des éditions disparues (ou l'inverse, bien sûr): l'éditeur singulier, dont le livre sur les dandys doit pouvoir s'offrir à Noël.

- sinon, une liste de 15 pavés parus dans les années 2000.

et un peu de poésie.

Le bouton perdu

'If metal is immortal, then somewhere
there lies the burnished button that I lost
upon my seventh birthday in a garden.
Find me that button and my soul will know
that every soul is saved ant stored and treasured.'

Vladimir Nabokov, "The Forgotten Poet" in Nabokov's Dozen, p.36

Illusion d'optique

The old man was never seen again. The quiet foreigners who had rented a certain quiet house for one quiet month had been innocent Dutchmen or Danes. It was but an optical trick. There is no green door, but only a grey one, which no human strenght can burst open. I have vainly searched through admirable encyclopedias: there is no philosopher called Pierre Labime.

Vladimir Nabokov, "The Assistant Producer" in Nabokov's Dozen

Changer d'ampoule

Only by heroic effort can I make myself unscrew a bulb that has died an inexplicable death and screw in another, wich will light up in my face with the ideous instancy of a dragon's egg hatching in one's bare hand.

Vladimir Nabokov, Lance, in Nabokov's Dozen, chapitre 1

Discrétion

Quietly, concealing himself in his own shadow, Vasili Ivanovitch followed the shore, and came to a kind of inn.

Vladimir Nabokov, "Cloud, Castle, Lake", in Nabokov's Dozen, p.95

Attendu en septembre 2009: Laura, de Nabokov

Le manuscrit forme un ensemble de 138 fiches de bristol, écrites au crayon — mon père utilisait un crayon n°2, assez fin, qui lui permettait de biffer son texte. Ces cartes sont numérotées, et un bon tiers est assemblées dans un ordre définitif. Le reste est un ensemble d'esquisses, de fragments, de disgressions qu'il est possible d'interpréter de plusieurs manières. Mon idée est de présenter la partie achevée de l'œuvre sous forme d'un livre, et le reste en fac-similé, que le lecteur pourra arranger à sa fantaisie. Il pourra battre les cartes à sa façon, se faire lui-même son petit Nabokov.

Dmitri Nabokov, interviewé dans le dernier numéro de Point de vue, 1er octobre 2008 (cinq pages avec moult photos)

Censure (tentation de)

Lors d'une conversation récente, un blogueur me soutenait qu'aujourd'hui Lolita ne serait pas publié: censuré, d'une censure particulièrement insidieuse puisque non pas exercée par le pouvoir politique mais par la peur des éditeurs.

Je découvre que le dernier livre d'Alan Moore, l'auteur des mythiques Watchmen et V pour Vendetta, a failli ne pas paraître en France:
Scandale aux Etats-Unis: Wendy de Peter Pan, Dorothy du Magicien d'Oz et Alice du Pays des merveilles parlent de sexe, d'opium et de psychanalyse1 […]Aux Etats-Unis, l'œuvre a fait scandale, au point que Moore est apparu dans les Simpson avec ses Filles perdues. […] L'odeur de soufre qui l'entoure a conduit Delcourt, son éditeur français, à annoncer qu'il renonçait à le publier, avant de revenir sur sa décision, créant un effet d'attente rarement vu dans ce milieu.

Romain Brethes dans Le Point, 20 mars 2008
D'un autre côté, comme le souligne la dernière phrase de l'extrait que je mets en ligne, parler de censure c'est aussitôt créer la rumeur et l'attente. C'était déjà le point commun des œuvres retenues par Jean-Jacques Pauvert dans son dernier tome de L'Anthologie des lectures érotiques: elles se définissaient davantage par rapport aux problèmes de publication qu'elles avaient rencontrés que par leur contenu "érotique".



Note

1ce qui n'est pas sans rappeler le réjouissant Contes à faire rougir les petits chaperons, de Pierre Enard. (Note de la blogueuse).

Ladore de Nabokov à Roman Roi

Quoi qu'il en soi, ces jolis petits vers me touchent surtout par leur féconde résurgence dans l'œuvre de Nabokov, chez qui le souvenir de René est toujours très actif, particulièrement dans Ada, si préoccupé par le motif de l'inceste entre frère et sœur. Le domaine édénique où Ada et Van passent leur enfance dépend du village de Ladore, et l'importune Lucette, la jeune sœur dont le prénom rappelle la Lucile de Combourg, commet une fois le lapsus de parler du Mont-Dore «sorry, Ladore». On se souvient enfin que la Dordogne a pour origine deux ruisseaux, la Dore et la Dogne, et que cette troisième Dore prend sa source au pied du Sancy pour traverser immédiatement Le Mont-Dore. Tout cela prouve suffisamment, il me semble, que le domaine enchanté d'Ada doit être situé dans le Puy-de-Dôme et que la contrée prétendument mythique, russe à la fois et américaine, où se déroule l'action, c'est l'Auvergne.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.122


indexation de ce nom de Ladore dans Roman Roi.
Pour une onomastique à venir.

Quelques mots sur Pale Fire

Pale Fire, a poem in heroic couplets, of nine hundred ninety-nine lines, divided into four cantos, was composed by John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959) during the last twenty days of his life, at his residence in New Wye, Appalachia, U.S.A.

première phrase du livre Pale Fire, de Vladimir Nabokov


I feel
I understand Existence, or at least a minute part
Of my existence, only through my art,
In terms of combinational delight;
And if my private universe scans right,
So does the verse of galaxies divine
Which I suspect is an iambic line.
l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine,
And that the day will probably be fine;
So this alarm clock let me set myself,
Yawn, and put back Shade's 'Poems' on their shelf.

avant dernier couplet du poème Pale Fire de John Shade (in Pale Fire, le livre de Nabokov)
Dès la première phrase nous savons que le poète est mort le 21 juillet 1959. Comment définir l'impression que produisent ces mots "As I am reasonably sure that I/ Shall wake at six tomorrow, on July/ The twenty-second, nineteen fifty-nine" quand on les rencontre à la fin du poème?
Ce n'est ni de l'ironie ni du cynisme, c'est malgré tout, sans doute, destiné à tirer un sourire triste au lecteur, c'est à peine du désespoir ou du fatalisme, cela serre le cœur. Cela réinscrit la certitude de l'inéluctable — la mort — contre la possibilité d'un l'espoir — une vie après la mort. De l'un nous sommes sûrs, de l'autre non, et il n'y a pas d'issue à cette incertitude.
L'extraordinaire tient dans la légèreté avec laquelle ce constat banal est traité. Nabokov passe, sans appuyer, et enchaîne aussitôt avec plus de deux cents pages de commentaires fous, fous dans leur volonté de vouloir faire dire au poème ce que Kinbote veut y lire, ce qui est, finalement, exactement le mouvement de John Shade à quelques lignes de la fin de son poème, décryptant le monde dans le sens qui lui convient: "And if my private universe scans right,/ So does the verse of galaxies divine". La lecture du poème par Kinbote n'est pas plus folle que la lecture de l'univers par John Shade, à cela près que l'art donne à celui-ci les moyens d'avoir conscience de sa folie. L'art ne permet pas d'échapper à la folie, mais de savoir que l'on est fou. (Lolita finit sur la même conclusion.)

J'aime profondément l'humour de Pale Fire. Nabokov se moque de lui-même, de ses lecteurs et de son personnage Kinbote.

Quand Kinbote écrit par exemple "Another fine example example of our poet's special branch of combinational magic. The subtle pun here turns on two additional meanings of 'shade' besides the obvious synonym of nuance" (commentaire des vers 727-728), Nabokov est en réalité en train de nous expliquer son propre poème. Si le lecteur avait vu les différents sens du mot shade avant de lire cette explication, Nabokov se moque de lui-même et de son faux hermétisme (puisque ce qu'il juge compliqué est en fait évident), sans compter l'humour qu'il y a à s'attribuer soi-même une "combitional magic"; en revanche si le lecteur n'avait pas compris, Nabokov lui vient en aide tout en prouvant qu'il n'est pas bien sûr du talent de ses lecteurs.

Parfois Kinbote devient un commentateur épais, paraphrasant sans commenter: les vers 939-940 de John Shade sont "Man's life as commentary to abstruse / Unfinished poem. Note for further use". Kinbote commente "If I correctly understand the sens of this succint observation, our poet suggests here that human life is but a series of footnotes to a vast obscure unfinished masterpiece."
Ces quelques lignes peuvent se lirent au premier degré, comme un aphorisme poétique ou la profession de foi de John Sade, mais elles prennent toute leur saveur si l'on considère que Kinbote est en fait en train de décrire son propre commentaire: il met sa vie (imaginaire) en notes de bas de page d'un poème inachevé, celui de John Shade.
Ainsi, comme le démontre Mary McCarthy dans sa préface, Pale Fire est un jeu de miroirs, il suffit de changer de point de vue pour changer la signification des phrases.

J'ai profité de cette relecture pour ajouter à mon zoo une girafe de cristal et un hippopotame violet:
He luncheoned in a likeside café, went for a stroll, asked the price of a small crystal giraffe in a souvenir shop, bought a newspaper, read it on a bench, and presently drove on . (commentaire du vers 408)

After stopping for a minute before the display of a souvenir shop, he went inside, asked the price of a little hippopotamus made of violet glass, and purchased a map of Nice and its environs. (commentaire du vers 697)
« Caress the details », Nabokov would utter, rolling the r, his voice the rough caress of a cat’s tongue, « the divine details ! »

Prudence

The Institute assumed it might be wise
Not to expect too much of paradise

Vladimir Nabokov, Pale Fire, Canto Three

Célébrité

Found that my bunch of essays The untamed
Seahorse was 'universally acclamed'.
(It sold three hundred copies in one year.)

Vladimir Nabokov, Pale Fire v.671-673

Les mois d'été de Renaud Camus de Sjef Houppermans

LES MOIS D'ÉTÉ DE RENAUD CAMUS
Extrait de Lecture du Désir de Sjef Houppermans 1997, pp. 359 à 384



Le Fétiche, c'est le désir même. Chroniques achriennes, p. 43

Introduction

Eté (Travers 2) est le quatrième volumes des "Eglogues" (1), "trilogie en quatre livres et sept volumes", vaste suite romanesque de la main de Renaud Camus (il faudrait mettre tous ces prédicats entre guillemets pour les raisons qu'on va voir). Saluée à l'époque comme une entreprise intéressante dans la lignée du Nouveau Roman, l'oeuvre a évolué depuis selon ses propres voies, sans trahir toutefois ses origines. Globalement on peut affirmer en effet que les "Eglogues" à leur façon (re)travaillent un certain nombre de procédés qu'ont inaugurés les Nouveaux Romanciers et qui ont été lus, sinon voulus, d'abord comme autant d'attaques contre le récit dit classique gagnant au fil des années une relative autonomie. Notre but ne sera pas d'en dresser l'inventaire, mais de nous concentrer sur quelques notions centrales comme la portée thématique, le jeu intertextuel ou encore la position du 'sujet', approches dont nous essayerons de montrer la cohérence. Vu que l'essentiel de la problématique (du jeu) se met en place dès les premiers romans du cycle, un détour par ces 'origines' paraît nécessaire d'abord.

Passage et Echange, les deux premiers textes, inscrivent d'emblée la décentralisation et la multitude dans leur titre : série de fragments venus d'ailleurs, qui essaient de se lier de toutes sortes de manières. On peut y inventorier un stock de passages, on peut essayer de formuler certaines règles de passage, mais il convient de ne pas oublier que l'être de passage est un être toujours déjà ailleurs. La traversée, la fuite, incurvent le passage allant du morceau choisi au changement constant. On le verra : le roman est familial à ses racines, mais les liens de parenté vont connaître une folle débandade. Cela va parler en passage, d'échange en échange, et, dès le début, de travers : un dire du fou opposé à la ligne droite des tours massives. La folie insiste partout (personnages, références) comme cet autre de la doxa (2) qui encore, en tant que pas-sage, se livre à "d'allègres copulations" de toute nature. Ce que le titre d' Echange met plus particulièrement en lumière, c'est l'interaction dans ce cadre (et débordant ce cadre justement), interaction entre textes, entre instances narratrices, entre joueurs, entre scripteurs et lecteurs aussi. Le jeu de la règle (celle de la surdétermination par exemple au niveau des signifiants, ou bien des signifiés pour le choix des éléments du livre) et du dérèglement (les brèches de l'ouverture, la fuite ailleurs, l'insistance de la pulsion) se lit par exemple à la fin de Passage dans l'évocation du tennis. Les règles du jeu s'y disent, mais il s'agit en même temps d'autre chose que de l'enregistrement d'un événement réglé ; c'est justement l'événement en tant que tel qui intervient : le tennis fait penser à Den(n)is et l'image de la beauté du joueur fausse le jeu, ou encore la partie rappelle Duras et l'hallucinante insistance hors image des balles qui rebondissent. On y suit un rythme, un tempo, qui dans sa régularité n'a rien de mécanique, mais qui fonctionne selon la répétitivité du désir, 'love-party' (mot qui ménage ici la transition entre tennis et jeu amoureux ; cf. fin Eté).

Passage

Quels sont donc les ingrédients que propose Passage? (3) D'abord ce que dit la postface : une série de (quasi) citations littéraires et d'anecdotes sur la vie d'un certain nombre d'auteurs plus ou moins connus. En outre des textes antérieurs de Renaud Camus - qui, pour troubler à jamais l'avant-après, se 'retrouvent' dans Echange (souvenirs d'enfance ou bien récits racontés par la grand-mère ou le père notamment)...sous une autre plume (celle de Denis Duparc, pseudonyme de Camus). La recherche peut se proposer de tracer un circuit des composantes, une circulation, mais, est-il possible d'y trouver un point de départ ? Il nous semble fondamental que celui-ci manque pertinemment (cf. les titres) : si Echange par exemple revient à une prime enfance anecdotique, celle-ci se montre bientôt trop éphémère, incertaine, emprunté (à Proust par exemple). Ce qui est donné comme réel s'avère être fictif dès le départ ; qu'on reprenne la première phrase du livre : «- Et de nouveau : Une table, une fenêtre, une table près d'une fenêtre, et la vue, les vues.» La phrase qui suit indique qu'il s'agit d'un tableau, et en la comparant avec le texte de la couverture on découvre que c'est le monde de Magritte qui est évoqué. Le texte continue alors par un enchaînement apparent avec la fenêtre «ouverte sur combien de paysages» et la mention des feuilles blanches. «Puis, entre la table et la fenêtre (but that's what Virginia Woolf is all about (my dear)) - Jacob! Jacob» Et le va-et-vient entre vue, souvenir et lecture est lancé.

Les auteurs qu'on rencontre en route ont un indéniable air de famille : Woolf, James, Nabokov, Proust, Roussel, Duras, Robbe-Grillet, Ricardou, pour ne nommer que les plus insistants, sont tous des chercheurs, des expérimentateurs dans le domaine de la narration ; tous se demandent d'une façon ou d'une autre ce que narrer peut être dans le monde moderne. Camus met donc cette interrogation à un second niveau.

Avec les grands navigateurs, explorateurs des "passages", les auteurs nous emmènent en voyage : à New York, aux Indes (s'y croisent par exemple le Perceval des Vagues de Virginia Woolf, le Vice-Consul de Duras et les personnages de Passage to India de Forster) ou encore à Venise, véritable plaque tournante. Les transitions et recoupements se font essentiellement selon trois séries : les transformations du signifiant, des données géographiques ou "vécues", des souvenirs littéraires ou historiques. Et insistent partout, sourdement, les thèmes inquiétants de la mort, du suicide et de la folie. Une dimension supplémentaire de passage est fournie par une série de photos - de vues - avec lesquelles le texte entretient une relation de renvoi (en biais, par des liens accidentels, ténus, relevant des détails, des bouts de phrase marginaux en apparence). (5) Tout ceci se présente (sans indications directes) comme souvenirs, lectures, imaginations, combinaisons du narrateur qui parfois intervient en tant que 'je' : évidemment, le livre ne tardera pas à miner une position trop centrale de cette instance : le 'je' se multiplie, et passe à d'autres personnages, de sorte qu'au niveau du livre entier il devient impossible de préciser qui dit quoi.
L'incertitude de la voix parlante se manifeste aussi dans l'emploi de formules qui expriment souvent le doute, l'hésitation, la multitude des possibilités, la contingence de la succession ; ainsi page 10 «ou bien», p. 12 «une chose que je sais», p. 116 «mais les dates ne coïncident pas», p. 30 «versions divergentes», p. 92 «Chacun y va de son petit récit».

Relisons enfin le texte de la couverture pour voir un abrégé de quelques lignes supplémentaires, une méditation sur la notion de 'passage' : le récit combine départ-voyage-destination et les retraverse : tout est en phrase - il s'agit de suivre leur illusion tout en se méfiant de leurs caprices.
En suivant les permutations (cf. Passage p. 151) entre partenaires, passons à Echange et notons le chiasme : début Passage = fin Echange et fin Passage = début Echange, respectivement le tableau de Magritte et les règles du tennis.

Echange

Le début d' Echange a l'air d'une mise au point : on se dit «voilà, tous les fragments de Passage vont retrouver leur berceau, constituer une belle unité!» Tout a donc commencé dans le parc de la grande maison de Chamalières (même si tous les noms ne sont pas donnés, il est aisé de retracer dans ces premières pages Clermont-Ferrand et ses environs), et le narrateur se met à raconter son enfance (le pastiche et la présence d'éléments comme le Bois Noir peuvent avertir le lecteur des dangers à venir). Mais tout comme Tristram Shandy, notre narrateur n'ira pas loin ou plutôt, bientôt il ira beaucoup trop loin. Les pistes se multiplient, les versions divergent, les histoires vont pulluler, les données valser, les noms tourbillonner. La population du quartier est uniforme et tout le monde a sa saga ; la disposition géographique ne cesse de changer, surtout quand les différentes époques vont se succéder sans ordre. Bientôt aussi l'histoire d'une petite ville s'ouvre sur l'encyclopédie, et vers le milieu du livre le texte, ayant infiniment compliqué les relais et réseaux, s'est complètement rebranché sur Passage. Le narrateur lui aussi a bientôt perdu sa position centrale et le lecteur doit essayer de se repérer parmi une foule de conteurs d'histoires, où seuls le père et la grand-mère ont un relief plus prononcé.

Indiquons d'abord les grands thèmes d' Echange en citant le texte (p. 155): «Episodes et détails ne cessent de changer, mais la trame demeure la même, de versions en versions, la ruine, l'amour, la folie, la mort.» Ajoutons les reines blanches, les grands voyageurs, les opéras de prestige et leurs compositeurs, les architectures compliquées, la généalogie, les périples de grands auteurs-chercheurs, les séjours dans les saunas et 'tasses', les recoupements entre films (cf. p. 170), livres, pièces, musique, tableaux (par exemple le coin de rue de Canaletto qui ne cesse de revenir). Roland Barthes dit sur la couverture : «L'écriture n'a-t-elle pas été pendant des siècles la reconnaissance d'une dette, la garantie d'un échange, le seing d'une représentation ? Mais aujourd'hui l'écriture s'en va doucement vers l'abandon des dettes bourgeoises, vers la perversion, l'extrémité du sens, la folie, le texte...» (cf. Eté, p. 160, où cette citation est réinsérée). L'auteur apparaît comme ce personnage qu'est le fou (la folle) d'Angèle (cf. p. 158), comme le pauvre hère des grands rois fous, les compagnons des clients du Dr. Blanche à Ivry ou des mystérieux docteurs provenant de Robbe-Grillet. A la page 173 nous tombons sur un phénomène qui va prendre une place importante dans la suite de l'univers de Renaud Camus ; une note se greffe sur le texte, scindant la page en deux et, qui plus est, cette note va continuer à buissonner sur le bas de page jusqu'à la fin du livre, p. 238. Là elle reste d'ailleurs inachevée, juste après l'introduction d'un ultime 'je' et une remarque picturale sur l'encrage de différentes couleurs, qui «ne coïncident pas exactement avec les contours de cha-». Une autre petite note termine la page, reprenant donc le début de Passage (il y a de la sorte un certain décalage dans le chiasme). L'importance que prend la première note permet de parler d'une véritable bifurcation, où le lecteur devra choisir quelle voie il va suivre - c'est comme si deux mains écrivaient à la fois. La hiérarchie entre les deux textes en devient indécise.

Travers

Travers va exploiter et étendre ce système de notes. Celles-ci vont tellement proliférer que le récit premier se rétrécit fortement, jusqu'à ne plus former le plupart du temps qu'une mince bande marginale, la première ligne des pages. Ce récit premier raconte l'histoire d'un voyage à New York (7), qui a lieu du 20 au 26 mars 1976. C'est une histoire assez simple, support et source des notes et qui a comme trait principal le morcellement propre au journal, renforcé par la nature des activités du couple qui raconte : promenades, visites à des amis, rencontres avec certains artistes, aventures érotiques, fréquentations de musées et d'expositions, conversations sur l'art en général, sur la peinture et la littérature en particulier. Si à ce niveau-là les noms propres (d'endroits à New York ou bien d'artistes tel que Warhol, George et Gilbert et Rauschenberg) désignent un référent réel, une autre dimension réintroduit l'ambiguïté et fait que réel et fictif se mêlent inextricablement. C'est que le voyage est en même temps une sorte de pastiche de Robbe-Grillet (on pense notamment à Projet pour une révolution à New York) : le départ imitant un roman d'espionnage, les périples dans les souterrains de New York, où Renaud va à la recherche du docteur Travers. Ce médecin a traité Denis, double de Renaud retrouvé dans la métropole et qui paraît être impliqué aussi dans de mystérieuses activités clandestines. Le statut des personnages devient incertain, état de cause aggravé par les complications de la narration : les auteurs s'y présentent comme les rédacteurs du texte qui essaient de composer un ensemble à partir de brouillons et de bouts de manuscrits, dans lesquels une bonne vingtaine d'écritures se mélangent et se superposent. La plupart du temps il devient indécidable quel "je" parle, ce qui vaut encore pour les rédacteurs eux-mêmes (et leur texte en italiques).
Revenons aux notes. En comparaison avec les livres précédents, le système (et par conséquent le brouillage des frontières entre la réalité et la fiction) se complique encore de deux façons. D'abord par le moyen de la superposition : une note peut toujours en engendrer une autre, ce qui donnera jusqu'à six étages de renvois, au cours desquels le sujet peut changer du tout au tout, créant de déconcertant va-et-vient dans la lecture. Ensuite par le fait que les aspects anecdotique, fictif, critique et métalangagier se renvoient constamment la balle.

Pour compléter la mosaïque nous trouvons mêlés au texte premier un grand nombre de passages en majuscules, constituant des citations en différentes langues, provenant de toutes sortes de textes et dont le lien avec le récit autour invite à un jeu de découvertes continuel. Un exemple : à la page 183 figure le début de Locus Solus de Raymond Roussel, entouré de fragments de conversation sur la directrice de galerie Illeana Sonnabend. Or, on sait que le parc de Martial Canterel est aussi une sorte de galerie en plein air, et la phrase qui suit la citation "combine" Illeana, Roussel et le livre qu'on est en train de lire : «Elle parle plusieurs langues et les confond un peu.» Citons encore la phrase suivante (p. 123), qui commente sa propre nature : «Or, l'efficacité de la notion d'intertextualité, c'est qu'elle frappe d'impertinence la question métaphysique par excellence qui est celle de l'origine.» C'est aux différents niveaux du livre qu'on retrouve cet auto-commentaire (pas dénué de contradictions) et une réflexion sur sa visée.

Pour résumer l'errance des trois premiers livres des "Eglogues", voici une citation qui à sa façon, prenant le "contexte" comme un «facteur de polysémie», trace les contours de l'entreprise, mais où, d'autre part, la fin de la phrase ne laisse pas de tout remettre en question (p. 275, nous soulignons) : «l'histoire, la géographie, l'étymologie, l'anagramme, la biographie, l'actualité, l'érudition la plus folle, la coïncidence, le précédent, jusqu'à l'erreur une seule fois commise, toutes les marques, claires ou moins claires, que d'autres ont laissées dans l'infinie forêt des associations, tous les signes, enfin, de la cohérence précaire, échevelée du monde, ouvrent à travers l'espace et le temps de merveilleux passages où s'échangent, défiant la mort et ses vertiges, réponse patiente et méticuleuse à la folie, à l'oubli et au manque d'amour, les petits caractères noirs, serrés, étonnamment réguliers, d'une seule et longue phrase sans césure (8), comme dirait le pauvre Duane, à jamais inintelligible.»

Eté

Eté est signé Jean-Renaud Camus et Denis Duvert (cf. l'auteur Tony Duvert)). Le sous-titre est "Travers II", ce qui indique déjà le lien étroit avec le livre précédent : c'est le journal d'une seconde semaine à New York, récit de départ sur lequel se greffe toute sorte d'autres énoncés, principalement des citations et des notes. Si la première semaine était datée (mars 1976), cette précision manque ici, de sorte qu'on ne peut pas dire avec certitude s'il s'agit de deux périodes qui se succèdent immédiatement dans le temps. Pourtant le début d' Eté paraît enchaîner avec la fin de Travers («reprise de la scène de la veille», p. 13), et il est bien question d'un séjour de deux semaines (cf. p. 304). Pourquoi alors cet escamotage de la date précise ? La raison pourrait en être qu'en ce qui concerne Eté le récit de départ fonctionne beaucoup moins comme vraie 'base' que dans le cas de Travers. La première cause en est que les notes prises aux Etats-Unis sont élaborées après et que des remarques parfois fort détaillées, concernant la période intermédiaire ou bien appartenant au présent de la narration, se mêlent au récit 'premier', sans que les limites soient toujours bien claires.

Cette perturbation d'une temporalité nettement fixée est aggravée par l'insertion des citations, changeant de registre de phrase en phrase, sautant d'époque en époque, créant ainsi une sorte d'achronie (selon la terminologie de Genette), un été suspendu où il convient de lire 'été' aussi comme participe : ce qui a été, le passé.

En ce qui concerne les notes, il faut remarquer que celles-ci perdent pour une grande partie leur fonction antithétique ; au lieu de saper, par une réaction hypertrophique, le récit premier, elles 'l'oublient' et continuent en toute indépendance après un rapide départ, se ramifiant à leur tour suivant la complexité des greffes. Ainsi on retrouve aux deux niveaux les mêmes énoncés se faisant écho, se renvoyant la balle (l'image du tennis insiste toujours). A la page 80 par exemple on retrouve les périples à New York dans la note (autre cas pareil p. 235) ; à la page 36 les propos concernant Mister Travers et Lady Ava passent et repassent du niveau 1 à la note, compliquant ainsi le mystère de leurs activités, tandis que dans Travers les énoncés en majuscules ne hantaient que le texte premier, ici on les trouve également dans les notes et le reste du texte. Ou plutôt, il faut dire que cet équilibre s'instaure peu à peu, se gagne sur un début qui forme la transition avec Travers : au début le texte s'enfonce vite dans la note, par le moyen d'un appel quasi-irrésistible en forme de devinette (p. 14). Dans ces notes commencent alors à s'ébaucher les bribes de récit qui reviendront ensuite au premier niveau.

Quant au contenu, la thématique élabore celle des livres précédents : on pourrait parler d'un essai d'embrasser la réalité et l'imaginaire dans leur entrelacement constamment changeant. En avançant dans le livre, l'alternance des sujets devient de plus en plus saccadée, tandis que les phrases elles-mêmes gardent leur élégance classique. Le texte commente ce mécanisme d'après Barthes (p. 202) : «Ce que le livre de Denis Duparc démontre brillamment, c'est que la toute-puissance narrative est venue se réfugier dans l'unité flaubertienne par excellence, la phrase, curieusement laissée intacte par le démantèlement du roman ; il apparaît alors une nouvelle catégorie, que l'on pourrait appeler le micro-récit, le récit minimal : toute une vie dans une phrase.» Et pour la lecture vaut le précepte suivant (p. 55) : «Ce qu'il faudrait, c'est que de chaque phrase on se demandât quel est son rapport, quel est l'ensemble de ses rapports, avec tout le reste ; de chaque mot». travail gigantesque que chacun n'accomplira que fort imparfaitement, démontrant ainsi la 'puissance' du texte (400 pages, chacune présentant une vingtaine de micro-récits - avec des répétitions, certes, mais qui ne font que multiplier les liens) (9). En ce qui concerne l'enchaînement on trouve encore une précision importante (pp. 202 et 356) : «Des liens multiples apparaissent, qui tissent un réseau que le savoir ignore mais que le désir irrigue après l'avoir fait naître.» La lecture complique le cheminement : «Tout lecteur multiplie ou caviarde le texte des branchements non programmés de sa propre culture» (p. 364). Lisons aussi : de son propre désir, de sa propre imagination. Car c'est d'abord et surtout le désir qui se manifeste selon 'l'oscillation métaphoro-métonymique' dont parle G. Rosolato (10). Les accouplements et ruptures miment les fixations et l'errance du désir. La répétition (obsessionnelle) de telle phrase, tels mots, tels noms dessine une figuration du travail inconscient. Ainsi ce système empêche le texte de se refermer sur soi : «Chacun des éléments distingués peut, certes, se prêter à une dialectisation représentative, mais ce qui importe, c'est ce principe de connexion comme tel qui, "oubliant" les effets de sens, maintient l'oeuvre ouverte à la production désirante» (p. 378). Revenons au contenu des énoncés.

On s'est déjà aperçu qu'il y a un vaste réseau 'théorique' allant de l'auto-commentaire (parfois contradictoire) et de l'insertion de propos d'autres critiques sur les "Eglogues" à une théorisation plus générale concernant la littérature, l'écriture, la logophilie, le sujet et son désir, etc. Répétons qu'il s'agit d'une partie intrinsèque du livre à cause des multiples concordances avec les autres niveaux. Le voyage à New York et les nombreux liens avec d'autres personnes qui se font là-bas comme à Paris (donnant lieu à des visites d'expositions, des discussions sur l'art, des pratiques homosexuelles, des expériences avec différentes drogues, etc.) se répercute dans une intertextualité fictionnelle : le livre se présente comme un recueil de manuscrit déchiffrés par une police secrète, qui cherche à détecter une mystérieuse conspiration, des réseaux clandestins, une sorte de 'French connection' (cf. la présence de ce mot dans la citation ci-dessus). L'intertextualité proprement dite réside surtout ici dans les innombrables références aux romans de Robbe-Grillet.

On peut conclure au niveau général qu'il faut lire le livre comme une vaste entreprise de sape contre des écritures garantes de l'ordre traditionnel. L'importance de l'intertextualité se remarque aussi quand on regarde toute la constellation de textes littéraires qui se présente selon des citations spécifiques ; celles-ci sont accompagnées d'une série de remarques concernant la vie de leurs auteurs (fixant surtout ces points où la biographie se pénètre d'éléments fictionnels mythiques). On trouve entre autre Carroll, Melville, Ramus, Chateaubriand, Proust, Woolf, Joyce, James, Nabokov, Poe, Duras, Perec, Roche, Pessoa, Roussel, Brisset, Wolfson, Camus - Albert ! - Leiris, Simon, Sand, Barthes, Loti, Gide, Maupassant, Flaubert, Virgile, Théocrite, Mann, Ricardou, Verne; entre eux s'établit un vaste champ de combinaisons autour de certaines notions-clef (l'été, la mort, les masques, la conception de la littérature etc.), et de noms propres privilégiés comme l'Inde ou Venise. Le livre par là accentue sa généalogie. Un texte n'existe, ne prend sa force que dans le champ culturel où il surgit. Ses choix dans ce domaine, ses points d'attache, dessinent la spécificité de son imaginaire.

Des réseaux parallèles s'établissent dans le domaine de la musique avec une prédilection pour l'opéra (Malher, Wolf, Berg, Duparc, Debussy, Ravel, Händel, Monteverdi, Verdi, Boulez, Wagner e. a.) et dans celui de la peinture (Monet, Canaletto, Cézanne, Léger, Duchamp, Man Ray, Matisse, Rauschenberg, Johns, George et Gilbert, Warhol e. a.) (11). Et ces réseaux communiquent aussi entre eux évidemment.

Un thème récurrent supplémentaire chez R. Camus est l'histoire des différentes maisons royales. Il semble alors donner la préférence aux anciens rois du Balkan dont les tribulations paraissaient mieux se situer dans un monde d'opéra et d'opérette que dans une réalité politique (depuis l'auteur a élaboré avec virtuosité cette thématique dans Roman Roi et Roman Furieux). Pourtant, il parle aussi longuement de Louis II de Bavière par exemple et de la reine Astrid de Belgique ou encore du Prince Charles d'Angleterre à l'occasion de son mariage dont l'impact mythique n'est pas moins insistant. A travers ces récits morcelés reviennent toujours les motifs de la mort, de la folie, de l'exil, de lents mouvements figés par les après-midi d'été. Il faut d'ailleurs que la problématique politique et sociale actuelle ne manque pas de s'introduire dans l'ensemble : l'affaire Jonestown, la torture à travers le monde, la situation au Cambodge, les enfants maltraités, le racisme par exemple qui, placés dans ce contexte, en reçoivent un éclairage particulier, celui-ci entre autres : «Il s'ensuit naturellement qu'il n'y a pas de rupture de substance entre le livre et le monde, puisque le "monde" n'est pas directement une collection de choses, mais un champ de signifiés : mots et choses circulent donc entre eux de plain-pied, comme les unités d'un même discours, les particules d'une même matière» (p. 39).
Sans vouloir être exhaustif, nommons encore comme réseaux complémentaires qui traversent le livre le récit des grands voyageurs, les précisions curieuses sur les vedettes de l'écran et le récit d'autres voyages du (des) narrateur(s), en Grèce par exemple, thèmes qui se laissent comprendre comme d'autres spécimens de la traversée et de l'exploration des signes.

Roussel en Eté

Revenons un moment au domaine de l'intertextualité littéraire pour donner une illustration détaillée des mécanismes du livre. On pourra voir ainsi comment les références à tel auteur se répartissent sur le texte et quelles sont les lois précises qui sur une page donnée président à l'insertion. Raymond Roussel est un exemple représentatif, choisi aussi parce que pour lui nous étions à peu près sûr de repérer toutes les allusions (12). Roussel occupe une place préférée dans l'univers littéraire d'Eté à cause d'une parenté spéciale entre les deux auteurs : la mise en texte du désir et de l'imaginaire passent par un travail méticuleux sur les signes. Roussel a expliqué sa méthode dans Comment j'ai écrit certains de mes livres. Or, comme "appendice" des "Eglogues" nous est annoncé un volume signé Denis Duparc s'intitulant "Lecture (Comment m'ont écrit certains de mes livres)". La relation et la distance entre arts poétiques passent par l'écart et la ressemblance entre deux titres. Aux yeux de Camus, Roussel possède en outre certaines qualités particulièrement intéressantes : son appartenance à une famille liée à la noblesse de l'empire ; son homosexualité ; son usage de stupéfiants ; ses séjours en clinique ; sa "folie" ; son suicide ; ses voyages ; l'exotisme dans ses livres ; son admiration pour Loti et pour Verne ; sa vie "cachée" ; sa visible recherche de l'ineffable. Voilà autant de traits qui le lient plus ou moins directement à d'autres personnages figurant dans le livre.

Cette insertion peut se lire aussi dans un schéma de la dérivation des noms et des mots (Eté, p. 199) ; Roussel s'y trouve à deux extrémités, un peu comme dans les récits brefs de cet auteur, cherchant la voie de fiction qui permet de lier deux phrases (quasi)homonymes. Dans le schéma Roussel enchaîne sur Michèle Morgan (la star dont le vrai nom de famille est Roussel - cf. p. 115) et l'Arc (un numéro important de cette revue lui a été consacré) pour arriver à sa doublure par les deux derniers pas suivants : mon nez (d'une évidence capitale pour un auteur nommé Camus) et Ney (la branche noble des parents de Roussel), passant par toute une série de termes intermédiaires élaborés dans Eté : car Otto, Renaud, Reno, Nero, Nemo, Monet, Monnaie ; on y détecte facilement le jeu des transformations. Ajoutons que dans la série des musiciens on n'est pas étonné de tomber sur Albert Roussel (p. 86, 198 e. a.), ni de trouver une mention des laboratoires Roussel (comparés à ceux de Roche naturellement, p. 190) et pas moins d'en arriver à Eric Roussel, l'historien, p. 340 ou encore à plusieurs personnages nommés Russell ou bien Russel (et ainsi de suite). Cadet Roussel enfin est présent p. 393 (on dirait que le numéro de cette page n'est pas dû au hasard), comme ailleurs la rousserolle qui imite si bien ses frères ailés (p. 38). C'est le texte de Camus qui échafaude ici une fascinante famille imaginaire. Voyons maintenant la présence directe de Roussel dans Eté sans entrer dans tous les détails.

D'abord il y a une suite sur la vie de Roussel concernant principalement son suicide à Palerme (avec une réfutation p. 346 de la thèse selon laquelle il se serait brûlé la cervelle - p. 109) - cf. pp. 22, 81, 170 ; on y apprend entres autre que l'année de la mort de Roussel (1933) est la même que celle de Duparc : voilà Roussel lié à la série 'parc' aussi. Suivent des remarques sur la famille (pp. 58, 257, 302, 321, 356) ; on a vu que Ney se lie à 'nez' - or le mot se retrouve encore retravaillé p. 405 : il s'agit d'une flûte de roseau "symboliquement considérée comme l'instrument substitut de l'âme" (et Roussel a écrit un poème intitulé Mon âme).

Ensuite on trouve quelques autres détails de sa vie, comme le fait qu'il se servait de détectives pour la confection de Comment j'ai écrit certains de mes livres (p. 288 ; cf. les policiers d'Eté), et surtout les notes sur son grand amour pour Venise, histoire construite par Georges Perec et qui figure dans le numéro de l'Arc (p. 99, 165 - Venise, ville-clef dans Eté). S'y ajoutent des détails biographiques empruntés à Comment... : le voyage sur la trace de Loti (pp. 51, 163), la crise lors de l'écriture de La Doublure (p. 202). Une autre catégorie est constituée par certaines remarques critiques sur les livres de Roussel (La Vue, p. 112 ; Mon Ame, p. 296 ; Nouvelles Impressions d'Afrique, dont le système d'imbrication est certainement une des sources des "Eglogues", p. 379) et sur Roussel et Duchamp (p. 258) ou bien de jugements généraux («tout cela est roussellien», p. 130 ; «néanmoins, n'est pas Roussel qui veut», variante d'une phrase de Comment...p. 392). On peut dire en général que c'est plutôt le "mythe Roussel" qui est mis en scène de la sorte.

Un autre groupe primordial est constitué par les citations : p. 64 se trouve la phrase initiale du conte "Parmi les Noirs" : «Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard formaient un incompréhensible assemblage», assemblage à démêler donc comme pour Eté (bandes, billards etc. reviennent souvent, cf. par exemple p. 363) ; p. 162 nous pouvons lire une citation de Mon Ame sur un pâtre au théâtre (deux autres motifs de Camus) ; p. 173 et p. 183 mentionnent la rencontre entre Séil-Kor et Nina (Impressions d'Afrique) dont certains éléments comme l'amour, le tremblement et le nom de Tulle entrent en frayage avec le texte environnant parlant de copulations ou d'amour théâtral, de peur, de menaces, de luttes ; p. 240 donne «Je prenais le mot palmier (...)» - il s'agit d'une illustration du Procédé roussellien exposé dans Comment... ; p. 251 présente le départ du Lyncée (Impressions d'Afrique), mot entrant dans le système de Camus ; pp. 282-284 se trouve le pedigree de Souann (Impressions d'Afrique) lié à la généalogie dans Eté, à Swann aussi et par là à cygne, signe, Tristan, Gilberte etc. ; p. 292 se lisent les reflets de La Vue - sorte de mise en abyme donc ; p. 293 nous trouvons : «On dominait de là l'ensemble du vaste jardin» : il s'agit du Béhuliphruen dans Impressions d'Afrique ; enfin, p. 318 on rencontre Canterel dans son parc (Locus Solus). Il s'agit donc de citations présentant des motifs qui sont également actifs dans Eté ou bien soulignant une parenté dans le processus d'écriture, tandis qu'il s'établit de subtiles connexions avec le contexte immédiat. Il s'agit là d'un jeu aussi, procédés qu'accentue une dernière série de renvois, rapprochant par exemple (implicitement) Carrousel et "cas Roussel" (p. 369), ou encore introduisant un docteur Roussel armé d'une seringue (dans ce dernier cas il y a une interférence aussi avec La Prise de Constantinople de Jean Ricardou).

Pour terminer examinons dans cette dernière catégorie l'exemple suivant (p. 246) :
Man Ray l'aveva già fotografato in un travestimento femminile che ha carrattere ironico, ma poi rientra perfattamente nella petica di Duchamp che in molto opere, e specialmente nel Grande Vetro, con sottile ambiguità ha giocato con l'ambivalenza dei sessi. Une main au-dessus des yeux, la rousse, elle, prend son temps pour observer le panorama dans ses moindres détails. (...) elle est la fille adorée d'un riche marchand d'Ussel, dans la Corrèze. Jouez, jouez donc, ce n'est pas de vous que nous parlons.

Dans notre collection figurait le lien Duchamp-Roussel (inspirateur du Grand Verre) (13), Roussel chez qui la subtile ambiguïté dans l'ambivalence des sexes est connue, et la citation de la devinette proposée à Séil-Kor sur le chef-lieu de la Corrèze (p. 284-285). Or de cette rencontre naît une nouvelle dilettante : (14) la rousse, elle, (fille d'Ussel en Corrèze. On a donc suivi l'incitation-emblème du livre (reprise de Passage), figurant ailleurs en italien : Giocate... Jeu gratuit, byzantinismes ? Nous ne le croyons pas : jouer avec les signes est notre liberté et nous entraîne à en détecter les pièges cernant toute réalité. Le livre invite donc à ces constructions de rapprochement pour toute mention faite concernant Roussel, comme pour chacun des autres noms surgissant dans le texte : le plaisir de jouer est virtuellement infini. Ce que nous a appris de toute façon notre petit voyage, c'est que Roussel, selon ses multiples aspects, l'homme, l'oeuvre, le mythe, son influence, a été parfaitement intégré dans la grande machinerie d' Eté.

Enfin, on pourrait dire que l'image de Roussel telle qu'elle apparaît ici fonctionne d'une façon plus générale comme emblème des intentions de Renaud Camus. C'est que pour l'un comme pour l'autre il s'agit de s'écrire, de se trouver à partir (essentiellement) du langage déjà dit (Roussel s'est servi comme matière première à soumettre à la machine du procédé, aussi bien d'extraits littéraires, de chansons populaires que de textes publicitaires, voire de l'adresse de son bottier).

Dans une interview (14) accordée par Michel Foucault quelque temps avant sa mort, à l'occasion de la traduction anglaise de son Raymond Roussel, l'auteur de Les Mots et les Choses s'est exprimé de la façon suivante :
«Nous vivons dans un monde dans lequel il y a eu des choses dites. Ces choses dites, dans leur réalité même de choses dites, ne sont pas, comme on a trop tendance à le laisser penser parfois, une sorte de vent qui passe sans laisser de traces, mais en fait, aussi menues qu'aient été ces traces, elles subsistent, et nous vivons dans un monde qui est tout tramé, tout entrelacé de discours, c'est-à-dire d'énoncés qui ont été effectivement prononcés, de choses qui ont été dites, d'affirmations, d'interrogations, de discussions etc. qui se sont succédé. Dans cette mesure-là, on ne peut pas dissocier le monde historique dans lequel nous vivons de tous les éléments discursifs qui ont habité ce monde et qui l'habitent encore.»

Selon nous, ces paroles concernent autant l'oeuvre de Renaud Camus que celle de Raymond Roussel. Or, il pourrait très bien souscrire aux paroles de Gilbert Lascaux dans l'Arc, «Roussel est nécessairement celui qui parle d'oeil» (15) (de la Vue à la Mort). Etudions donc à notre tour le lien entre le langage, le regard et la mort dans Eté pour préciser ensuite qui oriente le langage.

La mort l'été

Curieusement le roman Eté est "annoncé" sur la page hors-texte du même livre qui donne l'index de la série sous le titre La mort l'été. Finalement n'est resté qu' Eté comme titre (16) qui en tant que substantif et participe comporte aussi bien l'idée de la mort que celle de la saison estivale. En sourdine on peut encore entendre "Léthé" comme harmonique. La grande frénésie qui caractérise les activités dans ce livre trouve sa contrepartie dans la constante référence à la mort. On a même régulièrement l'impression de la présence tangible (lisible) d'un au-delà du principe de plaisir, de Thanatos entraînant irrésistiblement les sujets vers le néant. Examinons d'abord de plus près le lien mort-été comme point significatif.

La reproduction du tableau "Eté" de Monet au début du livre se combine dans un sens avec l'exergue provenant de Tony Duvert : «L'été passait, un peu moins clair chaque jour». Chez Monet aussi le ciel est lourd de menace, il y a comme un voile de poussière qui pétrifie les choses. «La mort nous affecte plus profondément sous le règne pompeux de l'été» (p. 350). C'est en effet toujours un cadre luxueux, baroque qui accompagne la mort dans le livre ; c'est souvent une mort poétique ou théâtrale ; l'on peut dire aussi que la mise en scène, d'une certaine manière, essaye de la conjurer. Voici par exemple p. 21 : «Avec les fleurs les plus belles tant que durera l'été et que je vivrai ici, Fidèle, j'adoucirai ta triste tombe» (variante en anglais p. 178) ; ou bien page 44 : «ce fut un bel été, fade, brisant et sombre, / Tu aimas la douceur de la pluie en été / Et tu aimas la mort qui dominait l'été / Du pavillon tremblant de ses ailes de cendres.» Parmi d'autres occurrences signalons encore vers la fin du livre (p. 410) : «Sommer lächelt erstaunt und matt - in den sterbenden Garten-Traum.» La mort se présente donc comme une sorte de séductrice dans son apparat de grande cérémonie ; elle est comme sacrée. Souvent se mêle à la comparaison mort-été un air sensuel ; on y sent «ces arômes touffus de cet été suspendu» (p. 340), un peu comme dans le Paradou de Zola ; l'érotisme des adolescentes fiévreuses y interfère avec l'orage. Pourtant l'opposition restera active et recreusera le récit : «Il se produit alors une antithèse terrible entre la profusion tropicale de la vie extérieure et la noire stérilité du tombeau. Nos yeux voient l'été et notre pensée hante la tombe» (p. 288). La mort, si elle prend peut-être son point de départ au coeur de l'été, se propage pourtant d'une façon beaucoup plus générale sur le livre.

D'une part une longue série de morts illustres revient à presque chaque page du roman, et d'autre part l'art (et l'écriture en particulier) est consubstantiellement lié à la mort. C'est surtout cette dernière circonstance qui impose l'importance globale du thème. Ainsi p. 309 : «Je veux dire que l'écriture nous rend à la mort.» Ceci doit se lire probablement selon l'insistance du principe de mort dans le texte, caractérisé par la dispersion et la dissémination. Cependant, une régression moins radicale parait déjà induire l'instance létale : «La mort, c'est le nom-de-la-Mère» (p. 385). En d'autres termes (et pour garder le vocabulaire lacanien qu'Eté cite et mime) : si la "sublimation" textuelle implique ses voies régressives, en pratiquant une invasion de l'aire symbolique par les dit-mentions de l'imaginaire et du réel, ceci ne va pas sans le risque majeur, sinon calculable, de la rencontre de la mort. Ainsi le texte peut répondre à la définition suivante : «Rien, donc, ici, qui ne désigne et vérifie, comme on passe le doigt sur une plaie béante, la perte incicatrisable : arrachement d'un Eden imaginaire, absence de l'autre en sa présence même, cri d'horreur à la face du réel, c'est-à-dire du mal» (p. 366). Oui, «La mort nous guette au tournant de chaque phrase» (p. 194). Il faut donc tromper la mort : montrer qu'elle 'est pas rien ; l'inscrire dans les règles - les séries, les dates, les coïncidences (ainsi selon le 13, «qui paraît être dans les "Eglogues" le chiffre de la mort(...)» - p. 21.

La mort en deviendra de moins en moins réelle (et cet autre moyen de dé-réalisation qu'est l'incorporation selon Abraham est également exposé dans le livre - p. 131). Jones et Moro, les enfants de Malher et les fils des impératrices Eugénie et Sissi, la reine Astrid ou encore la chienne Vania : tous meurent selon leur légende. Et s'il est vrai que «nous aimons qu'il en soit ainsi : le simulacre du représenté, c'est la légèreté de la mort. Il n'y a que des représentants ; la mort n'est rien. Mais ses représentants encore moins que rien» (p. 232), s'il est vrai que le texte est cette négativité, celle-ci se lira aussi comme refus, refus par exemple de ne pas inscrire la mort-limite. On pourrait ainsi considérer l'exemple de Maurice Roche (p. 32) : «Serai-je le dernier qui s'arme pour les morts ? » aurait été l'indication donnée par l'auteur de Macabré, et Camus vient donc prendre la relève.

Il n'y a qu'un pas de la mort à la folie : les pères perdant leurs filles s'égarent, les rois fous se suicident, la schizophrénie de Wolfson veut être "saturation" et "suturation" (p. 308) du langage contre la mort, l'incorporation met les mots à l'abri du deuil et risque d'ouvrir sur le deuil de soi-même. Les grandes folies de l'histoire et de la littérature se rencontrent dans Eté pour lui imprimer sa marque : les rois et les stars, Orlando et Tristan, Louis II et son frère, William Wilson et son collègue du "Horla", leur délire mime le texte : «Il parlait sans cesse et sans suite, avec une fébrilité frénétique, et mélangeait à des récits obscènes d'une précision dont elle n'avait que faire de vagues souvenirs de vacances en Grèce, le tout noyé, sous le signe de la mort, dans un vertigineux fatras historico-intellectuel» (p. 237) Mais cette allure de fou, cette marche de travers a son but stratégique comme celle de Tristan ou encore de Wolfson. L'écriture doit être schizophrénique, si «les schizophrènes se distinguent des témoins par la prédominance de mécanismes associatifs jouant sur le signifiant (contraintes phonologiques et syntagmatiques) ou sur le référent (associations idiosyncrasiques renvoyant à des éléments autobiographiques précis) au détriment de contraintes du niveau du signifié (...)» (p. 347 ; cf. encore p. 286). L'écriture est un délire réglé contre des affres du réel : «Car si des règles folles, et précises comme la folie, n'étaient là toujours pour nous contraindre et nous maîtriser, pourrions-nous jamais produire autre chose qu'un long cri d'amour, d'horreur et de désespoir, sur la basse continue du malheur ?» (p. 383).

Le mécanisme-clef de cette écriture paraît être la citation : «la citation, c'est la porte ouverte à la folie». Disons avec Antoine Compagnon (17) qu'il s'agit ici d'un emploi moderne, sériel, de la citation (comme chez Joyce, longuement présent dans Eté, bien sûr). Celle-ci devient "symptôme" à l'opposé de ses différents emplois traditionnels (18). Compagnon esquisse aussi les conséquences de cet emploi "moderne" de la citation pour la position du sujet dans le texte : «Mais le sujet du symptôme n'en est pas un, il n'est pas vraiment sujet, car il n'est pas un, mais dispersé, éclaté, éparpillé : il est effet du discours, c'est-à-dire sujet au symptôme.» (19) Dans ce qui suit il s'agira pour nous d'interroger la pertinence de cette affirmation pour Eté. Remarquons d'emblée que pour la folie, le livre (le sujet du livre) l'attribue plutôt au frère : «Certes le nombre de mots que s'interdisait votre frère, de noms propres qu'il refusait de prononcer, par exemple, a considérablement diminué : il a fait beaucoup de progrès de ce côté-là. En revanche la cohérence de ses propos semble s'amoindrir régulièrement, les sautes de discours vont croissant, et c'est cela qui me préoccupe, je ne vous le cacherai pas». (p. 327).

Narrateurs

Qui raconte donc, qui revendique ces paroles ? Qui soutient ce discours ? Examinons d'abord les aléas de la situation narratrice. Dès le début, une première instance de narration se présente qui n'est pas identique aux noms d'auteurs figurant sur la couverture ; elle ménage plutôt, avec plus de raffinement, un léger décalage à leur égard (n'oublions pas que la mention auctoriale trempe dans le jeu). On trouve donc p. 13-15 "nous", spécifié ensuite comme "Je et Renaud". Remarquons que ce nous-là se différencie également du couple à la fin de Travers dont Eté paraît reprendre le journal : "nous" y était Denise Camus et Duane (Marcus). Mais à l'intérieur d'Eté aussi les changements de registre vont bientôt proliférer. Ainsi se heurtera-t-on à un large va-et-vient entre "nous" et "ils" : dès la page 17 on lit "nos deux Parisiens". En outre, en poursuivant la lecture on s'aperçoit que les différents "nous" et "ils" ne recouvrent pas (toujours) les mêmes personnages : les prénoms font une sarabande continuelle. Si le narrateur est difficilement saisissable en tant que personne, il l'est encore dans le temps et l'espace. Il s'y crée plusieurs dimensions, comme celle-ci sentant le pastiche (de tradition dans l'espèce): «Comme tout cela me paraît loin, à relire encore une fois ces lignes dans ma petite maison perdue au fond des bois, si glaciale aujourd'hui malgré la saison» (p. 48) ou bien il s'y ajoute des remarques comme «écrit à Paris» (p. 141). Ce double registre reste mobile et sujet à l'extension : «Néanmoins comme je crains d'avoir oublié, plus tard, lorsque ma chronique les aura rattrapés, les événements que je suis en train de vivre, je les note également, entre parenthèses, puis entre crochets, s'il en survient de nouveau durant la narration de précédents, ou doubles crochets, ou triples etc.» (p. 260).

D'autre part une suite de remarques faites à d'autres niveaux s'ajoute au récit de "base", un commentaire métatextuel parlant entre autres de l'écriture et de la composition du livre présent. Il y est fait mention du travail du narrateur (20), des éditeurs (p. 80), des rédacteurs (p. 141) ou encore des "transcripteurs anonymes" (p. 264). Un va-et-vient, une certaine confusion entre ces différentes instances ne manquent pas de déboussoler le lecteur. Comme dernier ancrage (pas moins piégé que les autres néanmoins, ne serait-ce que par les allusions à la folie) il peut s'en tenir aux indications suggérant que l'ensemble constitue le dossier de la police qui a enquêté sur tous ces personnages (cf. p. 141). Pour en revenir au récit "premier" (si l'on ose dire), signalons encore qu'à côté des "nous" et des "ils" se présentent des "vous" et des "tu" comme sujets de la phrase (p. 48, 139, 364 par exemple). Et, en effet, ces pronoms indiquent peut-être une ultime ingérence, celle du lecteur qui, à son tour, s'empare du texte.

Tout est fait pour installer une motilité continuelle ; de multiples transitions sont ménagées pour aller d'un discours à l'autre, d'une référence à sa semblable, d'un personnage à son sosie. Motilité incessante, décentrée qui propulse sans cesse l'écrit et la lecture qui ne sauraient s'accrocher à aucun repère stable. Le livre commente : «Plus un texte est pluriel, plus il présuppose une voix narrative mobile, contradictoire et désoriginée» (p. 115), ou encore «Il y a une voix narrative mobile qui est en train de sautiller à travers le jeu du "je". Pourquoi s'agirait-il de la voix de l'auteur ? » (p. 378)

Il faut noter que ces pratiques auxquelles nouveaux-nouveaux romanciers et telquelistes avaient tant bien que mal initié le lecteur vagabond des années 70, dépassent chez Camus comme chez ces prédécesseurs le stade du jeu gratuit, des acrobaties formelles arbitraires. Les thèmes de la mort, de la folie, des longues errances exploratrices, de l'effervescence contactuelle dans une métropole comme New York, des flux incessants et entrecroisés de messages que nous délivrent les médias, du réseau inextricable de l'univers culturel, se lient intimement au traitement que subissent les voix du livre.

Un exemple typique est fourni par la scène homosexuelle ou les gais accouplements (21) entraînent maint échanges de personnalité. Ainsi, entre les pages 53 et 65, a lieu une longue partouze variée pendant laquelle, concurremment à la manipulation des corps, le récit saute de personnage en personnage. On commence en groupe : «Denis, Gilbert, Walter, Georges, Renaud et moi sommes donc allés sans lui au Toilet » (p. 53). L'endroit se présente tel un labyrinthe au-dessus de vastes entrepôts. Page 54 le texte se divise en deux colonnes pour décrire une scène m-s selon deux versions, dédoublant ainsi l'instance narratrice, étape de sa mise en jeu. C'est un certain "Bruno" qui se lance dans la mêlée (p. 57) pour changer en "je" (p. 60) voulant s'informer de ce que font les autres. Il ressurgit (p. 61) comme Arnaud, qui retrouve ces autres, et «essaie de décider avec eux de la suite des opérations (...)». Mais c'est une longue et difficile entreprise, car il en manque toujours un. Aussi, lorsqu'il revient vers son ami à la casquette à carreaux, celui-ci s'est perdu dans la foule, et il ne le retrouvera pas. Il caresse alors «un garçon torse nu, très jeune, assez beau, large d'épaules, avec quelques poils blonds, courts, soyeux, sur des pectoraux ronds et saillants, très durs, et un sexe lourd que je sors de sa braguette et caresse un moment.» Et ce va-et-vient entre prénoms et "je" continue. Les amis se perdent tout le temps et «nous n'avons plus une très grande conscience du temps» (p. 62). Ainsi «la soirée se prolonge interminablement, car chaque fois que nous sommes prêts à partir, quelqu'un a disparu, qu'il faut aller chercher, et alors le chercheur se perd, ou bien découvre des inconnus nouveaux qui l'excitent une fois de plus, de sorte que tous nos efforts pour reconstituer notre petit groupe ne font que l'effriter davantage.»

Je et Renaud se retrouvent pour rentrer en taxi, mais cette journée de samedi ne se terminera sans que survienne, sur le coup de minuit, un certain Tom qui fait bénéficier le je (assez "symboliquement" remarque-t-il) de son septième moment suprême. Juste avant ce bouquet final, on lit, comme dernière citation du chapitre cette phrase de Roussel : «Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard formaient un incompréhensible assemblage». On connaît la solution (Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres, p. 170) : «Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard», c'est-à-dire la paraphrase du titre d'un livre, "Parmi les Noirs", qui donne également son nom au conte de Roussel. Parmi les noirs, parmi les «Didots ou Garamonds se pressant dans les bas de casse» (22) : c'est là que se jouent les «allègres copulations», celles de la lettre, ponctuant le sujet. Ou bien comme le dit Eté : «Le premier paradoxe, c'est que celui qui écrit se trouve écrit» (p. 381). Faut-il conclure de tout ceci qu'il s'agit d'un sujet perdu ? Il convient d'y regarder de plus près.

Sujets

Une relecture patiente (23) de Freud fait apparaître le narcissisme originaire comme mythique, de formation comparable à l'androgyne de Platon. Tout sujet du désir ne surgit que sur fond d'identification (24) (celui qui a / n'a pas - comme l'autre - précédant celui qui est, qui croit être). Ainsi, exemplaire chez Freud, le rêve de la belle bouchère. «Dès lors que l'homme est toujours un enfant d'homme, soumis à la loi de la procréation, il est impossible qu'il soit sujet autrement que par fiction». (25)

Si la littérature est refonte - et refente - du sujet, c'est de l'exploitation de cette fiction qu'il s'agit. Le texte nous dit quelque chose de "vrai" sur le sujet, à cause de son caractère fictionnel. Une fiction fragmentarisée - comme celle de Camus - relance sans cesse la malléabilité du sujet, sa permanente ouverture. Ce n'est donc pas de la mort du sujet qu'il s'agit mais de son protéisme. Eté peut dire : «l'idée d'un sujet cohérent et unifié est mise en question par les images discontinues et logiquement incompatibles d'une imagination désirante» (p. 99). "Je" suis vagabond selon "mes" projections et ceci non pas selon une réception de l'autre par quelque foyer intime, mais dans ce néant subjectoral instauré par l'Autre. Le je est l'interstice ; le bâillement qui permet à la porte de s'ouvrir vers l'extérieur, et ce fors (26) permet de dire qu'il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. (27)

La survie du sujet se protège quand celui-ci renonce à s'exprimer - p. 136 - (il n'y a rien à exprimer sinon une stase narcissique aliénante) et on peut alors conclure - p. 138 - : «il parle peu de lui-même, mais il y pense beaucoup et ses livres après tout n'ont pas de sujet plus important.» C'est que le livre, comme l'a souligné Roland Barthes, "cité" dans le texte, est aussi «un espace pulsionnel, où il y a tout ce qui bouge dans le sujet» - p. 144 - permettant en deçà de la stase imaginaire le champ pervers «d'une littérature achrienne (28) inappropriable, inattribuable, inqualifiable, vacante» - p. 153. Ceci peut se poser par aphorismes : «J'existe de moins en moins et je jouis de plus en plus» - p. 260 - ou encore «Loin du corps dispersé, le discorps est un corps multiple.»
Le pôle contraire est mis en scène aussi comme piège et danger constant. Ainsi le paranoïaque qui note : «(...) où j'écris frénétiquement ceci, moi, MOI, la dernière voix et la dernière chance de la Vérité» (p. 194). Ainsi encore la mise en scène de la menace du double - Poe, Gogol, Nabokov e.a. -, à quoi parent ces mots de Rank disant que «l'angoisse du double peut être contournée par la dérive éternelle du corps des signes» (p. 394). Si le narrateur peut viser à «grouper en un même tableau toutes sortes de données hétéroclites relatives à ma personne pour obtenir un livre qui soit finalement, par rapport à moi-même, un abrégé d'encyclopédie (..)» - p. 268 - c'est à lire aussi avec le clin d'oeil qu'implique la phrase suivante : «Désarmés, comme Bouvard et Pécuchet, incapables de nous percevoir plus longtemps comme sujets constitués face au fourmillement innombrable des faits, des convictions, des discours, nous avons cherché au monde et à nous-mêmes du côté de l'écriture dans une mécanique maniaque de mots, de renvois, d'échanges, de substitutions une cohérence fraîche, avérée, méticuleuse et dérisoire» (p. 229).

On peut donc conclure que malgré l'accent mis sur la multiplicité, les échanges, le dialogue ou plutôt le polylogue, c'est tout de même un sujet qui cherche ainsi à se dire - ultérieurement, ou mieux simultanément, voire consubstantiellement. Narcisse a la peau tatouée de ses désirs de rencontre ; son derme n'est, n'a jamais été, que ce tatouage. (29)

Noms

Pour préciser quelque peu cette problématique, prenons comme ultime instance de cette altercation du mien et de l'Autre qui le constitue le Nom Propre. Le nom propre est un exemple-clef de l'oscillation constante dans le texte entre le narcissisme et le dialogue. Il y a un mouvement de va-et-vient qui projette le nom sur tous les chaînons du réseau scriptural, se l'appropriant et s'y engouffrant à la fois.

Le texte de la couverture précise : «les noms sont indices, sans doute, d'identités floues, prêtes à lâcher, et d'un roman du nom. Or, le nom propre, dit Barhes, "c'est la voie royale du désir". Mais Blanchot : "Je me nomme : c'est prononcer mon chant funèbre."
Lisons alors l'histoire de l'archi-nom, Renaud Camus. Renaud figure dans le schéma exemplaire de la page 199, à un endroit légèrement (mais essentiellement) décentré. Ce noyau se présente ainsi :
DAUPHIN - RENAULT - OTTO OTHON RENAUD - RENO - NERO
En fait ce schéma donne plusieurs indications sur la façon dont le nom concurremment envahit la langue et en est (re)pris. Renaud, dans le livre, s'empare des attributs et des histoires de ses homonymes (celui du Tasse et de Händel - alias Rinaldo - ; le chanteur populaire ; le héros de Montauban) et s'y fictionnalise ; d'autre part, il glisse vers les choses par un "nom" comme Renault, qui désigne l'objet standardisé, robotisé, fabriqué en série plutôt que tel baron de l'industrie. Pourtant, comme on sait, la publicité fait tout pour "personnaliser" la bagnole-fétiche (dissimulant que tout conducteur y roule vraiment "à tombeau ouvert") : ainsi les différentes appellations évoquant tout le champ de l'imaginaire. Ici par exemple Dauphine, qui devient un véritable sobriquet du 'je' (cf. pp. 76, 155, 185) - comme 'lupin' ouvrant à d'autres séries. "Othon" et "Otto" constitue de leur côté une seconde variante de la "remise en nom" de l'objet.

Mais reprenons l'itinéraire de "Dauphine" : si d'une part il donne lieu à une significative féminisation, d'autre part il permet de rejoindre le monde des animaux, mais là encore par voie indirecte, par subterfuge, vu que le dauphin est d'abord présenté comme emblème, figuration typique où l'objet se fait nom. Cet emblème est en première instance celui du fameux Aldo Manuce (p. 290), mais encore celui de la maison Thames and Hudson (p. 35, concernant un livre sur Joyce). Ensuite, bien sûr, surgit le gracieux poisson : «Voici, en bonds légers, le cou velu de soie, la face courte et camuse, chiens de mer à la marche agile, les dauphins qu'aiment tant les Muses.» La joie de la phrase fête comme une miraculeuse réunion : Renaud-Dauphine rejoint par court-circuit l'animal qui est camus par excellence et dont les muses font grand cas ; le fait que Manuce aussi anagrammatise le nom entérine et fixe l'image du désir -"delphis delphikos".

Sans vouloir être complet, suivons encore un moment le nom de famille Camus pour voir comment cette famille se dilate. D'une part le mot est exploité pour son allusion au nez (Gogol, Ney, Monet etc.). Puis ne manquent pas un grand nombre d'anagrammes, ainsi : Macus, Duane Marcus, Yma Sumac, la Sumac, Ranuce Dumas, Sumac Aparu, Marc du Saune e.a. (30). Mais, évidemment, les différents Camus qui ont fait plus ou moins histoire reviennent également, que ce soit Madame Camus portraiturée par Degas (p. 104), le cinéaste Marcel Camus (Orféo Negro), ou bien le boutiquier de Combray dans La Recherche (là où se concentre l'été, p. 62 ; là où se trouve le sel, p. 129). ce sont pourtant les homonymes-auteurs qui méritent une attention toute spéciale. Il y a d'abord bien sûr Albert Camus, auteur de L'Eté. Entre Eté et L'Eté il y a des traverses, des liens, des passages, et on pourrait gloser sur une méditation apparentée quant à la terre, la mort, l'art, la lumière etc. Pourtant on ne trouve pas de véritables citations et Eté paraît bien vouloir se donner surtout comme un texte plus "indéfini". Peut-être que cette lecture s'appuie sur une critique de Camus, un double sens introduit dans le titre ; ainsi on lit p. 50 : «Le plus étrange dans cette histoire de retour, c'est que le besoin de Camus qu'il révèle n'est pas celui d'une pensée mais d'une attitude.» (31) La question p. 278 reste ensuite ouverte : «Et quelles sont les raisons profondes de ce retour à Camus ?» Et puis c'est encore chez Barthes que le tout se met peut-être à glisser (cf. l'anecdote p. 172). Un enchaînement ludique se trouve énoncé p. 285 :
«Il ressortait en effet des propres réponses du nez qu'il n'y avait rien de sacré pour cet homme. A commencer ici par le nom même de "l'auteur" qui semble renvoyer avec rature et ironie à celui du romancier trop oublié du XVIIème siècle et à celui de L'Envers et l'Endroit. Je ne suis plus qu'été, et midi de l'été...»

Une citation d'Albert Camus prise dans le dernier texte nommé pourrait peut-être servir d'exergue à Eté : «Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre».
Mais il y a un autre renvoi qui se remarque ici : celui à Jean-Pierre Camus, l'évêque de Bellay, grand producteur de romans et de nouvelles, dont Coulet (32) dit qu'il écrit «d'un style fleuri, surchargé de métaphores, abondant en jeu de mots même dans les passages les plus graves» et que cet évêque indulgent et optimiste est un des authentiques précurseurs du roman noir.» Sur ces différents terrains Renaud Camus se montre son digne successeur. N'y aurait-il pas en plus une présence secrète ? Les noms des "auteurs" Jean-Renaud Camus et Denis Duvert ne renvoient-ils pas aussi à ce Jean-Denis François Camus, vicaire général du diocèse de Nancy, qui annonce en 1795 à Constance son livre Voyage fait en Italie pendant les années 1791, 1792 et 1793? On n'a pas retrouvé ce texte, resté probablement à l'état de manuscrit ; seuls nous restent deux exemplaires du "Prospectus" écrit pour le présenter et lancer une souscription. Le ton qui se dégage de cette présentation est proche de celui de Renaud Camus voyageur. (33) «Il Voyage dovebbre essere un saggio di scrittura felice olre che di profonda erudizione» conclut G. Toso Rodinio (34). Si notre lecture nous a conduit dans une région d'ombre ouvrant sur des horizons inconnus (35), exploration à laquelle invite d'ailleurs Eté, le livre contient aussi un ultime renvoi explicite, plongeant la pseudo-filiation du nom dans des lointains mythiques. Nous pensons au personnage de Cadmus dont le nom revient au moins cinq fois dans le texte (36). En deçà de toute histoire de peste, de sphynge et d'aveuglement, le fondateur de Thèbes fut aussi un inventeur de langue.

«Les Parques, à vrai dire, auraient inventé sept lettres, dont toutes les voyelles, et au fils de Nauplios ne seraient dues ainsi que les autres : Cadmus, quant à lui, tout en laissant alpha à sa place, à cause de la signification et de l'importance de l'aleph dans sa propre langue, transforma leur ordre» (p. 356).
Inventer sa propre langue par un vaste jeu de transpositions, de redistributions, de mises en réseau et sur orbite partant de la culture et de la littérature héritées, n'est-ce pas là le noyau de l'entreprise de Renaud Camus ?

Le livre réfléchit sur cette situation du nom propre à l'aide de textes théoriques cités (Barthes ; Derrida, Glas ; Cixous, Prénoms de personne) ou encore d'expériences onomastiques littéraires (Pessoa, Levet etc.). Ainsi peut-être formulé l'énoncé suivant : «Un texte n'existe, ne résiste, ne consiste, ne refoule, ne se laisse lire ou écrire que s'il est travaillé par l'illisibilité d'un nom propre» (p. 294). Rien ne lui est propre, au sujet, surtout pas son nom, indice de sa dépendance généalogique. Pourtant, ce nom propre marquant la place absente du sujet permet d'activer l'impropre de la langue. Le nom propre est illisible car il est le signifiant pur qui dynamise le texte, fait exister le texte comme vêtement multicolore et diapré de la subjectivité, masque ne déguisant rien. «Pessoa, en portugais, signifie personne ; qu'on veuille bien se souvenir qu'en latin persona veut dire masque» (p. 36), à rapprocher de ceux qui tirent l'épingle du jeu en se déclarant "Outis" ou encore Nemo. (37) «Le grand enjeu du discours - je dis bien discours - littéraire : la transformation patiente, rusée, quasi animale ou végétale, inlassable, monumentale, dérisoire aussi, mais se tournant en dérision, de son nom propre, rébus en chose, en noms de choses» (p. 335). Narcissisme fétichiste si l'on veut, mais, en aire de sublimation, aussi, par la même, dialogue inlassable avec le monde qui fait qu'un sujet prenne sens. (38)

«Mais de ce fait, le nom prend corps. Il se fait écriture. Il trouve lieu où le travail de la perte produit un propre et se construit un être-là» (p. 337).

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