Véhesse

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Billets qui ont 'Lacan, Jacques' comme auteur.

vendredi 10 février 2012

De Nostradamus à Derrida

[…] Nostradamus serait abscons par esprit de tolérance et désir de neutralité. Ce trait, l'obscurité, pourrait aussi bien valoir au prophète versificateur une place au sein de la longue lignée des poètes et penseurs hermétiques, du trobar clus à Mallarmé, d'Héraclite («Ils m'ont appelé l'Obscur») à Lacan ou Derrida, […]

Renaud Camus, Demeures de l'esprit, France Sud-Est, p.169

samedi 6 mars 2010

Métaphores de la clôture

C'est un bachelardien qui parle:
«La formation du je se symbolise oniriquement par un camp retranché», note Lacan dans le «Stade du miroir» (Ecrits, coll. Points, Seuil, t.I, p.94). Les images obsidionales sont parmi les plus fréquentes du Nouveau Roman, avec leur signification ambiguë de claustration et de protection, avec leur accompagnement alterné de satisfaction et de dégoût. L'emploi du temps enferme, une année entière, ses personnages dans une ville d'où l'on ne sort jamais; on y tourne en rond et le souvenir du Minotaure flotte sur elle. Les Gommes et le Labyrinthe se situent dans un dédale urbain, les romans de N. Sarraute dans de petits cercles où l'on cause. Le narrateur de Quelqu'un est prisonnier de sa pension et de son jardinet. Pour que ces espaces cessent d'être étouffants, il faut qu'ils représentent le bureau de l'écrivain. Le bureau est l'un des rares sanctuaires du Nouveau Roman: malgré ses relations avec l'extérieur, c'est le dedans protégé du dehors où il pleut, où il neige, où il fait froid. Je le rencontre, ce fameux bureau, un peu partout: dans Le Labyrinthe, dans La Bataille de Pharsalle, dans les Révolutions minuscules, à la première ligne de Quelqu'un. Il y a de l'ermite chez le nouveau romancier, un ermite qui ne prie pas, mais écrit pour écrire: «J'ai mes petites affaires, mon petit travail, je peux me passer de tout le monde, je peux vivre seul. La bouffe n'est pas compliquée et le reste ça n'existe pas.» (Quelqu'un, p.7)

Le choix délibéré d'un sujet inexistant, où certains ont vu une volonté délibérée de contester le roman, représente aussi pou l'écrivain, il faut le dire ici, une manière de se redéployer soi-même. Je rangerai donc ce mode d'écriture parmi les enroulements défensifs et j'y verrai un effet de l'imagination néo-romanesque. Il est d'autant plus visible, cet effet, que non content de réduire le sujet, on l'enferme dans une durée étroitement resserrée: vingt-quatre, douze heures, cinquante-cinq minutes, quelques instants. On me fera observer que ces quelques instants résument une existence entière. Tout de même, cette existence est singulièrement bornée, surtout du côté de l'avenir: le «tout petit futur» de Pinget.

Je ferai également passer du domaine de la technique à celui de l'imagination le procédé qui consiste à répéter jusqu'à satiété les mêmes épisodes, de manière à les faire tourner en rond comme un manège. Car cet éternel retour inspire à l'auteur et au lecteur le mélange de dégoût et de soulagement qui caractérise l'imagination défensive. Ce temps romanesque embobiné comme une pelote, ce temps qui se mords la queue, ne produit plus, bien sûr, que le néant: d'où la nausée. Mais, d'un autre côté, il ne fuit plus comme le temps de Ronsard. Il daigne enfin suspendre son vol. Et moi, lecteur, je m'en réjouis. En achevant ce livre dont la dernière phrase est identique à la première, j'ai l'impression d'avoir, pendant cinq heures, cessé de vieillir. Comme l'Achille de Paul Valéry («Achille immobile à grands pas»), j'ai parcouru l'ouvrage à grands pas, mais immobile. Ce qui, joint à l'effet musical de la répétition, apporte une curieuse satisfaction.

intervention de Michel Mansuy à Cerisy en 1971, reprise in Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux p.81
La références aux actes de ce colloque est donnée par Journal de Travers. Ce passage n'est pas du genre à intéresser Renaud Camus, du moins à l'époque. Je le recopie ici par ce qu'il parle de l'espace, du temps et du je.

jeudi 12 mars 2009

22 et 23 janvier 2009 : colloque Poe à Nice

Ce colloque était organisé dans les locaux de l'université de Nice, durant la période scolaire. Une fois de plus j'ai eu la surprise de constater que le grand absent de ces colloques, c'est le public: nul élève dans la salle, tout se passe comme si la recherche en littérature, les études en littérature, fonctionnaient en circuit fermé: par les professeurs et pour les professeurs. Une fois de plus j'ai eu bien du mal à définir mon statut. A quel titre étais-je là? J'ai tenté une réponse déjà utilisée, "lectrice", mais cela prêta à confusion, mes interlocuteurs comprenant que je travaillais en université. «Non, non, simple lectrice, amateur, quoi.»

D'un point de vue matériel, nous avons été fort bien reçu par Nicole Biagioli, l'organisatrice du colloque.
Comme souvent, les conversations au café et aux repas ont été passionnantes, couvrant les champs du possible, de la neige à Marseille (le premier jour j'ai déjeuné en face de Katleen A. Riley, consul des Etats-Unis en France et résidant à Marseille (elle nous a fait une émouvante description de sa prise de poste en 2003, parcourant des milliers de kilomètres en deux mois pour assister aux cérémonies fêtant le débarquement allié sur la Côte-d'Azur)) à nos auteurs préférés en passant bien entendu par le roquefort.

Je commence à distinguer des "genres" dans les communications: il y a ceux qui en tiennent pour l'exposé académique, avec introduction, annonce de plan, développement, conclusion, contre ceux qui vous emmènent en promenade, ceux qui s'attachent au texte (close-reading), contre ceux qui généralisent, dressent des panoramas et opèrent des rapprochements. Aucune méthode n'est un gage de réussite (ou d'échec), tout dépend à la fois du contenu présenté et de la performance orale du professeur.


Le thème précis du colloque était «L’influence de Poe sur les théories et les pratiques des genres dans le domaine français du XIXe au XXI e siècle», et d'un certain point de vue, j'ai été plutôt déçue: je m'attendais à une exploration inattendue de l'influence de Poe chez les auteurs français (j'avais un peu réfléchi au sujet sans vraiment trouver d'exemples ailleurs que dans la BD), beaucoup d'interventions ont porté avant tout sur les traductions de Baudelaire et de Mallarmé.
Trois communications ont réellement traité le sujet: l'une sur Vercors (le dessinateur-graveur Jean Bruller devenu l'auteur du Silence de la mer), l'autre sur Alphonse Allais, la dernière sur le théâtre grand-guignol (début en 1898).

Cela ne m'a pas empêché d'accumuler les remarques que je serais désormais incapable de réattribuer à leurs auteurs dans la mesure où j'ai griffonné dans les marges du programme et que mes marginalia chevauchent plusieurs résumés d'interventions: je ne sais plus quoi attribuer à qui.


Je les livre donc, en l'état, plus ou moins (dés)organisées et décousues. Comme souvent, j'ai pris davantage de notes au début qu'à la fin. (Prendre des notes des notes est paradoxal; d'une certaine façon, c'est comme prendre des photos: pendant qu'on photographie on ne regarde pas, pendant qu'on prend des notes on n'écoute pas. On voit quand on regarde les photographies, on découvre quand on relit ses notes.) Souvent je prend des notes au début, le temps de trouver un équilibre, puis j'abandonne et j'écoute, sachant qu'il y aura des actes de colloque (de la même façon que les cartes postales valent toujours mieux que mes photos).

- J'ai découvert lors de la première intervention (celle de Stephen Rachman) qu'il existait une controverse Jacques Derrida/Jacques Lacan à propos de La Lettre volée. Rachman s'appuie sur l'article de Barbara Johnson analysant cette controverse. Visiblement, cette controverse a contribué à relancer l'étude de Poe aux Etats-Unis. Finalement, les Américains éprouveraient sans doute un intérêt à étudier les traductions de Baudelaire comme une œuvre à part entière, avant de revenir à Poe dans un mouvement circulaire.

- Henri Justin, qui prépare une nouvelle traduction de Poe, a étudié la façon dont Baudelaire a systématiquement "personnalisé" sa traduction de Poe. Poe a écrit des fictions closes sur leur propre espace, pratiquant "la mort de l'auteur" avant l'heure. Baudelaire a réintroduit de la transitivité dans de nombreux cas (le "tu" et le "il"). Tandis que Poe externalise le sujet humain et s'attache aux abstractions, Baudelaire réintroduit un élément personnel et concret dans ses traductions.
Les exemples donnés étaient très convaincants. J'en donne deux: Message found in a bottle. Poe: «I awaited fearlessly the ruin that was to overwhelm.»; Baudelaire: «j'attendis sans trembler la catastrophe qui devait nous écraser.». Ligeia. Poe: «Of her family — I have surely heard her to speak»; Baudelaire: «Quant à sa famille, — très certainement elle m'en a parlé».
Ainsi, les traductions de Baudelaire sont plus accessibles que les contes originaux de Poe. (Baudelaire était-il conscient de cet infléchissement donné aux contes de Poe? Le faisait-il pour des raisons commerciales, ces traductions étant aussi un gagne-pain? Les intervenants du colloque n'étaient pas d'accord entre eux sur ce point.)
La conclusion de cette étude minutieuse portait sur le statut de la traduction de Baudelaire dans la littérature française: soit on considère que c'est une œuvre à part entière en la détachant de Poe, soit on considère que ce n'est qu'une traduction et dans ce cas elle doit être soumise à révision comme toute traduction.

- J'ai découvert avec surprise des jeux translinguistiques sur les lettres: Raven/Never est un presque palindrome, Mon cœur mis à nu vient de «My heart led bare», soit une sorte de palindrome phonétique de Baudelaire, Bedloe (Les souvenirs d'Auguste Bedloe) est un jeu sur doble, double, mais que Baudelaire lira aussi comme Baudelaire + Poe, etc.

- Baudelaire va s'attacher à faire connaître Poe en France. Lui-même connaîtra Poe à travers la nécrologie vengeresse du critique Griswold. Poe ne supportait pas l'alcool, Griswold en a fait un alcoolique, il est fort possible que Baudelaire ait cru Griswold qui voulait que l'alcoolisme de Poe soit une méthode pour stimuler l'imagination.
Baudelaire ressent Poe comme un frère, par son œuvre et par sa vie.

- Baudelaire n'a pas traduit tous les contes: pourquoi? Comment s'est fait son choix? (réapparition des arguements "commerciaux").

- Il existe à ce jour dix-sept traductions de The Raven, dont dix en vers.

- Poe: engendra Baudelaire qui engendra Mallarmé qui engendra Valéry...
Mallarmé, dans sa correspondance: «Si je fais quelque chose qui vaille, je le lui devrai.»

- Le docteur Blanche invita Mirande dans sa maison de Passy, à un dîner avec six personnes, dont un fou. Mirande devait trouver le fou parmi les invités. Il désigna Balzac.[1]

- Rapport de Poe avec la science de son temps, l'électrécité, le magnétisme, le mesmérisme.

Au total, nous eûmes beaucoup plus de communications sur l'œuvre de Poe que sur l'influence de Poe.


Une magnifique surprise du colloque fut une version au piano d'un opéra de Bruno Coli sur le texte (fidèle, lu mot-à-mot) de The tell-tale heart. Le chanteur était Marcello Lippi.


Notes

[1] Merci à sejan d'avoir retrouvé la source de l'anecdote.

samedi 28 février 2009

24 février 2009 : Le lecteur comme chasseur

Il m'a semblé retrouver un peu du Compagnon que j'aimais, celui qui défrichait de grands pans de territoires et ouvrait des perspectives en nous emmenant en promenade.
Ce sont toujours des notes jetées, sans tentative de reconstitution de liens logiques et enchaînements. Voir le travail enrichi de références de sejan.

Ah si: un peu choquée d'apprendre qu'un auditeur a demandé à Compagnon le sens d'
aporie. Il existe encore quelques bons dictionnaires.


Lacan, pour définir le rapport signifié/signifiant, autrement dit le rapport sens/son, parlait de deux surfaces mobiles instables, reliées par des chevilles qui limiteraient ce flottement représentant la relativité générale de l'objet et du sujet. Cette représentation suffit à définir le symbolique.

On se souvient de Montaigne:
Le monde n'est qu'une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage : non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure.

Montaigne, Essais, tome III, chapitre 2, Du repentir.
Cependant, un peu plus bas, Montaigne ajoute que chaque homme porte en l'humanité entière en lui.
Un discours sur soi est possible car quelques points d'attache existent, et c'est suffisant (au sens "juste ce qu'il faut").
Lacan appelait ces points d'attache d'un terme de broderie, les points de capiton.
(Ici, citation de Gide parlant dans son autobiographie du fauteuil dans lequel il lisait enfant: «l'intumescence des capitons»).


Stendhal. Nous avons qu'il y avait peu de honte en lui puisqu'à chaque instant il était un autre homme. Il n'y a que dans la chasse du bonheur que Stendhal se reconnaît (je n'ai pris que des notes, et je suis en train de les résumer: il ne se dit vraiment pas grand chose).

Stendhal n'écrit que des épisodes, des tentatives d'autobiographies sous différents pseudonymes.

Helvétius : «Chaque homme recherche son intérêt.»
devient chez Stendhal : «Chaque homme recherche son plaisir.»
Hyppolite Babou, un ami de Baudelaire qui a décrit le caractère de Stendhal, attribue cet aphorisme à Stendhal: «Chaque être intelligent jeté sur cette terre s’en va chaque matin à la recherche du bonheur».
Cet aphorisme est confirmé par Stendhal dans des brouillons de réponse à l'article de Balzac sur La Chartreuse de Parme.
On se souvient de Virgile dans les Églogues : «Trahit quemque sua voluptas.» (Chacun est entraîné par son penchant) ou Proust dans Sodome et Gomorrhe: «Tout être suit son plaisir».
Ainsi donc, nous aimons toujours de la même manière, comme le montre par exemple l'histoire de Manon Lescaut.
Thibaudet remarquait que dans la chansons de gestes, il n'y avait pas développement, mais insistance: les laisses répétaient les mêmes motifs.
Même remarque à propos de Proust: le narrateur découvre qu'il a poursuivi toutes les femmes de la même manière avec la même fin malheureuse, le modèle de cette femme étant d'ailleurs imaginaire:
[…] mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade (1957) tome II, p.1012
Proust suivant la duchesse de Guermantes dans les rues fait la même chose que Stendhal poursuivant Mlle Kubly (dans Vie d'Henry Brulard).


Pour certains théoriciens du récit, l'ancêtre du récit, c'est le récit de chasse.
C'est l'idée de Terence Cave, dans Recognitions, qui signifie "reconnaissance". C'est la figure de tout récit, celui qu'Aristote appelle anagnorisis, le moment où l'on se dit «C'était donc ça».
Le paradigme cynégétique du récit a été utilisé par Carlos Guinzburg dans un articles, "Traces", en 1979. Pour lui, tout lecteur est un chasseur. Le modèle de la lecture, c'est la chasse. Il y a un territoire, des indices, des signes à déchiffrer (on rejoint le cours d'il y a deux ans).
La variante moderne du chasseur est le détective.
Ulysse est le modèle du chasseur/lecteur/détective. Il a l'art de la détection à partir d'un détail.

Ainsi, dit Compagnon, on raconte une vie de la même façon: en se mettant à la chasse aux indices pour donner du sens.

Pour Guinzburg, le chasseur fut le premier à raconter une histoire car le premier capable de déchiffrer les signes.

Le premier lecteur de lui-même, à la recherche de signes, fut Montaigne.
Le modèle de l'individu moderne, c'est le lecteur solitaire et silencieux qui interprètent les signes couchés sur le papier.

On n'a pas encore mesuré quelle sera la conséquence de la fin du livre sur la subjectivité.

(Mais de quoi parle-t-il? Du cinéma, de la BD? d'internet? Toute personne ayant lu The Watchmen sait que la BD ne signifie pas la fin de la chasse, et toute personne pratiquant internet sait que le territoire de chasse est désormais en expansion d'heure en heure, et que c'est l'habileté à s'y déplacer qui fait les meilleurs chasseurs. Quelles conséquences sur la subjectivité?)

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