Le livre est si petit qu'il n'y a rien à en dire sous peine de le recopier. Il présente en quelques textes les rapports que Taubes a entretenu avec Schmitt: un texte, deux lettres, la transcription de réponses orales lors de colloques, transcriptions non remaniées, ce qui leur garde leur vivacité et leur humour, sans le côté plus formel de textes totalement écrits. A lire cela à la suite du livre de Tristan Storme j'ai un peu perdu pied, ne sachant plus si Taubes se répétait de texte en texte ou si j'étais en train de confondre les sources et leur citation… Confusion non désagréable, circularité et références internes.

Je ne fais pas de compte rendu (lisez-le, ça demande très peu de temps); je me contente d'aligner quelques réflexions dépeignées et enthousiastes.


* Définition de «pur».

Cela m'amuse. Définir est sans doute un problème central, et en droit peut-être le problème central.
Je me souviens d'avoir cherché la définition de canonique avant d'aller à un colloque de patristique pour m'apercevoir sur place que c'était finalement l'un des sujets du colloque, d'avoir demandé tout à trac ce que voulait dire théologique à un docteur en théologie (qui n'a pas répondu), de ne jamais utiliser le mot culture, d'utiliser le moins possible de mots généraux à la définition floue (à commencer par "amour"), ce qui présente l'inconvénient d'un concret du discours (un manque d'abstraction) menant à un certain nombre de malentendus.

De quoi parle-t-on exactement?
Donc il y a une gigantomachie que j'ai concentré avec le mot pur, autour du mot pur. Que ce mot pur joue un grand rôle en philosophie, cela ne peut vous avoir échappé entièrement, dès lors que vous pensez à un des titres les plus importants de la philosophie allemande, Critique de la raison pure. Et on se demanderace que cela veut dire au juste, qu'est-ce qui est si pur, que signifie «impur». Comment la raison peut-elle être donc être «pure», «pure» de quoi, qui l'a ainsi lavée? Oui, voilà de drôles de questions, mais je pense très concrètement. «Pur» signifie donc afrranchi de l'expérience, affranchi du langage, affranchi de l'histoire. Ce fut déjà un combat entre Kant et Hamann. Il se peut que quelques-uns d'entre vous aient déjà entendu ce nom sous lequel je ne mets pas le Amam du rôle d'Esther, mais Johann Georg Hamann. Schmitt s'est battu contre une chose: la pure théorie du droit. La pure théorie juridique était en effet celle sans aucun égard pour l'histoire réelle.

Jacob Taubes, En divergent accord - À propos de Carl Schmitt, p.90
(Plus loin (page 102) Taubes se demandera ce que signifie la loi.)


* Temps, décision, moralité

Surprise de voir liés moralité, décision et temps (so camusien1, ou plutôt, RC si souvent so schmittien, avec sa conception développée et instinctive de "l'ennemi" (Mais bon. Je me méfie de ma tendance au kinbotisme)):
Le décisif pour moi, c'est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait jamais été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique aupraravant. […]

La question majeure est en effet celle de la moralité, et là je conteste tout ce qu'a dit Monsieur Sontheimer, et ce pour la raison de principe que voici: il n'a pas seulement défini d'un point de vue moral l'immoralité de la décision, mais il a aussi oublié une réalité foncièrement humaine, à savoir que l'homme, quoi qu'il fasse et dise, agit dans le temps. Par exemple, nous avons une controverse et mon président de séance déclare qu'il faut en terminer à un moment donné. Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le terme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini. Il faut qu'à un moment quelconque du processus au Parlement […] peu importe si le prince s'entretient avec ses conseillers secrets ou le Parlement lui-même, tous s'entretiennent dans le temps, il faut donc qu'à un quelconque moment ils agissent. Et quiconque le nie est immoral, ne comprend effectivement pas la situation humaine, qui est finitude et, parce que finitude, doit céder la place, c'est-à-dire oblige à décider. Donc, je conteste que vous jugiez à partir d'une morale, vous faites de la sorte à partir d'une ignorance de la situation humaine.

Ibid., p.96-97
Nous assistons donc à l'inscription de la décision au cœur de la politique et de la philosophie, et c'est reposant, ou enthousiasmant. Ce merveilleux esprit concret ne manque cependant pas d'élévation: mais que peut bien vouloir dire «[Carl Schmitt] saute la phase mystique, donc la phase démocratique […]» (p.105)? Je ne comprends pas mais cette incompréhension est bien plus joyeuse qu'une saisie immédiate. Ravissement de la pensée à concevoir la démocratie comme [une] mystique.


* Apocalypse

Tout bien pesé, si la pensée, l'écriture, de Taubes, me paraissent si naturelles, si immédiatement ''congenial'' (familières, intimes?), c'est peut-être parce que je partage exactement cette opinion:
Je peux m'imaginer en apocalyptique: le monde, qu'il périsse. I have no spiritual investment in the world as it is. Mais je comprends qu'un autre, lui, investisse dans ce monde et voie dans l'apocalypse, sous quelque forme que ce soit, le principe adverse et qu'il fasse tout le possible pour le subjuguer et le réprimer, parce que venant de là peuvent se déchaîner des forces que nous ne sommes pas en situation de surmonter.

Ibid., p.111
«Le monde, qu'il périsse.» Oui, ça me plaît.


Note
1 : Vaisseaux brûlés, §125 : 125. Avant même d’être une incapacité à gérer l’espace, le désordre domestique (au moins dans mon cas) me paraît être une incapacité à gérer le temps (796-797) : on sait bien qu’avant d’entreprendre ceci, il faudrait en finir avec cela, ranger ses vêtements de la veille avant d’enfiler ceux du jour, clore ce dossier avant d’aborder cet autre, finir cette phrase avant d’ouvrir cette parenthèse, ou de lui infliger cette note. Mais l’urgence vous tenaille (ne serait-ce que sous la forme du désir : on est impatient de faire ceci, de faire cela, on se dit que mieux vaut profiter de cette envie que l’on a de cet accomplissement particulier à ce moment donné pour se débarrasser du labeur qu’il implique, on saute les préliminaires, on choisit de les ignorer (ainsi, m’installant à Plieux (105, 179, 577, 639, 649-650, 732-765, 775, 777, 797), dans ce qui était une ruine, ou peu s’en faut, je n’ai rien fait de ce dont n’importe qui dans son bon sens eût estimé qu’il était essentiel d’y procéder avant toute chose — s’assurer un toit étanche, par exemple, ou revoir entièrement les murs. Tout cela, tous ces préliminaires indispensables, eussent impliqué que j’attendisse, remisse à plus tard l’essentiel, qui me semblait être (ne serait-ce que pour le bien même du bâtiment) d’habiter, de m’installer, d’aménager coûte que coûte un appartement utilisable — on verrait après. Et sans doute les raisonnables, eussent-ils eu à juger de mes actions, se fussent montrés fort désapprobateurs (ils se sont). Mais les raisonnables, de toute façon (surtout ne disposant que des moyens dont je disposais) n’auraient jamais entrepris d’habiter le château de Plieux, et de le restaurer (844). Ou bien, se fussent-ils lancés dans cette entreprise, ils eussent procédés selon les règles et les lois du bon sens, et ils ne seraient toujours pas dans les lieux. (Barthes, qui connaissait cela par ses travaux sur Michelet, disait que ma devise devrait être celle des ducs de Bourgogne (ou bien seulement du Téméraire ?) : J’ai hâte !)), on effectue ce que nous invite à effectuer la détermination idoine que nous trouvons en nous, on se dit que ce sera toujours cela de fait), le téléphone retentit, quelqu’un sonne à la porte, vous allez être en retard à votre rendez-vous — et vous ne pouvez pas laisser partir le courrier sans avoir répondu à ce malheureux réfugié algérien qui sollicite votre aide, ni écrit aux Duchemin qui viennent de perdre leur mère : tant pis, vous rangerez vos chaussures après, vous plierez plus tard ce pull-over abandonné, vous remettrez une autre fois ce disque dans son coffret (quant à faire votre lit, n’en parlons même pas !).