Billets qui ont 'philosophie politique' comme genre.

La lettre de Walter Benjamin à Carl Schmitt

La théologie politique de Paul est la transcription d'un colloque intervenu en février 1987. C'est la traduction critique (dans le sens où elle opère quelques modifications et corrige des erreurs) de la transcription allemande parue chez Fink. Elle y ajoute les références bibliographiques des textes parus en français et des annexes.

La première annexe est intitulée "L'histoire de la relation Jacob Taubes-Carl Schmitt". Elle commence par ces mots: «Je [Jacob Taubes] voudrais faire une remarque préliminaire», mais je ne comprends pas préliminaire à quoi: cette remarque (p.143) est-elle intervenue avant l'introduction (p.17) — et dans ce cas pourquoi cela n'a-t-il pas été mise au début du livre — ou en cours de colloque — mais dans ce cas pourquoi n'a-t-elle pas été placée au fil du texte, ou au moins appelée en note de bas de page au cours du texte?

Quoi qu'il en soit, je copie un extrait du début, qui cite la lettre de Benjamin à Schmitt, une «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar» (sans compter le plaisir de voir Adorno appelé "Teddy"):
Mais le problème est plus fondamental. La division en «gauche» et «droite», qui est mortelle depuis 1933, mortelle pour la gauche […1], lorsque, après la guerre, la guerre civile s'est poursuivie sur le plan intellectuel (en tout cas, je viens d'une ville2 où la première question est toujours: est-il de gauche ou de droite? Je ne cacherai pas que j'ai du mal à m'y faire). […]

On voit très bien que ce schéma gauche-droite ne tient pas la route, et en effet, l'ancienne Ecole de Francfort était en rapport étroit avec Schmitt, si nous considérons non pas seulement les chefs officiels de l'Ecole, à savoir M. Horkheimer et le «musicien» Adorno, mais également Walter Benjamin, un esprit plus profond qui, en décembre 1930, écrit encore une lettre à Carl Schmitt et lui envoie son livre sur le Drame baroque accompagné de la remarque suivante: «Vous remarquerez très vite combien ce livre vous doit dans sa présentation de la doctrine de la souveraineté au XVIIe. Permettez-moi de vous dire, en outre, que grâce à vos méthodes de recherche en philosophie de l'Etat j'ai trouvé, dans vos œuvres ultérieures, particulièrement La Dictature, une confirmation de mes méthodes de recherche en philosophie de l'art.» Quand j'ai eu cette lettre en main, j'ai appelé Adorno et je lui ai demandé: «Il y a deux volumes de correspondance de Benjamin. Pourquoi cette lettre n'a-t-elle pas été publiée?» Sa réponse a été que cette lettre n'existait pas. J'ai alors répliqué: «Teddy, je reconnais les caractères d'imprimerie, je connais la machine avec laquelle Benjamin écrivait, ne me racontez pas d'histoires, j'ai le texte en main.» Adorno a alors dit que cela n'était pas possible. C'est une réponse typiquement allemande3. J'en ai alors fait une copie et la lui ai envoyée à Francfort. Un archiviste, M. Tiedemann, s'y trouvait encore. Et Adorno m'a rappelé en disant: «Oui, cette lettre existe bien. Mais elle a été perdue.» J'en suis resté là!

Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil 1999, annexe 1 p.143-144





1 Un passage n'a pas pu être enregistré.
2 Rappelons que Taubes arrive de Berlin, où il enseigne. [N.d.T.]
3 Allusion sans doute à ce vers célèbre du poème de Christian Morgenstern: «Weil nicht sein kann, was dicht sein darf» (car ce qui ne doit pas être ne peut pas être). [N.d.T.]

Enchaînements

J'enchaîne Les frères Karamazov à la suite de Taubes: je lisais Taubes parce que c'était un vieux désir, je lis Dostoïevski parce que Gwendoline m'a rappelé de façon fortuite que j'avais à le lire pour la fin du mois.

C'est ainsi que je lis à la suite deux livres dont le premier se termine par :
«Paul, juif romain de Tarse, s'empara de ce sentiment de culpabilité et le ramena correctement à sa source historique primitive. Il nomma celle-ci le "péché originel"; c'était un crime contre Dieu qui ne pouvait être expié que par la mort. Par le péché originel, la mort était entrée dans le monde. En réalité, ce crime digne de mort avait été le meurtre du père primitif, plus tard divinisé. Mais on ne rappela pas l'acte du meurtre; à sa place on fantasma son expiation, et c'est pourquoi ce fantasme pouvait être salué comme une nouvelle de rédemption (évangile)

Freud, L'Homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard 1986 p. 177-178, cité par Taubes dans son article "La religion et l'avenir de la psychanalyse" paru en anglais à New York en 1957 et repris à la fin du livre de Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil, p.184.
et le deuxième commence par:
[Avril 1878] […]
A cette époque, deux hommes ont une influence sur sa pensée: ce sont Vladimir Soloviev, alors tout jeune, et Nicolas Fedorov. Soloviev faisait cette année-là un cours sur l'humanité divine que Dostoïevski suivait assidûment. Fedorov exposait un système philosophique destiné à restaurer l'unité parmi le hommes: il faut, dit-il, supprimer le conflit entre les générations et c'est aux fils de «ressusciter leurs pères». Le parricide, motif central des Frères Karamazov, est l'image même de la désunion qui empêche l'humanité d'accomplir sa mission rédemptrice. On trouve dans les carnets de Dostoïevski des notes qui ont trait à cette idée.

"L'élaboration des frères Karamazov" par Sylvie Luneau, p. XIX dans Les Frères Karamazov de Dostoievski, Gallimard Pléiade 1952.


(En 1928, Freud écrit un article, Dostojewski und die Vatertötung, soutenant que les plus grandes œuvres de la littérature occidentale traite de parricide: Œdipe, Hamlet, Les frères Karamazov.)

Les paradoxes de l'absolutisme

Par trois de ses aspects, l’absolutisme contredisait sa propre dimension autoritaire, inégalitaire et théocratique par son opposition à la féodalité et par sa visée d’une égalisation des sujets devant le monarque, il avait une signification «démocratique» ; par sa volonté affichée de garantir la sécurité des individus, il avait une signification «libérale» ; enfin, dans la mesure où le droit divin du souverain signifiait l’émancipation du pouvoir temporel vis-à-vis du pouvoir spirituel de la papauté, sa signification était «laïque».

Cette triple dimension apparaît clairement chez Hobbes: en fondant le pouvoir absolu du souverain dans le contrat primitif des citoyens, Hobbes a inscrit dans l’idée même de l’absolutisme un moment «démocratique» — puisque le souverain tient originellement sa légitimité de la volonté des sujets — et un moment «libéral» — puisque la souveraineté repose sur des fondements juridiques et a pour fonction de garantir la sûreté des citoyens; on sait en outre comment Hobbes a exigé une totale subordination de l’Eglise à l’Etat1.

Mais Bossuet lui-même peut paraître un disciple de Hobbes lorsque, après avoir défini la servitude comme un «état contre la nature» et le roi comme «le support du peuple», il fixe pour but à l’Etat «l’égalité entre les citoyens» et leur affranchissement «de toute oppression et de toute violence»; on peut même être tenté d’entendre dans le gallicanisme de Bossuet un écho lointain et atténué de la volonté affichée par Hobbes de subordonner l’Eglise à l’Etat. Une tendance «démocratique» et «séculière» affectait ainsi l’idéal absolutiste jusque chez ses défenseurs les plus autoritaires et les plus cléricaux2.

Jean-Yves Pranchère, L'Autorité contre les Lumières, p.124





1 : Hobbes, Leviathan, chapitres XVI, XXI, XXX, XLII, tr. F. Tricaud, Sirey, Paris 1971, p.177 sq, 221 sq, 357 sq, 561 sq.
2 : Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, III, II, 3 ; III, III, 1 ; VIII, I, 1 ; VIII, II, 2 ; édition de J Le Brun, Droz, Genève, 1967, p.68, 72, 288, 293.

Professions de foi de deux collections

Je trouve ces jours-ci des définitions du travail et de la liberté qui servent, l'une à l'exergue d'une collection, l'autre à une sorte de postface.

Seuil, collection "Des Travaux"
La définition est en exergue et entre guillemets, mais aucune source n'est indiquée. J'aime beaucoup l'évocation du plaisir, si souvent oublié quand on parle de travail, alors qu'il en est en fait la seule motivation et le grand bonheur.
« Travail : ce qui est susceptible d'introduire une différence significative dans le champ du savoir, au prix d'une certaine peine pour l'auteur et le lecteur, et avec l'éventuelle récompense d'un certain plaisir, c'est-à-dire d'un accès à une autre figure de la vérité.»

Calman-Lévy, collection "Liberté de l'esprit"
La liberté est un de ces mots qu'aucun parti n'abandonne volontiers à ses adversaires. Aussi, sait-on moins que jamais ce qu'est la liberté dont tout le monde se réclame et que chacun revendique.

Que tous les citoyens aient le droit de voter pour les coandidats de leur choix, que les journaux expriment des opinions cotnradictoires, que les chefs soient critiqués et non acclamés, voilà des faits simples, difficilement discutables, qui permettent, semble-t-il, de reconnaître les régimes politiques de liberté. Illusion, vous répondront de profonds penseurs. Il s'agit là de libertés formelles, plus apparentes que réelles dont ne profitent que les privilégiés? Qu'importe au chômeur, la multiplicité des opinions, des journaux, des partis? Qu'importe à l'ouvrier le droit d'exprimer sans danger ses désirs ou ses jugements? Le prolétaire est esclave du capitaliste, quel que soit le camouflage sous lequel le capitaliste essaie de dissimuler cet esclavage.

Les hommes profitent inégalement des libertés que laissent les démocraties bourgeoises, on le reconnaîtra avec regrets, mais sans réticences. On ne nie pas l'insuffisance des libertés formelles, on met en doute que l'on puisse parler de liberté réelle lorsque ces libertés formelles ont disparu. On dira que les sociétés ne sont pas libres qui interdisent de discuter l'essence de la liberté. Une classe, un parti, un pays, qui prétend au monopole de la liberté et entend que la définition de ce mot soit soustraite à toute controverse est certainement exclu du camp de la liberté.

L'esprit libre refuse les marchands de sommeil, pour reprendre l'expression d'Alain, comme les sociétés libres refusent une orthodoxie imposée par l'État. L'esprit libre n'est pas celui qui promène sur les choses et sur les êtres un regard indifférent. Il avoue franchement les valeurs qu'il respecte, il ne fait pas mystère de ses préférences , de ses affections et de son hostilité, mais il ne soumet pas les événements à une interprétation toute faite à l'avance. Il est assez sûr de sa volonté pour ne pas avoir besoin que le monde la confirme chaque jour. Il n'attend pas que l'Histoire ou quelque autre idole ancienne ou nouvelle lui donne raison.

On a reproché à la collection d'être «orientée». A coup sûr, elle est orientée si l'on entend par là que tous les auteurs appartiennent à une famille. Je ne songe pas, sous prétexte de libéralisme, à accueillir ceux qui refuseraient la discussion ou qui déformeraient les faits pour les plier à leur système.

Le fanatisme aveugle, mais le scepticisme n'est pas une condition de la liberté. Auguste Comte disait qu'il n'y a pas de grande intelligence sans générosité. Peut-être la suprême vertu, en notre siècle, serait-elle de regarder en face l'inhumanité sans perdre la foi dans les hommes.1

Raymon Aron
Les deux livres dans lesquels ont été puisées ces citations sont Alain de Libera, La querelle des universaux et Carl Schmitt, La notion de politique.


Note
1 : Ce texte inédit de Raymond Aron a été rédigé peu après la création de la collection «Liberté de l'esprit», en 1947. Nous remercions Mmes Raymond Aron et Dominique Schnapper d'avoir bien voulu nous autoriser à le publier.

Le saut

L'eschaton, milieu entre Dieu et le monde, se dévoile d'en haut pour le théiste transcendant, et il se dévoile d'en bas pour l'athée matérialiste. De l'un et de l'autre lieu, il faut faire le saut. D'en haut, dans l'absurde; d'en bas, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.

Jacob Taubes, Escathologie occidentale, p.7 (éditions de l'éclat)

Jeu, play, games

Suite à une remarque de Léo Strauss, Schmitt commente en 1963 une phrase page 97 de l'article publié en 1932.
P.97 «Idéologie, culture, civilisation, économie, morale, droit, arts, divertissements, etc. » Dans son compte rendu de 1932 (Tom. n°356), p.745, Leo Strauss met le doigt sur le mot divertissements (Unterhaltung). A juste titre. Ce mot est ici tout à fait inadéquat, il correspond au stade inachevé de ma réflexion d'alors. Aujourd'hui je parlerais de jeu (Spiel) pour faire ressortir plus nettement le concept opposé à celui de sérieux (Ernst) que Leo Strauss a bien su discerner. Ce qui préciserait également le sens des trois concepts politiques issus du terme de polis qui ont été formés et différenciés par l'étonnant pouvoir ordonnateur de l'État européen de cette époque: la politique à l'extérieur, la police à l'intérieur et la politesse en tant que jeu courtois et «petite politique»; voir à ce sujet mon étude Hamlet oder Hekuba; der Einbruch der Zeit in das Spiel (Hamlet ou Hécube; l'irruption du temps dans le jeu), particulièrement le chapitre Der Spiel im Spiel (Le jeu dans le jeu) et Exkurs über den barbarischen Charakter des Shakespeareschen Dramas (Digression sur le caractère barbare des pièces de Shakespeare). Dans tous ces exposés, le mot jeu (Spiel) serait à traduire par play et il pourrait maintenir en balance une certaine hostilité à vrai dire toute conventionnelle entre joueurs adverses (Gegenspiel). Autre chose est la théorie mathématique des jeux, qui est une théorie des games et son application au comportement humain, présentée par John von Neumann et O. Morgenstern, dans Theory of Games and Economic Behavior Princeton University Press, 1947. Amitiés et hostilité y deviennent éléments de calcul et y sont toutes deux abolies, à l'exemple du jeu d'échecs, où l'opposition entre blancs et noirs n'a plus rien à voir avec l'amitié et l'hostilité. Cependant, ma solution de fortune divertissements implique aussi des allusions au sport, à l'organisation des loisirs et à ces phénomènes nouveaux d'une société de l'abondance dont je n'avais pas encore une conscience assez claire, vu l'atmosphère de la philosophie allemande du travail qui régnait alors.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.190 (1932, revu en 1963 - Calmann-Lévy 1972)

Kitsch encore

Le romantisme du XIXe siècle (si l'on renonce à faire de ce mot un peu dadaïste un véhicule de confusions d'un style bien romantique) n'est en réalité que ce stade esthétique intermédiaire entre le moralisme du XVIIIe et l'économisme du XIXe siècle, il n'est qu'une transition réalisée par le moyen de l'esthétisation de tous les secteurs de l'esprit, opération facile et couronnée de succès. Car l'évolution qui part de la métaphysique et de la morale pour aboutir à l'économie passe par l'esthétique, et la consommation et la jouissance esthétiques, si raffinées soient-elles, représentent la voie la plus sûre et la plus facile vers une emprise totale de l'économie sur la vie intellectuelle et vers une mentalité qui voit dans la production et dans la consommation les catégories centrales de l'existence humaine.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.138 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972)

Schmitt diagnostique le kitsch

Dans une Europe en proie à la confusion, une bourgeoisie relativiste s'occupait à transformer en produits de consommation esthétique toutes les civilisations exotiques imaginables.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.115 (1932 - Calman-Lévy, 1972)

Jacob Taubes, En divergent accord- À propos de Carl Schmitt

Le livre est si petit qu'il n'y a rien à en dire sous peine de le recopier. Il présente en quelques textes les rapports que Taubes a entretenu avec Schmitt: un texte, deux lettres, la transcription de réponses orales lors de colloques, transcriptions non remaniées, ce qui leur garde leur vivacité et leur humour, sans le côté plus formel de textes totalement écrits. A lire cela à la suite du livre de Tristan Storme j'ai un peu perdu pied, ne sachant plus si Taubes se répétait de texte en texte ou si j'étais en train de confondre les sources et leur citation… Confusion non désagréable, circularité et références internes.

Je ne fais pas de compte rendu (lisez-le, ça demande très peu de temps); je me contente d'aligner quelques réflexions dépeignées et enthousiastes.


* Définition de «pur».

Cela m'amuse. Définir est sans doute un problème central, et en droit peut-être le problème central.
Je me souviens d'avoir cherché la définition de canonique avant d'aller à un colloque de patristique pour m'apercevoir sur place que c'était finalement l'un des sujets du colloque, d'avoir demandé tout à trac ce que voulait dire théologique à un docteur en théologie (qui n'a pas répondu), de ne jamais utiliser le mot culture, d'utiliser le moins possible de mots généraux à la définition floue (à commencer par "amour"), ce qui présente l'inconvénient d'un concret du discours (un manque d'abstraction) menant à un certain nombre de malentendus.

De quoi parle-t-on exactement?
Donc il y a une gigantomachie que j'ai concentré avec le mot pur, autour du mot pur. Que ce mot pur joue un grand rôle en philosophie, cela ne peut vous avoir échappé entièrement, dès lors que vous pensez à un des titres les plus importants de la philosophie allemande, Critique de la raison pure. Et on se demanderace que cela veut dire au juste, qu'est-ce qui est si pur, que signifie «impur». Comment la raison peut-elle être donc être «pure», «pure» de quoi, qui l'a ainsi lavée? Oui, voilà de drôles de questions, mais je pense très concrètement. «Pur» signifie donc afrranchi de l'expérience, affranchi du langage, affranchi de l'histoire. Ce fut déjà un combat entre Kant et Hamann. Il se peut que quelques-uns d'entre vous aient déjà entendu ce nom sous lequel je ne mets pas le Amam du rôle d'Esther, mais Johann Georg Hamann. Schmitt s'est battu contre une chose: la pure théorie du droit. La pure théorie juridique était en effet celle sans aucun égard pour l'histoire réelle.

Jacob Taubes, En divergent accord - À propos de Carl Schmitt, p.90
(Plus loin (page 102) Taubes se demandera ce que signifie la loi.)


* Temps, décision, moralité

Surprise de voir liés moralité, décision et temps (so camusien1, ou plutôt, RC si souvent so schmittien, avec sa conception développée et instinctive de "l'ennemi" (Mais bon. Je me méfie de ma tendance au kinbotisme)):
Le décisif pour moi, c'est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait jamais été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique aupraravant. […]

La question majeure est en effet celle de la moralité, et là je conteste tout ce qu'a dit Monsieur Sontheimer, et ce pour la raison de principe que voici: il n'a pas seulement défini d'un point de vue moral l'immoralité de la décision, mais il a aussi oublié une réalité foncièrement humaine, à savoir que l'homme, quoi qu'il fasse et dise, agit dans le temps. Par exemple, nous avons une controverse et mon président de séance déclare qu'il faut en terminer à un moment donné. Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le terme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini. Il faut qu'à un moment quelconque du processus au Parlement […] peu importe si le prince s'entretient avec ses conseillers secrets ou le Parlement lui-même, tous s'entretiennent dans le temps, il faut donc qu'à un quelconque moment ils agissent. Et quiconque le nie est immoral, ne comprend effectivement pas la situation humaine, qui est finitude et, parce que finitude, doit céder la place, c'est-à-dire oblige à décider. Donc, je conteste que vous jugiez à partir d'une morale, vous faites de la sorte à partir d'une ignorance de la situation humaine.

Ibid., p.96-97
Nous assistons donc à l'inscription de la décision au cœur de la politique et de la philosophie, et c'est reposant, ou enthousiasmant. Ce merveilleux esprit concret ne manque cependant pas d'élévation: mais que peut bien vouloir dire «[Carl Schmitt] saute la phase mystique, donc la phase démocratique […]» (p.105)? Je ne comprends pas mais cette incompréhension est bien plus joyeuse qu'une saisie immédiate. Ravissement de la pensée à concevoir la démocratie comme [une] mystique.


* Apocalypse

Tout bien pesé, si la pensée, l'écriture, de Taubes, me paraissent si naturelles, si immédiatement ''congenial'' (familières, intimes?), c'est peut-être parce que je partage exactement cette opinion:
Je peux m'imaginer en apocalyptique: le monde, qu'il périsse. I have no spiritual investment in the world as it is. Mais je comprends qu'un autre, lui, investisse dans ce monde et voie dans l'apocalypse, sous quelque forme que ce soit, le principe adverse et qu'il fasse tout le possible pour le subjuguer et le réprimer, parce que venant de là peuvent se déchaîner des forces que nous ne sommes pas en situation de surmonter.

Ibid., p.111
«Le monde, qu'il périsse.» Oui, ça me plaît.


Note
1 : Vaisseaux brûlés, §125 : 125. Avant même d’être une incapacité à gérer l’espace, le désordre domestique (au moins dans mon cas) me paraît être une incapacité à gérer le temps (796-797) : on sait bien qu’avant d’entreprendre ceci, il faudrait en finir avec cela, ranger ses vêtements de la veille avant d’enfiler ceux du jour, clore ce dossier avant d’aborder cet autre, finir cette phrase avant d’ouvrir cette parenthèse, ou de lui infliger cette note. Mais l’urgence vous tenaille (ne serait-ce que sous la forme du désir : on est impatient de faire ceci, de faire cela, on se dit que mieux vaut profiter de cette envie que l’on a de cet accomplissement particulier à ce moment donné pour se débarrasser du labeur qu’il implique, on saute les préliminaires, on choisit de les ignorer (ainsi, m’installant à Plieux (105, 179, 577, 639, 649-650, 732-765, 775, 777, 797), dans ce qui était une ruine, ou peu s’en faut, je n’ai rien fait de ce dont n’importe qui dans son bon sens eût estimé qu’il était essentiel d’y procéder avant toute chose — s’assurer un toit étanche, par exemple, ou revoir entièrement les murs. Tout cela, tous ces préliminaires indispensables, eussent impliqué que j’attendisse, remisse à plus tard l’essentiel, qui me semblait être (ne serait-ce que pour le bien même du bâtiment) d’habiter, de m’installer, d’aménager coûte que coûte un appartement utilisable — on verrait après. Et sans doute les raisonnables, eussent-ils eu à juger de mes actions, se fussent montrés fort désapprobateurs (ils se sont). Mais les raisonnables, de toute façon (surtout ne disposant que des moyens dont je disposais) n’auraient jamais entrepris d’habiter le château de Plieux, et de le restaurer (844). Ou bien, se fussent-ils lancés dans cette entreprise, ils eussent procédés selon les règles et les lois du bon sens, et ils ne seraient toujours pas dans les lieux. (Barthes, qui connaissait cela par ses travaux sur Michelet, disait que ma devise devrait être celle des ducs de Bourgogne (ou bien seulement du Téméraire ?) : J’ai hâte !)), on effectue ce que nous invite à effectuer la détermination idoine que nous trouvons en nous, on se dit que ce sera toujours cela de fait), le téléphone retentit, quelqu’un sonne à la porte, vous allez être en retard à votre rendez-vous — et vous ne pouvez pas laisser partir le courrier sans avoir répondu à ce malheureux réfugié algérien qui sollicite votre aide, ni écrit aux Duchemin qui viennent de perdre leur mère : tant pis, vous rangerez vos chaussures après, vous plierez plus tard ce pull-over abandonné, vous remettrez une autre fois ce disque dans son coffret (quant à faire votre lit, n’en parlons même pas !).

La guerre à la guerre

Rien ne saurait échapper à cette logique du politique. Que l'opposition des pacifistes contre la guerre grandisse jusqu'à les précipiter dans une guerre contre les non-pacifistes, dans une guerre contre la guerre, et cela prouverait que ce pacifisme dispose de fait d'un certain potentiel politique, vu qu'il est assez fort pour regrouper les hommes en amis et ennemis. Quand la volonté d'empêcher la guerre est telle qu'elle ne craint plus la guerre elle-même, c'est que cette volonté est devenue un mobile politique, ce qui revient à dire qu'elle admet la guerre, encore qu'à titre d'éventualité extrême, et qu'elle admet même le sens de la guerre. Il y a là, semble-t-il, un procédé de justification des guerres particulièrement fécond de nos jours. Dans ce cas, les guerres se déroulent, chacune à son tour, sous forme de toute dernière des guerres que se livrent l'humanité. Des guerres de ce type se distinguent fatalement par leur violence et leur inhumanité pour la raison que, transcendant le politique, il est nécessaire qu'elles discréditent aussi l'ennemi dans les catégories morales et autres pour en faire un monstre inhumain, qu'il ne suffit pas de repousser mais qui doit être anéanti définitivement au lieu d'être simplement cet ennemi qu'il faut remettre à sa place, reconduire à l'intérieur de ses frontières.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.76-77 (1932 révisé en 1963, Calmann-Lévy 1972)

L'existence de l'ennemi : un fait

Mais il n'y a pas lieu d'examiner ici si l'on juge répréhensible ou non (en y trouvant éventuellement une survivance atavique d'époques barbares) le fait que les peuples persistent à se situer très réellement les uns par rapport aux autres selon qu'ils sont amis ou ennemis, si l'on espère que cette discrimination disparaîtra un jour de la Terre, et s'il ne serait pas juste et bon de feindre, pour des raisons d'ordre éducatif, qu'il n'y a pas d'ennemis du tout. Ce ne sont pas les fictions et les abstractions normatives qui font l'objet de cette étude, mais la réalité existentielle et la possibilité effective de la discrimination en question.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.68 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972).

Caractéristiques de l'ennemi

L'ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l'ordre de la moralité ou laid dans l'ordre esthétique, il ne jouera pas forcément le rôle d'un concurrent au niveau de l'économie, il pourra même, à l'occasion, paraître avantageux de faire des affaires avec lui. Il se trouve simplement qu'il est l'autre, l'étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu'il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu'à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni par la sentence d'un tiers, réputé non concerné et impartial.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.66 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972)

Tristan Storme : Carl Schmitt et le marcionisme

Dans sa préface, Tristan Storme commence par brosser le contexte de la lecture de Schmitt en France aujourd'hui.

L'adhésion de Carl Schmitt au parti national-socialiste a toujours posé un problème à ses lecteurs et à ses commentateurs, et il s'est dessiné deux tendances dans la controverse: les tenants de la parenthèse, qui tentent de démontrer que l'adhésion nazie ne remet pas en cause la valeur et l'intérêt des travaux schmittiens avant et après la guerre, et les tenants de la continuité, pour lesquels les idées de Carl Schmitt s'enracinent dans la jeunesse pour se développer ensuite, profitant de la période nazie pour laisser leur antisémitisme prendre son essor.

La publication en France en 2002 du Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes — paru en 1938 en Allemagne — a eu deux conséquences, une que l'on ne peut pas ne pas remarquer et l'autre bien plus discrète.
La conséquence fort visible est qu'un certain nombre de philosophes français ont décidé qu'il n'était plus possible, plus souhaitable, d'étudier ou de commenter Carl Schmitt: l'adhésion du philosophe allemand au national-socialisme, son antisémitisme virulent, interdisaient qu'on le prît désormais au sérieux. Cette position se doublait d'un anathème jeté sur les philosophes qui continuaient à l'étudier:
Depuis cinq ans, c'est le statut même de digne penseur ou de philosophe que l'on cherche à abroger, Schmitt serait tout au plus un «nazi philosophe», c'est-à-dire, d'abord et avant tout, un nazi1. On en vint donc, tout naturellement, à des conclusions austères et radicales: lire Carl Schmitt serait, sinon un exercice nocif et mortifère, du moins un gaspillage considérable de temps. […] Par conséquent, les lecteurs assidus de Schmitt, ceux qui étudient ses réflexions avec vigilance, au premier rang desquels se situent les théoriciens de la parenthèse, s'en retrouvent déconsidérés, si pas frappés d'anathème. Tout véritable débat devient impossible dès lors qu'une frange appréciable des spécialistes du juriste est littéralement suspectée d'entreprendre la réhabilitation d'une pensée dangereuse et inféconde, par le biais, notamment, d'une expurgation minutieuse et calculée des textes. Ce ne sont plus seulement les thèses des partisans de la rupture que l'on cherche à rejeter en bloc: c'est leur qualité même d'herméneutes qui s'en retrouve ouvertement déniée. Ces chercheurs sont nommément accusés de blanchir un auteur nazi et antisémite, ce qui empêche de continuer à leur reconnaître un statut authentique d'interlocuteurs valables2.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.16-17
La note 4 en bas de la page 16 donne quelques noms appartenant à chaque camp. Je la résume ici en forme de listes:
- les partisans de "Carl Schmitt nazi philosophe à ne pas lire": Yves Charles Zarka, Nicolas Tertulian, Denis Trierweiler;
- les lecteurs de Schmitt "philosophe et nazi" attaqués par les premiers: Etienne Balibar, Philippe Raynaud, André Doremus, Jean-François Kervégan, Olivier Beaud.

La deuxième conséquence de la publication en français du Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes est la formulation de l'hypothèse par quelques chercheurs français (Olivier Beaud, Bernard Lauret, Denis Trierwieler (dans la revue Droits)) d'un marcionisme de Schmitt (à partir des réflexions de Heinrich Meier sur la dimension théologique de Schmitt. Voir T. Storme opus cité p.19-20).
Marcion est un hérétique du deuxième siècle qui ne reconnaît que l'évangile de Luc et les épîtres pauliniennes (notons au passage que les Antithèses de Marcion ayant disparu, sa pensée est reconstituée à partir des attaques ou reproches de ses adversaires, ce qui est proprement fascinant).
Le Dieu de la Nouvelle Alliance, foncièrement bon et rédempteur, s'opposerait au Créateur de ce monde, un Dieu de colère, cruel et vipérin. Ainsi Marcion rompt-il le fil extrêmement ténu qui reliait la création à la rédemption. Le deus saeculi huius dont nous parle l'Ancien Testament, le Créateur du ciel et de la terre, serait responsable d'un «monde mauvais, stupide et grouillant de vermine3», ainsi que de la nature mortelle de l'homme, une créature marquée du sceau indéniable de la faiblesse, une œuvre chétive et misérable. C'est pourquoi il est impensable que Jésus-Christ soit le fils de ce Dieu corrompu et malveillant: il représente et annonce un tout nouveau Dieu, le Novus deus, bon et miséricordieux, qu'aucun lien naturel et qu'aucune obligation ne relie à l'homme. […] Le Dieu chrétien se laisse ainsi exclusivement déterminer d'après la rédemption de son Fils: contre l'élection du peuple juif, le Christ annonce l'universalité de la rédemption; aussi, à travers ses conceptions sotériologiques, s'affirme le dépérissement de la Circoncision dans l'Eucharistie.

Ibid. p.24 et 25
Le but de Tristan Storme est d'étudier cette hypothèse (Schmitt adepte de l'hérésie marcioniste) pour la valider ou l'invalider. Soulignons que retenir cette hypothèse pour en faire un objet d'étude, c'est considérer la théologie comme un domaine constitutif de la pensée schmittienne, comme l'explique le texte stormien.
La méthode empruntée par Tristan Storme est chronologique et retrace le parcours du philosophe selon les trois grandes périodes classiquement retenues: la jeunesse (avant l'adhésion au parti nazi), les années au NSDAP (1933-1942) et les années d'après-guerre — le jeune Schmitt, le nazi Schmitt (appellation calquée sur l'habitude que prendra Schmitt de parler du "juif" XXX à chaque fois qu'il évoquera un philosophe juif durant ces années-là) et le vieux Schmitt.
Cette étude permet de dégager les points d'inflexion de l'œuvre schmittienne, certaines notions d'abord prééminentes passant progressivement au second plan tandis que d'autres prennent de l'importance : ainsi le couple ami-ennemi comme critère du politique, les notions de souveraineté et de représentation dans leur rapport à l'Eglise et l'Incarnation, la kénose, l'opposition terre/mer, le katéchon, l'abandon progressif de la focalisation sur l'Etat pour l'adoption de l'idée de "grands espaces"…; ce qui fait que ce livre constitue une excellente introduction à l'œuvre de Carl Schmitt puisqu'il en dégage les structures et les évolutions. Soulignons la présence d'un précieux index thématique en fin de volume.


Quelques remarques, vite jetées:

* 1/
Finalement, ce qui m'impressionne le plus, c'est la façon dont Schmitt lit les mythes presque au sens littéral, en les prenant quasiment au pied de la lettre et en explorant toutes les conséquences d'une thématique. Bien entendu je songe au Léviathan, surgi dans la pensée de Schmitt de la lecture de Hobbes. Ce Léviathan est observé dans sa dimension maritime et opposé à Béhemoth, le monstre terrestre (pour Schmitt, Hobbes s'est trompé de monstre, et pourtant de cette erreur surgit tout un système plausible d'interprétation du monde, les Juifs sans terre investissant l'univers maritime), mais aussi Caïn et Abel, Epithémée, et bien sûr le katéchon — le temps comme délai.
Schmitt tel que je découvre à travers Tristan Storme me paraît avoir une dimension presque onirique, cherchant l'explication des organisations politiques avérées dans les mythes, expliquant l'organisation politique du monde, les rapports des forces en présence et la façon de se concevoir elles-mêmes et les unes les autres comme les conséquences pratiques de mythes.
Peut-être n'aurais-je pas osé écrire cela de crainte de paraître totalement farfelue, mais j'en trouve la formulation par Taubes, ce qui me permet de me réfugier derrière une autorité:
A Plettenberg, j'eus les entretiens les plus tempétueux que j'aie jamais menés en langue allemande. Il s'agissait d'historiographie in nuce, comprimée dans l'image mythique. C'est le préjugé de la corporation que les images mythiques ou les termes mystiques soient de vagues oracles, flexibles et docilement soumis à toute volonté, tandis que le langage scientifique du positivisme aurait pris la vérité en bail. Rien ne peut être plus éloigné des états de chose réel que ce préjugé historiciste. Dans sa lutte contre l'historicisme, Carl Schmitt se savait en accord avec Walter Benjamin, ou plus exactement c'était Benjamin qui se savait en accord avec Carl Schmitt.

Jacob Taubes, En divergent accord, p.50
Et cependant, ("cependant" puisque qu'on est habitué à opposer interprétation mythologique et monde physique), Jacob Taubes ou Julien Freund insistent sur la dimension pragmatique de la pensée schmittienne: impossible quand on réfléchit sur l'organisation politique contemporaine de ne pas être aux prises avec l'actualité:
Le décisif pour moi est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait pas été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique auparavant. […] Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le teme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini.

Jacob Taubes, En divergent accord, p.96-97
et Julien Freund, dans sa préface à La notion de politique:
On n'aurait aucune peine à montrer que les ouvrages de Carl Schmitt étaient liés, au moment où il les rédigeait, à une situation politique concrète et que pour cette raison ils véhiculaient une certaine idéologie et constituaient même une prise de position dans le contexte politique de la période considérée. […] N'a-t-il pas poussé le souvi de concilier la réflexion théorique et la prise de position pratique jusqu'à s'exposer à passer aux yeux de ses adversaires pour le Kronjuriste (le juriste principal) du début du régime hitlérien? Son œuvre constitue une aventure à la fois intellectuelle et personnelle.

Julien Freund, préface à La notion de politique, p.34-35 - Calmann-Lévy 1972

* 2/
Pour valider l'hypothèse d'un marcionisme schmittienn, Tristan Storme s'oblige à vérifier pour chaque notion la façon dont Schmitt se réfère à l'Ancien et au Nouveau Testaments, et surtout la façon dont le juriste conçoit une continuité ou une rupture entre les deux. Cela permet de mettre en évidence un véhément anti-judaïsme, un anti-judaïsme davantage qu'un antisémitisme, anti-judaïsme lié à une vision du monde et surtout à une vision du temps — et non à un racisme biologique.

La véhémence de l'anti-judaïsme de Schmitt m'a causé un choc; habituée que je suis à tout ce qu'il convient de ne pas dire, je ne m'attendais pas à voir exposer aussi clairement une théorie du complot. Je ne vois pas comment on peut soutenir la thèse de la parenthèse quand on découvre que Schmitt pense une infiltration juive du monde d'après-guerre à travers les Américains.
Le juriste a l'intime conviction que, derrière l'hégémonie des États-Unis, ce sont les Juifs, les Juifs de toujours, qui refirent irruption au cœur de la nation allemande, glorieux et inusables, dans l'objectif non assumé d'enrayer la chrétienté germanique instigatrice d'un projet multipolaire pour le monde de l'après-guerre.
L'idée fixe qui tourmentera Carl Schmitt durant tout le reste de son existence à Plettenberg demeure l'image mentale d'une «infiltration» juive — une infiltration que favorisèrent amplement les États-Unis eux-mêmes dominés par l'obscurantisme juif — dans le cœur de la société allemande et dans les sphères du savoir, le peuple hébraïque ayant profité des dissensions causées au sortir de la guerre : «Lorsque, en nous-mêmes, nous nous sommes divisés, les juifs se sont sub-introduits4».

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.208-209
Les juifs sont l'ennemi, sans territoire, ils tiennent les mers, détruisent la cohésion de l'Etat, veulent l'universalisme — et donc la guerre sans merci, puisqu'il n'est plus possible (il est interdit) de penser l'ennemi. Il n'y a plus d'ennemis, il n'y a que des criminels.

Et cependant, Carl Schmitt discutera toute sa vie avec de grands philosophes juifs, et l'on ne sait ce qui étonne le plus: que Carl Schmitt accepte de discuter avec "l'étranger", "l'ennemi", ou que Jacob Taubes, après la destructions des juifs d'Europe, finisse par accepter un dialogue direct.
Nous pouvons y voir la recherche de pairs pour la discussion (car il y en a bien peu, comment refuser ceux qui sont là?), nous pouvons y lire une mise en application des théories de Schmitt: "l'ennemi" n'est pas une entité à anéantir, il est respectable, il est même possible de l'admirer pour ses réussites.
Et nous pouvons admettre que tout cela n'est pas totalement compréhensible — ni incompréhensible.


* 3/
Il est possible que la réalité (l'histoire, mais l'histoire à venir, et donc le présent) et la philosophie entretiennent les mêmes rapports que la physique et les mathématiques: on a pu constater que certains théorèmes mathématiques semblaient "inutiles" lors de leur découverte, et que ce n'était qu'avec un décalage de vingt à cinquante qu'ils trouvaient à s'appliquer en physique (les nombres complexes, les équations différentielles, etc…). Je me demande parfois si la philosophie ou plutôt le monde des idées, des penseurs — au sens lâche: toute personne manipulant des hypothèses concernant le monde, le modélisant, y compris les économistes théoriciens (Adam Schmitt ou Keynes), les sociologues (Weber,…) — ne joueraient pas le rôle d'apprentis sorciers, proposant des modèles ou des interprétations du monde que l'histoire se chargerait de mettre à l'épreuve. L'histoire ne serait que les expériences chargées de valider les théories des penseurs. Adam Schmitt aurait donné naissance à l'empire britannique, les philosophes des Lumières à la Révolution Française, Marx à l'Union soviétique, et Schmitt…
(Pourrions-nous dès lors recommander à ces messieurs une certaine prudence?)


Notes
1 : Lionel Richard parle d'une «estampille envahissante», concernant le statut d'auteur «classique» souvent reconnu à Schmitt par les spécialistes en théorie politique («Carl Schmitt, théoricien moderne?», Le magazine littéraire, n°460, janvier 2007, p.80).

2 : Suite au tournures que prit la querelle en France, certains chercheurs décidèrent de se détourner des écrits de Schmitt pour se consacrer à d'autres tâches et à d'autres auteurs.[…]

3 : A. von Harnack Marcion. L'évangile du Dieu étranger. Une monographie sur l'histoire de la fondation de l'Église catholique, p.126.

4 : «Glossarium (extraits)», p.206 (12 janvier 1950). Il s'agit là d'une des très rares allusions de Carl Schmitt à la séparation de l'Allemagne, qui, par ailleurs, n'évoque jamais ouvertement la RDA.

La confession de Carl Schmitt

Un petit écrit est parvenu à Jérusalem (malheureusement pas à moi, mais à un «adversaire» des Allemands): Ex captivate salus. D'autres ont estimé, «indignés»: confession trop insuffisante de la faute, dérobade. A nous, cela parut un émouvant rapport qui, s'il n'éclairait pas tout, laissait voir néanmoins jusqu'au fond d'une âme; jamais encore je n'ai lu de quelqu'un appartenant à notre génération un récit aussi intime et néanmoins aussi noble (et véridique également), mieux, un tel règlement de compte avec soi-même. Si seulement M. H. avait eu le courage de se juger lui-même ainsi, après que le discours du rectorat en 1933, et bien d'autres choses — la relation à Husserl, l'article du journal des étudiants — as-tu lu cela? Pourrais-je en avoir copie? Buber m'en a parlé. Löwith a écrit là-dessus dans Les Temps modernes, etc. — furent «restés là», il aurait ainsi indiqué à la jeunesse d'Allemagne en recherche une meilleure voie que le Feldweg [Chemin de campagne] (au début, je ne pouvais croire que ce genre de méditation, cette marinade à la Stifter, provenait de M.H. et j'ai parié pour un «cousin par le nom», un homonyme, lorsque j'ai vu l'article dans une revue catholique, Wort une Wahrheit [Parole et Vérité]). Mais Buber m'a dit, Taubes, vous connaissez Être et Temps, vous ne connaissez pas H. — et il avait raison.

Jacob Taubes, En divergent accord, "lettre à Armin Mohler", p.59

Théologie

Qu'est-ce qui aujourd'hui n'est pas théologie (en dehors du bavardage théologique) ?

Jacob Taubes, En divergent accord — A propos de Carl Schmitt, p.61

Ce qu'il dit une fois

Avec un styliste aussi important que Peterson, ne compte pas (seulement) ce qu'il répète fréquemment et ce qu'on peut donc traiter par ordinateur, mais il s'agit surtout de bien écouter ce qu'il introduit une seule et unique fois, comme un éclair, autrement dit c'est son «saut» (d'Eusèbe à Augustin) qu'il faut prendre en considération.

Jacob Taubes, En divergent accord — A propos de Carl Schmitt, p.69

La réforme de l'université de Chicago dans les années quarante

La réforme — ramenée à une formule — revenait à supprimer le foot et à introduire le thomisme.

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.39

Géopolitique et philosophie : aspects concrets

En cette fin des années quarante et au long des années cinquante, non seulement Jérusalem était une ville coupée en deux, mais encore l'université hébraïque se trouvait exilée du mont Scopus et abritée dans les monastères de la vieille ville. La grande bibliothèque était incluse dans l'enclave du mont Scopus, où une garde israélienne venait se relayer tous les quinze jours sous la haute surveillance de l'ONU.

Contre le règlement officiel de l'armistice, stipulant qu'aucun transport n'était autorisé en ville du bas vers le haut ni du haut vers le bas, l'usage s'imposa que les soldats de garde, en revenant du mont Scopus, remplissent de livres leurs pantalons et leurs sacs. Livres qui avaient été demandés par la bibliothèque universitaire avec la mention «urgent».

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.39-40

La philosophie à l'épreuve de l'histoire

Jusqu'à maintenant, je reste sceptique devant toute philosophie qui ne se frotte pas concrètement avec l'histoire. Sans l'histoire, aucune vérification de principes métaphysiques abstraits entre tous. Comme professeur de philosophie, je ne m'intéresse moi-même qu'à l'histoire, étant d'avis en effet que l'histoire est en de bien mauvaises mains chez les historiens de métier. Les exceptions confirment la règle: Ernst Nolte à Berlin, Reinhart Kosellek à Bielefeld, chez qui est atteint ce mélange de théorie et d'empirie que je cherche.

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.30

L'autorité ou la vérité

J'ai parlé quarante minutes. Il s'ensuivit un long silence, presque pénible.

Puis le professeur se manifesta et tua toute discussion possible ou en germe, d'abord par sa façon de déprécier Carl Schmitt, «mauvais homme», dont je rapportais les thèses dans le quatrième chapitre de la Théologie politique, et ensuite, de rejeter comme «terriblement unilatérale» une ligne tracée à travers la première moitié du XIXe siècle, telle que le proposait Karl Löwith, de sorte que, à la fin de la séance de séminaire, je me trouvais devant un tas de ruines fait de mes thèses. Aucune interprétation alternative ne fut proposée au problème que j'avais touché, mais on poursuivit dans ce séminaire obtusément: de semaine en semaine, de thème en thème.

Sans le vouloir, le professeur Leonhardt von Muralt m'avait infligé une leçon, à savoir combien Carl Schmitt avait raison de citer Hobbes: auctoritas non veritas facit legem (C'est l'autorité, non la vérité, qui fait la loi).

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.28-29

Le Léviathan, souffre-douleur des Juifs

La tradition juive de la Kabbale nous aurait livré une lecture en tous points éloignée des conceptions chrétiennes. En effet, le Créateur du ciel et de la terre, plutôt que d'affronter le Léviathan, se divertirait en sa compagnie: «Leur Dieu joue avec lui*.» Et les Juifs en feraient tout autant, ils s'amuseraient aux côtés de l'abomination qu'ils réussirent à apprivoiser. Bien plus, à l'approche de la fin des temps, devant l'imminence des plus grands malheurs qu'il s'agirait de retenir, le peuple élu se ruerait sur le monstre aquatique l'arme blanche à la main, sans prendre garde au fait que celui-ci pourrait constituer le meilleur allié face à la survenue des dangers. Les Juifs chercheraient plutôt à découper le Léviathan en fines lamelles, à le dépecer en vue d'en savourer la chair et de célébrer ainsi dignement le Banquet millénaire.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.122


* Carl Schmitt cité par N. Sombart, Les Mâles Vertus des Allemands. Autour du syndrome de Carl Schmitt, p.244-245. C'est nous qui soulignons.

La Croix : un hameçon pour pêcher le Léviathan

Afin de soumettre et défaire l'adversaire diabolique, Dieu aurait fixé le Christ en croix sur un hameçon qu'il agiterait depuis l'extrêmité d'un fil. Le grand poisson, séduit par la saveur divine d'un tel mets, aurait tenté de croquer le Fils de l'Homme, tandis que le piège se refermait sur lui. Dieu aurait donc triompher du Léviathan, de la créature démoniaque, par le truchement de la mort du Messie sur la croix. À travers l'allégorie patristique du diable vaincu, le Très-Haut était figuré «en pêcheur, le Christ comme appât sur l'hameçon, et le Léviathan comme poisson géant pris à l'hameçon.1»

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.121-122




Note
1 : C. Schmitt, Le Léviathan dans la théorie de l'État de Thomas Hobbes, p.76 - Seuil, 2002.

Le Léviathan dans la doctrine de l'Etat de Thomas Hobbes

Si l'on accepte le verdict proclamé outre-Rhin, un tel ouvrage contiendrait la quintessence d'une pensée politique complexe, difficile à saisir. Le Léviathan de Carl Schmitt représenterait à la fois un tournant dans les réflexions de l'auteur — Schmitt revoit en effet sa position à l'encontre du libéralisme — et une confirmation des thèses antérieures, tant l'Etat fort demeure malgré tout la conformation à opposer aux conceptions libérales qui favoriseraient la fuite du politique en dehors de l'Etat. Le juriste n'a aucunement hésité à présenter cette double «position» comme une critique à peine déguisée du régime national-socialiste, arguée au nez et à la barbe des intellectuels nazis les plus hauts placés.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.117-118

Carl Schmitt et Walter Benjamin, une embarrassante reconnaissance réciproque

À l'origine du dialogue entre les deux philosophes se situe la fameuse lettre de Benjamin envoyée au penseur conservateur, que Taubes qualifia un jour de «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar1». Ce courrier daté de décembre 1930 n'est pas repris dans la Correspondance de l'esthéticien que Gershom Scholem et Theodor Adorno publièrent en deux volumes courant 1966; une telle lettre aurait brisé, ou à tout le moins altéré, l'image de l'auteur allemand que ses anciens amis cherchaient à diffuser 2. Pour preuve, Walter Benjamin y reconnaît expressément sa dette envers la présentations schmittienne «de la théorie de la souveraineté au XVIIe siècle […] [et les] modes de recherche3» développés dans La Dictature. Semblables éloges ne laissèrent pas Schmitt insensible, qui, pour la peine, mentionna cette lettre dans Hamlet ou Hécube4, ouvrage dans lequel il souligne, d'autre part, la grande valeur du travail de son collègue5. On constate, au final, que les deux hommes partageaient, sinon une admiration l'un pour l'autre, du moins un respect durable et réciproque. Le juriste prétendra d'ailleurs que tous deux «entretenaient des contacts quotidiens [we were in daily contact]6» L'intérêt de Benjamin pour Schmitt — cet incident particulièrement irritant de l'époque de Weimar — dépassera les simples aveux laconiques contenus dans les quelques lignes de ce courrier (et relayés dans Hamlet et Hécube), puis qu'il ira jusqu'à nourrir un véritable débat intellectuel sur les notions de souveraineté et d'état d'exception.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionime, p.108-109
Les pages qui suivent me rappellent ma première dissertation de philo en hypokhâgne, dont le sujet était à peu près : "Pour philosopher, faut-il lire les philosophes?"
Leo Stauss et Carl Schmitt lisent chacun Hobbes, Strauss lit Schmitt lisant Hobbes, Schmitt lit Strauss le lisant à propos de Hobbes, Benjamin lit Schmitt, Schmitt lit Strauss lisant Spinoza lisant Hobbes…



Notes
1 : J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.51
2 : voir Samuel Weber, «Taking exception to decision: Walter benjamin and Carl Schmitt», Diacritics — A review of contemporary criticism, vol.22, °3-4, automne-hiver 1992, p.5-6
3 : Walter Benjamin cité par J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.52
4 : «Walter Benjamin se réfère dans son livre […] à ma définition de la souveraineté; il m'a exprimé sa reconnaissance dans une lettre personnelle en 1930» (C. Schmitt, Hamlet ou Hécube, p.103)
5 : Carl Schmitt cite Ursprung des deutschen Trauerspiels (1928) comme l'un des «trois livres qui […] [lui apportèrent] des informations précieuses et des éléments d'interprétations essentiels» en ce qui concerne la question de l'origine de l'action tragique (Hamlet ou Hécube, p.9)
6 : Carl Schmitt cité par H.Bredekamp, «From Walter Benjamin to Carl Schmitt, via Thomas Hobbes», p.261 (traduction personnelle. La citation est extraite d'une lettre datée du 11 mai 1973 adressée à l'attention de Hansjörg Viesel.

Le fonctionnaire : la dignité transmise par la fonction

La fonction conditionne l'individu, le promeut à l'état de «pape»; ou plutôt, c'est l'individu qui, à travers l'exercice de sa fonction, cesse d'être un homme, se démet de sa mortalité, pour atteindre le statut de «fonctionnaire» — le Pontifex maximus capable de représenter le Christ lui-même, personnellement. La mort de l'individu équivaut à la naissance du gouvernant, qui, puisqu'il ne vit publiquement que par son statut, que par sa fonction, et non par son humanité, échappe à la souillure originelle.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.81
remarque : Comment ne pas penser au père de Sébastian Haffner, fonctionnaire allemand modèle de l'entre-deux guerres?

L'Eglise, modèle de l'Etat

Tout comme la société humaine est représentée à travers le pouvoir de l'Église, le peuple rassemblé, mais informe politiquement, est représenté par une instance trancendante et supérieure qui, d'un même geste, lui donne sa forme politique: l'État assure le passage de la voluntas — de l'unité —, au «vouloir» authentique — à la prise de décision.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.78

Des fauteuils club

Dans un commentaire qu'il fit du célèbre poème cosmologique de son ami Theodor Däubler, portant le titre énigmatique de Nordlicht [aurore boréale], Carl Schmitt recourt expressément à l'imagerie vétérotestamentaire:

« Ils [les hommes de l'époque] veulent le ciel sur la terre, le ciel comme résultat de l'industrie et du commerce; il doit se trouver ici sur terre, à Berlin, Paris ou New York, un ciel avec des bains, des automobiles et des fauteuils club, dont le livre sacré serait le guide du voyageur. Ils ne veulent pas le Dieu de l'amour et de la gâce, et puisqu'ils ont déjà réalisé tant de choses étonnantes, pourquoi ne «fabriqueraient-ils pas» [machen] la tour [Turmbau, allusion à la construction de la tour de Babel] d'un ciel terrestre?»1

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.61



Note
1 : Cité par M. Weyembergh, «Carl Schmitt et le problème de la technique», dans P. Chabot, G. Hottois (éd.), Les philosophes et la Technique, p.158. Les remarques entre crochets sont de Maurice Weyembergh.

Pour une lecture schmittienne de Facebook ?

Évidemment, ça dépend de l'habilité de chacun à paramétrer son compte Facebook pour définir une hiérarchie parmi les personnes qui ont accès à ses données.
Tout comme la distinction entre l'ami et l'ennemi, le dogme théologique fondamental affirmant le péché du monde et l'homme pécheur aboutit (tant que la théologie ne s'est pas dégradée en morale normative pure ou en pédagogie, et le dogme en pure discipline) à répartir les hommes en catégories, à marquer les distances, et il rend impossible l'optimisme indifférencié propre aux conceptions courantes de l'homme.

C. Schmitt, La Notion de politique, p.108-109 Flammarion, 2004, cité par Tristan Storme dans Carl Schmitt et le marcionisme p.47 (C'est Tristan Storme qui souligne).

Au-delà de la boutade, il reste que je me prends à rêvasser sur ce que pourrait être une nation "hors sol", sans notion de territoire, constituée d'amis virtuels mais réels, réels mais virtuels (beau sujet de science-fiction?).
Je me demande quelle forme ont pris les appels à la résistance ou au soulèvement sur FB, en ce qui concerne les événements actuels dans les pays arabes: des groupes, des pages, le compte personnel d'un leader?
Les relations d'amitié — la constitution de groupes amis, prépolitiques, — ne sont pas définies par l'émergence de l'ennemi; elle s'établissent au sein de l'état de nature et représentent le réquisit indispensable d'une incrémentation politique ultérieure. Il n'y a d'ennemi politique que s'il lui préexiste une entité groupale, une collectivité prédisposée à devenir politique, à discriminer l'ennemi, s'étant déjà elle-même homogénéisée. (Tristan Storme, opus cité, p.48)
[…]
C'est à travers l'«apparition» soudaine de l'ennemi, à travers son surgissement, que la politicité de l'amitié groupale, ce la nation homogène, devient efficiente. (''Ibid'', p.50)
[…]
[L'ennemi] menace de mettre à mort l'amitié, par le biais d'une lutte armée, d'une lutte possiblement réelle. Cette tension entre possibilité et effectivité, entre virtualité et réalité, permet au groupe ami, à la nation, d'atteindre le status politicus; elle vient consolider l'amitié homogène dans son critère extrême d'association, et en attiser la conscience. (p.51)

complément le 26 avril 2011
Je suis un peu embarrassée par l'éventuelle publicité faite à ce billet. Il va de soi que ce n'était qu'une pochade, quelque chose comme une tentative de lecture kinbotienne (ie, une illustration de la façon dont une grille de lecture ou un parti pris peut déformer une interprétation).
Ce billet intervenait tôt dans le livre de Storme, c'est-à-dire au cours de la lecture du chapitre décrivant la philosophie de "Schmitt jeune".
En poursuivant la lecture (chapitre "Schmitt nazi"), Facebook pourrait être comparé à la mer (l'absence de frontières, la fin de la représentation, l'individu et l'individualisme du libéralisme). Plus loin (le Schmitt de l'après-guerre, qui ne rencontre que des Juifs allemands et pas d'Américains), on pourrait se dire qu'il n'est pas surprenant que FB ait été mis au point par Mark Zuckerberg…

L'homme et l'œuvre

Confondre la vie de l'homme avec celle de l'œuvre (désormais déchue au rang de «documents»), c'est-à-dire réduire la valeur d'une pensée aux convictions et comportements politiques de son auteur, aussi funestes furent-ils, revient à s'interdire toute possibilité d'une compréhension rigoureuse de l'œuvre en tant qu'œuvre, à déclarer la mise en bière des vertus de l'analyse systématique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.18

Douloureux mais tangible

Malgré le caractère éristique et agité du débat entre continuistes et théoriciens de la parenthèse, se faisait jour la réalité d'un dialogue scientifique, douloureux mais tangible, que la publication en français d'un ouvrage fort controversé du juriste, rédigé en 1938 et teinté d'un antisémitisme virulent, poussa jusqu'à des conclusions extrêmes: la traduction en 2002, du Léviathan dans la doctine de l'Etat de Thomas Hobbes, sous-titré Sens et échec d'un symbole politique, provoqua le revirement d'une querelle, jusqu'ici dialogique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.13-14
Il s'agit du débat autour de la période nationale-socialiste de Schmitt: continuité ou parenthèse?
Ce que décrit ici Tristan Storme, c'est le moment où le débat a cessé d'être débat, le moment où il n'a plus été possible d'avoir une opinion contraire au diktat de la pensée morale/moralisante/moralisatrice.

L'idéologie

La notion d'idéologie a une double signification: tantôt, conformément à la tradition marxiste qui la définit comme la «fausse conscience», on entend par idéologie «tout système d'idées produit comme effet d'une situation initialement condamnée à méconnaître son rapport réel au réel»1; tantôt on nomme idéologies, comme l'écrit Hannah Arendt, «ces systèmes d'explication de la vie et du monde qui se flattent d'être en mesure d'expliquer tout événement, passé ou futur, sans faire autrement référence à l'expérience réelle»2. Quoique ces deux définitions ne soient pas congruentes, elles s'accordent sur un point: la pensée idéologique n'est pas simplement une pensée que les faits réfutent (comme peut l'être une théorie scientifique à l'épreuve de l'expérimentation); elle est une pensée imperméable aux faits. Comprise  comme illusion ou méconnaissance causée par une situation, l'idéologie bénéficie d'une évidence spontanée contre laquelle aucune argumentation ne peut rien; comprise comme interprétation totale du monde, elle se présente comme une pensée que tous les faits confirment. Dans les deux cas, l'idéologie est une pensée «irréfutable» — en ce sens qu'elle se croit confirmée y compris par les fait qui la réfutent. Mais cette «irréfutabilité» est paradoxale: elle signifie aussi bien que l'idéologie est réfutée par les faits mêmes qu'elle invoque. L'idéologie est à la pensée qui travestit ses propres données d'expérience, la pensée aveugle aux faits qui lui sont pourtant présents.

Jean-Yves pranchère, L'Autorité contre les Lumières, p.15



Notes
1 : G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1981, p.36
2 : H. Arendt, La nature du totalitarisme, tr. M.-I. B. de Launay, Payot, Paris, 1990, p.118.

A quoi tiennent les choses

Platon, on le sait, fut, à l'issue de son premier voyage en Sicile, arrêté et vendu sur le marché d'Égine: s'il n'avait pas été racheté et libéré par un homme de Cyrène, c'en était fait du platonisme.

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.29 (éditions de Fallois, 1989)
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